Dupleix et l’Inde française/1/10

Champion (Tome 1p. 402-448).


CHAPITRE X

L’affaire des roupies.


La querelle relative à la frappe des roupies éclata à la fin de 1737. Pour en apprécier l’importance, quelques explications préliminaires sont indispensables.


1. Explications préliminaires.

Les monnaies d’Europe n’ayant pas cours dans l’Inde, les Compagnies étrangères qui voulaient faire du commerce étaient obligées d’y introduire avec leurs produits toujours insuffisants pour obtenir des marchandises de retour, des lingots d’argent. Ces lingots étaient envoyés aux Monnaies des nababs ou rajas, souverains du pays, qui en déterminaient le prix d’après les usages ou les nécessités du commerce, transformés en numéraires et restitués sous cette forme à leurs propriétaires, moyennant un droit de frappe, qui constituait le bénéfice du souverain. Ce bénéfice élait de 6 à 8 %[1]. Aussi, quand les Compagnies furent solidement assises en leur comptoir, songèrent-elles à obtenir pour leur compte la faculté d’émettre des monnaies ayant cours au même titre que celles des princes du pays. La Compagnie de France, qui dépendait de la nababie d’Arcate, fit des propositions indirectes au nabab dès l’année 1715 et des propositions plus directes en 1721. Elles échouèrent devant les prétentions de ce prince ; il était naturel que les souverains indigènes ne voulussent pas se dépouiller d’un droit qui leur donnait chaque année un bénéfice assuré : l’échange des lingots contre des roupies étant une opération à laquelle on ne pouvait se soustraire. Mais il n’est rien dont on ne triomphe à force de patience ; dans les États de l’Inde, le maître véritable n’était pas toujours le nabab ou le raja ; c’était le plus souvent un ministre ou un courtisan, fort dévoué assurément aux intérêts de l’État, mais plus soucieux encore de sa propre fortune. De nouvelles tentatives faites en 1724 et en 1727 ne donnèrent aucun résultat ; la Compagnie ne voulait donner que 25.000 roupies de cadeaux, mais en 1736, Dumas fut assez heureux pour réussir où ses prédécesseurs avaient échoué. Après bien des démarches et des sollicitations, il obtint le 17 août du nabab d’Arcate par l’intermédiaire de son ministre Imam Sahib, ou encore Goulam Imam Houssein Khan, la permission de frapper des roupies au coin d’Arcate à la Monnaie de Pondichéry[2]. Il en coûta officiellement à la Compagnie 15.000 roupies pour le nabab, 5.000 pour un de ses trésoriers nommé Citizorkhan et 2.000 pour d’autres officiers ; mais il y eut d’autres dépenses secrètes dont Dumas rendit compte à la Compagnie. Dumas s’était en outre engagé à fournir annuellement et au taux invariable de 7 pagodes 2 fanons la serre à Citizorkhan et à Imam Sahib pour 50.000 pagodes de matières d’argent pour chaque vaisseau de France faisant son chargement à Pondichéry. Il s’était encore obligé à payer annuellement à Imam Sahib et à ses enfants mâles en ligne directe, à perpétuité, une roupie par mille qui seraient fabriquées à Pondichéry[3].

Les avantages concédés à Citizorkhan et à Imam Sahib étaient en réalité une concession faite au nabab lui-même et représentaient un droit d’environ 10 roupies par mille roupies fabriquées, à déduire du bénéfice net. Si l’on y ajoute 16 roupies représentant le travail des ouvriers, sans compter la roupie par mille promise à Imam Sahib, ce bénéfice revenait encore à près de 7 %, dont 1 % équivalant au droit de seigneuriage payé antérieurement sur toutes les espèces converties à la monnaie d’Alamparvé et le surplus correspondant à la différence entre le prix de l’argent au moment où il entrait à la monnaie et celui qu’il avait en sortant. Le droit de seigneuriage allait à son tour profiter à la Compagnie : dans l’année qui suivit l’obtention du paravana, il fut frappé à la monnaie de Pondichéry 1.420.000 roupies[4] et sur les seules roupies envoyées au Bengale, il y eut 200.000 roupies de bénéfice. Dumas comptait sur un bénéfice annuel de 150 à 200.000 roupies, c’est dire toute l’importance du commerce du Bengale ; c’est dire aussi combien la conversion des lingots en roupies à notre monnaie pouvait et devait en profiter.

En portant cet accord à la connaissance de Dupleix, dès le 10 septembre, Dumas ajoutait :

« Outre le bénéfice que la Compagnie tirera de la fabrication, elle ne courra point les risques d’envoyer ses fonds à Alemparvé à la discrétion des Maures et nous ne serons pas obligés de garder ici si longtemps les vaisseaux destinés pour le Gange, si elle prend le parti d’avoir toujours à sa monnaie 5 à 600.000 roupies de reste pour fournir à ses vaisseaux et à ceux des particuliers[5]. »

Or, les roupies arcates auxquelles nous allions substituer pour notre compte les roupies de Pondichéry avaient cours au Bengale depuis fort longtemps ; c’était avec elles que nous faisions les transactions les plus courantes ; les autres se réglaient avec la monnaie du pays, la roupie sicca.

Sicca est un mot hindoustani qui signifie monnaie ; la roupie sicca était la monnaie par excellence. Elle était frappée au coin et avec les armes de l’Empereur Mogol et il y avait peine de mort contre quiconque en détenait de rognées ou de fausses. Sa valeur intrinsèque était supérieure à celle de la roupie arcate : 104 grains de poids contre 102 et 11 deniers 22 grains de titre contre 11 deniers . Mais sa valeur réelle dépendait des circonstances ; elle était des plus variables. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la roupie sicca n’avait point cours dans tout le pays où elle était frappée ; il y avait des régions où l’on n’en voulait pas et où la roupie arcate lui était non seulement préférée, mais entièrement substituée ; dans ce cas, cette dernière étant plus recherchée, il pouvait arriver que, malgré la différence de poids et de titre, elle acquît une valeur égale à celle de la roupie sicca. C’était l’affaire des changeurs. Ces gens, dira plus tard un voyageur dans l’Inde[6], ne font absolument d’autre métier que de troquer la monnaie quelconque qui leur est offerte contre celle dont on a besoin, moyennant un bénéfice nommé benta et, comme ils avaient l’art, en s’entendant, de supprimer par des accaparements alternatifs les espèces devenues nécessaires, ce benta était souvent considérable et procurait des fortunes assurées à ceux qui exerçaient ce métier, d’autant plus que le tenant de leurs pères qui s’y étaient enrichis, ils le faisaient pour la plupart avec de grands moyens. Ainsi, en dehors du poids et du titre, l’agio constituait une autre différence, plus sensible encore, entre les deux roupies.

Il existait en outre la roupie courante effective, dont on ne trouve pas la définition exacte, mais qui devait être, autant qu’on en peut juger aujourd’hui, une monnaie d’argent qui n’avait cours qu’en raison de sa valeur en métal argent, eu égard à son titre et à son poids. Les roupies à l’état de neuf, arcates ou siccas, faisaient prime, de 8 % environ pour les premières, de 14 % environ pour les secondes, tant en raison de leur poids et titre que de la sécurité que donnait à l’acquéreur leur effigie, leur bon état de conservation, et la protection des lois.

Pour la commodité des calculs, lorsqu’on engageait une affaire par simple accord et sans bourse délier, on déterminait le prix des marchandises non en roupies arcates ou siccas, mais en une monnaie de compte ou de convention dite roupie courante, divisée en 16 annas ou 32 ponnes. Lorsqu’on réalisait le marché, on le bonifiait de la différence ou benta existant entre cette roupie et celle avec lequel le compte devait être liquidé. Cette différence était théoriquement de 7 ponnes pour la roupie sicca et de 5 pour la roupie arcate, autrement dit, tandis que la roupie courante était invariablement divisée en 16 annas ou 32 ponnes, la roupie sicca avait cours à raison de 39 ponnes et la roupie arcate à raison de 37. Cela faisait sensiblement entre elles un écart de 18 et de 14 %. Ainsi 100 roupies de compte auraient du se payer par 88 roupies siccas ou 86 roupies arcates, mais dans la pratique il en était tout différemment. Les loges françaises et hollandaises comptaient ordinairement la roupie courante à environ 8 % de perte contre la roupie d’Arcate et à 14 % contre la roupie sicca ; en d’autres termes, 100 roupies courantes équivalaient à 92 roupies arcates et à 86 roupies siccas. Cette proportion n’était d’ailleurs pas absolue ni constante : elle était subordonnée aux besoins du numéraire.

Nous introduisions donc des roupies arcates au Bengale pour les besoins de notre commerce ; mais, ainsi que les roupies siccas, elles n’avaient pas cours dans toutes les parties du royaume. À Cassimbazar notamment et dans la région de Mourchidabad on ne pouvait faire de paiements qu’en roupies siccas. Nous étions donc obligés de nous en procurer. Or, tandis que les Hollandais et les Anglais avaient obtenu du nabab la permission de porter directement leurs matières ou lingots à la Monnaie de Mourchidabad, nous étions obligés de nous défaire de nos espèces entre les mains d’un changeur. Celui-ci commençait par faire la balance entre les roupies siccas et les piastres ; or il fallait communément 105 piastres pour égaler 240 roupies siccas. Cette somme de piastres répondait à la valeur intrinsèque de 219 roupies ½ siccas, mais les changeurs n’en accordaient guère au delà de 208, avec un bénéfice de 5 %[7].

Il eut été par conséquent de notre intérêt de faire fabriquer des roupies siccas pour notre propre compte, en portant directement nos matières ou espèces aux Monnaies du prince[8]. Nous y songions depuis longtemps. Déjà en son rapport de 1727 dont nous avons parlé plus haut, Dupleix avait signalé l’utilité d’obtenir ce privilège. Mais il ne pensait pas qu’on put y arriver sans de grandes difficultés :

« On doit être persuadé, écrivait-il, que le vice-roi de ce royaume ne le permettra qu’après avoir reçu de gros présents. Un de ses plus grands revenus est la fabrication des roupies siccas ; tout l’argent que l’on porte au Bengale en piastres et matières, est porté à cette monnaie. Les envois d’ici en roupies causeraient une diminution de ses revenus, qu’il croira ne pouvoir réparer que par un présent considérable, qu’il faudrait sans doute renouveler à chaque mutation de vice-roi, et l’on ne doit pas douter que les Anglais ne fassent leurs efforts auprès de celui du Bengale pour que le cours de nos espèces nous soit refusé. Le seul moyen de nous tirer de tous ces embarras serait de s’adresser au Grand Mogol… Cette négociation peut facilement se faire pour Bengale ; l’on est beaucoup plus à portée de la cour qu’ici et, prenant la précaution d’envoyer à Chandernagor un mémoire bien circonstancié sur les offres et présents qu’on pourrait faire de la part de la Compagnie, cette affaire serait bientôt décidée. Il me serait difficile de dire à quoi doivent se monter les offres de la Compagnie ; je pense seulement que, s’il n’en coûtait que 100.000 roupies, elle ne devrait pas balancer de les donner. »

Dupleix n’avait pas perdu de vue ces idées lorsqu’il arriva au Bengale. Dès le mois de novembre 1731, il se préoccupa d’obtenir du nabab le même privilège que la Compagnie de Hollande, c’est à-dire celui de porter à la Monnaie de Mourchidabad les lingots qui lui venaient chaque année de la Compagnie.

Nous avions, semble-t-il, profité autrefois de ce droit implicitement contenu dans les paravanas, mais comme notre commerce était tombé, on avait cessé de l’exercer. Maintenant que nos affaires reprenaient, il était utile de le faire revivre. Mais l’avidité de Fatechem était un sérieux obstacle. « Il s’empare, disait Dupleix, de tout l’argent, fait quelques présents à celui qui tient la place du nabab et que l’on appelle Souja Vady Mahamet Khan. Pourtant cette permission n’apporterait aucune perte aux revenus du nabab, puisqu’il lui est indifférent que ce soit nous ou un gentil qui lui paie ce droit de monnayage. » Ne pouvant porter notre argent à la Monnaie, nous étions obligés de le vendre aux correspondants de Fatechem le prix qu’ils demandaient, en général à 2 ½ % de perte. Fatechem faisait ensuite fabriquer les roupies à sa convenance, sans que le trésor public en retirât le moindre bénéfice.

Dupleix estimait que si nous pouvions nous passer de son intermédiaire, la Compagnie retirerait plus de 4 % sur le prix de vente de ses matières ; il prescrivit en conséquence à Burat d’essayer d’obtenir du nabab la permission de porter directement nos matières à sa Monnaie, en offrant, si besoin était, un cadeau de 20.000 roupies, et en évitant autant que possible d’éveiller l’attention de Fatechem qui ne manquerait pas de mettre obstacle à ces négociations.

Toutefois la solution de cette affaire ne dépendait pas exclusivement du nabab ; son lieutenant à Mourchidabad dépendait lui-même d’un nommé Kondora kban, résidant à Delhi et qui exerçait auprès du Grand Mogol la charge de bockchis el moulouc. Dupleix écrivit à Forestieri, son correspondant à la Cour du Mogol, pour essayer de lui faire obtenir cette permission, pour laquelle il se déclarait prêt à payer une somme de 40.000 roupies.

Forestieri entra en rapport avec Kondorakhan ; mais les exigences financières de ce dernier furent telles que mettant en balance le profit de l’opération et la somme qu’il faudrait dépenser pour la faire réussir, Dupleix préféra tout abandonner (septembre 1732[9]) jusqu’à ce qu’il se présentât des conditions plus favorables.

L’année suivante, les roupies arcates acquirent complètement le droit de cité au Bengale ; nos matières s’y échangeaient aisément. Le bénéfice qu’on eut retiré d’une fabrication directe des roupies ne parut plus en rapport avec les dépenses qu’il faudrait faire pour l’obtenir ou pour le conserver. Dupleix lui-même ne songea pas à reprendre le projet qu’il avait conçu et poursuivi.


2. L’opposition à la circulation des roupies arcates.

Après l’obtention du paravana de 1736 à Pondichéry, il semblait naturel que nos roupies, du même titre que celles d’Arcate et ne présentant avec elles d’autre marque distinctive qu’un simple petit croissant à côté du millésime, dussent pénétrer sans difficulté au Bengale. Il n’en fut pas ainsi. Fatechem continuait de jouir du droit exclusif de faire fabriquer des matières d’argent. L’introduction de nos roupies ne signifiait nullement que nous entendions à l’avenir ne plus faire convertir aucune matière d’argent au Bengale, mais Fatechem avait certainement remarqué que l’usage de plus en plus répandu d’accepter au Bengale les roupies arcates diminuerait la fabrication des roupies siccas et par suite son bénéfice. S’il eut eu connaissance d’une lettre que la Compagnie écrivait en ce moment même au Conseil supérieur — 30 octobre 1737 — il aurait vu sa situation encore plus compromise. En cette lettre, la Compagnie recommandait de convertir en roupies de Pondichéry tous les fonds destinés au Bengale. Si ces ordres avaient pu être exécutés, les bénéfices que Fatechem et le nabab retiraient jusqu’alors de l’introduction de nos matières, auraient entièrement disparu.

Fatechem se défendit contre ce danger. La cour du nabab ayant résolu de s’opposer à la circulation des roupies de la Compagnie, une véritable conspiration s’établit contre elles de la part de Fatechem et des changeurs ; on répandit le bruit que leur titre était inférieur et on ne voulut plus les accepter que comme roupies courantes. Fatechem fit en même temps décider qu’il serait seul dans le Bengale à donner des lettres de change et à changer les roupies arcates en siccas. Le change lui-même fut porté de 8 à 10 ½ %. Le rapport des arcates et des siccas passait ainsi à 89, 50, tandis qu’auparavant la différence était de 6 % environ, soit 100 arcates pour 94 siccas ; même dans certains cas les deux roupies furent acceptées sur le pied d’égalité. C’était pour les Arcates une perte de 5 points ½ par la simple volonté de Fatechem et sans que la valeur réelle des roupies ait été modifiée.

Devant cette manœuvre et pour la paralyser, le Conseil supérieur envisagea un instant l’utilité de faire un présent au nabab de Mourchidabad et il invita Dupleix à voir le parti qui conviendrait le mieux, en ménageant autant qu’il le pourrait les intérêts de la Compagnie. Dupleix répondit le 5 septembre que le meilleur moyen d’obtenir satisfaction était de prier Nizam par l’intermédiaire du nabab d’Arcate de vouloir bien donner des ordres au Bengale pour que nos roupies y fussent reçues au même titre que celles d’Arcate. Le Conseil supérieur suivit cet avis et fit aussitôt les démarches nécessaires auprès du nabab et d’Imam Sabib, qui par hasard se trouvaient alors l’un et l’autre à Golconde.

Ces démarches furent laborieuses. De Golconde où les dispositions à notre égard paraissaient alors favorables, il fallut écrire à Delhi, où la question n’intéressait personne. La réponse du Mogol tarda à venir ; on l’obtint seulement après de longs mois, par l’intervention tenace de Volton. Nizam fut chargé de la transmettre à Pondichéry, mais dans l’intervalle on était parvenu à le convaincre que nos roupies avaient moins de poids que celles d’Arcate. C’était la thèse de Fatechem pour empêcher le cours de nos roupies. Il fallut qu’un haut personnage, ami d’Imam Sahib, se portât caution du titre de nos monnaies pour lever les doutes dans l’esprit de Nizam. Ce prince, tout à fait rassuré, écrivit alors fort poliment à Dumas et lui envoya sa lettre dans une bourse, ce qui ne se faisait qu’à l’égard des personnes que l’on considérait. Cette lettre, qui doit être des premiers jours de juin 1739, fut reçue à Pondichéry le 5 septembre ; elle contenait le paravana de Nizam au soubab du Bengale ; ce paravana était ainsi conçu :

« Vous qui avez un pouvoir égal à celuy des Ministres du roy, qui estes un seigneur valeureux et qui présidez à toutes les puissances du pays où vous êtes, dont la réputation s’est répandue partout, vous qui estes aimé de moi et qui estes digne de tous les emplois et estes comblé de toutes sortes de prospérités, Alava Daoula, je souhaite que vous soyez par la grâce de Dieu en parfaite santé.

« J’ai appris par M. Dumas, Gouverneur de Pondichéry, que les serafs de Bengale apporteraient des obstacles au cours de ses roupies ; c’est ce qui m’oblige de vous écrire que s’il y a quelque différence de ces roupies aux roupies courantes d’Arcate, il faut me le mander ; s’il n’y en a point, il faut que vous donniez des ordres qu’elles soient reçues dans toute l’étendue du Souba de Bengale[10]. »

On pense bien que les événements n’avaient pas attendu cette lettre tardive pour suivre leur cours fatal et nécessaire. Lorsque Fatechem se mit à entraver le cours de nos roupies, on était au milieu de 1737. Les marchands qui n’avaient pas encore passé des contrats préférèrent attendre l’issue des événements. Parmi les contractants, ceux qui avaient déjà engagé leurs capitaux se trouvèrent fort embarrassés. Les roupies de la Compagnie avaient été acceptées sur le pied de 8 % de banta ; à la suite des manœuvres de Fatechem, ces roupies tombaient au rang des roupies courantes, n’avaient plus que la valeur intrinsèque de l’argent et perdaient ainsi leur prime de 8 %. Ceux qui avaient mis en circulation les roupies reçues se plaignirent, mais aucun ne réclama de dédommagement. La perte atteignit surtout ceux qui avaient contracté sans se presser de faire circuler leur argent. Ils voulurent se débarrasser des roupies arcates reçues de la Compagnie, hors du contrôle de Fatechem, sans éprouver cette perte de 8 % ; pour cela ils recoururent à divers moyens. Les uns cherchèrent à faire passer leurs roupies cinquante par cinquante dans leurs ceintures ; d’autres, croyant mieux faire, les mirent dans de vieilles panelles couvertes de riz. Les risques étaient grands et souvent ceux qui voulurent les courir revinrent sans avoir osé franchir les passages gardés. D’autres enfin, plus prudents, allèrent prendre des lettres de change chez Fatechem qui, pour échanger les roupies arcates contre les roupies siccas, commença par leur faire payer 10 ½ de banta et ensuite 1 ½ à 2 ½ le change de la lettre ; de cette façon 100 roupies arcates faisaient à peine 87 siccas.

Lorsqu’il vit la situation des roupies de la Compagnie ainsi compromise, Fatechem, poursuivant toujours son but, fit proposer par le nabab de rétablir le cours de nos roupies à 8 % de banta, mais à condition soit de mettre un droit de 3 ½ % sur toutes celles que nous introduirions au Bengale, soit de porter nos espèces à la Monnaie de Mourchidabad pour être converties en siccas.

Devant cette double alternative, également défavorable à nos intérêts, Dupleix se trouva très perplexe, mais il eut vite pris son parti. On approchait de la fin de l’année. C’était le moment où les navires devaient retourner en France. Les marchands qui n’avaient avec nous aucun engagement, ne voulaient faire aucun contrat, à moins qu’on ne leur donnât la roupie arcate sur le pied de la courante : or, pas de contrats, pas de retour. Sans attendre le résultat des négociations qui, sur sa propre initiative, avaient pu être engagées avec Nizam et la Cour de Delhi, sans prendre l’avis du Conseil supérieur trop éloigné pour répondre en temps opportun, Dupleix entra dans les vues du nabab pour porter nos matières d’argent à sa Monnaie. Les pourparlers confiés à Burat commencèrent au début de septembre ; ils furent lents et compliqués. Le divan du nabab retirait le lendemain les propositions qu’il avait faites la veille ; on discuta longtemps sur le cadeau de 50.000 roupies qu’il demandait et que Dupleix trouvait exorbitant. On finit pourtant par s’entendre ; le 22 novembre, Burat se trouva devant de nouvelles offres qu’il reçut l’ordre d’accepter, afin de permettre le chargement et le départ de nos vaisseaux.


3. L’accord du 10 janvier 1738.

L’accord toutefois ne fut signé que le 10 janvier 1738 ; mais les affaires étaient assez avancées pour que Dupleix put en laisser pressentir le règlement définitif par lettre envoyée à la Compagnie le 19 décembre. Le paravana du 10 janvier était ainsi conçu :

« Aux officiers des monnaies de Moxodaba, Allebernaga (Akbarnagar) ou Rajemol (Rajmahal) et Johonguernagor (Djahanghirnagar) ou Daka, Savoir faisons. Par le firman du défunt roy et conformément aux paravanas des anciens nababs et divans, la Compagnie a toujours payé les droits et autres coutumes sur les marchandises et autres emplettes conformément aux Hollandais, dont elle a obtenu cy devant le paravana en conformation des dites coutumes.

« Comme elle n’a point apporté dans ce temps des matières d’or et d’argent pour faire des roupies, c’est pour cela qu’il n’est point parlé dans ce dit paravana qu’elle en fabriquera dans nos tancassals ou monnaies.

« Il y a quelques jours que M. Dupleix, Directeur de la Compagnie de France, nous a représenté que si nous voulions accorder un paravana conforme à celui des Hollandais, il ferait venir des matières d’argent sur les vaisseaux de la Compagnie pour être frappées et converties en roupies. À ces causes et en considération du bénéfice qu’il en reviendra à l’Empereur, nous luy accordons la permission d’apporter les dites matières d’or, d’argent et de cuivre à nos tancassals en payant les mêmes droits que payent les Hollandais. — Fait en date du 17 du mois de Ramazan, l’an 30 du règne de l’Empereur (ou le 10 janvier 1738)[11]. »

Ce paravana ne conférait pas à la Compagnie l’autorisation de frapper directement monnaie. La fonte des roupies devait continuer à se faire dans les ateliers du nabab et par les soins de ses propres ouvriers. La Compagnie obtenait seulement le droit de faire fondre en roupies siccas à la monnaie de Mourchidabad une certaine quantité de lingots d’argent, sans passer par aucun intermédiaire et la faculté d’introduire au Bengale une quantité deux fois supérieure de roupies de Pondichéry, sans avoir autre chose à payer que le banta d’usage.

Les avantages n’étaient point comparables à ceux obtenus par Dumas à Pondichéry ; ils n’en furent pas moins très réels. Le paravana du 10 janvier rétablit partout la sécurité du commerce. Après sa signature, il fut convenu avec les marchands qu’ils prendraient de nouveau la roupie arcate à 8 % de banta de la courante, c’est-à-dire à 92 arcates pour un compte de 100 roupies courantes. Le banta de la sicca fut porté à 14 rs. 6 annas ; il eut pu, écrivait Dupleix, être poussé jusqu’à 17, mais c’eut été faire tomber la roupie arcate et la réduire à la courante ; il voulut l’éviter en soutenant cette dernière autant qu’il était en son pouvoir. Quant aux espèces ou matières d’argent nécessaires à notre commerce, il fut entendu que nous pourrions en porter la moitié aux Monnaies du nabab : le reste de nos transactions continuant de se faire en roupies arcates ou de Pondichéry. Toutefois ce chiffre n’était pas obligatoire ; il pouvait être moindre et en fait il fut réduit à un tiers, c’est-à-dire à peu près la somme qui nous était indispensable pour nos transactions en roupies siccas.

Cet accord nous coûta un cadeau de 50.000 roupies, il nous revenait moins cher que si Fatechem eut continué de se réserver le monopole du change à raison de 10 ½ ; car il gagnait plus à ce change que sur la conversion des matières d’argent. Seulement le maintien de ce change eut risqué, en les troublant, de paralyser le mouvement des affaires et le nabab n’avait aucun intérêt à les voir péricliter. La concession de Fatechem était inspirée par une raison économique des plus sages, sans compter qu’en pareil cas un gros bénéfice immédiat a souvent plus d’appât que des avantages plus considérables dans un avenir incertain. D’ailleurs toute cette affaire n’avait-elle pas été préparée en vue de ce résultat ?


4. Le conflit avec le Conseil supérieur.

Dumas ne fut cependant pas satisfait : il fut encore plus mécontent de n’avoir pas été consulté. Dans le courant de janvier, il avait vu passer sous ses yeux la lettre du 19 décembre adressée par Dupleix à la Compagnie, lettre dans laquelle celui-ci expliquait la situation du Bengale et le remède qu’il comptait y apporter, mais lui-même n’avait rien reçu. Dupleix s’était contenté de le renvoyer à sa correspondance avec Burat, négociateur de l’affaire, sans d’ailleurs la lui communiquer. Ce fut seulement le 20 janvier et le 15 mars 1738 que Dupleix écrivit officiellement au Conseil supérieur, en lui racontant ce qui s’était passé.

Dans la seconde, que seule nous avons sous les yeux in extenso, Dupleix exposait qu’il lui avait été impossible de faire autrement que de se soumettre aux exigences du nabab. On ne levait pas, disait-il, le bouclier impunément… Cette extrémité n’est d’aucune utilité, à moins d’abandonner tout commerce… La Compagnie avait toujours recommandé en de pareilles occurrences de se servir de la voie des accommodements, il s’en était servi lorsqu’il avait vu qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement et qu’il fallait ou payer 3 ½ % sur toutes nos roupies au nabab et en outre 10 ½ de la même roupie au sicca ou apporter comme à l’ordinaire nos matières au Bengale et s’exposer à abandonner tout commerce. Il n’avait pas trouvé d’autre moyen de résoudre la difficulté. Plusieurs maures, gentils, arméniens et autres avaient payé les droits exigés par le nabab et lorsqu’ils avaient eu besoin de roupies siccas, ils avaient donné 110 rs ½ arcate pour 100 siccas. La Compagnie devait s’estimer fort heureuse que la défense du cours de nos espèces n’ait été publiée qu’à la fin de septembre, sans quoi il eut été impossible de faire passer aux marchands ces mêmes espèces autrement que sur le pied des roupies courantes. Quelle perte c’eût été pour la Compagnie ! Leur cours n’était pas encore bien assuré ; elles étaient encore à 3 % de banta par rapport aux roupies siccas.

Dupleix terminait par quelques considérations sur les pagodes. Elles valaient alors 320 roupies arcates ; elles avaient valu jusqu’à 330 et leur cours le plus bas avait été de 312. La pagode, disait-il, n’est pas une monnaie courante, c’est une marchandise dont le prix hausse et baisse suivant la quantité. Elles avaient une grande valeur, à cause des difficultés de transport des roupies arcates. Ceux qui avaient de ces dernières avaient été obligés de chercher de l’or pour le porter en cachette dans les endroits où ils pourraient acheter des marchandises[12].

Les termes de cette lettre non plus sans doute que ceux de la première ne laissaient pressentir l’orage qui allait éclater ; mais Dumas ou plutôt le Conseil supérieur de Pondichéry ne pouvait admettre qu’il n’eut été tenu au courant de l’opération qu’une fois réalisée, Dumas s’en expliqua avec Dupleix par lettre du 31 mars, en réponse à celle du 20 janvier.


À ses yeux, l’opération rendait inutile la permission qu’il avait obtenue de fabriquer des roupies à Pondichéry. Le discrédit jeté sur elles ferait tomber à la côte le prix des matières d’argent, qui ne s’achetaient la plupart que pour les convertir en roupies et les porter au Bengale. L’opération avait en outre l’inconvénient de permettre au nabab de Mourchidabad de se rendre un compte exact du commerce que nous faisions chaque année au Bengale et d’exiger des droits en conséquence, sans égard à nos déclarations, qui avaient toujours jusqu’à présent, beaucoup diminué les droits que nous payons. Dans sa lettre à la Compagnie, Dupleix avait dit que c’était le nabab lui-même qui avait proposé de porter nos matières d’argent à la Monnaie ; le Conseil supérieur objecta que Dupleix devait refuser ce paravana, il n’était pas absolument le maître de conclure un pareil traité.

Ainsi la question des rapports entre deux Conseils se trouvait de nouveau posée. Elle fut l’occasion d’une polémique assez vive, où les griefs personnels côtoient les arguments administratifs. Bien que dans la réalité les uns et les autres eussent été étroitement confondus, nous essaierons cependant de les dégager, par un exposé un peu artificiel, afin de permettre au lecteur de se rendre compte d’une façon plus nette de la valeur même du débat.


a) Griefs personnels. — Nous exposerons d’abord les griefs personnels, avec leur cortège d’accusations et de récriminations réciproques. Dumas avait été très modéré dans sa lettre du 31 mars ; il fut un peu plus acerbe le 31 mai. Il écrivit à Dupleix :

« Quelle soustraction à la subordination que vous devez, que de conclure une affaire de cette importance sans notre aveu ! Vous ne daignez même pas nous rendre compte du détail. Vous nous renvoyez à votre correspondance avec M. Burat… N’est-ce pas, en vérité, se moquer de nous ? Nous vous prions de réformer une pareille conduite à notre égard, qui nous forcerait à y apporter les remèdes qui ne vous feraient pas honneur[13]. »

La lettre du 31 mars étant conçue en termes précis mais modérés, était telle qu’un supérieur peut l’écrire à un subordonné qu’il désapprouve. Le Conseil de Chandernagor ou plutôt Dupleix ne put admettre qu’on eut été assez téméraire pour blâmer sa conduite ; il répondit sans tarder les 21 et 22 avril. Nous avons fort heureusement le texte complet de cet deux lettres dont la premicre paraît avoir été écrite spécialement pour Dumas. Elle s’exprimait ainsi :

« Votre Conseil a jeté celui-ci dans une désolation que l’on ne peut exprimer. Pour moi en particulier je ne puis revenir de ma surprise et, à vous dire le vray, je ne sais quel parti prendre dans cette occurrence. Si l’honneur n’était mon guide, j’eus tout abandonné, il semble que l’on cherche à me forcer à prendre ce parti. Je m’aperçois que quelqu’un intéressé à mon départ domine entièrement dans votre Conseil sur les affaires du Bengale[14] et que ses avis passent comme des oracles. Sans trop de réflexion on cherche à nous déshonorer et la supériorité veut se tourner en tyrannie à notre égard… L’on a passé les bornes, l’on vous met au pied du mur, nous ne pouvons rester muets avec gens qui veulent nous déshonorer. Le plus grand mal n’est pas ce qu’on nous écrit, nous pouvons y répondre ; ce sera votre lettre par le vaisseau la Reine, à laquelle vous savez bien que nous ne pouvons rien objecter. Je me doute bien que le fiel le plus amer y sera répandu avec violence, ce qui cependant me donne lieu d’espérer que la Compagnie pourra douter de ce qui sera avancé avec tant de violence et d’amertume, d’autant mieux encore qu’elle n’ignore pas que la plupart de ceux qui composent actuellement le Conseil supérieur n’ont que des connaissances superficielles du Bengale. Quelle foi peut-on ajouter aux rapports d’un Golard, qui, n’ayant aucune capacité, a reçu des lettres d’abolition d’un assassinat commis à Paris. Quel déshonneur pour votre Conseil d’avoir un tel sujet !… J’avais cru que l’amitié que vous avez pour moi que je vous demande par toutes les occasions vous eut engagé à ne pas souffrir les termes que l’on a insérés dans cette lettre, qui marquent un mépris si affecté pour nous que nous en sommes au désespoir[15]. »

La seconde lettre, conçue dans le même esprit, sinon dans des termes équivalents, débutait ainsi :

« Si vous avez lu avec douleur notre lettre du 20 janvier, nous pouvons vous assurer que celle que nous avons ressentie à la réponse que vous y avez faite le 31 mars a été d’une si grande violence que le relâchement s’était déjà emparé de nous. Nous avons longtemps balancé sur le parti que nous devrions prendre. Revenus de notre première surprise et faisant réflexion que nous avions des maîtres équitables qui nous rendront plus de justice que vous ne faites, nous avons pris le parti d’attendre leur décision et de vous faire voir clairement que nous ne méritons en aucune façon les diverses qualités déshonorantes que vous voulez bien nous donner et que, suivant l’usage le plus usité d’une correspondance réglée telle que la Compagnie l’exige, vous n’étiez pas en droit de vous servir des termes dont votre réponse est remplie, d’autant moins à propos que nous ne sommes pas vos commis mais ceux de la Compagnie. Nous sommes aussi bien que vous au service de cette compagnie. M. Dupleix occupe le second poste dans l’Inde et plusieurs de nous ont précédé la plupart de ceux qui s’assoyent dans le Conseil Supérieur. Avec quelle satisfaction devons-nous recevoir les termes offensants dont ils se servent !

« Le titre de Conseil Supérieur qu’il a plu à la Compagnie de vous donner ne vous autorise pas de faire si peu de cas d’un nombre d’honnêtes gens qui compose celui-ci sur la probité desquels il n’y a jamais eu aucun doute. Le titre à part, ils ne vous cèdent en rien du tout et ne vous doivent rien.

« Cette seule réflexion aurait dû, Messieurs, vous retenir et vous engager à nous dire simplement votre sentiment, sans y mêler des termes ambigus auxquels il est facile de donner une interprétation très déshonorante à notre réputation et sans nous faire des menaces que votre conduite nous empêche de craindre. Nous nous attendons à tout de funeste des réflexions que vous vous promettez de faire jusqu’à l’arrivée des vaisseaux d’Europe. On nous trouvera prêts à remettre à qui l’on voudra la gestion des affaires que la Compagnie a bien voulu nous confier. Nous nous attendons aussi à quelque chose de fâcheux de sa part par le violent rapport que vous lui aurez fait par le vaisseau la Reine d’une affaire que vous n’avez pas voulu comprendre. Cependant il nous reste encore l’espérance de croire qu’elle ne nous condamnera pas sans nous entendre et que vous ne jouirez pas du plaisir de l’avoir prévenue contre nous d’une manière peu généreuse[16]. »

Le conflit provoqué par Dupleix ; mettait surtout en cause le Conseil supérieur, dont Dumas ne faisait que contresigner les opinions. Dupleix ne l’ignorait pas et à l’occasion il saura bien jouer de cette différence de points de vue auprès du gouverneur lui-même, mais il ne lui déplaisait pas non plus à l’occasion de s’en prendre à Dumas personnellement et c’est ce qu’il ne manqua pas de faire en la circonstance. Vincens se trouvait en ce moment à Pondichéry ; Dupleix lui écrivit le 14 mai une lettre assez curieuse et assez agressive, mais c’était une lettre privée et par conséquent excusable :

« Je serai bien aise, lui écrivait-il, que vous fassiez sentir à M. Dumas la différence de penser à mon sujet de la Compagnie avec leur façon d’agir avec nous. Le pauvre homme veut oublier les obligations qu’il nous a de sa réception de second à Pondichéry, lorsque nous avons été assez sots de nous faire ce passedroit. Il ne doit pas oublier que si j’avais voulu faire alors le mutin, il ne serait pas aujourd’hui ce qu’il est. Faites-lui donc sentir, mon cher compère, que difficilement il viendra à bout avec sa clique de me discréditer auprès de la Compagnie, qui sait mieux que lui combien je suis nécessaire ici ; je puis sans trop d’ostentation avancer cela ; ce n’est pourtant qu’à vous à qui je l’ai jamais dit[17]. »

Nous supposons assez volontiers que Vincens ne prit ni l’initiative ni la responsabilité d’une démarche aussi délicate, mais Dupleix ne cherchait en lui qu’un confident de sa mauvaise humeur plutôt qu’un messager de ses doléances qu’il n’était nullement embarrassé pour exprimer lui-même.

La lettre de Dumas du 31 mai provoqua de sa part, le 14 juin ou le 9 juillet — mais plus vraisemblablement le 14 juin — une riposte que nous nous excuserons de reproduire encore tout au long ; une analyse même très sincère n’arriverait pas à reproduire pour le lecteur, d’une façon suffisamment démonstrative, la physionomie réelle d’un conflit peu grave en lui-même, mais extraordinairement significatif pour la mise en lumière du caractère de Dupleix avec ses grandeurs et ses imperfections. Cette réponse était ainsi conçue[18] :

« Je suis aussi bien que vous très mortifié des chicanes que votre Conseil nous cherche, je sens bien que ce n’est que par contre-coup que l’on s’adresse à celui-ci, c’est à moi à qui l’on en veut particulièrement, on cherche à me dégoûter et non le bien de la Compagnie, au moins quelques personnes : on n’épargne pour en venir à bout aucun terme, l’étourderie, la folie et même la fourberie, en termes équivalents, sont employées et toutes vos lettres ne contiennent plus que des termes diffamants pour nous, les tables et les rues de Pondichéry ne retentissent plus que de ces propos indignes de nous et de ceux qui les font. Je vous le dis en ami, il est difficile d’entretenir l’amitié avec de pareils termes, et l’avis que vous me donnez est plutôt une menace qu’un conseil. Je ne changerai rien à ma conduite envers la Compagnie, elle est irréprochable et je défie toute la terre entière d’y trouver à redire, je suis franc et net de ce côté là et sur tout ce qui peut donner atteinte à la probité ; j’ai rendu des services essentiels à la Compagnie, je puis à ce sujet le disputer à qui que ce soit de tous ceux qui ont été et sont dans l’Inde, et je n’en ai reçu jusqu’à présent que des remerciements ; si elle juge à propos d’agir autrement par la suite sur l’exposé qu’il vous plaira de faire de moi, je saurai m’en tirer à la honte de ceux qui veulent si gratuitement m’attaquer. Je ne sais sur quoi et à quel propos vous me dites que nous avons traité avec tant de hauteur et si cavalièrement que votre honneur s’y trouve intéressé. Je crois que vous voulez jeter sur nous ce que votre conseil a tant fait de fois, en voulant nous faire passer dans diverses occasions pour des imposteurs, des étourdis et gens incapables, il est vrai que nous n’avons pu souffrir ces belles qualités avec patience, nous les avons relevées et vous avons fait au doigt et à l’œil que très mal à propos votre Conseil voulait nous les attribuer. Vos lettres, ne sont qu’un tissu de critiques de toutes nos opérations, aujourd’hui elles sont poussées jusqu’à nous menacer de nous déshonorer : jamais pendant la régie de M. le Noir, dont mal à propos on ne se louait pas de la douceur, il ne s’est rien vu de pareil, cependant la Compagnie, dans diverses occasions, l’a blâmé et le Conseil supérieur sur la façon dont il traitait ce Conseil.

« Je n’entends pas ce que vous voulez dire sur les flatteurs que vous me conseillez de ne point écouter préférablement à la raison ; depuis que j’en ai l’usage je n’ai point connu ces sortes de gens, vous me connaissez mal ou plutôt vous ne voulez pas me connaître, il vous plaît de me donner des faiblesses que je n’avais pas encore remarquées dans le nombre de celles que j’ai en partage, vous verrez que le Conseil prend le parti de ne plus répondre à toutes les menaces que l’on pourra lui faire par la suite, et qu’il se contentera simplement de suivre les ordres qui lui seront donnés. C’est, à ce que je crois, le parti le plus sage jusqu’à ce que la Compagnie dont nous aurons les premières réponses par les vaisseaux de l’année qui vient, ait commencé à entrer en matière sur ce que vous lui aurez écrit un peu trop vivement par la Reine. Je pense bien que sur l’exposé du Conseil supérieur, nous aurons été condamnés, nous tâcherons, s’il est possible, de la faire revenir et de l’engager à nous rendre la justice que vous seul vous refusez avec bien peu de raison. Je finis sur tout cela, la matière est abondante et j’oublie que la présente va par des patamars.

« Il ne tiendra qu’à vous de continuer la même correspondance, et même, si vous voulez, l’amitié, quoique je m’aperçoive que ni l’une ni l’autre ne vous embarrasse guère ; les marques que vous m’en donnez sont trop évidentes pour que j’en puisse douter. Vous vous adressez à présent au Conseil pour vos garas, etc. que dois-je penser de ce changement ? L’avez-vous fait dans l’intention de m’honorer ou de me faire de la peine ? si votre amitié avait été véritable pour moi, eussiez-vous souffert que des termes diffamants eussent été employés dans les lettres du Conseil. L’amitié ne s’entretient que par l’honnêteté réciproque ; dès qu’on y manque il est facile à voir que l’on s’embarrasse peu de l’ami ou de celui que l’on veut faire passer pour tel : mes sentiments à ce sujet sont semblables à ceux des personnes qui ont raisonné sur l’amitié, et je crois que vous pensez de même, que vous êtes même mortifié des termes dont on s’est servi à l’endroit des honnêtes gens qui composent ce Conseil, qui sont remplis d’un zèle indicible pour les intérêts de la Compagnie. Je vous rends trop de justice pour croire que vous pensez autrement et je crois que vous m’en rendez assez pour être persuadé de ma vivacité et de ma sensibilité sur tout ce qui peut attaquer l’honneur et la réputation que je me suis efforcé jusques à présent d’établir ici comme en Europe, j’espère que l’un et l’autre resteront dans leur entier et que les coups que l’on veut y porter ne feront que s’émousser.

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« Je suis tellement accablé de chagrin par tout ce que votre Conseil nous écrit, que je ne dors ni nuit ni jour, je crains avec raison d’y succomber, j’ai ce malheur de trop prendre à cœur certaine chose, je ne suis pas mon maître à ce sujet ; j’attends quelque consolation de vous sur tout cela, ne continuez pas de m’accabler, faites en sorte que votre Conseil ne continue pas de nous maltraiter, l’on peut blâmer et trouver à redire sans se servir de termes offensants, c’est là ce qui me chagrine et me tue, en ma place vous penseriez de même ; vous m’avez tant de fois donné des marques de votre amitié, me refuserez-vous celle que je vous demande ? j’espère que non et que vous rappelant l’ancienne amitié, vous nie rendrez plus de justice que votre Conseil. L’on m’écrit de Pondichéry que l’incommodité de Madame votre épouse l’obligerait de passer en France sur le Phénix pour se rétablir. »

Les lettres de Dupleix des 21 et 22 avril avaient paru si extraordinaires au Conseil supérieur que dès le 15 juin il lui avait fait savoir en quelques lignes qu’en raison des termes peu mesurés dont elles étaient pleines, termes contraires à la vérité et remplis d’emportement et d’interprétations fausses et forcées, il n’y répondrait pas[19].

Mais à la même date — exactement le 17 — Dumas écrivit personnellement à Dupleix une lettre plus conciliante, où il lui exprimait en termes plus amicaux que rigoureusement administratifs, que nul n’avait jamais songé à mettre son honneur en jeu. Dupleix, que le souci de sa probité préoccupait avant toutes choses, le remercia aussitôt (6 juillet) de l’avoir détrompé sur les sentiments du Conseil supérieur.

« Je vous suis infiniment obligé, lui disait-il, des chagrins que votre amitié m’a épargnés l’obligation que je vous ai est d’autant plus grande que j’ai le malheur de me chagriner plus qu’aucun autre, surtout lorsque j’ai cru m’apercevoir du moindre doute sur tout ce qui a rapport à la probité. Je vous dirai aussi que je ne suis pas propre à toutes ces discussions ; je ne puis pas les regarder de sang-froid… je m’en afflige jour et nuit et je ne suis pas capable de penser à d’autres affaires… Je suis dans cet état depuis votre lettre du 31 mars ; j’y serais encore sans la vôtre du 17 juin ; elle m’a tiré de cet abattement dont cependant je ne suis pas encore bien revenu. Vous ne devez pas douter un moment que tout ce qui a été écrit n’ait causé quelque altération dans ma façon de penser à votre sujet. Je suis trop sincère pour vous parler autrement. Je puis même vous assurer que si je pensais qu’il vous restât ou que vous eussiez conçu le moindre doute sur mon compte qui put donner atteinte à l’honnête homme, que je romprais pour toujours avec vous. Ma délicatesse sur ce point est au-delà de toute expression ; vous devriez m’en estimer davantage. Votre lettre du 17 juin me rétablit dans mon premier état à votre égard. Vous me trouverez toujours disposé à faire tout ce que vous prescrirez et à vous donner des marques bien contraires de ce qu’il semble que vous pensez à mon égard, quoique vous ayez trouvé dans mes dernières lettres quelques expressions peu ordinaires. J’étais au désespoir de me voir forcé de les y glisser ; elles vont cesser et dorénavant vous ne les y trouverez plus. Rendez-moi de même votre amitié qui dure depuis seize ans ; j’y suis tout disposé et j’espère trouver en vous les mêmes dispositions[20]. »

Le ton et la teneur de cette lettre atténuèrent la gravité du conflit, qui alla perdant peu à peu de sa vivacité, mais ils ne le terminèrent pas. La lettre du 14 juin s’était glissée dans l’intervalle et avait fourni à la querelle un nouvel aliment. Le Conseil supérieur était moralement tenu d’y répondre autant qu’il lui était nécessaire d’expliquer à la Compagnie les origines et le développement de la querelle. Le prochain départ des navires pour l’Europe ne lui permettait pas de retarder ces explications. Il écrivit le 25 octobre une lettre où, faisant la Compagnie juge de toute l’affaire, il se défendait d’avoir employé aucuns termes injurieux, outrageants ou déshonorants à l’égard du Conseil de Chandernagor. Il avait, il est vrai, désapprouvé l’achat du paravana et l’avait déjà écrit à la Compagnie, mais il l’avait écrit aussi au Bengale comme il devait le faire, sans pour cela attaquer ni même rendre suspecte la probité de personne. C’était plutôt à lui de se plaindre des expressions injurieuses dont il avait été l’objet.

Quant à Dupleix, il lui fut écrit le 7 septembre :

« Nous ne voyons pas de quelle utilité il pourrait être que nous vous donnassions des ordres, puisque vous pensez ne nous être subordonnés que d’une certaine façon, c’est-à-dire autant que vous le jugerez à propos ; d’ailleurs nous ne nous risquerons plus à vous dire notre avis sur vos opérations, puisque pour l’avoir fait dans une occasion que nous croyons très intéressante pour la Compagnie, nous nous sommes attirés une lettre outrageante, conçue en des termes auxquels nous ne sommes point accoutumés. La Compagnie nous a fait croire que nous étions vos supérieurs quant à ce qui concernait ses affaires et son service. C’est en cette qualité que nous nous sommes crus en droit de vous écrire comme elle aurait pu faire elle-même dans pareille occasion. Elle décidera qui a tort de nous deux et rendra justice à qui il appartiendra, et il n’y a point de doute qu’elle n’établisse à cet égard une règle constante et invariable, soit en vous déchargeant d’une supériorité si affligeante, ce que nous souhaitons pour votre satisfaction, soit en établissant la supériorité que le chef doit avoir sur les autres comptoirs qui lui sont subordonnés, par des ordres encore plus précis, s’il est possible, que ceux qu’elle a donnés jusqu’à présent[21]. »

Cette lettre marque la fin du conflit ; dans la correspondance elle-même on ne trouve plus trace de récriminations. On se demande d’ailleurs ce que les deux partis auraient pu imaginer de nouveau. Un certain ressentiment subsista seul dans les cœurs qui ne trouvaient plus rien à exprimer. Il subsista pendant trois ans, jusqu’à la fin du gouvernement de Dumas. L’affaire des roupies touchait en effet le gouverneur de Pondichéry beaucoup plus que le directeur du Bengale ; c’était lui qui avait obtenu du nabab d’Arcate la permission de battre monnaie à Pondichéry ; c’était à son œuvre personnelle qu’avait touché Dupleix. Il était donc légitime qu’il la défendit ; nous allons voir maintenant s’il la défendit avec des arguments appropriés et convaincants. C’est le fond même du débat.


b) Explications administratives. — Nous trouvons dans la lettre précitée de Dupleix du 22 avril tous les arguments en faveur de sa thèse. Dumas l’envoya en France le 15 octobre avec ses observations en regard, afin, disait-il, « de mettre la Compagnie en état d’examiner à fond cette affaire que le Conseil de Bengale s’efforce d’embrouiller, en abandonnant le fond de l’affaire pour se justifier sur des faits dont on ne l’accuse point. »

Dupleix convenait d’abord qu’il eut été coupable s’il avait recherché la fabrication des roupies à Mourchidabad, dans le même temps que la Compagnie avait obtenu la permission de fabriquer à Pondichéry. Mais elle lui avait été offerte ou pour mieux dire imposée par les circonstances.

Dans le courant de 1737, on s’était en effet résolu à la cour du nabab à ne plus laisser circuler les roupies arcates, à moins d’en payer le droit de 3 ½ %, communément acquitté par les patanes et les zemindars. Ce droit était une atteinte à notre privilège et Dupleix n’avait pas voulu en entendre parler. Dans ces conditions il lui avait paru qu’au lieu de s’attacher à des revendications qui ne pouvaient être appuyées par aucun argument de force, il valait mieux transiger, en portant nos matières à la Monnaie du prince pour les transformer en espèces du pays, qui auraient cours à l’abri des fluctuations du change et de la spéculation. Sans doute il en coulerait selon l’usage un présent assez considérable, mais cela vaudrait encore mieux que les pertes que nous risquerions de courir tous les ans sur la valeur de nos roupies. Il avait en conséquence donné des instructions à Burat pour négocier l’affaire. Burat avait disputé le terrain pied à pied pendant plusieurs semaines pour faire réduire la somme demandée de 50.000 roupies ; mais décembre approchait, il fallait charger les bateaux et par degré il consentit à la donner. Bien qu’elle lui semblât exorbitante, Dupleix estima quêtant donnée une affaire très mauvaise, on en avait tiré le meilleur parti possible et qu’il convenait de s’en féliciter. Le Conseil supérieur reconnaissait lui-même que le cours des roupies arcates ne pouvait être maintenu que moyennant un présent fait au nabab. Nul doute que ce présent ne fut devenu annuel et ne se fut ainsi transformé en une sorte de droit sur les roupies arcates. Droit ou présent, il n’eut pas fait diminuer le change qui était de 8 à 10 %.

Il n’y avait eu aucun déshonneur à conclure cet accord comme paraissait le craindre le Conseil supérieur. Les autres nations avaient au contraire été surprises que nous eussions si bien terminé cette malheureuse affaire.

Le Conseil supérieur craignait que cette opération ne rendit pour ainsi dire nulle l’autorisation qu’il avait obtenue de fabriquer des roupies à Pondichéry, en lui fermant le marché du Bengale. Ce n’était pas exact. Les roupies arcates pouvaient continuer à avoir cours et si le Conseil supérieur avait des doutes à cet égard, il lui suffisait, pour les faire tomber, d’envoyer seulement cette année au Bengale la moitié ou même le quart des matières en espèces, soit environ la valeur de 3 à 400.000 roupies.

Le Conseil supérieur eut désiré que celui du Bengale maintint d’autorité, par un acte de fermeté mal défini, le cours des roupies arcates. Si le Conseil entendait par là une déclaration de guerre au nabab, Dupleix en déclinait d’avance la responsabilité. Bengale n’était pas Moka. Le cours des roupies arcates dépendait de la seule volonté de Fatechem, qui venait d’obtenir le privilège exclusif de les changer en siccas ; il y avait peu de chances qu’il voulut les rétablir sur l’ancien pied. En exigeant 10 ½ sur le change des arcates en siccas, il gagnait plus que sur les matières d’argent elles-mêmes. L’intérêt de la Compagnie était donc en réalité de porter à la monnaie de Mourchidabad le plus de matières qu’il serait possible. En limitant à la moitié ou même au quart l’apport de ces matières, Dupleix savait que cette quantité ne serait pas suffisante pour contenter les marchands.

Quant à faire donner des ordres par Nizam pour imposer le cours de nos roupies, le nabab de Mourchidabad avait déjà pris ses précautions pour n’en tenir aucun compte. Il s’était muni d’une déclaration des essayeurs comme quoi les roupies arcates et madras n’étaient que du titre des piastres. Avec cette pièce, il pouvait proscrire toutes les monnaies étrangères et cette mesure était à craindre.

Dupleix se justifiait ensuite de n’avoir ni provoqué ni attendu les ordres ou intentions du Conseil supérieur. Le passage est à citer en entier.

« Vous ne devez pas ignorer, disait-il, que nous avons des ordres de la Compagnie, qui nous donne la liberté de faire l’usage de vos ordres suivant que nous les trouverons convenables à la situation des affaires ; elle nous permet aussi d’agir de même sur ceux qu’elle pourrait nous donner. Sa façon de penser est suivant les règles de la prudence, elle juge que, comme nous sommes sur les lieux, nous devons mieux savoir qu’elle et que vous les différents biais que l’on peut donner à une affaire et la manière de la terminer. Vous-mêmes, Messieurs, et vos prédécesseurs ont pensé ainsi ; toutes les lettres ne font mention d’autre chose et on a toujours laissé à la prudence de votre conseil de terminer le mieux qu’il lui serait possible les mauvaises affaires que l’on pourrait susciter.

« C’est donc suivant les ordres de nos maîtres que nous avons agi dans la dernière affaire ; ils nous y autorisent. Ainsi c’est d’eux que nous attendons le blâme ou le remercîment. Quand même nous eussions agi contre vos ordres, ce que nous n’avons pas fait, vous ne pouvez, en conséquence de leur intention, nous blâmer de ne pas les avoir suivis, parce que sans doute nous ne les eussions pas avoués convenables à la situation des affaires. Supposons, s’il vous plaît, pour un moment que nous eussions pu attendre vos réponses pour la conclusion de l’affaire, elles ne nous fussent parvenues qu’à présent. Trois mois peut-être ne suffiraient pas pour mettre vos ordres à exécution, c’est-à-dire terminer suivant vos intentions et si ces intentions ne convenaient pas et qu’il fallut d’autres réponses, où cela ne nous mènerait-il pas ? Comment pourrions-nous fournir la cargaison des vaisseaux qui nous étaient destinés ? Pensez-vous que la Compagnie se contentât des raisons que nous pourrions lui donner touchant l’hivernage de ses vaisseaux sur l’attente de vos ordres ? Elle nous renvoierait sans aucun doute à ceux qu’elle nous a ci-devant donnés et nous n’aurions en vérité rien à lui répliquer[22]. »

Ce point établi avec une netteté qui frappera, Dupleix répondant à une crainte que paraissait avoir le Conseil supérieur, exposait que son argent ne serait pas plus exposé à la Monnaie de Mourchidabad que dans les harams, sur les chemins ou sur le fleuve. Le nabab était le maître dans toute l’étendue de son gouvernement ; le moindre de ses ordres était exécuté dans toute sa rigueur ; sa tyrannie ne laissait pas plus de sûreté dans un endroit que dans un autre. Les Hollandais qui faisaient porter leurs matières à sa Monnaie n’avaient jamais eu à s’en plaindre.

Voilà, ajoutait Dupleix, ce qu’il avait à répondre à toutes les objections qu’on lui avait faites, même « au crime » dont on l’accusait. Malgré tout ce qu’on pouvait penser et dire, il était persuadé d’avoir tiré la Compagnie d’un mauvais pas et l’avoir mise en état de choisir suivant les occurrences entre la fabrication de Pondichéry et celle du Bengale : l’apport de notre argent à la Monnaie de Mourchidabad étant une simple permission et non une obligation.

Le Conseil supérieur, dans le premier mouvement de douleur et d’indignation que lui avait causé la conduite du Conseil du Bengale avait décidé qu’il ne lui allouerait aucune des dépenses faites pour l’obtention du paravana et dans la suite avait maintenu cette décision. Dupleix s’en indigna avec une violence particulière :

« Autorisés, répondit-il avec hauteur, comme nous sommes, par la Compagnie à traiter ou accommoder toutes les mauvaises affaires qui se présentent, nous sommes dans la dernière surprise de voir comme vous terminez toutes vos réflexions sur l’affaire en question. Vous ne nous allouerez pas, dites-vous, aucune des dépenses que nous avons faites à ce sujet. Croyez-vous que nous sommes à votre service ou vos domestiques ? D’où tirez-vous, s’il vous plaît, cette autorité ? Est-ce votre bien ou celui de l’État que nous gérons ? Sera-ce vous qui serez juges dans cette affaire ? Non, nous avons des maîtres à qui nous appelons ; ils seront nos juges et nous leur demanderons réparation de l’injure que vous nous faites en voulant nous faire passer pour des fripons, puisqu’il n’y a que cette qualité qui puisse obliger de ne pas allouer cette somme et en nous traitant comme les derniers des hommes. Vous répondrez devant Dieu et devant les hommes des mauvaises impressions que vous aurez tâché de donner de nous à nos maîtres par la lettre que vous aurez sans doute écrite par la Reine, à laquelle vous saviez bien que nous ne pouvions répliquer.

« Un supérieur qui s’éloigne de l’attention qu’il doit avoir pour ceux qui ne lui sont subordonnés que d’une certaine façon, qui ne ménage point les termes, qui tâche de le déshonorer, qui ne veut examiner une affaire de la dernière conséquence que suivant ses préjugés, mériterait que le subordonné n’eut plus d’égard à sa supériorité jusqu’à la décision de leur maître commun. Mais non, soumis à vos ordres, nous ne nous en écarterons pas, quelques sujets que nous en ayons[23]. »

Ainsi parlait Dupleix. Examinons maintenant les arguments ou plutôt la réponse du Conseil supérieur. Il doutait fort que la permission de porter nos roupies à la Monnaie de Mourchidabad nous eut été offerte par le gouvernement maure, sinon pourquoi ce présent de 50.000 roupies ? Une permission offerte ne se paie pas. Il pensait plutôt que l’arrangement n’avait été qu’une intrigue secrète du courtier Indinaram, intéressé en quelque façon dans la conclusion de cette affaire. Non seulement le paravana n’avait pas été offert, mais il n’avait pas même été sollicité ; on nous avait purement et simplement forcés de le prendre. Loin de croire que, par suite de cet accord, le cours de nos roupies serait facilité au Bengale, il était convaincu qu’il y avait avec le nabab un engagement tacite de ne plus porter dans le Gange que des matières d’argent. Le jour où il verrait que nous continuons à porter une grande quantité de roupies et peu de matières d’argent, il était à craindre qu’il ne nous suscitât de nouvelles chicanes et qu’il nous défendît absolument l’usage des roupies arcates.

Le Conseil se défendait d’avoir voulu se servir de la force contre le nabab ; il avait seulement voulu insinuer que, dans une affaire de cette importance, un peu plus de fermeté employée avec prudence eût été convenable et Dupleix en avait manqué. Il n’estimait pas déshonorant de porter nos matières à la Monnaie de Mourchidabad, mais après les efforts faits pour obtenir cette permission à Pondichéry, l’abandonner au Bengale était plutôt ridicule. N’est-ce pas Dupleix lui-même qui, par sa lettre du 3 septembre 1737, avait proposé de recourir aux offices de Nizam pour obtenir le libre cours de nos roupies ?

Il désavouait formellement s’être servi de l’expression de fripons.

Les explications mêmes de Dupleix prouvaient bien qu’à l’origine de l’affaire, il n’en avait pas informé le Conseil supérieur.

Le Conseil supérieur ne croyait pas que la Compagnie dût trouver le même bénéfice à porter nos matières à la Monnaie de Mourchidabad qu’elle le trouvait à Pondichéry. À l’appui de cette opinion, il invoquait un compte que venait précisément de lui envoyer Dupleix sur la conversion dune partie d’argent en roupies siccas. L’opération portant sur 440 marcs ou 81.000 roupies n’avait donné que 20 roupies de bénéfices, ce qui était très peu de chose.

Malgré les avantages exposés par Dupleix, les Anglais n’avaient jamais voulu accepter de porter leurs matières à Mourchidabad ; ils avaient toujours fait leur commerce en roupies madras et arcates et ils le faisaient encore.

Enfin le Conseil répondait en ces termes au dernier paragraphe de la lettre de Dupleix :

« Que de fureur et d’emportement ! Est-ce ainsi qu’un inférieur doit écrire à son supérieur ? Comme ce n’est qu’en vertu de l’autorité que la Compagnie nous a confiée que nous donnons des ordres à Bengale, c’est à elle de venger l’autorité blessée et la façon injurieuse avec laquelle Messieurs de Chandernagor nous traitent. On peut lire et relire notre lettre ; l’on n’y trouvera rien de pareil à ce que ces Messieurs prétendent faussement y avoir trouvé ni que nous ayons voulu les faire passer pour des fripons. On peut refuser d’allouer une somme pour avoir été dépensée mal à propos, sans pour cela attaquer ni blesser la probité de celui qui a fait la dépense[24]. »


5. La fin du conflit. — L’opinion de la Compagnie.

Telle fut la querelle des roupies. Nous l’avons relatée tout au long parce qu’elle est la seule, ayant éclaté entre les conseils, sur laquelle nous ayons les explications à peu près complètes des deux adversaires. On pourra juger par cet exemple combien la polémique était vive, lorsqu’on ne s’entendait pas. Dupleix, on en conviendra, manœuvrait assez bien l’insolence et ne dédaignait pas toujours la mauvaise foi. Cependant, sur le fond même de la question, ce fut à lui que la Compagnie donna raison. Son intervention fut d’ailleurs courte et décisive.

Elle avait connu dès le milieu de 1738 les pourparlers engagés par Dupleix avec le nabab pour l’obtention du paravana des roupies ; elle apprit un peu plus tard que ce paravana avait été accordé. Elle ne sut toutefois le différend survenu entre les deux conseils avec tous ses détails que par les courriers partis de l’Inde du 3 mars 1703 au 15 février 1739 et arrivés à Lorient du 17 avril au 23 juillet 1739. Dans ses premières réponses à la fin de 1738 et au commencement de 1739, elle marqua tout son mécontentement à Dupleix pour le peu de subordination du Conseil de Chandernagor, notamment à l’occasion du paravana qu’il fallait obtenir, mais elle ne se prononça pas sur le fond même de l’affaire qu’elle connaissait insuffisamment.

Dupleix n’accepta pas sans protester les observations qui lui étaient faites. Il s’en expliqua tout à la fois avec le contrôleur général, les directeurs et le commissaire du roi (lettres des 9, 12 et 14 janvier 1740).

Rappelant la situation de septembre 1737, il dit au contrôleur général qu’il n’avait alors agi que sous l’empire des circonstances ; il ne pouvait attendre l’avis du Conseil supérieur, à moins de courir les risques de faire manquer le voyage à trois vaisseaux ; d’une mauvaise affaire, il avait fait une bonne ; il avait assuré la libre circulation des roupies fabriquées à Pondichéry ; si le Conseil supérieur l’avait censuré, la jalousie y avait eu plus de part que toute autre chose, ce conseil avait injustement voulu exalter ses propres services en rabaissant ceux du Conseil de Chandernagor[25].

Avec les directeurs et notamment avec le commissaire du roi, Orry de Fulvy, il traitait surtout la question de subordination. Il semble que de Paris on l’ait accusé d’avoir de mauvais sentiments à l’égard de Dumas ; il s’en défendait expressément.

« Il n’y a jamais eu, répondit-il, d’éloignement de ma part pour M. Dumas. Je puis prouver tout le contraire par mes lettres et je puis vous assurer que je n’ai pas toujours trouvé chez lui ce que j’avais lieu d’en espérer. Il s’est présenté des occasions où, au lieu de nous blâmer simplement, on s’est servi de termes qui, à le bien prendre, pouvait donner atteinte à notre probité. Permettez-moi d’ajouter que je n’ai jamais cherché à établir ma réputation aux dépens de qui que ce soit et que content de bien faire, je n’ai point critiqué ce que faisaient les autres, quoi qu’ils ne fussent point exempts de critiques en bien des occasions. Je remplis mes devoirs en honnête homme. Je choisis toujours ce qui me paraît être le mieux. Je puis me tromper souvent, c’est le lot de l’humanité, mais jamais par dessein de mal faire ni de désobéir aux ordres de mes supérieurs. Il serait difficile à M. Dumas et au Conseil supérieur de dire en quoi nous avons manqué à la subordination que la Compagnie exige de lui. »

Dupleix continuait en disant qu’il ne méritait pas la façon dont on l’avait traité. La plupart de ceux qui composaient le Conseil supérieur ne connaissaient rien aux affaires du Bengale et étaient encore il y a peu d’années de simples commis ; ils auraient pu ne pas critiquer à tort et à travers un homme qui depuis vingt ans était leur supérieur. Le Conseil de Chandernagor n’a jamais été insubordonné et il le sera moins que jamais.

« Cependant, disait en terminant Dupleix, ne doit-on pas craindre que ne nous étant plus permis de prendre sur nous dans de pareilles occurrences, le service de la Compagnie n’en souffre de façon à se repentir de nous avoir gêné jusqu’à ce point. Je pense qu’une honnête liberté pour des affaires pressées qu’un prompt remède peut faire cesser dans l’Inde doit être accordé au Conseil, comme il a été de tout temps prescrit par plusieurs lettres de la Compagnie et surtout par celle du 21 janvier 1733 qui nous a servi de fidèle guide jusqu’à présent[26]… »

Lorsque la Compagnie, mieux instruite, eut sous les yeux la correspondance échangée entre les deux conseils, elle y constata avec douleur beaucoup d’aigreur de part et d’autre et, sans entrer dans le détail de leurs plaintes respectives, elle jugea aussitôt le différend lui-même et, pour les motifs que Dupleix lui-même avait invoqués et qui peuvent se résumer en ces mots : nécessité d’agir vite pour assurer le retour des vaisseaux, elle approuva sans réserve la conduite du directeur de Chandernagor. Elle eut même à ce propos des expressions assez désobligeantes pour Dumas et le Conseil supérieur ; elle insinua que les roupies fabriquées à Pondichéry auraient bien pu être d’un titre inférieur à celles d’Arcate[27].

Dumas qui n’était déjà plus qu’un gouverneur in partibus, en expectative de départ, répondit assez sèchement au sujet de la correspondance et assez vertement au sujet du titre des roupies. Voici exactement les termes de sa lettre, datée du 20 octobre 1740 :

Sur le premier point,

« Il faut que la Compagnie n’ait pas bien lu cette correspondance ; elle aurait vu que bien loin qu’il y ait eu de l’aigreur de part et d’autre, il n’y a eu dans la nôtre que douceur et modération. Quoique nous soyons bien éloignés d’être persuadés de la solidité des raisons que la Compagnie a adoptées pour — en se contredisant elle-même — approuver la conduite du Conseil de Chandernagor au sujet de l’obtention du paravana des roupies siccas, cependant, comme elle en a décidé, nous n’avons plus rien à dire. »

Sur le second,

« Quoique nous fussions résolus de ne rien répliquer davantage, nous ne pouvons cependant nous dispenser de nous récrier que les roupies de Pondichéry sont égales en poids et en titre à celles d’Arcate. Quelles preuves apporte-t-on pour avancer le contraire, pendant que leur titre a été vérifié nombre de fois à Mazulipatam et à Madras, et pourquoi la Compagnie en doutant de notre fidélité, ne veut-elle pas le croire ?

« On a fabriqué jusqu’à ce jour à sa monnaie de Pondichéry 8.774.284 roupies, qui ont toujours eu cours et l’ont actuellement dans tout l’Indoustan, malgré ses ennemis et nos ennemis. Est-il naturel de penser que cela fût arrivé ainsi, si nos roupies avaient été inférieures à celles d’Arcate ? »

Et la lettre où Dumas continuait en parlant plus spécialement de la fabrication des roupies à Pondichéry et des difficultés qu’elle avait suscitées, se terminait en ces termes :

« Nouveaux venus dans cette matière, sans aucune loi du prince qui pût nous servir de règle, nous avons été obligés, errant çà et là, étouffés souvent par l’odeur du plomb et du charbon dans un climat déjà brûlant par lui-même, de faire un dur et pénible apprentissage, au moyen duquel nous nous sommes mis au fait. Que nous en est-il revenu ? Rien que de la mortification et du chagrin. Triste exemple pour ceux qui nous succéderont et qui les engagera peu à s’efforcer de donner du neuf, en formant des entreprises utiles à l’État et à la Compagnie ! »

L’incident ne fut pas entièrement clos par cette correspondance. Après avoir écrit à Dumas, la Compagnie fit connaître à Dupleix, le 18 janvier 1740, ce qu’elle pensait de ces tracasseries et discussions entre les Conseils ; en communiquant cette lettre à Dumas le 20 février suivant, elle déclarait n’avoir rien à y ajouter, « si ce n’est de lui recommander directement d’oublier tout le passé, de ménager un peu davantage ses termes dans les lettres qu’il pourrait avoir à lui (Dupleix) écrire pour le désapprouver dans quelques points de son administration, et enfin de vivre avec ce Conseil qui lui restera subordonné, plus cordialement que par le passé et comme le doivent faire d’honnêtes gens dont toutes les opérations concourent au bien du même service. »

Encore que les formes d’un blâme ne s’y trouvassent pas, c’était un désaveu de sa manière de voir encore plus formel que le précédent et Dumas ne s’y trompa pas. Il répondit aussitôt :

« La Compagnie nous aurait fait plaisir de nous marquer dans quel temps et à quelle occasion nous avons écrit à Chandernagor en termes peu mesurés. Ce que nous avons écrit à ce conseil a été pour le bien du service et nous ne nous sommes jamais écartés de la bienséance et de la modération qu’il convient de garder entre honnêtes gens. Nous l’avons fait parce que la Compagnie a voulu que ce comptoir nous fut subordonné ; ceux qui le composent nous ont répondu en termes durs et piquants auxquels nous n’avons point répliqué. La Compagnie, sans égard pour le bon ordre et la subordination, nous donne tort et traite nos justes représentations de tracasseries. Un respectueux silence est tout ce que nous avons dans cette occasion à lui objecter, et il ne nous échappera plus à l’avenir la moindre observation sur les opérations de Messieurs du Conseil de Chandernagor. »

Le lecteur s’étonnera peut-être de la netteté avec laquelle la Compagnie, d’ordinaire plus circonspecte, trancha ce différend. Certes elle n’infligea pas un blâme à Dumas, mais il était difficile de lui faire comprendre sans le froisser davantage qu’elle ne l’approuvait pas. La correspondance dont nous avons publié les parties essentielles ne suffirait peut-être pas à justifier un pareil arrêt, si nous ne savions qu’au moment où la querelle éclata à Chandernagor, Godeheu, le futur ennemi de Dupleix, se trouvait au Bengale avec une mission de la Compagnie et qu’il s’était lié d’une étroite amitié avec Dupleix. Il assista au développement de toute la querelle depuis son arrivée à Chandernagor en septembre 1737 jusqu’à son départ à la fin de l’année 1738. En ces quinze mois, il fut le confident de Dupleix dont il partagea les vues. À son retour en France, il fut un témoin qu’on écouta. Godeheu — il le dit dans ses mémoires — raconta les faits dans le sens le plus favorable à Dupleix. Il n’est point douteux que ce furent ses affirmations qui décidèrent de l’opinion de la Compagnie.

Cette opinion était d’ailleurs la meilleure. Dumas eut en principe raison de se plaindre : il est évident qu’il eut été préférable d’obtenir la suppression pure et simple du droit extraordinaire de 3 % imposé un instant aux roupies arcates à leur entrée au Bengale plutôt que d’arriver à un compromis. Mais, comme il est certain que ce résultat n’eut pu être obtenu qu’à la longue, Dupleix eut raison de son côté de préférer une solution immédiate et pratique à des négociations longues et stériles, d’autant qu’il fallait se procurer de toutes façons une certaine quantité de roupies siccas pour l’usage des loges du Nord.


Il nous reste maintenant à dire ce qu’il advint au Bengale à la suite de ce grand orage. Le ciel s’était éclairci rapidement, le récit en sera très court.

Dupleix avait demandé le 20 janvier 1738 que le Conseil supérieur lui envoyât exclusivement des matières ; celui-ci qui ne voulait pas discréditer ses matières refusa d’entrer dans ces vues. Dupleix prétendait, à l’appui de sa demande, que les premières roupies envoyées de Pondichéry n’étaient pas du même titre que celles d’Arcate et il appuyait son sentiment sur ce qu’ayant fait mettre en lingots partie de ces roupies, elles ne s’étaient point trouvées à la Monnaie de Mourchidabad du titre dont auraient du être les roupies Arcates.

C’était exact et faux tout à la fois. C’était exact en ce sens qu’il y avait un titre officiel des roupies arcates, qui était de 9 toques 5/8 ; seulement depuis trente ans on ne fabriquait plus de ces roupies, alors fabriquées à Arcate même. On se servait uniquement de roupies fabriquées à Alemparvé et qui étaient d’un titre sensiblement inférieur. Ces roupies étaient admises partout sans difficulté et notammcnt au Bengale. Les roupies de Pondichéry étaient de même titre ; elles avaient donc la même valeur courante. En le contestant, Dupleix jouait un peu sur les mots. Son erreur, toute théorique, se trouva d’ailleurs démentie presque immédiatement par les faits. Dès le mois de juin 1738, le cours de nos roupies s’était relevé sans que nous ayons modifié leur titre et il était complètement assis au mois de septembre. À ce moment et même trois mois plus tard, Dupleix n’avait pas encore envoyé à Pondichéry le compte du produit des matières transformées. Dumas attribuait ce retard aux friponneries auxquelles on serait continuellement exposé à Mourchidabad. À Alemparvé, où l’on fabriquait avant 1736, on savait à quoi s’en tenir sur une opération, dès que la fabrication était terminée. Afin toutefois de faciliter les opérations de Dupleix, Dumas promit de lui envoyer pour 1739 des lingots au titre de la roupie sicca ; il n’y aurait plus qu’à les transformer en cette monnaie et lui en donner l’empreinte, mais, ajouta-t-il, ce sera peut-être un nouveau sujet de dispute avec les monnayeurs de Mourchidabad et puisque celui qui a fondu nos roupies pour en faire des lingots, a bien eu l’adresse d’y introduire un nouvel alliage qui en a altéré le titre, il aura bien encore celle de faire la même chose lorsqu’il fera l’essai de nos lingots au titre de la roupie sicca[28].

Les observations de Dupleix ne furent pas toutefois perdues de vue à Pondichéry ; Dumas tenait essentiellement à assurer le cours de ses roupies par les moyens les plus honorables.

Au début de 1739, Dupleix lui ayant envoyé un petit lingot de 20 roupies siccas, pour servir de règle aux envois du Conseil supérieur, il répondit qu’il enverrait désormais au Bengale des lingots du poids de 1.000 roupies siccas. Néanmoins d’autres lingots également envoyés au Bengale à titre d’épreuves se trouvèrent inférieurs au titre des roupies de Pondichéry. Sans doute ceux qui, à Mourchidabad, avaient été employés à la vente avaient trouvé le moyen de soustraire des roupies et de substituer de l’alliage à la place. Le Conseil supérieur put appuyer cette supposition par des preuves incontestables ; pour établir la différence, il lui restait encore en dépôt des roupies de l’envoi de 1737. Afin d’éclairer le Conseil de Chandernagor, celui de Pondichéry fit un tarif constatant ce que 100 serres d’argent de chaque qualité de piastre d’Espagne devaient rendre en roupies ordinaires et en roupies siccas, et pour mieux se faire comprendre, il envoya deux piastres de chaque espèce du numéro 1 à 5 et deux piastres vieilles colonnes sans numéro, toutes supérieures aux autres et dont on ne se servait presque plus[29].

La meilleure démonstration fut encore la résolution prise par Dumas en 1739 de faire fabriquer les roupies de Pondichéry à l’ancien titre des roupies arcates, sans se soucier de savoir si par quelque altération les autres monnaies pouvaient leur faire concurrence. Imam Sahib put lui retrouver après beaucoup de peine les anciens coins des roupies arcates et ce furent eux qui servirent désormais à la frappe de nos roupies.

Ce fut peu de temps après que Dumas reçut de Nizam le paravana qui devait donner libre cours à nos roupies dans toute l’étendue du Bengale, pourvu qu’elles fussent des mêmes poids et titre que celles d’Arcate. Nizam n’avait pas grande autorité pour donner un tel ordre ; le Bengale n’avait jamais dépendu du Décan ; seulement Nizam par son grand âge et par son passé jouissait dans l’Inde d’une situation personnelle considérable. Il avait été ministre du Mogol une trentaine d’années auparavant et dans le Décan il restait son mandataire. C’est à ce titre plus encore que comme suzerain direct de la nababie d’Arcate qu’il intervint au Bengale dans l’affaire de nos roupies.

Son intervention ne laissa pas que de gêner Dumas. Nizam ne désirait pas seulement que nous envoyons son paravana au soubab de Mourchidabad, il désirait encore que nous en retirions un certificat attestant son exécution. Cette pièce parut à Dumas délicate à demander et difficile à obtenir ; il était à craindre que le soubab n’y vit une atteinte à son autorité. Dumas laissa à Dupleix le soin de se tirer de cette difficulté du mieux qu’il pourrait ; voici ce qu’il lui écrivit le 12 septembre :

« Nous pensons que les roupies arcates continuent d’avoir cours sans aucune difficulté dans le Gange. Le paravana de Nizam devient en ce cas inutile et il ne serait peut-être pas convenable d’en faire pour le présent aucun usage, pouvant en résulter quelques inconvénients et difficultés. C’est ce que nous remettons à votre prudence. Vous verrez cependant par la lettre d’Imam Sahib qu’il souhaitait que nous envoyassions à Nizam, dut-il en coûter quelques dépenses, un certificat du nabab de Moxoudabad. Comme les roupies qui se frappent à Pondichéry au coin d’Arcot sont entièrement égales quant au titre et au poids à celles qui se fabriquent dans cet endroit, cette pièce nous paraît délicate à demander et difficile à obtenir.

« C’est ce que nous remettons encore à votre décision et à votre zèle pour le service de la Compagnie. Nous souhaiterions du moins, s’il était possible, d’avoir un certificat en persan des changeurs et principaux marchands du Bengale, comme quoi les roupies que les Français répandent dans le Bengale sont entièrement égales à celles d’Arcate quant au poids et au titre[30]. »

Nous ignorons ce qu’il advint du certificat ; nous savons seulement que nos roupies continuèrent de circuler sans difficulté et que notre fidélité constante à leur titre de 9 toques 5/9 leur donna un cours facile non seulement au Bengale, mais dans tous les États de l’Inde et que ce succès persista durant tout le xviiie siècle. Nous savons aussi que quelques-unes des craintes exprimées par Dumas au sujet de la loyauté des fabricants de Mourchidabad se trouvèrent justifiées par les événements. Lorsqu’il fut lui-même gouverneur, Dupleix écrivit au Conseil de Chandernagor le 1er avril 1754 : « Nous n’ignorons pas les mauvaises manœuvres et la lenteur des officiers du tancassal de Mourchidabad ; s’il était possible de se dispenser d’y envoyer des matières, il en résulterait un grand bien pour la Compagnie[31]. »

Ainsi se termina l’affaire des roupies. Elle ne saurait prendre place dans les pages les plus émouvantes de l’histoire, mais nous ne racontons pas pour le moment une période de grands événements. Les hommes illustres ne prennent pas toujours part à des événements extraordinaires ; même pour eux, les affaires communes sont les plus coutumières. L’affaire des roupies, qui suscita surtout beaucoup d’écritures, n’a d’importance réelle que par la valeur des personnages qui s’y trouvèrent engagés. Ils y apportèrent tous deux leur caractère ou leurs passions ; il ne nous appartient pas de dire si ces passions les grandissent ou les diminuent. Ce sont des jugements qu’il faut réserver pour des affaires plus graves. Mais s’il ne s’agissait ni de Dupleix ni de Dumas, l’histoire serait obligée de dire que si le gouverneur de Pondichéry se trompa sur le fond même du débat, il eut raison de défendre ses prérogatives, qui étaient d’ordre gouvernemental et que la Compagnie fut d’une bienveillance excessive en encourageant pour ainsi dire l’insubordination manifeste et les impertinences préméditées du directeur du Bengale.


  1. En France, à la même époque, ce bénéfice était de cinq  %. En vertu d’un tarif de 1726, les directeurs de monnaie payaient en effet le marc d’argent 46 livres 7 sous 3 deniers et le restituaient en numéraire à raison de 49 livres 2 sous. Il convenait toutefois de déduire de ce bénéfice les frais de fabrication et les déchets, qui se montaient à environ 19 sous 6 deniers par marc.

    Après 1736 et jusqu’en 1755, par l’augmentation du prix de l’argent, le bénéfice fut réduit peu à peu à quatre ⅛ % pour tomber à deux de 1755 à 1771 et la fin du règne de Louis XVI, ce bénéfice n’était plus que d’un  %.

  2. Cette Monnaie existait déjà pour la frappe des pagodes en monnaie d’or.
  3. Ananda Rangapoullé évalue ainsi dans son journal (1er septembre 1736) les dépenses de Dumas :
    80.000 roupies données au nabab,
    25.000 roupies données aux gens de sa cour,
    15.000 roupies données à Imam Sahib,
    plus 8.000 pagodes pour frais divers, démarches, etc.

    Le droit de 1 pour mille à Imam Sahib fut payé à ses héritiers jusqu’à 1803. À ce moment sa descendance directe s’éteignit.

  4. A. P. 5, p. 76 et 152.
  5. C. P. I, p. 346.
  6. Yvon, aide-major des troupes du roi. Notes sur le Bengale 1789.
  7. Tels sont les chiffres donnés par Samuel Ricard, dans son Traité général du Commerce paru en 1799 ; il est possible sinon probable qu’ils aient été un peu différents en 1738 ; mais le principe était le même et la différence devait être peu sensible.
  8. Il en avait trois : Mourchidabad. Rajmahal et Dacca.
  9. B. N. 8979, p. 26, 23, 51, 77.
  10. Cité par M. Zay. Histoire monétaire des Colonies Françaises, 1892, p. 322.
  11. Cité par Zay, Histoire monétaire des Colonies Françaises, p. 236.
  12. B. N. 8980, p. 112.
  13. C. P. t. 2, p. 15.
  14. Sans doute une allusion à Dirois.
  15. B. N. 8980, p. 125.
  16. A. P. t. 5, p. 113-115.
  17. B. N.8980, p. 135.
  18. B. N. 8980, p. 131-134. Cette lettre ne porte pas de date, mais nous savons que Dupleix écrivit le 14 juin et le 9 juillet.
  19. C. P., t. 2, p. 22.
  20. B. N. 8980, p. 138-140.
  21. C. P., t. 2, p. 28.
  22. A. P., t. 5, p. 126-127.
  23. A. P., 5, p. 132-133.
  24. A. P., t. 5, p. 133.
  25. B. N. 8982, p. 200.
  26. B. N. 8982, p. 211-215.
  27. A. P., t. 6. Lettre du 21 août 1739.
  28. C. P., t. 2, p. 29 et 59.
  29. C. P., t. 2, p. 70, 76, 77.
  30. C. P., t. 2, p. 114.
  31. C. P., t. 3, p. 223.