Dupleix d’après sa correspondance inédite (Hamont)/05


CHAPITRE V

LA CONQUÊTE DU CARNATE.


Dupleix se retourne contre Méhémet-Ali. — Occupation de Tiravadi. — Les Anglais attaquent cette place. — Il sont repoussés. — Mésintelligences dans le parti de Méhémet-Ali. — Bataille de Tiravadi. — Ses conséquences. — Prise de Gingi. — Les craintes et la colère de Naser-Singue. — Il mécontente les grands. — Dupleix veut marcher sur Arcate. — Lenteurs de d’Autheuil. — Les plénipotentiaires de Naser-Singue à Pondichéry. — Les négociations traînent. — Complot des nababs de Canoul et de Cadapa contre Naser-Singue. — Dupleix l’encourage. — Naser-Singue, qui cède trop tard aux demandes de Dupleix, est défait et tué. — Mousafer-Singue est proclamé soubab du Dékan.


Une nuit avait suffi à Dupleix pour changer entièrement la face des choses. Naser-Singue, en fuite, était hors d’état de reprendre la campagne avant plusieurs mois ; nous avions reconquis tout le prestige perdu dans les négociations. La paix était-elle donc de nouveau possible ? Dupleix ne le croyait pas. Il estimait qu’il fallait remporter d’autres victoires pour assouplir Naser-Singue ; il comprenait que tout resterait en suspens tant que Chanda-Saïb et les Français ne seraient pas les maîtres incontestés du Carnate. Or Méhémet-Ali, l’allié et le vassal de Naser-Singue, occupait avec ses troupes les principales citadelles de la région, Gingi, Trichinapaly ; il avait une armée nombreuse ; il pouvait compter sur l’appui des contingents anglais. C’était donc pour le moment le seul adversaire redoutable. Dupleix se décidait à concentrer contre lui tous ses efforts. Il sentait la nécessité d’agir vite et changeait brusquement ses lignes d’opération ; il ne se souciait plus de Naser-Singue et d’Arcate ; il n’avait plus qu’un objectif, Méhémet-Ali.

Le nabab campait avec son armée sur les bords du Pounar, près du fort Saint-David. Il était donc à une courte distance de Pondichéry et ses coureurs pouvaient battre l’estrade jusque sous les remparts de cette ville. Rester maître, pendant la concentration des troupes, de tout le pays jusqu’au Pounar, était pour Dupleix d’une importance capitale, et pour cela le meilleur moyen, c’était d’occuper devant l’ennemi une position fortifiée. Or il y avait en face du camp de Méhémet-Ali, à Tiravadi, une pagode qui dans nos mains pouvait jouer le rôle d’une forteresse. Dupleix donna à d’Autheuil l’ordre de s’y établir. L’opération se fit sans résistance. L’ennemi ne soupçonna l’importance de cette place improvisée que lorsque nous y fûmes installés. Il fit alors d’énormes préparatifs pour la reprendre. Naser-Singue envoya un corps de vingt mille hommes à Méhémet-Ali, et les Anglais lui accordèrent un secours de quatre cents Européens et de cinq cents cipayes. Le 30 juillet, toutes ces forces parurent devant Tiravadi. D’Autheuil repoussa sans grand’peine les attaques de ses adversaires, qui, découragés, changèrent de tactique et bombardèrent la pagode. Ils n’eurent pas plus de succès ; notre artillerie eut vite raison de la leur. Au bout de dix heures, ils furent contraints de se retirer, en abandonnant un nombre considérable de blessés et de morts. D’Autheuil ne les poursuivit pas et resta immobile, malgré les instances de Dupleix.

La mésintelligence ne tarda pas à éclater au sein de l’armée coalisée. Méhémet-Ali ne voulut plus entendre parler des Anglais, qui, pas plus que les Hindous, n’avaient pu escalader les retranchements français ; il avait peur d’être attaqué en rase campagne et voulait gagner Arcate. Les Anglais, dont on n’écoutait plus les conseils, qui ne recevaient plus d’argent, se découragèrent et regagnèrent Saint-David, le 30 août.

Dupleix saisit l’occasion. Il envoya à Tiravadi treize cents Européens, deux mille cinq cents cipayes, mille chevaux, commandés par Chanda-Saïb, et adressa à d’Autheuil, dont il redoutait la lenteur, l’ordre d’attaquer immédiatement. Il lui fournissait en même temps les renseignements les plus précis sur la position de l’ennemi, occupé à préparer la retraite.

Après une reconnaissance hardie, d’Autheuil forma son armée sur trois colonnes et se mit en marche le 1er septembre ; La Touche était à la droite ; le marquis de Bussy commandait la gauche. Une heure après, on était en face des bandes de Méhémet-Ali. Le camp du nabab se développait sur la rive du Pounar, adossé au fleuve et appuyé sur deux villages ; il ne présentait pas une ligne continue de retranchements. Les ingénieurs hindous s’étaient contentés d’élever çà et là des redoutes et des épaulements, que l’infanterie garnissait. La cavalerie était massée dans les intervalles. Aux premières salves de notre artillerie, l’ennemi sortit en désordre des ouvrages. D’Autheuil saisit le moment ; il cria à ses soldats : « Qui m’aime, me suive ! » et entraînant tout son monde à l’assaut, protégé par le tir des canons, il entra comme un coin dans l’armée ennemie. À la gauche, Bussy, quoique gêné par une inondation artificielle, était aussi heureux. Dès lors toute la ligne ennemie plia ; l’infanterie indienne se jeta dans la rivière. Quelques volées de canon suffirent pour dissiper la cavalerie de Méhémet-Ali. On prit trente canons et deux mortiers ; nos pertes se montaient à quatre blancs blessés et dix-huit noirs tués. L’ennemi avait perdu près de quinze cents hommes. Méhémet-Ali s’était enfui au début de la bataille, en criant que c’en était fait de lui et de ses soldats. Cependant Naser-Singue chassait dans les forêts qui entourent Arcate.

Dupleix attendait impatiemment le résultat de la manœuvre qu’il avait prescrite. Il avait déjà oublié la mauvaise humeur inspirée par les lenteurs de d’Autheuil ; à l’annonce de la victoire, il éprouva une véritable allégresse. « Honneur, gloire et salut à la divine Providence et à vous, écrivait-il à d’Autheuil, dans l’élan de son enthousiasme. Les nouvelles que je reçois de tous côtés m’annoncent un grand succès ; j’en attends les détails avec une vive impatience. Je vous embrasse. J’embrasse La Touche, Bussy, Puymorin et tous vos braves officiers. La joie de ma femme est comme la mienne, sans réserve. » Il se voyait déjà en possession du Carnate tout entier ; il échafaudait tout un système d’opérations rapides et terribles. La bataille de Tiravadi, dans son esprit, avait les conséquences les plus décisives pour notre domination ; elle amenait tout d’abord la chute de Gingi. Rien alors n’empêcherait plus la marche sur Arcate. On occuperait cette ville sans trop de peine, et Naser-Singue serait contraint ou de livrer une bataille perdue d’avance, ou de repasser les Gâths en fugitif, disputant sa vie à nos coureurs. Il étudiait donc les moyens de réduire Gingi, quand Bussy lui envoya tout un plan d’attaque contre cette ville. Dupleix accueillit ces ouvertures avec enthousiasme. Tout de suite il écrivit à d’Autheuil : « Bussy veut marcher sur Gingi ; cela rentre absolument dans mes idées ; il nous faut cette place. Bussy y tient, et puis peut-on refuser ce plaisir à Bussy ? Concertez-vous donc pour les détails de l’opération. Je fais fabriquer des échelles pour l’escalade. »

Gingi est perchée, comme un nid d’aigle, en haut d’un mamelon étroit et escarpé, dont les pentes abruptes, rocailleuses, rebuteraient le pied du montagnard le plus intrépide. À la crête de ces rochers, le rempart de la cité se profile sur le ciel et déroule la succession de ses tours et de ses créneaux, s’abaissant et se relevant suivant la configuration de ce plateau tourmenté, qui, à trois endroits distincts, forme des buttes élevées, commandant le terrain d’alentour. Des citadelles les couronnaient. La position de Gingi, c’était la clef d’Arcate, qu’elle prenait en flanc. La place était bien approvisionnée en munitions, en vivres, et fortement armée. Les débris de l’armée de Méhémet-Ali, se montant à environ dix mille hommes, s’y étaient réfugiés. Ces bataillons, dernier espoir du nabab, appuyés sur une forteresse jugée inexpugnable, semblaient devoir défier toutes les attaques.

Le 11 septembre, Bussy arriva devant la ville avec deux cent cinquante Européens, quatre cents cipayes et quatre pièces de canon. La reconnaissance des défenses de l’ennemi, la force de la position, le nombre, les obstacles matériels, la difficulté de l’ascension ne refroidirent pas l’ardeur du jeune général. Persuadé de l’impossibilité d’un siège régulier, il voulait prendre la ville d’assaut. Il comptait sur son audace, son habileté, la bravoure de ses troupes, la pusillanimité de l’ennemi. Il y avait certes bien des chances de succès ; mais un revers était possible pourtant.

Nos troupes pouvaient être contraintes de s’arrêter devant une de ces barrières matérielles contre lesquelles l’énergie et le courage demeurent impuissants. Heureusement l’ennemi fit une faute colossale. Il quitta les hauteurs de Gingi, où il était si redoutable, pour descendre dans la plaine parsemée de villages où nous étions campés, et vint à notre rencontre dans un ordre de bataille des plus mauvais. La cavalerie était en tête ; l’infanterie suivait immédiatement. Comme d’habitude, le feu de nos canons dissipa rapidement les cavaliers hindous, qui, débandés, se rejetèrent sur l’infanterie et y mirent le désordre. La vivacité du feu, une charge à la baïonnette de Bussy, l’arrivée de d’Autheuil avec ses compagnies, amenèrent l’entière déroute de l’ennemi. Bussy, poussant les fuyards, l’épée dans les reins, gravit avec eux les pentes de la montagne et arriva en même temps qu’eux sous les remparts de la ville, malgré une grêle de balles et de boulets, qui partaient des créneaux de l’enceinte. La plus grosse partie des Hindous put traverser les ponts et fermer les portes, et un feu terrible s’abattit sur les soldats français à découvert et au pied des murs.

La position n’était plus tenable ; il fallait redescendre en vaincu les pentes si audacieusement gravies, ou pénétrer immédiatement dans la ville. Bussy s’arrêta à ce dernier parti. On réussit à appliquer un pétard le long d’une porte et à la faire sauter. La petite armée de Bussy s’engouffra aussitôt sous la voûte, et un combat acharné commença dans les rues de la ville. Malgré la fusillade, qui partait des fenêtres, les attaques réitérées de l’ennemi et les feux croisés des citadelles, qui dominaient la ville, Bussy, le soir, était maître de la cité ; mais les forts tenaient toujours, et leur tir devenait de plus en plus vigoureux. On s’abritait tant bien que mal ; on ripostait avec les pièces de campagne et quelques mortiers ; mais il était clair que l’artillerie française ne parviendrait jamais, à cause de sa faiblesse numérique, à réduire au silence les batteries ennemies. Que nous réservait l’apparition du jour, si les forts restaient au pouvoir des Hindous ? Il y aurait une recrudescence du bombardement, un retour offensif de l’ennemi. On perdait déjà beaucoup de monde. Que serait-ce lorsque les canonniers de Méhémet-Ali ne tireraient plus au hasard et concentreraient le feu de leurs pièces sur la poignée de Français qui occupait la ville ?

Bussy, tout de suite, vit qu’il fallait aller de l’avant et marcher sans perdre une minute sur les citadelles ; il forma trois détachements, et leur désignant les forts à enlever, il les lança à l’attaque ; lui-même prit le commandement des sections qui opéraient contre le principal ouvrage.

L’ennemi s’était barricadé sur les versants que nos troupes avaient à gravir ; de là, il faisait pleuvoir une grêle de balles sur l’assaillant. Ni la difficulté du sol, ni les retranchements, ni la mousqueterie, ni la canonnade n’arrêtèrent l’élan des compagnons de Bussy. Au matin, les citadelles étaient à nous, et les vainqueurs eux-mêmes s’étonnèrent de leur victoire, quand à la clarté du soleil levant ils virent les fortifications prises en si peu d’heures.

La chute de Gingi l’inexpugnable frappa plus les esprits que la bataille d’Ambour. On admira les Français ; on les jugea invincibles. Que faire contre des soldats qui, un contre cent, avaient en une nuit pris la plus forte place de l’Inde ? Selon le mot d’un contemporain, Kerjean, acteur dans cette guerre, le plus beau titre de gloire aux yeux des Hindous fut d’être Français. Il ne fallait pas laisser cette admiration s’affaiblir. Dupleix connaissait trop le caractère des indigènes pour permettre l’inaction à ses généraux. La forteresse était à peine conquise, qu’il pressait d’Autheuil de marcher : « Il ne faut même pas, disait-il, laisser penser à l’ennemi que l’on s’amuse à Gingi ; il faut lui faire voir qu’on veut le poursuivre partout, même à Arcate. Il est donc de toute nécessité de pousser en avant. Comme ces chiens de Maures changent facilement de sentiment, il faut toujours les tenir dans la crainte. Ainsi mettez-vous donc en mouvement ! » Cette tactique était la meilleure dans les circonstances où l’on était.

La nouvelle de la prise de Gingi avait tiré Naser-Singue de sa torpeur ; il éprouvait à la fois la colère et la crainte ; il frémissait au souvenir de ses défaites, il eût voulu écraser les Français, il redoutait leurs armes, et sa politique était le reflet de ses transes et de son irritation. Il formait une armée de soixante mille fantassins et de quarante mille chevaux, et à peine en marche, repris de peur, se décidait brusquement à envoyer à Dupleix des émissaires chargés de négocier la paix. Le caractère du soubab s’aigrissait dans ces alternatives. Il buvait plus que jamais et traitait les Anglais et les seigneurs de son armée avec une hauteur insupportable, allant jusqu’à menacer des nababs de les faire mourir sous le rotin. Ces accès de rage favorisèrent l’éclosion du complot, dont les ambassadeurs de Dupleix avaient semé les germes quelques mois auparavant. Le nabab de Canoul, exaspéré des menaces de Naser-Singue, qui criait qu’il lui retirerait gouvernement, terres et titres, et le nabab de Gadapa, ulcéré du supplice de son père, qu’on avait bâtonné, jurèrent de se venger, se concertèrent et s’entendirent pour faire défection à la première bataille. Aussitôt ils dépêchèrent un de leurs officiers à Dupleix, pour mettre le puissant gouverneur au courant de leur projet.

D’Autheuil, sur ces entrefaites, sortit de Gingi et s’avança sur la route d’Arcate, à la grande joie de Dupleix, qui, ignorant encore les propositions de paix du soubab, ainsi que le complot tramé contre ce dernier, restait convaincu de la nécessité d’une marche offensive dirigée contre la capitale de son adversaire. Cette démonstration ne pouvait avoir que deux effets, ou affoler Naser-Singue et l’amener à traiter, ou s’il résistait, le contraindre à une bataille dont le gain était sûr.

La déception de Dupleix fut grande, lorsqu’il apprit que d’Autheuil, surpris par les pluies, s’était arrêté à quelques milles en avant de la forteresse qu’il venait de quitter. D’Autheuil, très-brave sur le champ de combat, n’était pas doué de ce genre d’énergie qui triomphe des éléments. De véritables cataractes tombaient du ciel ; l’armée comptait déjà beaucoup de malades. Les chemins défoncés n’offraient que des obstacles au transport de l’artillerie et des convois. C’étaient autant d’excuses pour l’inertie, et le commandant des troupes françaises restait immobile, déclarant tous les jours qu’on n’y pouvait plus tenir, et qu’on serait obligé d’évacuer le lendemain l’endroit maudit où l’on campait. Dupleix le conjurait de faire l’impossible et d’aller de l’avant. D’Autheuil montrait la boue où ses troupes enfonçaient. Les menaces de Dupleix, qui adoucissait par tous les moyens possibles les souffrances du soldat, ses caresses, ses éloges, ses appels au patriotisme ne purent vaincre l’abattement du général. « Les maladies dont vous me parlez, écrivait Dupleix, m’annoncent ce que j’ai toujours craint, que vos peines et mes inquiétudes n’aboutissent à rien. Je voudrais, je vous le jure, vous voir tous rentrés et paisibles dans vos maisons. Je n’apprends vos incommodités qu’avec peine et voudrais vous les épargner.

« Mais pensez-vous que cette raison soit suffisante pour tout abandonner ? Les longs séjours à Tiravadi, à Gingi, les pluies ! je connais le Maure ; il ne lui faut pas davantage pour lui faire faire semblant de reprendre courage. Battre le fer pendant qu’il est chaud est le seul parti convenable avec cette race indigne. » Quelques jours après, il lui adressait cette rebuffade : « Au lieu de m’encourager, il semble que vous ne cherchiez qu’à me dégoûter et à m’engager à jeter le manche après la cognée. Duquesne, lui aussi, a des pluies et les supporte. » Il eut beau rappeler l’immensité des sacrifices accomplis, la grandeur du but à atteindre, dont un dernier effort nous séparait uniquement, tout ce qu’il put obtenir, ce fut d’empêcher d’Autheuil de reculer. L’armée resta sous la pluie, dans ses positions.

Les plénipotentiaires de Naser-Singue arrivèrent à Pondichéry, pendant ces démêlés du gouverneur et du général. Leur premier acte fut de demander à Dupleix de formuler ses volontés, et sans attendre la réponse, ils proposèrent qu’avant de commencer la négociation, on suspendît d’abord les hostilités, qui n’avaient plus de raison d’être, puisqu’on cherchait une base d’entente, commune aux deux partis. Ils insistèrent fortement là-dessus et finirent par prier Dupleix d’envoyer des ordres à d’Autheuil pour arrêter la marche sur Arcate, en protestant des intentions pacifiques du soubab, qui se replierait aussitôt sur cette ville avec l’intégrité de ses forces.

Le piège était grossier. Dupleix répliqua froidement que ses dispositions étaient toujours les mêmes, qu’il n’avait rien de plus à cœur que de voir la paix régner dans l’Inde ; que le seul et unique moyen d’établir la concorde dans ce pays livré aux fureurs de la guerre, c’était de rendre la liberté à Mousafer-Singue, de restituer à cet héritier légitime d’un héros ses terres d’Adony et d’Adiviny, et d’investir enfin Chanda-Saïb de la nababie d’Arcate et du gouvernement de Trichinapaly, où la confiance du Grand Mogol l’avait appelé ; que quant à ce qui le concernait personnellement, lui et la Compagnie, il ne voulait que la libre possession de Mazulipatam, régulièrement cédée contre finances à la Compagnie. Et prenant un air de dédain, il ajouta : « Jusqu’ici, vous et vos pareils, avez cherché à me tromper par toutes sortes de propositions mensongères. J’y consentais parce que j’ignorais la perfidie de vos diplomates. Aujourd’hui, je vous le dis, je ne tomberai plus dans ces pièges qu’un art trop peu scrupuleux mettait sur ma route. Je ne donnerai point à mon général l’ordre de s’arrêter. Mes troupes marcheront sur Arcate ; elles ne cesseront d’avancer que lorsque j’aurai un traité définitif, que lorsque Mousafer-Singue délivré sera remis en possession de ses terres. Tant pis pour votre maître. Lui seul est responsable du sang versé, des calamités qui surviendront. » Ce fier langage intimida les ambassadeurs de Naser-Singue ; mais encouragés par l’inertie de d’Autheuil, par les rigueurs de la saison, qui devenait de plus en plus mauvaise, en outre portés par nature à ruser et à gagner du temps, ils cherchèrent à traîner les négociations en longueur, tout en craignant une explosion de colère du gouverneur, qui pouvait les briser.

Dupleix ne lâchait pas un pouce de ses prétentions. Il offrit simplement aux diplomates hindous de remettre à Mousafer-Singue la nababie d’Arcate ; c’était, disait-il, un moyen de sauvegarder l’amour-propre du soubab, et de sauver ses intérêts à lui, puisque Mousafer-Singue donnerait aussitôt ce gouvernement à Chanda-Saïb. C’était le dernier mot du gouverneur.

Au fond, il attendait tranquille et plein de confiance ; il savait qu’au retour de la belle saison, avec quelques coups de canon, il viendrait à bout de l’ennemi, qui cherchait maintenant à lui échapper par les détours d’une diplomatie captieuse, ou que l’ennemi aurait cédé avant cette date-là. Le messager des nababs de Canoul et de Cadapa arriva à ce moment décisif. Les nababs exposaient dans leur lettre et par l’organe de leur envoyé leurs griefs contre Naser-Singue, leurs désirs de vengeance, le mal qu’ils pouvaient faire à leur maître, ils rappelaient qu’ils commandaient à plus de vingt mille soldats, les meilleurs de l’armée hindoue ; ils déclaraient qu’eux et leurs troupes, décidés à une défection éclatante, étaient prêts à tomber sur le soubab, dès que nous l’attaquerions, à le saisir, à l’arrêter même s’il le fallait, au premier signe de Dupleix. Ils ne revendiquaient aucun gage, aucun salaire ; ils ne formulaient qu’une demande, qu’on ne touchât ni aux trésors, ni au harem de Naser-Singue. Ils ne réclamaient qu’un pavillon aux couleurs françaises pour l’arborer et se faire ainsi reconnaître de d’Autheuil au moment où, dans la confusion du combat, ils tourneraient leurs armes contre le prince, dont ils avaient juré la perte.

Les renseignements des espions de Dupleix, les prières de Mousafer-Singue, qui était au courant de la conjuration, le ton de la lettre, les paroles du messager, tout concourait à démontrer qu’aucune arrière-pensée, qu’aucun piège ne se dissimulait derrière la démarche des nababs. En admettant qu’il y en eût, que risquait-on ? que les deux généraux ne remplissent pas leurs promesses ? alors les choses étaient comme avant. Il y avait comme un souffle de trahison dans l’armée de Naser-Singue. Le grand maître de l’artillerie hindoue, lui aussi, écrivait à Dupleix pour lui annoncer qu’à notre approche il tournerait ses canons contre le soubab. Les réflexions de Dupleix furent courtes ; évidemment il fallait profiter d’offres aussi importantes. Le messager des nababs de Canoul et de Cadapa repartit bientôt après, emportant mystérieusement le pavillon français si instamment réclamé et les encouragements de Dupleix. Rien ne transpira de toute cette intrigue. D’Autheuil et La Touche en furent seuls informés.

Cependant les inquiétudes et les hésitations de Naser-Singue augmentaient. Il proposa, en plein divan, de se retirer au delà des monts à cause des pluies ; mais les conjurés, dont cette retraite détruisait les projets de vengeance, se récrièrent et soutinrent que reculer était désastreux ; il n’y avait selon eux que deux partis à prendre, ou attendre les événements en restant sur les positions qu’on occupait, ou marcher au-devant des Français. En entendant ces paroles belliqueuses, Naser-Singue baissa la tête comme un homme accablé et ne répondit pas. Les travaux et les fatigues de la guerre lui étaient insupportables ; il eût voulu être dans son palais d’Arcate, au milieu des plaisirs et des fêtes ; mais son amour-propre était en lutte contre ses penchants. Il craignait de se voir accuser de poltronnerie. Dès lors il dissimula ses véritables dispositions, et quelques jours après, en secret, envoya à ses plénipotentiaires l’ordre de terminer tout immédiatement en accédant aux demandes formulées par Dupleix.

Il était trop tard. Le gouverneur général, lassé des lenteurs des diplomates hindous, voyant le retour du beau temps, pressé par les conjurés d’agir et de dénouer en une heure le drame qui se déroulait depuis tant de mois, avait expédié à La Touche, chargé du commandement à la place de d’Autheuil, malade de la goutte, l’ordre d’attaquer sans aucun délai l’armée de Naser-Singue. La Touche arriva dans la nuit du 15 novembre en face de l’ennemi ; il n’avait que cinq cent soixante-cinq soldats français et deux mille cipayes.

Naser-Singue, réveillé par la fusillade, ne croyant pas à une attaque, puisque, à l’heure actuelle, ses envoyés avaient dans les mains les instructions pour la conclusion de la paix, s’imagina avoir affaire à quelques Français ivres et ne s’inquiéta pas tout d’abord. La défection de tout le contingent des nababs de Canoul et de Cadapa, qui évacua ses positions aux premières décharges, l’intensité de la canonnade, le firent revenir de son erreur. Montant sur son éléphant, il se plaça au centre de son armée, ayant à côté de lui Mousafer-Singue et un bourreau. Prenant au sérieux son devoir de général, il s’efforça de paralyser l’élan des Français par une résistance acharnée ; mais, comme toujours, les premières salves de l’artillerie européenne rompirent les rangs de la cavalerie hindoue, et la mousqueterie et les charges à la baïonnette dispersèrent l’infanterie.

Naser-Singue, pour ne pas tomber entre nos mains, se retirait du champ de bataille, en donnant l’ordre de couper la tête à Mousafer-Singue, lorsqu’il se rencontra avec le nabab de Canoul, qui, altéré de vengeance, cherchait partout le soubab pour se mesurer avec lui. Naser-Singue, furieux, poussa son éléphant vers celui du général qui l’avait trahi, et, avant de le frapper, comme un héros d’Homère, l’accabla d’injures. Cependant Canoul le vise froidement et lui tire un coup de fusil qui renverse le prince, roide mort, dans le houdah. Le nabab saute aussitôt de son éléphant sur celui du roi inanimé, coupe la tête du soubab, la fixe au bout d’une lance et délivre Mousafer-Singue, « qui ne dut son salut qu’à cette particularité que l’officier chargé de l’exécution faisait partie des conspirateurs ».

Le jour montra à nos troupes quatre mille cadavres étendus par terre, et toute une armée qui descendait des hauteurs voisines, au bruit des trompettes et des cymbales ; c’étaient les cohortes de conjurés, qui escortaient Mousafer-Singue, ivre de la victoire, proclamé soubab du Dékan et marchant précédé du pavillon remis par Dupleix et de la tête sanglante de Naser-Singue.

Bussy alla féliciter le monarque, déjà entouré de tous les anciens courtisans du prince décapité, qui regardaient en raillant le trophée tragique qu’on secouait devant leur nouveau maître. À la vue du héros de Gingi, pâle, blessé, se soutenant à peine, mais fier et ayant au front l’auréole de la poudre, dans l’œil le reflet d’acier que laisse la bataille, Mousafer-Singue sentit sa faiblesse et celle de son peuple. Bussy, avec son air stoïque et son costume sombre, était comme l’incarnation du génie dominateur de l’Europe, qui se dressait pour rappeler au glorieux du jour que rien ne pouvait s’édifier sans son aide. Mousafer-Singue, inclinant son orgueil devant Bussy, descendit de son éléphant, et dans la poussière rendit grâces à Dupleix, le maître de la victoire.