Dupleix et l’Inde française/1/11

Champion (Tome 1p. 449-483).


CHAPITRE XI

L’affaire des Jésuites.


L’affaire des roupies n’avait à aucun moment compromis les intérêts de la Compagnie ; celle des Jésuites que nous allons raconter, ne troubla pas davantage la sécurité de nos comptoirs. Les désordres purement moraux sont généralement peu ressentis par les générations qui les suscitent et qui s’y complaisent ; c’est l’histoire seule qui le plus souvent les dramatise et les amplifie, en les isolant des autres affaires où d’ordinaire ils se perdent comme une fumée se dissipe dans l’infini. La querelle où Dupleix se plut à tenir en échec l’autorité du Conseil supérieur, en soutenant les Jésuites contre les Capucins, laissa les fidèles assez indifférents ; elle n’en est pas moins curieuse comme tout conflit d’attributions où l’autorité civile est aux prises avec des droits ou des revendications ecclésiastiques.


I. Le conflit créé par Dirois.

Lorsque les Français bâtirent la loge et le fort de Chandernagor, leurs premiers aumôniers furent les Jésuites. Afin qu’ils ne fussent point troublés dans leurs fonctions par les Pères Augustins d’Hougly, le P. Louis de Picdade, visiteur pour le Bengale de l’Église de Saint-Thomé, les confia nommément au P. Dolu, jésuite et, en son absence, à tel autre prêtre qui serait présenté par la Compagnie de Jésus. La patente du P. de Picdade est du 18 décembre 1695. Le 10 avril suivant, dom Gaspard Alphonse, évêque de Saint-Thomé, confirma par un mandement la désignation faite par le P. de Picdade.

Il n’y avait pas alors d’autre église à Chandernagor que celle de la loge dédiée à saint Louis : la ville elle-même était rattachée à la cure d’Hougly en territoire étranger. Or, en 1698, les Jésuites obtinrent, à l’insu de la Compagnie, une lettre pastorale du même prélat portant la date du 23 mai, par laquelle Chandernagor et ses habitants étaient démembrés de la cure d’Hougly, et une paroisse y était érigée sous le vocable de Notre-Dame des Anges. Le P. Dolu en devenait curé[1], comme il restait aumônier de la loge.

Le droit de pourvoir directement à la nomination d’un curé de Chandernagor paraissait contraire à l’article 30 de l’édit de 1664, qui réservait à la Compagnie le privilège de faire desservir les cures et aumôneries de ses comptoirs par tels prêtres qu’elle voudrait ; il fut cependant déclaré dans la lettre pastorale de 1698 que c’était à l’instance de la Compagnie que le démembrement de la cure d’Hougly s’était effectué. Il est vrai que la Compagnie ne pouvait rien démentir ; cette lettre ne fut d’abord communiquée à personne, les Pères jésuites se réservant de la faire valoir dans la suite en temps opportun.

Deslandes, gendre de François Martin, était alors directeur au Bengale ; ayant perdu sa femme et deux de ses enfants, il fit construire une chapelle en 1700 pour y mettre le tombeau de sa famille et donna aux Jésuites une grosse somme d’argent pour y prier Dieu pour les siens. Il était expressément stipulé dans l’acte de donation que cette chapelle ne pourrait servir à aucun autre usage, si ce n’est pour y dire la messe. L’intention de Deslandes n’était donc pas d’en faire la paroisse ; ce fut cependant ce que firent les Jésuites ; la chapelle de Deslandes devint l’église paroissiale.

La Compagnie ne voulut point reconnaître la fondation Deslandes et elle le déclara en 1706. L’année précédente, l’évêque de Saint-Thomé lui-même avait dû reconnaître par lettre en date du 3 juillet, adressée à François Martin, qu’à la requête des Pères Augustins d’Hougly il avait été jugé en Portugal qu’il n’avait pas eu le droit d’ériger de cure à Chandernagor. Ce jugement annulait sa pastorale de 1698.

La cure n’en était pas moins créée et les choses restèrent sans changement jusqu’en 1717, époque où la Compagnie décida que les Jésuites resteraient en possession d’état, mais qu’à leur départ ou leur mort, ils seraient remplacés par les Capucins. Or, le P. Boudier, curé de Chandernagor, quitta une première fois le service en 1730 et nonobstant les ordres de la Compagnie, fut remplacé par le P. Pons de la même mission[2]. Cette mutation eut lieu peu de temps après que Dirois eut remplacé la Blanchetière comme directeur du Bengale. Les Jésuites crurent pouvoir en imposer au nouveau venu et se servir de la pastorale de 1698 pour ne plus faire le service divin comme aumôniers dans la chapelle de la loge. Dirois ne l’entendit pas de cette façon et exigea d’eux non seulement qu’ils célébrassent l’office divin à la loge mais que le curé y vint coucher et y chantât les vêpres les dimanches et jours de fête.

Le Père refusa. Le P. Legac[3], provincial de la mission à Pondichéry, saisi de l’incident, confirma les ordres de Dirois. Nouveau refus du P. Pons. Dirois ne fut pas embarrassé, il commença par retirer aux Jésuites la paie d’aumônier qu’ils touchaient annuellement, puis, s’appuyant sur l’article 30 de l’édit de 1664, il décida de faire desservir la loge et la paroisse par un prêtre italien de l’ordre des Théatins, le P. Albert Saldin. Le R. P. de l’Assomption, curé de Calcutta, vicaire de Vara pour le Bengale et délégué de l’évêque de Saint-Thomé, n’hésita pas à lui donner ce pouvoir, mais seulement à titre provisoire et jusqu’à décision de l’évêque de Saint-Thomé ; en attendant, les Jésuites furent dessaisis de leurs fonctions en tant que curés et aumôniers.

Ce ne fut pas sans résister. Ils se retranchèrent derrière les patentes de 1698, refusèrent de reconnaître le P. Saldin, prétendirent l’empêcher d’exercer son sacerdoce et firent appel auprès de l’évêque de Saint-Thomé.

L’évêque répondit que le vicaire avait outrepassé ses pouvoirs, mais il ne les révoqua pas. C’était créer une situation anarchique. Le Conseil supérieur en fut ému. Il pensait fermement que les prêtres français, tout en étant soumis à un évêque étranger, devaient être gouvernés par lui, à la française et suivant les intérêts français ; mais le P. Saldin était Italien et sa qualité d’étranger pouvait justifier les oppositions. Afin de dissiper toute équivoque et par considération pour l’évêque, le Conseil lui proposa la candidature d’un capucin français de Pondichéry, le P. Anselme. Accentuant même sa déférence pour l’évêque, il lui envoya le conseiller Signard pour demander les pouvoirs nécessaires à cet aumônier (fin juin 1731). Sans attendre les résultats de cette mission, il prescrivit à Dirois de se faire remettre par le P. Pons les registres de l’état civil ainsi que les vases et ornements sacrés appartenant à la Compagnie et qui ne devaient servir que dans la chapelle de la loge. Le Conseil, en transmettant ces ordres, estimait que jusqu’à ce jour la plupart des employés des comptoirs avaient eu trop de complaisance pour les Jésuites, qu’ils ne s’étaient jamais opposés à aucune de leurs entreprises et que toutes les difficultés venaient de cette tolérance. « Vous devez savoir, ajoutait-il, que les employés que nous occupons ne dépendent point d’eux, que c’est uniquement la Compagnie qui nous paie nos appointements et que par conséquent vous et nous nous sommes obligés de soutenir ces droits contre tous ceux qui veulent y donner atteinte » (lettre du 24 juin).

L’évêque de Saint-Thomé refusa d’accorder au P. Anselme les pouvoirs sollicités, sous prétexte que les Jésuites se rendraient d’eux-mêmes à la raison et que les mesures envisagées ne feraient qu’entretenir les divisions ; il ne refusait pas toutefois de s’en remettre à une décision d’Europe.

Signard était à peine revenu de cette mission infructueuse (début de juillet) que le P. Legac apprit, le 4 juillet, par une lettre de Chandernagor le développement du conflit jusqu’au 12 avril. Il sut ainsi que depuis le 8 février le P. Pons ne venait plus à la loge et n’y chantait plus les vêpres. Il eut peur que cette sorte de retraite n’annulât en quelque manière les droits que les Jésuites s’attribuaient depuis trente ans de desservir seuls la chapelle de la loge, il craignait aussi qu’on ne l’accusât de s’entendre secrètement avec le P. Pons, et, par requête du 4 juillet adressée au Conseil supérieur, il exposa qu’il n’avait cessé d’écrire au P. Pons de se conformer aux ordres de Dirois, qu’il n’avait pas modifié sa manière de voir et qu’il était tout disposé, si les Pères du Bengale ne voulaient pas obéir, à les remplacer par un Père de Pondichéry. Toutefois il ne pouvait admettre qu’on dépouillât les Jésuites de la possession de la cure de Chandernagor et si l’on passait outre, il était résolu à en appeler en France par devant les tribunaux ecclésiastiques ou séculiers à qui il appartiendrait d’en connaître.

Celle affaire ayant été mise en délibération le jour même, Lenoir, opinant le premier, exposa que la Compagnie n’ayant jamais établi de cure à Chandernagor mais ayant au contraire toujours ordonné de faire desservir les cures et aumôneries de ses comptoirs par les Capucins, il n’y avait pas lieu de donner suite à la demande du P. Legac jusqu’à ce que la Compagnie en eût décidé.

Delorme puis Legou opinèrent dans le même sens. Legou rappela les ordres de la Compagnie du 17 janvier 1717.

Tout autre fut l’avis de Dupleix, qui parla le quatrième. Il conclut à l’adoption de la proposition du P. Legac dans les termes suivants :

« Le Conseil n’ayant été instruit qu’imparfaitement de la conduite du R. P. Legac, supérieur général, au sujet de l’affaire dont il s’agit, aurait pu penser qu’il y avait collusion entre lui et les R. P. du Bengale ; mais étant informé aujourd’hui du contraire, mon avis est que, sans préjudicier aux droits de la Compagnie, la proposition du R. P. Legac soit acceptée, ainsi que le Conseil en était convenu verbalement, étant actuellement le seul moyen de faire cesser le scandale public qui dure depuis longtemps à Chandernagor au milieu des idolâtres et à la porte des hérétiques, ce qui éloigne les premiers d’embrasser notre religion et engage les autres à tenir des discours qui lui sont injurieux, jusqu’à ce que les tribunaux, à qui la connaissance de cette affaire appartiendra en France, aient donné une décision.

« Signé : Dupleix. »

L’opinion de Dupleix triomphera plus tard devant la Compagnie ; dans le Conseil elle n’eut pas d’autre défenseur que Vincens.

Dulaurens et Signard qui parlèrent les derniers, se rallièrent à la proposition du gouverneur, le premier en invoquant la lettre de 1706 et le second en déclarant ne pouvoir admettre l’intrusion du roi de Portugal, par l’intermédiaire de l’un de ses évêques, dans des nominations exclusivement françaises. Il rappela en terminant une protestation du Procureur général du Conseil, en date du 20 août 1710, contre un écrit du P. Baudru par lequel il se disait curé de Chandernagor.

Malgré la sécheresse des procès-verbaux, il est permis de supposer que la discussion dut être assez vive, les questions ecclésiastiques étant de celles qui laissent peu d’hommes indifférents. On peut aussi penser que, loin de rapprocher Dupleix et Lenoir, elle ne fit qu’accentuer le désaccord entre ces deux hommes et préparer les conflits qui divisèrent les deux comptoirs.

En attendant, le gouverneur donna l’ordre d’embarquer le P. Anselme, capucin, pour desservir la cure et l’aumônerie de Chandernagor, conjointement avec le P. Albert Saldin. « Nous ne voulons pas absolument, écrivit-il à ce sujet, que les Jésuites desservent la chapelle de la loge, jusqu’à ce que la Compagnie ait décidé ; nous la mettrons en état de soutenir ses droits contre l’usurpation de ces Pères » (lettre du 31 juillet).

Le P. Anselme s’embarqua le 1er août par la Vierge de Grâce. Dupleix le suivit huit jours plus tard par le Saint-Pierre. En même temps qu’ils partaient l’un et l’autre, le Conseil supérieur envoyait une nouvelle lettre à l’évêque de Saint-Thomé où, tout en l’informant de la mesure prise et exécutée, il le priait à nouveau de vouloir bien donner au P. Anselme les pouvoirs demandés en son nom.


2. Les embarras du P. Saldin.

C’est dans ces conditions, que Dupleix arriva à Chandernagor. L’attitude prise par lui au Conseil supérieur deux mois auparavant préjugeait de ses dispositions ; il n’était pas douteux qu’il entrerait en lutte avec Lenoir. Tout au plus pouvait-on espérer qu’il attendrait la réponse de la Compagnie devant qui la question était posée ; il n’en fut rien, dès son arrivée à Chandernagor, il prit le parti des Jésuites contre le P. Anselme et le P. Saldin.

Les Jésuites, fort éloignés de l’esprit de modération qu’on leur supposait, lui suggérèrent que l’évêque désapprouvait la conduite de son grand vicaire et firent croire à quelques employés que le P. Saldin était excommunié ipso facto pour avoir exercé les fonctions curiales. Ils prétendirent même avoir obtenu de l’évêque des lettres les rétablissant dans leurs fonctions de curé.

Dupleix, désireux de rétablir l’ordre, convoqua un matin le Conseil et y appela les Pères Anselme et Saldin. S’il faut en juger par ce qui se passa en séance, les deux Pères avaient été pris au dépourvu et n’avaient pu s’entendre sur leurs déclarations. On leur demanda à l’un et à l’autre quelles fonctions ecclésiastiques ils avaient l’intention d’exercer. Le P. Anselme répondit qu’en sa qualité d’aumônier, même non reconnu par l’évêque de Saint-Thomé, il ne pouvait que dire la messe, confesser et prêcher. Le P. Saldin revendiqua au contraire le droit d’exercer intégralement les fonctions de curé, même à l’égard du P. Anselme. Tel n’était point l’avis de ce dernier qui se récria fortement et déclara, comme dans la scène du lutrin, qu’il n’était pas venu à Chandernagor pour être le valet d’un théatin. D’autres propos non moins vifs furent échangés. Le Conseil, d’abord curieux et indifférent, se passionna à son tour et intervint dans le débat. Dirois prit parti pour le théatin, Saint-Paul et de la Croix pour le P. Anselme. Les deux Pères ne demandaient peut-être pas autant de passion ; quoi qu’il en soit, il ne fut gardé de part et d’autre que peu de mesure, Saint-Paul injuria Dirois, qui demanda justice à Dupleix et Dupleix ne parvint à calmer les esprits qu’en levant la séance et en ordonnant à Saint-Paul de se tenir consigné chez lui jusqu’à nouvel ordre. Mesure de pure forme, car Saint-Paul eut la liberté de sortir dès le lendemain.

Dupleix croyait tout perdu, mais la grâce de Dieu est infinie. Les deux Pères durent reconnaître qu’ils avaient donné un fort mauvais exemple et, après s’être consultés, ils revinrent le soir même trouver Dupleix et le théatin lui déclara que les pouvoirs qu’il tenait du vicaire de Vara n’étant pas réguliers, il renonçait aux fonctions curiales. Il partit peu de temps après pour Pondichéry en même temps que Dirois et l’ordre parut rétabli. Le P. Anselme, nommé aumônier de la loge par le Conseil supérieur, conservait sa charge, tandis que les Jésuites, réinstallés dans leurs fonctions curiales en la personne du P. Boudier, restaient provisoirement maîtres d’une situation que Dirois leur avait si âprement discutée. Mais, disait à ce sujet Dupleix, « les jugements des hommes ne sont que vanité. Dieu seul décidera sans appel[4]. »

En attendant ce douteux appel, les conséquences de la renonciation et du départ du P. Saldin ne tardèrent pas à se faire sentir et ce ne fut pas au profit de la charité non plus que de la modération. Pour éprouver son autorité, le P. Boudier commença par annuler trois mariages célébrés par le théatin les 2, 30 avril et 6 mai 1731, dont l’un d’un européen, le chirurgien la Gouche ou la Gonge. Puis il se mit à persécuter un capucin italien, fixé à Chandernagor comme procureur de la mission du Thibet et les tracas qu’il lui causa furent tels que ce religieux écrivit à Lenoir que, pour se mettre à l’abri des persécutions des Jésuites, il était prêt à aller habiter avec les hérétiques.

Cependant le P. Saldin, arrivé à Pondichéry, regretta d’avoir cédé si bénévolement le terrain à ses adversaires, et soit qu’il dît la vérité, soit plutôt qu’il la déformât, il prétendit qu’on l’avait intimide à Chandernagor et par des injures atroces dégoûté d’y rester, autrement il aurait continué d’administrer les sacrements à la loge jusqu’à ce que l’évêque de Saint-Thomé eût expressément révoqué les pouvoirs qu’il tenait du vicaire de Vara. Ces insinuations visaient naturellement Dupleix qui de son coté se flattait d’avoir tenu en échec les volontés « noires » du gouverneur. Mais Lenoir n’était pas homme à traiter l’affaire par le dédain ; tenant pour véridiques les plaintes du P. Saldin, il écrivit à Dupleix en mars 1732 que ce père aurait dû pouvoir continuer d’administrer les sacrements jusqu’à décision contraire de l’évêque. Cela était plus convenable pour les droits de la Compagnie que les Jésuites voulaient anéantir. Puis, dans une attaque plus directe à Dupleix, le Conseil ajoutait :

« Le peu d’attachement de quelques-uns de vous aux droits de la Compagnie et la turbulence de ces pères vous ont empêché d’envisager cette affaire dans son véritable sens… Il serait à souhaiter pour le maintien des privilèges de la Compagnie que leurs intrigues et les vôtres pour favoriser leurs injustes prétentions ne parussent plus dans leurs pièces. »

Plus loin, Lenoir ou son Conseil reprochait à Dupleix d’avoir conduit seul l’affaire ; l’avis des conseillers n’était consigné nulle part. Il devait en conséquence à l’avenir prendre l’opinion de son conseil, les consigner toutes par écrit et exécuter celles qui seraient prises à la majorité des voix. « Ce que vous observerez dans la suite », ajoutait le Conseil supérieur.

Dupleix répliqua vertement quoique « sans fiel », du moins il le disait. Les « injures atroces » dont il aurait accablé le P. Saldin étaient pur mensonge, il pouvait le prouver. Ce religieux, bourrelé de remords par le désordre qu’il avait mis dans la colonie, n’avait su donner une autre forme à son désistement volontaire. Il ne parlait pas de même à Dupleix lorsqu’il vint lui demander congé ; mais « autres temps, autre soin ». En ce qui concernait l’annulation du mariage La Gonge, c’était l’évêque de St -Thomé lui-même qui avait déclaré nuls les mariages contractés par le théatin ; le P. Boudier n’avait fait qu’exécuter ses décisions. Dupleix était par conséquent fondé à s’incliner devant cette autorité plus réelle que celle du vicaire de Vara. « Le sentiment opposé, ajoutait-il, doit être au moins suspendu jusqu’à la décision d’un juge supérieur à celui qui a parlé. Ces sortes d’affaires ne sont pas un jeu et vous ne devez pas, s’il vous plaît, les regarder comme un fait de commerce auquel nous sommes obligés de nous conformer, lorsqu’il vous plaît de nous l’ordonner. La matière est bien différente et je ne puis jamais être blâmé de ne vous avoir pas cru sur un fait de religion, lorsque je sais sans en pouvoir douter, que l’Église et les lois du monde me parlent différemment. » Quant à l’avis du Conseil que Lenoir semblait mettre en doute, tout le monde avait pensé comme Dupleix. Il prenait cependant très volontiers pour lui la responsabilité de la « mauvaise conduite » de cette affaire et amendait tranquillement la décision de la Compagnie, étant convaincu qu’il n’avait travaillé que pour le rétablissement de l’ordre. Il n’avait eu pour guide « que ce que notre catéchisme nous apprend, qui m’a toujours dit qu’il n’y a qu’un Dieu, une foi, une église, un évoque, un curé. On n’y trouvera pas que la femme soit d’une paroisse et le mari d’une autre, lorsque tous les deux habitent le même endroit. » En ce qui concernait les opinions de son Conseil, Dupleix commença par incriminer « l’auteur de la lettre » de Pondichéry, entendant sans doute viser Lenoir personnellement, et comme s’il pensait par ce moyen éviter tout contact direct avec lui, il déclara qu’à l’avenir, il se désintéresserait des lettres écrites par son propre conseil ; Burat serait chargé de les rédiger et « telles elles lui seraient présentées et telles elles seraient signées[5]. »

Le capucin et le théatin avaient signé chacun leur déclaration devant le Conseil ; toutefois Dupleix n’avait envoyé à Pondichéry que celle du P. Anselme et avait évité de parler de l’autre, afin de laisser le Conseil supérieur s’embourber davantage. Tel est du moins le sentiment qu’il exprimait à Vincens en une lettre du 8 avril, et cette lettre, elle aussi, est assez curieuse, comme manifestation du caractère de Dupleix. Celui-ci s’y défendait d’avoir voulu s’étendre en injures à l’égard du Conseil supérieur dans la lettre qu’il lui envoyait le même jour ; il se flattait au contraire de les avoir évitées autant qu’il avait pu. Il eut bien pu mordre davantage mais il n’a pas voulu tomber dans le même inconvénient qu’à Pondichéry. « Laissez faire leur passion, ajoutait-il, ils sont tous si aveugles qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils s’enfoncent tous les jours de plus en plus dans le bourbier ; dans quinze mois nous saurons qui a raison. Laissez-les donc dire et ne vous échauffez pas la bile. S’ils m’écrivent durement, je saurai leur répondre[6]. »

Tout est singulier dans cette histoire et au fond assez amusant. En même temps qu’il écrivait à Vincens la lettre qu’on vient de voir, Dupleix écrivait personnellement à Lenoir sur un ton plutôt conciliant. Il lui disait que si le P. Saldin était parti de Chandernagor, c’était de son plein gré ; personne n’avait fait sur lui la moindre pression, Dupleix lui aurait même fait plusieurs honnêtetés en l’invitant chez lui à manger et en lui faisant quelques présents de vin. Quand le père demanda à partir, ce fut spontanément et il déclara alors qu’il avait eu trop de confiance dans les pouvoirs du vicaire de Vara, lequel se déclarait aussi curé d’Hougly ; or jamais les Français n’avaient voulu reconnaître les prétentions des moines de Bandel. Dupleix se déclarait au surplus disposé à accepter le curé quel qu’il fût, jésuite ou augustin, même portugais, qui serait agréé par l’évêque de St -Thomé[7].

La sagesse commandait, sans pousser plus loin le conflit, de s’en rapporter à la décision de la Compagnie ; mais Lenoir n’était pas moins passionné que Dupleix ; peut-être même l’était-il davantage. Sans vouloir attendre les nouvelles de France, le Conseil supérieur pensa qu’en s’adressant à l’archevêque de Goa, primat des Indes, il serait plus heureux qu’avec l’évêque de St -Thomé. Il lui écrivit donc le 5 mars 1732 pour le prier de confirmer les pouvoirs des PP. Anselme et Saldin et de défendre aux Jésuites et à tous autres de les troubler dans leurs fonctions. « Nous sommes fâchés, concluait il, d’être obligés de vous importuner, mais quand les subalternes manquent à leurs obligations, il faut nécessairement s’adresser aux supérieurs. »


3. La confusion dans les actes de l’état-civil.

Cette lettre ne pouvait avoir aucun résultat et l’anarchie persista pendant toute l’année 1732. Les actes de l’état-civil eux-mêmes en offrent d’indiscutables témoignages. Après les baptêmes de 1708, on lit dans une copie des originaux, conservés à Chandernagor, l’observation suivante :

« Le catalogue des baptêmes depuis 1708 jusqu’à 1731 qui fut remis cette année-là, le 30 juillet, au Conseil supérieur par ordre de M. Dirois avec ceux des mariages et des sépultures, a été perdu soit au secrétariat du Conseil, soit entre les mains de l’aumônier que le Conseil nomma comme aumônier de la loge, quand il chassa de la loge le P. Pons, curé et le P. Boudier. vicaire, ou entre les mains des RR. PP. capucins italiens de la mission du Thibet qui desservirent la paroisse à la place de l’aumônier quand il partit pour France jusqu’à la fin de l’année 1732.

« Registre des baptêmes délivré à l’aumônier desservant la loge le 24 mars 1731 et ne contenant que les deux baptêmes ci-dessous et remis au curé par le P. Anselme, capucin, le 3 juillet 1734 avec celui des mariages :

« Marguerite de St -Paul, née le 20 juillet 1731, baptisée par dom Saldin, aumônier.

« Othon Joseph, né le 25 août 1731, baptisé par le R. P. Pierre de Sera Pelrona, capucin missionnaire. »

Sont enregistrés ensuite les baptêmes de 1735.

Une confusion plus grande encore se trouve dans les actes de mariages. Deux mariages du 15 janvier 1731 sont contresignés l’un par le P. Pons et l’autre par le P. Saignes, également jésuite, un troisième du 4 février est contresigné du P. Pons. Puis viennent trois mariages en date des 2 avril, 30 avril et 6 mai, précédés de la note suivante : « Tous les mariages suivants comme faits sans autorisation ont été annulés par Monseigneur de St -Thomé par sa lettre pastorale du 12 septembre 1732 ». Ces trois mariages étaient contresignés du P. Saldin, prêtre régulier et aumônier de l’église de Saint-Louis, et suivis chacun de la mention suivante : « Ce mariage a été réhabilité par le P. Boudier, légitime curé, le 15 septembre 1731 — le 19 octobre 1732 — le 23 octobre 1732. »

L’annulation de ces mariages donna lieu à une correspondance assez longue et assez vive entre l’évêque de St -Thomé, Dupleix et le Conseil supérieur.

Deux personnes qui avaient contracté mariage ne voulurent pas tout d’abord le faire réhabiliter par le P. Boudier, sur le bruit d’ailleurs erroné que l’évêque de St -Thomé aurait écrit au P. Saldin, depuis son arrivée à Pondichéry, pour approuver tout ce qu’il avait fait à Chandernagor touchant les fonctions curiales. Dupleix reçut d’autre part de l’évêque une lettre soulevant des questions épineuses qu’il renvoya à l’examen du Conseil supérieur, dans le seul but de mettre à l’épreuve ses connaissances théologiques.


4. L’esprit gallican du Conseil supérieur.

Cependant la lettre de Dupleix au Conseil supérieur du 8 avril avait été mal accueillie. Il lui fut répondu le 26 juin. Le Conseil de Pondichéry relevait d’abord la légère inconvenance commise par Dupleix en ne désignant pas autrement Lenoir qu’en qualité « d’auteur de la lettre du mois de mars ». « Nous ignorons, lui dit-on, ce que vous voulez dire par « l’auteur de cette lettre ». Vous savez que nous ne signons point de lettres sans les lire au Conseil et que chacun est libre d’y ajouter ou d’en diminuer. Les lettres qui s’écrivent au Conseil ne sont point le fait d’un particulier. » Quant à la prétention de Dupleix de ne plus se mêler de la correspondance de Chandernagor, « nous ne savons, lui fut-il objecté, que penser d’un tel parti si ce n’est que vous ne voulez nous rendre compte de rien et que vous êtes plus éloigné que vous ne le dites de l’esprit de subordination. Vos lettres, quoique faites par un de vous en particulier, seront-elles moins les lettres du Conseil ? Il faut que vous ayez des vues que nous ne pénétrons pas. »

Ce point réglé, le Conseil de Pondichéry ne perdait pas de vue que l’affaire des Jésuites avait un caractère plus général et il exprimait sur elle ses pensées qui sont curieuses à noter comme une manifestation de l’esprit gallican et prouvent que les autorités civiles du xviiie siècle étaient beaucoup moins soumises au clergé que l’ont prétendu certains historiens.

« Vous avez tort de dire que Monseigneur de St -Thomé a déclaré nul le mariage du sieur La Gouche : il n’a osé le faire. Il semble que vous nous taxiez de mettre la main à l’encensoir et de vouloir gêner les consciences ; au contraire, nous voulons empêcher qu’elles ne le soient. Nous savons ce que nous devons à l’Église ; mais les lois du royaume que mal à propos vous nous citez pour autoriser votre aveugle soumission à tout ce que disent Monseigneur de St -Thomé et votre curé jésuite, savent réprimer les abus que commettent les gens d’Église sous prétexte de leur autorité ; c’est en quoi consistent les privilèges de l’Église Gallicane. Le roi et les parlements du royaume répriment tous les jours l’abus que font les gens d’Église de leur autorité, sans peur pour cela de toucher à l’encensoir. Les Jésuites ont grand intérêt de vous entretenir dans les sentiments où vous êtes de recevoir aveuglement et sans examen tout ce qui est proposé par l’évêque et le curé, comme vous dites que votre catéchisme vous renseigne. Vous devriez penser qu’étant à la tête d’un conseil, vous êtes dans une obligation particulière de maintenir les usages du royaume et qu’ayant la direction des affaires de la Compagnie, vous ne pouvez vous dispenser de soutenir ses intérêts. »


La main à l’encensoir, les enseignements du catéchisme ! décidément la discussion dégénérait de plus en plus eu une querelle de lutrin. Dupleix répondit le 10 juillet sur deux points seulement.

Le Conseil l’accusait d’avoir rétabli les Jésuites dans leurs fonctions contre ses ordres formels. C’était doublement inexact : d’abord ils n’avaient aucune entrée dans la loge que le P. Anselme seul administrait ; ensuite ils n’avaient jamais cessé d’exercer leurs fonctions curiales, même au plus fort de la dispute ; ils avaient pendant tout ce temps baptisé, marié, enterré et administré la communion, sans qu’il y ait jamais eu le moindre obstacle. Le Conseil supérieur avait-il jamais donné des ordres pour les empêcher d’exercer leur ministère ? non ; pourquoi alors l’accuser d’avoir rétabli un état de choses qui n’avait jamais cessé d’exister ? Le Conseil lui attribuait une aveugle soumission à l’évêque de St -Thomé sur l’instigation des Jésuites ; c’est une faiblesse qu’il ne s’était jamais connue.

Cette réponse est assez sage ; la seconde l’est un peu moins. On avait mal interprété, écrivait-il, sa lettre du 8 avril, où il disait que Burat ferait désormais les lettres qu’on enverrait à Pondichéry. Ses vues n’avaient jamais eu d’autre but que de suivre ce que la Compagnie prescrivait en tout point, sans s’en écarter en la moindre chose. « La quantité de lettres que vous avez reçues de nous depuis que je suis ici doivent faire voir la vérité de ce fait et me justifier de l’éloignemcnt de l’esprit de subordination qu’il vous plaît de m’attribuer ».

Dupleix se refusait au surplus à envisager les théories gallicanes qui lui étaient exposées. Il laissait, écrivait-il le même jour à Vincens, au Conseil, qui du reste n’y voit goutte, le soin de discuter comme il lui convient droit canon et abus ecclésiastiques. « Si leur lettre va en France, comme il est désirable, la Compagnie pourra admirer la profondeur et la science de ces nouveaux théologiens[8] ».

Dupleix et Lenoir avaient exposé tous leurs arguments sans se convaincre mutuellement ; la controverse cessa en attendant la décision de la Compagnie. Ce parti eut pu être pris dès l’origine.


5. L’accord du 11 février 1732.

Dans les semaines qui suivirent, l’évêque de Saint-Thomé écrivit à Chandernagor des lettres assez contradictoires, il approuvait tout ce qu’avait fait le P. Saldin et cependant d’accord avec Dupleix il appuyait les Jésuites. Il écrivit en leur faveur une lettre pastorale, dont la publication fut autorisée. Nouveaux reproches et nouveaux avis du Conseil supérieur.

« Vous ne recevrez, écrivit-il à Dupleix le 16 décembre, ni ne laisserez publier ni afficher aucun mandement, ni écrit de l’évêque et des Jésuites qu’ils n’aient été communiqués au Conseil supérieur par l’Évêque même, qui est à portée de le faire. Vous continuerez à nous renvoyer tous ces écrits, qui ne tendent qu’à détruire les droits de la Compagnie ou à établir des nouveautés. »

L’année 1732 ne se termina pas par cette seule querelle avec les Jésuites. Du temps de M. de la Blanchetière, la Compagnie leur avait prêté de la chaux et des briques ; toutes les demandes de restitution avaient été inutiles, les Jésuites invoquaient leur indigence, à laquelle on refusait de croire à Pondichéry. « Ces bons Pères, y disait-on, sont toujours prêts à prendre et ne savent ce que c’est que de rendre. » Il ne fallait pas compter sur Dupleix pour réussir où Dirois avait échoué, aussi Lenoir résolut-il de demander aux Jésuites de Pondichéry la restitution refusée au Bengale. En notifiant cette décision à Dupleix, il lui recommanda (16 décembre) de ne plus prêter désormais aux Jésuites ni argent ni autres effets de la Compagnie, sous quelque prétexte que ce fut. La Compagnie, mise au courant de cette affaire, ordonna la restitution des matériaux empruntés.

Le conflit de 1732 avait été très vif ; on fut plus calme en 1733. Au début de l’année, en janvier ou en février, le P. Duchamp[9] remplaça le P. Boudier. Un peu plus tard, Dupleix refusa la publication d’un nouveau mandement de l’évêque de Saint-Thomé et cet acte de déférence « fit plaisir » au Conseil supérieur.

Enfin en août, la réponse de la Compagnie arriva par le Condé. Résumons-la d’un mot : la Compagnie avait passé avec les Jésuites, le 11 février de la même année, un accord par devant notaires en vertu duquel l’église des Jésuites et la chapelle de la Compagnie étaient érigées en deux cures distinctes avec un vicaire : le même curé pouvant desservir les deux églises.

Cet accord était précédé d’un considérant ou exposé de la situation dont nous analyserons les principales dispositions.

En vertu de l’article 30 de l’acte constitutif de la Compagnie des Indes d’août 1664, il était stipulé que les cures et autre dignités ecclésiastiques à Madagascar et tous autres lieux acquis ou conquis seraient à la nomination de la Compagnie, ces curés étant entretenus « honnêtement et décemment » par elle. L’érection de l’église Notre-Dame à Chandernagor en église paroissiale s’était faite sans qu’on ait eu égard au droit de nomination et de présentation cédé par le roi à la Compagnie. D’où les difficultés survenues depuis deux ans, et la nécessité d’un compromis.

L’accord lui même comprenait 26 articles :

1° Par le 1er, l’évêque de St -Thomé était invité à invalider l’établissement fait par son prédécesseur de la cure de Chandernagor, en fondant ses motifs « sur ce que différentes formalités essentiellement requises pour l’érection d’une église en cure ou église paroissiale avaient été omises lors de l’érection ». Cette suppression était jugée nécessaire pour rétablir l’ordre.

2° Ceci accompli, la Compagnie devait proposer à l’évêque l’érection de deux cures, l’une pour les Français et autres au service de la Compagnie et la seconde pour les Bengalis ou naturels du pays chrétiens.

3° La cure des Français serait installée dans le fort. Elle serait la paroisse principale de Chandernagor. L’église des Jésuites hors la loge serait à nouveau érigée en cure.


4° L’église des Jésuites serait dotée par la Compagnie.

5° La dotation de l’église principale serait de 800 livres dont 400 pour le curé et 400 pour le vicaire, plus les ornements et luminaires. La dotation de l’église des Jésuites serait seulement de 400 livres pour le curé.

6° Le curé de l’église paroissiale aurait le premier rang.

7° Le contrat accepté, les Jésuites présenteraient à la Compagnie, 3 Jésuites français pour remplir les fonctions de curés et vicaire.

8° L’évêque de St -Thomé nommerait ces personnes et non d’autres et en cas de suppléance à exercer dans l’une ou l’autre cure, ce serait le vicaire et non un autre qui l’exercerait.

10° Les cures seraient toujours affectées à l’ordre des Jésuites.

11° Les cures ne seraient censées vacantes que par la mort des titulaires, sans qu’aucune résignation put être admise sous quelque prétexte que ce fut.

12° Toutefois si la Compagnie voulait appeler un des Jésuites de Chandernagor à un autre poste, elle pourrait le faire sous condition de présenter un autre père à la Compagnie. De même la Compagnie pourrait demander le déplacement d’un père, si elle le jugeait nécessaire.

13° Le vicariat de la cure serait amovible soit à la volonté du supérieur des Jésuites, soit à celle de la Compagnie.

14° La maison des Jésuites étant située en dehors de la loge, tous les Jésuites pourraient l’habiter « sans être tenus de faire aucun séjour dans l’appartement pour eux destiné de la loge que lorsqu’ils l’estimeraient nécessaire pour l’exercice de leurs fonctions ».

15° Les curé et vicaire de l’église principale y chanteraient tous les dimanches et toutes les fêtes une grande messe et les vêpres et il y aurait tous les jours au moins une messe basse.

17° Tous prêtres, missionnaires et ecclésiastiques seraient tenus de reconnaître l’autorité des Conseils de la Compagnie en ce qui concerne l’ordre public et la manutention de la police,

18° Il ne pourrait être publié ou affiché, à Pondichéry, Chandernagor et ailleurs, dans aucune église ni autres lieux, aucune lettre pastorale ou mandements sans l’approbation du Conseil supérieur de Pondichéry.

19° L’article 19, étranger à la question, envisageait la possibilité de réduire autant que possible les processions brahmaniques.

20° Les missionnaires de Pondichéry et de Chandernagor ne pourraient désormais acquérir de nouveaux biens sans en avoir informé la Compagnie et obtenu son consentement.

25° L’adhésion de l’évêque de St -Thomé étant nécessaire, le Cardinal Fleury devait lui écrire pour la demander. S’il arrivait quelques contestations entre lui et le conseil de Pondichéry ou de Chandernagor, et qu’elles ne pussent se terminer sur place à l’amiable, le Roi s’en réservait l’examen. Et « encore que l’on fut en droit de l’obliger, en tant qu’évêque portugais et par conséquent étranger, à déléguer un vicaire général français et non autre pour gouverner les Français dans le spirituel et d’instituer un official de la nation française pour l’exercice de la juridiction contentieuse, le tout suivant les lois, usages et maximes du royaume de France, il consentira avec plaisir que la Compagnie n’insiste pas sur un établissement qui pourrait apporter quelque diminution à son autorité épiscopale à l’égard des Français[10].

Aussitôt qu’ils eurent connaissance de cet accord, les membres du Conseil supérieur écrivirent (10 août) à l’évêque de Saint-Thomé une lettre portant en substance :

qu’ils lui envoyaient un paquet de la Compagnie, au sujet des arrangements de Chandernagor avec un conseiller pour lui porter ce paquet et l’informer de leur intention de se conformer à cet arrangement ;

qu’ils le priaient en conséquence de donner les provisions pour les deux cures ;

qu’ils attendaient de lui l’annulation des patentes de dom Gaspard ;

qu’ils feraient partir un bateau pour France fin septembre et que si l’évêque avait des observations à présenter, ils les communiqueraient.

L’évêque répondit dès le 14 août qu’il ne comprenait pas la nécessité de traiter de la pastorale de son prédécesseur puisque, les présentations étant admises, il était évident que le droit de patronage demeurait à la Compagnie, qui était le seul point qu’elle put prétendre. Il ne voyait pas l’utilité des deux paroisses. Il appuyait ensuite sur le défaut de fondement légal pour annuler l’acte de son prédécesseur et l’établissement fait en conséquence.

En réponse à cette lettre et à celles de la Compagnie elle-même et du Cardinal Fleury, l’évêque écrivit au Conseil le 14 pour lui exposer certaines objections et demander certaines lumières supplémentaires sur quelques articles. Ces renseignements n’ayant pu lui être communiqués par le Conseil, il écrivit au Cardinal Fleury et à la Compagnie le 5 septembre pour leur soumettre ses observations :

À l’égard du 1er article, relatif à l’invalidité de la cure, il n’était pas partisan de cette suppression.

À l’égard des deux cures, il estimait inutile de faire deux paroisses distinctes et séparées dans un lieu où une seule pouvait et devait suffire ;

Si la Compagnie désirait exercer un droit de patronage sur l’église des Jésuites, il suffisait qu’elle la dotât, cette dotation consentie et acceptée par l’évêque entraînait le droit de patronage.

Il proposait donc :

1° ou de laisser subsister l’église Notre-Dame comme église paroissiale, avec dotation et droit de patronage par la Compagnie ;

2° ou d’ériger aussi, si l’on voulait, l’église Saint-Louis en église paroissiale, mais avec deux prêtres seulement, dont l’un curé et l’autre vicaire, l’église Notre-Dame restant sous le titre de paroissiale. C’est ainsi qu’à Pondichéry, bien que l’église paroissiale fut celle du fort, les véritables cérémonies, baptêmes et mariages, se faisaient à l’église des Capucins. On pourrait faire la même chose à Chandernagor.

En ce qui concerne l’article 18, l’évêque ne demandait pas autre chose sinon que l’exercice de sa juridiction pût se faire de la même manière que les évêques exerçaient la leur en France.

Le Conseil supérieur était tout disposé à exécuter la transaction, mais, après l’avis de l’évêque, il considéra qu’il y avait lieu de maintenir le statu quo jusqu’à la réponse de Paris et telle fut aussi l’opinion des Jésuites de Pondichéry ; ils n’avaient qu’un représentant à Chandernagor, ils n’en envoyèrent pas d’autres.

Dupleix apprit l’accord au mois de novembre suivant et n’éleva non plus aucune objection pour l’ajournement de la convention.

Quelques jours avant la réception de cette nouvelle, le P. Anselme lui avait demandé à repasser en France. Dupleix et le Conseil le prièrent de continuer ses fonctions, lui représentant que la loge allait se trouver sans aumônier et que par conséquent on serait obligé de fermer la chapelle, jusqu’à ce qu’il plût au Conseil de Pondichéry d’envoyer un remplaçant. Toutes instances furent inutiles et le Père persista à vouloir partir, ce qui lui fut accordé par délibération du 1er décembre. Tout à coup, le 4, il se ravisa et l’on accepta sa rétractation, « se proposant d’acquiescer à tout ce que ledit aumônier jugera à propos[11] ». Le Conseil priait toutefois la Compagnie de terminer d’une façon ou d’autre cette affaire « qui ne laissait pas de lui causer des embarras et des redites inutiles au bien du service ». Le Conseil supérieur fut heureux de cette solution et en témoigna sa satisfaction à Dupleix. « Ce Père, lui écrivit-on le 19 mars 1734, est d’un caractère à être ménagé. Nous vous prions d’avoir pour lui tous les égards que vous pourrez. »

Nous sommes loin des termes acrimonieux de l’avant-dernière année. Mais pourquoi faut-il que les cartes se soient de nouveau brouillées presque aussitôt après ?

Le 31 octobre 1733, la Compagnie écrivit directement au Conseil de Chandernagor une lettre où il était dit à l’article des affaires générales :

« Vous avez été informés de la transaction passée avec les RR. PP. Jésuites et des arrangements pris pour l’érection de deux cures à Chandernagor. La Compagnie compte que ses ordres adressés à M. Lenoir auront eu leur pleine exécution. S’il en était cependant autrement et que M. Lenoir eut cru devoir faire à la Compagnie quelques autres représentations et qu’en attendant la décision il eut fait suspendre l’exécution de la transaction, l’intention de la Compagnie est que les RR. PP. Jésuites jouissent de la provision, que les registres des baptêmes, mariages et sépultures leur soient rendus, qu’ils soient payés de leurs appointements et que, conformément à notre lettre du 31 décembre 1731, il leur soit tenu compte de tous ceux qui leur auront été retenus… Elle vous ordonne aussi de faire jouir ces RR. PP. à l’avenir de la gratification en vin et en eau de vie qui se distribue annuellement aux employés, et que chacun d’eux soit traité à cet égard comme les sous-marchands[12]. »

Conformément à cette lettre, reçue dans les derniers jours de juin 1734, Dupleix retira au P. Anselme tous ses pouvoirs et attribua aux Jésuites la provision de la cure et du vicariat. Le P. Anselme remit en conséquence dès le 4 juillet entre les mains du P. Duchamp, curé, les registres d’état-civil qui étaient entre ses mains.


6. Le Concordat du 28 Janvier 1735.

On ne saurait trop regretter la légèreté que la Compagnie apportait parfois dans ses ordres. En même temps qu’elle déclarait le contrat nul et sans effet, si l’évêque de Saint-Thomé élevait des objections, elle donnait à Dupleix l’ordre de l’appliquer, quelle que fut la décision prise par Lenoir. Dupleix ne pouvait qu’obéir ; de son côté Lenoir devait protester. Tous deux avaient raison. Le Conseil supérieur fit au surplus à Dupleix des observations exemptes de toute amertume. Il lui écrivit le 8 octobre :

« Vous n’auriez pas du donner aux Pères Jésuites la provision dont la Compagnie parle dans sa lettre du 31 octobre dernier. Cette provision ne devait leur être accordée qu’au cas que M. Lenoir eut suspendu l’effet de la transaction faite entre la Compagnie et eux. M. Lenoir n’a apporté aucun obstacle à son exécution. C’est de la part de Monseigneur l’Évêque de St -Thomé seul que son effet a été suspendu. Elle est devenue nulle du moment que ce prélat a refusé de s’y conformer. Nous vous avons informés de son refus. Comment pourriez-vous après cela donner aux Pères Jésuites la provision en conséquence d’une transaction qui est nulle ? La Compagnie a supposé qu’elle subsistait. Monseigneur de St-Thomé ayant fait de sa part ce qu’on demandait de lui et qu’il ne s’agissait plus que de la mettre à exécution au cas que M. Lenoir eut donné les ordres contraires, non seulement il n’en a point donné, mais encore cette pièce ne subsiste plus, suivant l’accord fait entre les parties contractantes. Vous auriez donc dû conserver le P. Anselme et attendre de nouveaux ordres de la Compagnie, sur refus de Monseigneur de St-Thomé de se conformer aux intentions de la Compagnie expressément marquées dans la transaction et le concordat en forme et règlement arrêté entre les Pères Jésuites et la Compagnie ; en donnant la provision des Pères Jésuites vous avez contrevenu à l’un et à l’autre… Nous sommes fâchés que vous n’ayez point laissé subsister les choses en l’état qu’elles étaient… »

La Compagnie répondit à l’évêque de Saint-Thomé par un nouveau concordat portant la date du 28 janvier 1735, et qui fut connu à Pondichéry au mois d’octobre de la même année.

Ce concordat était précédé d’un très long préambule où les points de vue exposés dans les divers articles de l’accord du 11 février 1733 étaient minutieusement repris et examinés. Les modifications introduites dans cet accord portaient sur les articles suivants :

Article premier. — La Compagnie n’insisterait pas sur la suppression de l’église de Chandernagor ;

2 et 3. — La Compagnie n’insisterait pas non plus sur l’érection de deux cures distinctes pour les Français et les Bengalis.

Articles 4 et 5 :

« Des deux propositions faites par Mgr l’Évêque de St-Thomé, les dits Syndics et Directeurs, aud. nom, se détermineront pour la seconde : qui consiste dans l’érection par le dit seigneur Evesque de l’Église qui est dans l’enceinte de la loge de Chandernagor sous le titre et l’invocation de St Louis, soit que ledit seigneur Evesque fasse en sorte que l’Église de la Bienheureuse Vierge Marie reste à l’avenir (comme il le propose) sous le titre d’église paroissiale, soit que laissant subsister le titre qui y est attaché, il réunisse en la personne d’un même curé la possession de ces deux cures, ainsy qu’il s’en trouve des exemples en France, où en quelques lieux deux cures sont possédées et desservies par un seul et mesme curé, pour servir les dites deux églises, d’églises paroissiales aux officiers de la dite Compagnie des Indes, employés, habitants français et tous autres estant au service de la dite Compagnie, comme aussy à tous Indiens et autres qui ne seront pas à son service indistinctement.

« Dans le premier cas où l’Église de la Bienheureuse Vierge Marie ne seroit plus à l’avenir que comme une église particulière et sans pouvoir jouir du titre d’église paroissiale, la dotation de la cure et église paroissiale, qui doit estre aux termes des articles 3 et 4 du dit Concordat du 11 février 1733, érigée et consacrée dans l’enceinte de la loge sous le titre et l’invocation de St Louis, sera fixée par un contrat en bonne et due forme, à une pension annuelle de douze cents livres payables à Chandernagor à raison de trente sols la roupie, dont six cents livres pour le curé et pareille somme pour le vicaire, la Compagnie des Indes devant, au surplus, se charger de pourvoir à l’entretien de la dite église en ornements vases, luminaires et autres choses généralement quelconques.

« Quant au second cas où le dit seigneur Evesque prendrait le parti de laisser subsister le titre d’église paroissiale attaché à l’église de la Bienheureuse Vierge Marie, et de réunir en la personne d’un seul et mesme curé la possession des deux cures, la Compagnie des Indes, ses syndics et directeurs stipulant pour elle, dotera par un contrat la dite église et dans l’acte d’acceptation de la dite dotation en faveur de la dite église par ledit seigneur Evesque, il sera fait mention expresse qu’au moyen de la dite dotation le droit de nomination et présentation à la dite cure, non seulement tant qu’elle sera administrée par le mesme curé conjoinctement avec la cure ou l’église paroissiale de St-Louis, mais encore quand mesme dans la suite des temps les dites deux cures seraient désunies pour estre régies et administrées par deux curés différents, appartiendra aux Syndics et directeurs pour et au nom de la Compagnie, pour en jouir par eux dès à présent, et estre la jouissance du mesme droit, au mesme nom, continuée à perpétuité en la personne de ceux qui auront à l’avenir et dans tous les temps la direction des affaires de la dite Compagnie des Indes. Les dits Syndics et Directeurs doteront pareillement l’église de la loge aux termes de l’art. 4 du Concordat et pour les raisons y exprimés. La dotation de la cure et église paroissiale de St-Louis sera déclarée par le dit seigneur Evesque dans ses patentes. L’église principale de Chandernagor sera fixée à une pension annuelle de huit cents livres, dont quatre cents livres pour le curé et pareille somme pour le vicaire, aux charges et conditions portées par l’article 5 du Concordat. Et la Compagnie attribuera par le contrat une pension annuelle de quatre cents livres pour la dotation du curé de l’église de la Bienheureuse Vierge Marie aux mesmes stipulations et conditions portées par le dit article 5e.

« Dans l’un ou dans l’autre cas, le nombre des prestres pour desservir ou la seule église paroissiale de St-Louis ou cette église paroissiale et celle de la Bienheureuse Vierge Marie, réunies en la personne d’un même curé, ne sera point quant à présent augmenté et demeurera, comme par le passé, fixé au nombre de deux, attendu que ces deux prestres suffisent pour les charges et fonctions actuelles : dont l’un d’eux sera le curé ou de la seule église paroissiale de St-Louis ou de la dite église et de l’église paroissiale de la Bienheureuse Vierge Marie

réunies ensemble, et l’autre remplira la place de vicaire, ainsy et en la manière désignée et avec les pouvoirs articulés par le Concordat. Ce mesme nombre de deux prestres ne sera point pareillement augmenté à l’avenir, à moins d’une nécessité évidente et estimée telle par le dit Seigneur Evesque, et ce, dans la supposition ou d’une seule église paroissiale à Chandernagor, dans l’enceinte du fort, sous le titre et l’invocation de St Louis ; ou tant que, dans la supposition de deux églises paroissiales au dit lieu, savoir l’Église de St-Louis et celle de la Bienheureuse Vierge Marie desservies et administrées par un seul et mesme curé, l’union de ces deux paroisses subsistera, car cette union venant à cesser et arrivant le casque chacune des dites églises paroissiales eut dans la suite son curé particulier (auquel cas d’ailleurs, et dans tous les temps conformément aux articles 5e et 6e du Concordat, l’église de St-Louis dans l’enceinte du fort serait considérée comme la cure principale, et le curé comme le premier et le principal éclésiastique du territoire de Chandernagor et jouirait des honneurs et prérogatives exprimées dans le 6e article) dès lors, les prestres seraient nécessairement augmentés jusqu’au nombre de trois, sans qu’il puisse au surplus, tant en ce cas qu’en tout autre où il y aurait nécessité évidente d’en augmenter le nombre, estre rien exigé de la Compagnie des Indes au delà des sommes et autres engagements portés par l’article 5e du Concordat.

« Hors dans le cas de la désunion des deux cures, qui demandera nécessairement que quelque église paroissiale ait ses fonts batismaux et ses registres des baptêmes, mariages et enterrements et que ceux qui feront leur demeure actuelle dans l’enceinte de la loge, fassent dans l’église de St-Louis et non ailleurs, leur communion pascale, ceux qui demeureront hors de la loge devant la faire dans l’église de la Bienheureuse Vierge Marie. Les principales fonctions curiales, telles que les baptesmes, les mariages et les enterrements, pourront s’exercer dans l’église de la Bienheureuse Vierge Marie, ainsi qu’il est d’usage à Pondichéry, mais néanmoins les proclamations des bans de mariage se feront nécessairement dans l’Église du fort et dans celle de la Bienheureuse Vierge Marie, et les registres des baptesmes, mariages et enterrements pourront estre et demeurés déposés, ou dans l’Église de St-Louis ou dans celle de la Bienheureuse Vierge Marie. Mais le double desdits registres sera nécessairement déposé au Greffe de Chandernagor. »

Art. 10. 11 et 12. — En cas de vacance et s’il y a urgence à y pourvoir, le Supérieur des Jésuites à Pondichéry proposerait un candidat au Conseil supérieur qui le présentera à l’évêque de St-Thomé, lequel le désignera par intérim, en attendant que la Compagnie et la Société en France puissent en présenter un autre ou en confirmer la nomination provisoire.

Art. 18. — Au sujet de la juridiction, l’article du premier contrat est modifié en ce que « lorsqu’il sera question de mandements et d’ordonnances du dit évêque, il ne sera pas nécessaire de les donner en communication au Conseil supérieur avant que de les faire publier. Mais néanmoins le dit article aura sa pleine et entière exécution à l’égard des mandements, ordonnances et autres actes concernant les matières qui peuvent intéresser l’ordre public directement ou indirectement[13]. »

En vertu de ce concordat, les deux cures étaient réduites à une seule et c’était l’église de la loge, celle de St Louis, qui devenait paroissiale. Le curé de Notre-Dame des Anges, église des Jésuites, échangeait son titre contre celui de curé de Chandernagor ou St Louis de Chandernagor. Rien n’était innové aux droits de présentation et de nomination. Ainsi la mission triomphait définitivement ratione personæ et la Compagnie ratione loci.

Le conseil supérieur ne parut pas mécontent de celle solution. Il écrivit le 20 octobre à l’évêque St-Thomé :

« Nous nous flattons qu’au moyen de ces nouveaux arrangements toutes difficultés seront levées et qu’il ne s’agit plus que de coopérer les uns et les autres à leur exécution. Pour nous nous tacherons autant que nous le pourrons de ne point perdre de vue cet esprit de paix et de conciliation dans lequel le concordat a été dressé. Nous avons chargé M. Signard l’un de nous qui vous remettra la présente, de vous en assurer de notre part. »


7. L’opposition des Jésuites à Dupleix.

Dupleix fut, nous l’imaginons, plus satisfait encore, mais son triomphe ne fut pas de longue durée. Les Pères Duchamp et Jousselin furent respectivement nommés curé et vicaire le 10 janvier 1736, mais, peu de temps après, ils faisaient à Dupleix la même opposition que le P. Pons avait faite à Dirois.

La cure ayant été transférée à la loge, le directeur du Bengale crut, en effet, pouvoir de sa seule autorité établir le pain béni, ordonner des enquêtes et arrêter l’heure des messes, sans en rien communiquer au P. Duchamp ; il voulut obliger ce Père à célébrer les vêpres à la loge les dimanches et fêtes ordinaires, comme l’avait fait Dirois ; le Père protesta, et, comme Dupleix resta sourd à ses demandes, il les exposa à la Compagnie dans une note en cinq articles. Il rappelait qu’aux termes de la lettre du P. Legac, du 26 octobre 1731, les jésuites ne devaient les vêpres en l’église de la loge que les jours de grandes fêtes. S’il avait consenti pendant plusieurs mois à les dire aussi les dimanches et fêtes ordinaires, c’était par déférence pour Dupleix, mais l’expérience avait prouvé qu’il n’y avait jamais plus de deux ou trois personnes à chaque office. Cette absence de fidèles tenait à ce que les vêpres se disant fort tard en raison de la chaleur de l’après-midi, il fallait les célébrer en même temps dans les deux églises, ce qui partageait entre chacune d’elles le nombre des assistants. Le P. Duchamp exposait ensuite que, depuis le dernier accord, il n’y avait que deux prêtres à Chandernagor, que si tous deux, le curé et le vicaire, étaient occupés en même temps, il serait impossible de satisfaire à l’administration des sacrements ; — que les ouvriers ou employés de la Compagnie travaillant très souvent le dimanche, on risquait ces jours-là de célébrer l’office devant des bancs vides — que, au surplus, l’Église de Chandernagor était la seule dans l’Inde dans laquelle on eut établi l’usage de dire les vêpres et qu’il n’y avait aucune raison de maintenir cet usage. Le P. Duchamp concluait par des observations sur les heures fantaisistes et variables auxquelles Dupleix faisait célébrer la messe basse et la grand’messe. Il demandait enfin un logement dans la loge pour les jours où il viendrait y dire la messe et en attendant que l’heure fut venue d’y célébrer l’office[14], autrement il risquait de se trouver exposé au soleil ou à la pluie ou à tout autre mauvais temps.

Certaines de ces raisons étaient valables ; d’autres l’étaient moins. Nous ne les apprécierons ni les unes ni les autres. Nous supposerons seulement que Dupleix dut regretter un peu d’avoir tant travaillé dans le passé pour donner satisfaction aux Jésuites.

Dumas était à ce moment gouverneur de Pondichéry. Il avait sur les rapports de l’Église et de l’État les mêmes sentiments que son prédécesseur, toutefois il apportait dans l’examen des affaires religieuses un esprit moins absolu. Sans s’émouvoir ni s’indigner, il ne put cependant s’empêcher de faire à Dupleix : (16 mars 1737) une observation un peu malicieuse qui ne manquait pas de justesse : « Nous sommes surpris que ces Pères vous manquent aujourd’hui de reconnaissance des services que vous leur avez rendus dans l’affaire de la cure. » Et moins brutalement il reprenait les arguments de Lenoir : « Si on avait pris cette précaution à Chandernagor quand on y a introduit les Jésuites (c’est-à-dire obtenu d’eux une soumission de se retirer et de cesser toutes fonctions à la simple réquisition du chef du comptoir) la Compagnie serait encore aujourd’hui la maîtresse de disposer de la cure ou aumônerie et ces religieux seraient plus traitables ; nous avons prévu tous les inconvénients qui peuvent résulter de leur titre de curé de Chandernagor et en avons informé la Compagnie ; elle n’y a pas fait l’attention qu’elle devait. M. le Gouverneur a parlé au R. P. Legac, supérieur et au P. Gargan, son successeur, du refus que font les Pères Jésuites de Chandernagor de dire les vêpres à la loge les dimanches, il n’a rien pu gagner ; ce sera à la Compagnie d’y pourvoir. »

Le P. Duchamp resta près de six ans curé de Chandernagor. Il se retira volontairement en 1738 et fut remplacé le 2 mai par le P. Charles de Montalembert[15], qui se retira lui-même peu de semaines après et fut à son tour remplacé, — 30 septembre — par le P. Claude Stanislas Boudier, trois fois nommé.


  1. Dolu (François), né à Paris le 12 juin 1655. Fut d’abord missionnaire au Siam, arriva h Pondichéry en 1689. Fut curé de Chandernagor de 1695 à 1697 et de Pondichéry de 1699 à 1703. Rentra en France en 1710 et mourut à La Flèche en 1740.
  2. Le P. Boudier, né au diocèse de Sens le 16 octobre 1686 et mort en 1757, était un astronome fort distingué. Arrivé dans l’Inde en 1718 et curé de Chandernagor à plusieurs reprises, il s’en alla en 1733 avec le P. Pons à Delhi et à Jeypore pour y faire des observations. Le P. Hosten, dans Jesuit Missionaries, p. 38, dit : « les PP. Pons et Claude Boudier quittèrent Chandernagor le 6 janvier 1734, firent halte à Patna dans la maison des Capucins, au collège d’Agra et à l’observatoire du rajah de Delhi et partirent de là pour Jeypour où nous les trouvons à l’œuvre dans les mois d’août et de septembre 1733. » D’après Anquetil du Perron, les PP. Boudier et Pons auraient monté l’observatoire de Jeypore. Nous pouvons accorder qu’ils le mirent sur un pied plus effectif ; mais, d’après leur propre lettre, il est clair qu’à leur arrivée à Jeypore, l’observatoire était suffisamment équipé. Les deux Pères quittèrent Jeypore le 17 décembre 1734. À Agra le P. Boudier resta trois mois malade. Ils quittèrent Agra le 22 janvier 1735.

    Les observations astronomiques du P. Boudier vont de 1731 à 1735 et ont été imprimées. Trois lettres du P. Boudier de 1737, 1752 et 1753 sont conservées à la bibliothèque de l’Observatoire de Paris. (D’après le P. Besse, de la mission de Trichinopoly, Revue historique de l’Inde Française, 1918, p. 189).

    Le P. Pons, né au diocèse de Rodez le 6 décembre 1698, se trouvait au Tanjore en 1726. Le 15 janvier 1731 il était supérieur au Bengale. En 1733, il se rendit à Agra et à Jeypore en compagnie du P. Boudier pour y faire des observations astronomiques. Revenu dans le sud, on le trouve à Karikal en 1740. Il composa une grammaire sanscrite et un traité de la poésie sanscrite qu’il envoya en Europe en 1739. Il mourut en 1752 ou 1753.

  3. Le Gac (Étienne), né à Brest le 23 juillet 1671, arriva dans l’Inde en 1702. Fut supérieur général de la mission de 1732 à 1737. Mourut à Krishnabouram le 3 avril 1738.
  4. B. N. 8979, p. 16.
  5. B. N. 8779, p. 33-35. Lettres de Pondichéry mars 1732 et Chandernagor 8 avril.
  6. B. N. 8789 p. 35-36.
  7. B. N. 8789, p. 36-37.
  8. B. N. 8789, p. 43-45.
  9. Le P. Duchamp, né au Puy le 7 avril 1692, partit pour l’Inde en 1717. Il fut d’abord missionnaire au Carnatic. Sa mauvaise santé le força de quitter cette mission pour venir au Bengale. Il y mourut en 1739.
  10. Voir le texte complet de cet accord dans l’ouvrage du P. Launay, Histoire des Missions de l’Inde, t. I, pp. 461-467.
  11. A. P. Reg. 102, p. 321. Lettre du Conseil à la Compagnie du 23 janvier 1734.
  12. A. P. Reg. 102, p. 237.
  13. Voir le texte complet de cet accord dans l’Histoire des Missions de l’Inde du P. Launay, t. I, p. 468 à 475.
  14. A. C. C2 76, p. 60-63.
  15. Montalembert (Charles de), né à Cognac en 1682, arriva dans l’Inde en 1715 et la même année à Chandernagor. Revint à Pondichéry pour motifs de santé en 1727. Fut curé de Chandernagor du 2 mai au 30 septembre 1738. Alla aux îles Nicobar en 1741 et mourut à Pondichéry en 1743.