Dupleix d’après sa correspondance inédite (Hamont)/04


CHAPITRE IV

L’INTERVENTION.


Dupleix attend l’occasion de prendre parti dans les révolutions de l’Inde. — Chanda-Saïb. — Son ambition d’être nabab d’Arcate. — Mort de Nizam el Molouck. — Deux prétendants à sa succession. — Mousafer-Singue et Naser-Singue. — Alliance de Chanda-Saïb et de Mousafer-Singue. — Ils sollicitent l’appui des Français. — Raisons de Dupleix pour l’accorder. — Victoire d’Ambour. — Importance de Trichinapaly. — Expédition contre cette ville et revers. — Les Anglais prêtent secours à Naser-Singue, qui envahit le Carnate. — Inquiétude à Pondichéry. — Fermeté de Dupleix. — Il tient la campagne et marche contre Naser-Singue. — Négociations. — Mutinerie des officiers. — Retraite de d’Autheuil. — Mousafer-Singue prisonnier. — Inquiétude de Dupleix. — Sa décision. — Il continue la guerre. — Défaite de Mousafer-Singue.


Dupleix, délivré d’inquiétude par la paix conclue entre la France et l’Angleterre, allait pouvoir se consacrer tout entier à son œuvre, la domination de l’Inde par la race française. L’important, c’était d’être prêt au moment opportun ; mais il n’était pas possible de préciser l’heure où l’on pourrait agir. Le vieux Nizam el Molouck gouvernait toujours le Dékan. Le Carnate obéissait encore au vaincu de Saint-Thomé, à Anaverdikan. Les deux princes, respectés de leurs sujets, redoutaient Dupleix et le détestaient également. Avec leur finesse asiatique, tous deux avaient l’intuition que cet étranger apportait à leur caste la servitude ; ils l’estimaient trop dangereux pour prendre parti contre lui, trop puissant pour le laisser grandir ; mais ils n’osaient rien tenter ouvertement ; fidèles à leur apathie de race, ils se fiaient au temps et à la perfidie.

L’hostilité, que les nabahs masquaient sous l’adulation, paralysait momentanément l’activité de DupIeix. Le but de celui-ci, c’était de commander à l’Inde par la bouche d’un prince indigène, devenu notre vassal, d’allié qu’il était. Or, aussi longtemps que Nizam el Molouck et Anaverdikan seraient sur le trône, ils ne solliciteraient pas notre appui. Leur déclarer la guerre et tenter la conquête de l’Inde avec les faibles effectifs des troupes de la Compagnie, c’eût été folie. L’œuvre de Dupleix n’était point de celles qui se font uniquement par la force ; la diplomatie y avait sa part. La seule politique à suivre, c’était de susciter ou d’attendre quelque révolution dans le palais d’Hyderabad et de soutenir énergiquement le prétendant qui se révélerait. Dupleix, qui savait que ces crises étaient fréquentes dans la péninsule, où elles éclataient à l’improviste, ne voulait pas être pris au dépourvu. Il maintenait sur le pied de guerre sa petite armée, forte de deux mille Européens environ et de trois à quatre mille cipayes. Ayant des troupes victorieuses, une artillerie très-bonne, un matériel solide, il guettait, plein d’espoir et d’impatience, l’occasion.

L’attente ne fut pas longue. Au début de l’année 1749, il reçut une lettre écrite du pays des Mahrattes par Chanda-Saïb, le dernier représentant de la famille de Sufder-Ali, l’ancien nabab du Carnate. Chanda-Saïb « informait Dupleix de tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il avait été fait prisonnier à Trichinapaly ; il lui disait comment il était parvenu à s’entendre avec les principaux chefs mahrattes ; il lui annonçait enfin sa prochaine arrivée dans le Carnate à la tête d’une armée suffisante pour entrer en lutte avec les forces du Nizam » . Presque au même moment, Dupleix apprit la mort du soubab du Dékan, Nizam el Molouck, qui déshéritait son fils aîné Naser-Singue, dont la vie entière s’était passée à conspirer contre l’autorité paternelle, et désignait son petit-fils, Mousafer-Singue, pour lui succéder dans la soubabie du Dékan et dans les droits de suzeraineté sur le Carnate. Mousafer-Singue était un prince faible, sans qualités militaires, indolent et emporté ; il était condamné à n’être jamais qu’une pompeuse marionnette dans les mains des politiques. Toute l’attention de Dupleix se trouva dès lors concentrée sur les manœuvres de Chanda-Saïb et sur les intrigues fomentées dans le Dékan.

Naser-Singue refusa de reconnaître la validité d’un testament dont l’effet était de le déposséder d’États qu’il considérait comme siens. Il leva une armée nombreuse et força bientôt Mousafer-Singue à s’enfuir à Adony, qui, avec Rachpour, constituait l’apanage du petit-fils du Nizam. L’héritier légitime du Dékan, sans argent et sans troupes, se désespérait et craignait de se voir chasser de son dernier refuge, quand il reçut la visite de Chanda-Saïb, qui avait compris toute l’importance d’une entente avec le successeur désigné du soubab dont le nom avait retenti dans l’Inde entière. Chanda-Saïb était brave, audacieux, actif, avec des capacités militaires, parfois du coup d’œil, de la décision, un certain sens politique, un esprit fécond en ressources, de la suite dans les idées, une volonté, de la grâce et des séductions de paroles, avec cela une fidélité à ses serments plus grande que celle de ses compatriotes, et une ambition sans égale. Il aimait les Français et professait un enthousiasme sans égal « pour le grand nabab de Pondichéry », avec qui il entretenait une correspondance suivie, dont madame Dupleix était l’inspiratrice.

Chanda-Saïb proposa tout de suite à Mousafer-Singue une ligue offensive et défensive ; il lui montra les Mahrattes qui l’appuyaient, il lui parla de Dupleix ; il rappela les exploits des Français à Madras, à Saint-Thomé, à Pondichéry. Il vanta la supériorité des troupes européennes. Il déclara enfin à Mousafer-Singue qu’il se faisait fort d’obtenir l’alliance de Dupleix et le secours de ses soldats, dont les rangs de fer briseraient toutes les armées indiennes. Le prétendant à la succession de Nizam el Molouck fut vite convaincu. Il signa, enthousiasmé, un traité qui donnait le Carnate à Chanda-Saïb et obligeait ce dernier à obtenir l’appui des Français. Les deux nababs écrivirent aussitôt au Grand Mogol pour solliciter un paravana qui déclarerait Naser-Singue rebelle. La cour de Delhi se montra favorable à ces instances et reconnut Mousafer-Singue comme soubab du Dékan. Les deux confédérés, forts de ce consentement et de la protection du favori, Mouzouvalikan, qui gouvernait alors l’empire, adressèrent à Dupleix une pompeuse dépêche pour instruire celui-ci de tout ce qui venait de se passer et demander l’aide des troupes françaises, en offrant à la Compagnie de céder en toute propriété les territoires et villes de Valdaour, Villenour et Bahour, ce qui constituait des avantages considérables. Ayant réuni une armée, ils marchent vers le Carnate. Anaverdikan se porte à leur rencontre, prend position dans les Gâths, défend habilement les défilés des montagnes et bat ses adversaires dans plusieurs rencontres. Ils réussirent pourtant à tromper sa vigilance et à pénétrer dans la province ; mais il était évident qu’ils ne pourraient s’y maintenir, livrés à leurs propres forces, de beaucoup inférieures à celles d’Anaverdikan.

Cependant, Dupleix, voyant toute l’importance de la guerre qui éclatait, pesait les dangers et les chances d’une intervention. Il estimait faux ce principe qu’une Compagnie ne doit jamais recourir aux armes, tant qu’elle est maîtresse de rester en paix ; il croyait au contraire qu’une Compagnie doit faire la guerre, lorsqu’elle a intérêt à préférer la guerre à la paix. Il n’obéissait pas à des considérations du moment et n’avait en vue que l’avenir. Cette guerre allait changer la face de l’Inde. Elle lui donnait le moyen de réaliser tous ses plans ; c’était l’occasion tant espérée. Il prenait donc la résolution de soutenir les prétentions de Mousafer-Singue et de Chanda-Saïb. C’était de tous les partis le plus sage à prendre.

S’il avait refusé de contracter une alliance avec Mousafer-Singue, qu’eût fait cet ambitieux nabab ? Sans aucun doute il se serait retourné vers les Anglais, qui n’auraient eu garde de refuser leur appui à l’héritier légitime du Dékan. Et alors, dans quelle alternative nous trouverions-nous ? Ou nous serions restés neutres. Dans ce cas, Mousafer-Singue, uni aux Anglais, aurait eu une supériorité si marquée sur son rival Naser-Singue, que celui-ci eût été chassé du Dékan et la guerre terminée en moins de six mois. La domination des Anglais s’établissait à la cour d’Hyderabad. C’étaient eux qui régnaient dans le Dékan et dans le Carnate sous le nom de Mousafer-Singue. Ils auraient fini par nous chasser de l’Inde, car le soubab, ulcéré de notre refus d’alliance, nous aurait, à l’instigation des Anglais, déclaré la guerre. Notre défaite n’était pas douteuse, l’ennemi étant maître de toute la côte et du Dékan. Ou bien nous aurions méprisé l’alliance de Mousafer-Singue et pris parti pour Naser-Singue. C’eût été une faute colossale, après avoir refusé de secourir un souverain légitime, que de se ranger du côté de l’usurpateur. On n’en faisait pas moins la guerre, et dans quelles conditions ! après s’être retiré tous les avantages et les avoir de gaieté de cœur donnés à l’adversaire. Comment, en effet, résister aux Anglais et à Mousafer-Singue réunis ? Maîtres du Carnate, les alliés nous coupaient les vivres, et il nous fallait encore supporter l’effort de toutes les puissances de l’Inde, puisqu’en soutenant un prince mis au ban de l’empire, nous nous déclarions contre l’empereur lui-même. Mais les Anglais appuieraient-ils Mousafer-Singue ? Ce n’était pas douteux. Dupleix avait dans les mains une lettre de Saunders, le gouverneur de Madras, qui offrait à Mousafer-Singue deux mille hommes de troupe à chapeau, à la condition que le nabab donnerait à Anaverdikan le gouvernement de Pondichery, de Divy et de Saint-Thomé, et qu’il retirerait aux Français les terres entre Tévenapatam et Pondichéry. « Il était donc de l’intérêt de la Compagnie de donner secours à Mousafer-Singue, sinon il allait aux Anglais qui auraient établi leur puissance sur la nôtre. »

Dupleix, une fois sa résolution prise, écrivit aux directeurs pour leur exposer les motifs de l’intervention à laquelle il se décidait, et sans se préoccuper de la réponse, qui ne pouvait lui parvenir qu’après un an révolu, il forma un corps composé de quatre cents Français et de douze cents cipayes, avec six pièces de canon. Il en donna le commandement au comte d’Autheuil, officier déjà vieux, stratégiste médiocre, un peu lent à prendre son parti et n’ayant pas toujours des conceptions très-claires dans les préparatifs d’une opération, mais très-brave, très-résolu, très-lucide au feu. La petite armée française se mit en marche vers la fin de juillet 1749, pour effectuer sa jonction avec les deux princes alliés, Chanda-Saïb et Mousafer-Singue.

« Le détachement français, écrivait Dupleix à la Compagnie, est aux frais de Chanda-Saïd pour tout ce qui s’appelle vivres, transports, etc. Je n’ai pas cru que le prêt du soldat et les appointements des officiers fussent pour son compte. Payer là ou ici, la dépense est toujours la même chose pour la Compagnie, et ce secours paraît être donné avec plus de générosité.

« Tous les cipayes en général sont pour son compte, et avant le départ d’ici, les comptes depuis le 1er de mars ont été arrêtés. Il en a fait un billet payable aussitôt qu’il sera possible ; mais le but principal pour la Compagnie et la principale condition pour obtenir de moi ces avances et ces secours a été la cession pure et simple de Villenour avec quarante-quatre aldées qui en dépendent, et dont le revenu formera, avec le temps, un objet de plus de 20,000 pagodes de rente ; il ne monte actuellement qu’à 14,000 ou 15,000 pagodes. La fuite de la plupart des habitants, occasionnée par les vexations du gouvernement maure, l’a réduit à ce modique revenu. »

Chanda-Saïb, avec son instinct de la guerre, décida Mousafer-Singue à s’avancer vers Arcate, capitale du Carnate. D’Autheuil rejoignit, à environ dix lieues de cette ville, les troupes des deux nababs, fortes d’environ douze mille hommes. « Mousafer-Singue, qui n’avait jamais vu de troupes européennes et qui ne connaissait des Français que ce que la renommée en avait publié, se crut perdu en voyant si peu de monde et une si faible artillerie. Il ne s’imaginait pas que cette poignée de soldats pût le tirer d’affaire. Chanda-Saïb, qui connaissait la nation, tâcha de le rassurer, mais il n’y avait qu’une victoire qui pût nous donner du crédit auprès de ce prince ; elle ne tarda pas. » Les reconnaissances apprirent bientôt qu’Anaverdikan avait établi son armée proche le village d’Ambour, derrière un ruisseau dont les eaux s’épandaient dans la plaine en formant des marécages. Le camp s’appuyait sur une montagne inaccessible. Anaverdikan s’était fortement retranché. Le front qui longeait le ruisseau était bordé de tranchées et d’épaulements garnis d’une nombreuse artillerie, que dirigeaient des aventuriers européens.

La force de ces positions n’intimida pas les Français, placés au poste d’honneur, à l’avant-garde, face à l’ennemi. Leur ardeur était extrême. Et puis Dupleix, informé des dispositions prises par Anaverdikan, n’en donnait pas moins l’ordre de livrer bataille. D’Autheuil lança donc ses compagnies à l’attaque. Une grêle de boulets les arrêta. D’Autheuil reforma ses colonnes. À leur tête, il atteignait la base des retranchements, quand il tomba, blessé à la cuisse. On recula de nouveau. Le marquis de Bussy, un officier qui allait jouer un rôle considérable dans ces guerres, prit le commandement, et ramenant les hommes à l’assaut, escalada enfin les parapets, suivi de Chanda-Saïb et de ses Hindous. Ce fut un massacre ; l’ennemi ne résistait plus, malgré les efforts d’Anaverdikan, tué au moment où, comme un héros d’Homère, il provoquait Chanda-Saïb en combat singulier.

« Cette victoire inspira à Mousafer-Singue un respect singulier pour les Français. Lui et son armée avaient été simples spectateurs du combat. Dès lors, il forma le dessein de conquérir les États de Naser-Singue. Il disait hautement qu’avec cinq cents Français, il irait affronter le Grand Mogol dans Delhi. » Le soir de la bataille, qui avait eu lieu le 3 août, les deux nababs firent distribuer aux soldats français soixante-seize mille roupies. Quelques jours plus tard, on entrait à Arcate. Mousafer-Singue se proclamait soubab du Dékan et nommait Chanda-Saïb nabab du Carnate.

L’occupation d’Arcate effectuée, le premier acte de Mousafer-Singue fut de venir à Pondichéry s’incliner devant Dupleix. On le reçut avec pompe. Les troupes garnissaient les abords de la porte par où entra le nabab. Les canons tonnaient sur les bastions, qui avaient résisté aux boulets anglais. Les navires pavoisés lâchaient leurs bordées dans la rade. Dupleix, porté dans un riche palanquin, escorté des dragons de garde aux riches costumes, de soldats européens, dont l’uniforme imposait par sa sévérité, de cavaliers, d’artillerie et d’éléphants, alla au-devant de Mousafer-Singue. Dupleix n’épargna rien de ce qui pouvait frapper l’imagination de son hôte, qui sentit son respect augmenter à la vue de l’appareil royal entourant le gouverneur. Celui-ci profita aussitôt de cet état d’esprit du nabab pour lui imposer ses plans. Il crut avoir réussi.

Dupleix ne voulait rien entreprendre contre le Dékan avant d’avoir la possession incontestée du Carnate. Pour tenir cette province, il ne suffisait pas d’occuper Arcate, il fallait être établi à Trichinapaly et à Gingy, deux forteresses qui étaient comme les clefs de tout le pays. Pour Dupleix, Trichinapaly était la première ville à attaquer et à prendre. Méhémet-Ali, le dernier fils d’Anaverdikan, s’y était réfugié avec ses plus fidèles. Il fallait donc à tout prix s’emparer d’une citadelle qui pouvait devenir une base dangereuse dans les mains d’un envahisseur du Carnate, et il sautait aux yeux que Naser-Singue allait être cet envahisseur. Il avait une armée nombreuse, les trésors de son père, la rage de garder le Dékan. Verrait-il de sang-froid Mousafer-Singue régner à Arcate ? Il entrerait en campagne à bref délai. C’était donc une obligation de s’emparer de Trichinapaly.

Dupleix s’efforçait de convaincre Chanda-Saïb et Mousafer-Singue de la nécessité d’une telle conquête ; mais Chanda-Saïb, quoique officiellement reconnu par les Anglais comme nabab du Carnate, était inquiet du séjour prolongé de l’amiral Boscawen sur la côte. On connaissait à Pondichéry les intelligences qu’entretenait cet officier général avec Méhémet-Alikan. Chanda-Saïb, à toutes les objurgations de Dupleix, opposait la possibilité d’un débarquement des troupes anglaises, dont le résultat eût été de prendre à revers l’armée occupée au siège de Trichinapaly. Dupleix avait beau répéter et prouver que le gouverneur anglais de Madras ne laisserait point agir l’amiral, que chaque heure perdue éloignait d’une année la prise de Trichinapaly, cette ville où Chanda-Saïb devait avoir hâte de rentrer en vainqueur, après en être sorti comme prisonnier des Mahrattes, — il ne put triompher de l’entêtement des deux nababs, qui ne se décidèrent à marcher que le 1er novembre, après le départ de Boscawen.

Dupleix oublia aussitôt les soucis que la sottise de ses alliés lui avait causés ; il n’eut plus qu’une pensée : tout disposer pour le siège. Il avança aux deux princes cent mille roupies, leur donna un corps de 800 soldats français et de 300 africains, avec de l’artillerie de siège, sous le commandement de M. Duquesne. La victoire n’était pas douteuse ; il ne fallait que quelques jours d’une attaque bien conduite pour amener la chute de Trichinapaly.

Dupleix attendait donc assez tranquillement l’annonce de la capitulation de la dernière forteresse ennemie, quand il apprit que Chanda-Saïb et Mousafer-Singue, ayant gaspillé l’argent si généreusement avancé par lui, s’étaient, après avoir passé le Coleron, détournés de leur route, pour entreprendre le blocus de Tanjore, dans l’espoir de rançonner le rajah de cette ville, dont les richesses étaient légendaires. Dupleix entra en fureur ; il écrivit à Chanda-Saïb pour le sommer de renoncer à l’entreprise sur Tanjore et de reprendre au plus vite la marche vers Trichinapaly. Ce fut en vain. La cupidité des nababs était allumée, au point de leur faire perdre la raison. Ils méprisaient les sages conseils de Dupleix et se laissaient amuser par le rajah, qui réclamait du secours auprès de Naser-Singue et des Anglais.

La comédie diplomatique dura six semaines, pendant lesquelles Dupleix ne cessa point, tout en montrant aux deux nababs le péril où ils s’étaient mis, de réclamer ou l’abandon du siège ou une attaque de vive force sur la cité. Lassé enfin, il donna à Duquesne l’ordre de prendre la place d’assaut. Cette opération, exécutée le 29 décembre, eut un plein succès, et le rajah effrayé consentit à signer un traité qui donnait à Mousafer-Singue et à Chanda-Saïb la somme de sept millions de roupies et à la Compagnie française un territoire près de Karikal avec une rente annuelle ; mais le rusé Tanjorien, instruit des préparatifs de Naser-Singue, retarda par tous les moyens possibles le payement de la rançon. Quand il eut la certitude de l’entrée de Naser-Singue dans le Carnate, il refusa d’exécuter le traité. Les troupes des deux prétendants, à la nouvelle de l’approche de Naser-Singue et des nombreux bataillons qui le suivaient, se débandèrent épouvantées. Mousafer-Singue et Chanda-Saïd parvinrent à Pondichéry, honteux, démoralisés, abaissés, n’ayant autour d’eux qu’un ramassis confus de traînards, uniquement protégés par le contingent français, qui gardait à l’arrière-garde une fière contenance.

Cette campagne si hardiment commencée finissait donc par le revers le plus cuisant et le plus imprévu. Dupleix en ressentit l’amertume ; pendant quelques heures, sa colère, son indignation contre ses stupides alliés le dominèrent entièrement ; mais il n’était pas d’un tempérament à dissiper ses forces en récriminations inutiles quand le péril était proche, et jamais la situation n’avait été plus dangereuse.

Naser-Singue avait envahi le Carnate à la tête d’une armée de trois cent mille hommes. Il y entrait pour soutenir les droits du dernier Fils d’Anaverdikan, Méhémet-Ali, à qui il avait envoyé le paravana d’investiture de la nababie du Carnate. Ainsi chaque prétendant à la succession de Nizam el Molouck avait, à ses côtés, un candidat désigné pour le trône d’Arcate. Chose grave, Naser-Singue avait obtenu des Anglais un secours de huit cents soldats, commandés par un habile officier, le major Lawrence. Français et Anglais allaient donc se heurter sur les champs de bataille, alors que leurs deux pays étaient en paix. « La façon d’agir de ces gens-là, qui préfèrent à l’alliance du plus grand monarque celle d’un gueux de nègre, est inouï, disait Dupleix. Mais aussi comment résister à l’appât d’une somme de cent mille roupies, avec quoi Lawrence a jugé à propos de se boucher les yeux, tant sur l’intérêt de sa nation que sur l’atteinte formelle que des sujets aussi peu autorisés ont la hardiesse de donner aux alliances les plus solennelles ? Floyer a eu la bonne part. Lawrence s’est fait tirer l’oreille parce que la somme offerte n’était pas assez forte. Cope a aussi vigoureusement poussé à la roue. Ainsi deux sujets qui en Europe seraient tout au plus lieutenants ont l’audace de déclarer la guerre au roi de France. La chose est risible. » Point de forteresse pour arrêter la multitude qui s’avançait comme un tourbillon ; aucune barrière. À Pondichéry, deux mille Français et les troupes démoralisées de Chanda-Saïd, dont le nombre ne dépassait pas sept ou huit mille hommes. Allait-on revoir un nouveau siège ? Tout le monde jugeait notre établissement perdu. Dupleix seul garda le sang-froid.

À ses yeux, la question se posait ainsi : les Anglais allaient tout faire pour décider Naser-Singue à entreprendre l’attaque de Pondichéry. Naser-Singue hésiterait, tâtonnerait, ne se déciderait que lorsqu’il aurait la certitude qu’il n’y avait plus personne pour défendre ces remparts dont la solidité avait triomphé des efforts de Boscawen. Tant qu’un canon tonnerait sur un bastion, tant qu’une escouade française tiendrait la campagne, notre prestige resterait intact, et Naser-Singue se maintiendrait en dehors de notre ligne de feu, se contentant de ravager le Carnate, en cherchant à nous affamer.

Il n’y avait donc qu’un parti à prendre, jeter en avant de Pondichéry toutes nos forces disponibles. Ainsi, on en imposait à l’ennemi, on l’arrêtait, on le contraignait à prendre position, on empêchait toute attaque, et l’on était libre d’accepter ou de refuser le combat. On gagnait enfin du temps. Dès lors, il y avait des chances pour voir cette immense armée se fondre et se dissoudre. Dupleix comptait achever par la diplomatie l’œuvre de désorganisation ébauchée par ses armes.

Il rassembla tout ce qui était disponible, environ deux mille soldats européens et quelques milliers de cipayes, avec une artillerie relativement forte. Il en donna le commandement à d’Autheuil et l’envoya camper à Valdaour, à proximité de l’ennemi. Il ne redoutait pas le combat ; il était sûr qu’on dissiperait aussi facilement qu’à Saint-Thomé et à Ambour les masses ennemies ; mais il ne voulait pas fermer la porte à un accommodement que Naser-Singue lui-même proposait. Il avait des doutes justifiés sur la loyauté de ses alliés, qui n’étaient pas loin de conclure une paix séparée avec Naser-Singue et il écrivait à d’Autheuil le 26 février 1750 : « Vos craintes sont fondées sur nos alliés, et en ce cas je ne vois pas d’autre parti à prendre que celui de l’accomodement. La demande ne se fera pas de ma part. Vos nababs peuvent agir seuls, s’ils ne veulent pas marcher à l’ennemi. Tout ce que je puis faire sera de les protéger jusqu’à la conclusion du traité. Pourtant le parti le plus sûr, c’est de tomber sur l’ennemi ; votre artillerie seule est capable de le foudroyer… Vous avez plus de blancs que lui. La crainte que vous pouvez avoir au sujet de vos alliés est de même dans l’autre camp. »

Dupleix au fond ne demandait pas mieux que de commencer des pourparlers avec l’usurpateur. « Je reçois une lettre, écrivait-il à d’Autheuil, le 31 mars, de Chanda-Saïb. Il me fait part des propositions qu’on fait à lui et à Mousafer-Singue. À quoi je réponds qu’en particulier je n’ai pas de guerre avec Naser-Singue, que c’est pour leurs affaires propres que je suis engagé avec lui, et qu’ainsi je serai toujours content qu’ils puissent s’accorder avec lui, en sauvant autant qu’il sera possible mon honneur et celui de la nation ; que nos troupes sont auprès d’eux, soit pour se battre, soit pour leur faire obtenir par négociation ce qu’ils souhaitent. Dans l’instant je reçois votre lettre. Je n’ai autre chose à répondre que de se tenir fermement aux propositions que fait Mousafer-Singue. L’honneur de la nation, le bien de ces seigneurs, tout est à l’abri, et je ne souhaite autre chose. Aussi agissez en conséquence. Tâchez de vous trouver à toutes les conférences. S’il convient de traiter, vous tiendrez toujours votre armée et celle du nabab en état, car c’est dans ces circonstances-ci qu’il faut veiller plus attentivement. » Au fond, peu lui importait que le soubab s’appelât Mousa ou Naser. Ce qu’il voulait, c’était le tenir en sa puissance. C’eût été un coup de maître que d’obtenir, sans guerre, sans luttes, la cession du Carnate en faveur de Chanda-Saïb et d’une partie du Dékan en faveur de Mousafer-Singue. C’était gagner du temps et ruiner à la longue l’influence de Naser-Singue. Quelle serait la situation de ce dernier en face de Mousafer-Singue et de Chanda-Saïb, ou plutôt de nous-mêmes solidement établis dans les meilleures citadelles des régions soumises aux deux nababs, nos alliés ? Munis de bases d’opération aussi fortes, nous tenions Naser-Singue à notre discrétion.

Dupleix voulait encore le séparer des Anglais. Aucune idée politique n’inspirait ceux-ci : en prêtant leur appui à Naser-Singue, les chefs de la Compagnie britannique obéissaient aux sentiments d’une cupidité que les trésors du nabab pouvaient à peine assouvir, et à la haine qu’ils ressentaient pour la France. Ils ne voyaient pas encore clair dans le système de Dupleix. Il ne venait à la pensée d’aucun fonctionnaire anglais qu’on pût créer une sorte de Mairie du Palais à côté de cette royauté fainéante des nababs ; ils se contentaient du rôle de mercenaires dans l’armée de Naser-Singue. Ils voulaient uniquement nous créer des embarras et, en se vengeant de leurs défaites dernières, tirer un bon revenu des troupes devenues inutiles depuis la paix et dont l’entretien pesait lourdement sur les finances de la Compagnie.

Était-ce une œuvre chimérique que de chercher à brouiller Naser-Singue avec ses auxiliaires ? Dupleix ne le croyait pas. Il pensait qu’on arriverait à lui prouver que notre désir le plus cher, c’était de voir la concorde régner entre les trois prétendants qui se disputaient la succession de Nizam el Molouck. Ne pouvait-on pas s’entendre ? Le Dékan et le Carnate n’étaient-ils pas assez grands pour satisfaire toutes les ambitions ? La politique de Dupleix consistait à se poser en arbitre, en juge des prétentions des trois princes ; ainsi il les dominait encore mieux. Quant aux Anglais, l’important, c’était de les battre dans une ou deux rencontres ; nous n’aurions pas de peine alors à faire renvoyer ces auxiliaires, dépouillés de tout prestige. Dupleix entama, sous le couvert des nababs, ses alliés, une négociation avec Naser-Singue. Celui-ci, ambitieux sans moyens, aimant le pouvoir surtout pour les jouissances matérielles qu’il donne, sans talents militaires, sans vues politiques, sans bravoure, ivrogne et débauché, rusé et stupide, au fond avait peur. Dupleix spéculait là-dessus, et, tout en négociant avec Naser-Singue, il pressait d’Autheuil d’agir, de marcher en avant.

« Le soldat français, lui écrivait-il, ne vaut que pour l’offensive. Il s’impatiente et se gâte dans l’inaction. Vous n’ignorez pas l’avantage de celui qui attaque. Tâchez donc d’en profiter. Vous savez que les gens de ce pays sont aisés à surprendre. Donnez-leur alerte dès la plus petite pointe du jour… Quelle opinion a-t-on de ce Lawrence ? A-t-on oublié l’affaire d’Ariancoupan, celle d’Ambour, où trois cents braves gens ont su forcer l’ennemi retranché avec autant de canons qu’il en a à présent ? Vous n’aviez alors que cinq ou six pièces. »

Le général allait enfin se conformer aux ordres du gouverneur, quand les Anglais ne gardèrent plus aucun ménagement. Ils dirigèrent un feu de mousqueterie et de canons sur les troupes françaises, campées en face de leurs quartiers. C’était eux qui prenaient ainsi l’odieux de l’agression. D’Autheuil envoya un parlementaire au camp anglais, pour demander si nous étions en guerre et pourquoi ils tiraient sur nous. Leur réponse fut une rodomontade. D’Autheuil ordonna alors à l’artillerie d’ouvrir le feu ; le bombardement fut si vif que l’armée de Naser-Singue recula d’une lieue. Un boulet passa près de celui-ci, qui eut peur, descendit de son éléphant et s’enfuit assez loin, après avoir tout fait pour décider les Anglais à se jeter sur nos troupes. Il ne put les amener à sortir du camp. Cette circonspection piqua au vif le soubab ; il méprisa ses auxiliaires, ne voulut plus les voir et se retourna vers Dupleix, qui demandait pour Mousafer-Singue Adony, Raschpour, avec quelques territoires, et le Carnate pour Chanda-Saïb, ainsi que la confirmation des concessions accordées par Mousafer-Singue à la Compagnie. Il réclamait en outre Mazulipatam et l’île de Divy.

Les conférences renouées se succédaient régulièrement, et les affaires prenaient une bonne tournure, quand une mutinerie éclata dans le corps d’officiers de l’armée française. La moitié de ceux-ci étaient animés d’un détestable esprit. On les recrutait mal ; ils n’avaient pas le sentiment du devoir. Leur unique ambition, c’était de s’enrichir. Tous ceux qui n’avaient pas fait partie de l’armée de Duquesne se plaignaient de ne pas avoir eu leur part des trésors du rajah de Tanjore. Au fond, ils avaient peur de l’immense multitude qui campait devant eux. Leurs conciliabules leur montèrent encore la tête. Ils décourageaient le soldat par leurs cris.

Dupleix, inquiet, prit le parti décrire directement à Naser-Singue et de faire quelques faibles concessions, afin d’en finir. Puis il envoya Bury pour apaiser cette panique. C’était un homme peu fait pour accomplir un acte d’énergie ; quoique major général de l’armée, il n’obtint rien des mutins. Dans les premiers jours d’avril, ceux-ci, au nombre de quatorze, vinrent signifier à d’Autheuil qu’ils avaient pris le parti de retourner à Pondichéry, parce qu’il était absurde de vouloir résister à Naser-Singue. D’Autheuil n’épargna ni les prières ni les menaces pour ramener ces poltrons au sentiment du devoir militaire. Il leur montra l’infamie d’une désertion devant l’ennemi. Pour toute réponse, ils lui remirent en masse leur démission. Ils se retirèrent dans la nuit.

Le même jour, Naser-Singue avait reçu la lettre de Dupleix. Après en avoir pris lecture, il avait réuni les principaux seigneurs de son armée et leur avait soumis les propositions du gouverneur, en ne dissimulant pas sa joie, que tous les assistants partagèrent. On décidait de cesser les hostilités, quand la nouvelle de la révolte des officiers arriva à Naser-Singue. La conférence se dispersa pour courir aux armes.

D’Autheuil était dans le plus cruel embarras ; il n’avait autour de lui qu’une dizaine d’officiers restés fidèles. La démoralisation faisait de rapides progrès parmi les troupes, qu’on n’avait pu soustraire à l’influence des mutins. Il craignit de se voir abandonné du soldat et se décida à une prompte retraite. Il partit le 4 avril à deux heures du matin, après avoir informé Dupleix de son mouvement en arrière. Celui-ci aurait voulu qu’on restât en face de l’ennemi ; mais il était trop tard pour rien empêcher. « Que puis-je vous dire, lui écrivait-il, puisque ma lettre ne peut vous parvenir qu’en route ?… Tout ce que je vous demande, c’est de vous arrêter sur les terres de Villenour, qui sont à la Compagnie. Peut-être que les Anglais n’oseront pas venir vous y attaquer. »

Et parlant des mutins : « Il est surprenant qu’il se trouve des âmes aussi basses dans le monde. Faut-il que de mauvaises têtes soient la cause de la ruine de nos affaires ! » D’Autheuil opéra sa marche rétrograde dans un ordre parfait ; Chanda-Saïb s’établit à l’arrière-garde avec sa cavalerie et se distingua.

Aux premières lueurs du jour, d’Autheuil fut assailli par plus de vingt mille cavaliers. Lui et les officiers restés fidèles se multiplièrent, enlevèrent les soldats. On forma le carré, et tout en continuant à marcher, on repoussa les attaques par un feu extrêmement vif. Un chef mahratte, Morari-Rao, entra dans un carré et n’en sortit que par miracle. Les charges répétées de Chanda-Saïb permirent à nos colonnes exténuées de reprendre haleine. On arriva enfin, après dix heures de luttes incessantes, sous le canon des redoutes qui environnaient Pondichéry. On se comptait ; les pertes étaient relativement faibles. On respirait, quand on apprit une nouvelle désastreuse : pendant la retraite, Mousafer-Singue, soit qu’il nous crût perdus, soit qu’il crût à la sincérité de Naser-Singue, était en toute hâte monté sur son éléphant et, accompagné d’une centaine d’hommes, s’était, comme un insensé, livré à Naser-Singue. Ce fait constituait un revers politique d’une extrême gravité. Dupleix ignorait encore l’étendue du péril. Quand un messager affolé s’était précipité dans son cabinet en lui annonçant la désertion des officiers et leur arrivée aux portes de la ville, il ne s’était pas alarmé outre mesure. « Tout pouvait se réparer, disait Dupleix, avec la ferme volonté de maintenir une discipline rigoureuse. » Son premier acte, c’était de se porter aux avancées de la ville avec ses gardes et des troupes éprouvées, fidèles, pour empêcher les rebelles d’entrer dans Pondichéry et d’y répandre la contagion de leur lâcheté. Il les faisait arrêter aussitôt et conduire au fort.

L’émotion était déjà des plus vives dans la cité. On connaissait le refus de service des officiers ; on ne les blâmait point, tant les forces de Naser-Singue paraissaient redoutables. Les habitants préparaient leur fuite ; des bruits absurdes circulaient ; on annonçait l’arrivée des Mahrattes. Dupleix, par le calme de son attitude, la légèreté de ses propos, l’énergie de ses discours, rassurait tout le monde. Il savait que d’Autheuil, énergique et prudent, se replierait en bon ordre et ne laisserait pas entamer ses troupes. Réorganisées, avec de nouveaux officiers, on les ramènerait au feu, et en quelques jours on reprendrait le terrain perdu. Il n’en doutait pas.

Le lendemain, d’Autheuil, couvert de poussière, noir de poudre, lui racontait les péripéties de la retraite et lui annonçait, les larmes aux yeux, la folle reddition de Mousafer-Singue. Dupleix fut accablé de ce coup imprévu.

Il avait échafaudé toute son œuvre sur Mousafer-Singue, et celui-ci disparaissait. Quel parti allait prendre Naser-Singue ? Le doute était le sentiment le plus antipathique à Dupleix ; selon son expression, l’incertitude le tuait. Et malgré son génie, il ne pouvait prévoir les extrémités où Naser-Singue se laisserait entraîner. Un caprice, un accès de fureur amené par l’excitation du raki, c’en était assez pour détruire les combinaisons du politique gouverneur de Pondichéry. Naser-Singue avait fait jeter son rival en prison. Se contenterait-il de le garder derrière les murs d’une forteresse ? donnerait-il l’ordre de le mettre à mort ? Peut-être la tête de Mousafer-Singue était déjà tombée.

Dupleix, pendant de longues heures, resta enfermé, sans vouloir recevoir personne, plein de soucis, de douleur et de rage, « abîmé dans l’unique préoccupation de savoir comment on se tirerait d’affaire ». Il saisit enfin sa harpe et lança dans l’air les notes d’une symphonie passionnée et furieuse, qui était comme le reflet de l’état de son âme. Sa femme entra alors. Elle lui apprit que Mousafer-Singue était vivant, qu’un grand nombre de seigneurs du parti de Naser-Singue montraient de vives sympathies pour le prince vaincu, que ce mouvement d’opinions en avait imposé à l’usurpateur, qui paraissait très-éloigné d’un attentat à la vie de son rival. À ces nouvelles, Dupleix releva la tête ; rien n’était désespéré, puisqu’il restait un point d’appui. Dans une conversation entrecoupée de retours de fureur contre les officiers rebelles, « ces lâches qui lui avaient brisé la victoire dans la main », il indiqua le parti auquel il s’arrêtait, la conduite qu’il allait tenir. Selon lui, il ne fallait rien céder. Abandonner la plus légère prétention, c’était se déclarer entamé, vaincu. Plus nous nous courberions, plus Naser-Singue relèverait la tête. Il fallait en rester sur les propositions formulées avant la mutinerie des officiers, car Mousafer-Singue prisonnier n’en était pas moins le petit-fils de Nizam el Molouck ; ses droits n’étaient pas éteints. Il était toujours le soubab reconnu, désigné par l’empereur de Delhi. Il n’avait fait la guerre à Naser-Singue que par ordre du Grand Mogol. Pour les grands seigneurs hindous, c’étaient là des vérités incontestables. La sympathie qu’ils montraient pour l’infortune du prince prisonnier pouvait, après une ou deux défaites de Naser-Singue, se changer en enthousiasme ; rien de plus fréquent dans l’Inde et ailleurs.

Dupleix connaissait les Hindous ; il savait qu’avec de la patience et de la fermeté, on vient toujours à bout d’eux, et il se décidait à caresser et à effrayer Naser-Singue, « à mettre un gant de velours sur une main de fer ».

« J’ai des troupes et point d’officiers. J’en ferai », disait-il. Et le 20 avril, il donna à Beausset et à de Larche, ses envoyés près de Naser-Singue, l’ordre de ne pas faiblir dans les négociations et de réclamer, en les indiquant comme les points principaux d’entente possible, la mise en liberté de Mousafer-Singue, la restitution d’Adony et de Raschpour, la nababie d’Arcate confiée à Chanda-Saïb ou à Mousafer-Singue. Il leur envoya des instructions très-détaillées, très-complètes, où tout était prévu, calculé avec un art merveilleux pour tromper le soubab, le tenter, le fasciner, l’épouvanter tour à tour.

« … Le nabab doit être fort irrité contre son neveu, leur écrivait-il ; mais à dire vrai, la faute de ce que celui-ci a fait ne doit pas lui être tout à fait imputé. L’empereur lui a donné l’ordre d’agir ; c’est en conséquence de ses ordres qu’il a agi. Si on trouve grande la faute de s’être conformé aux ordres d’un maître, ce même maître ne pourra-t-il pas aussi reprocher à Naser-Singue ce qui se passe aujourd’hui, et ne serait-ce pas d’une bonne politique d’apaiser le prince en rendant à ce jeune homme une liberté perdue pour avoir obéi aux ordres d’un maître ? Plus la faute est grande, plus le pardon a de mérite. Et à qui accorderait-il ce pardon ? À son neveu, au fils de sa sœur aînée, au petit-fils du nizam. Ces titres seuls exigent la plus grande attention de sa part et encore plus la réputation qu’une telle action lui donnera dans le monde entier, la satisfaction en outre d’obliger une nation comme la nôtre, qui, en même temps qu’elle s’intéresse comme elle le doit à la liberté de Mousafer-Singue, s’oblige à ne le soutenir jamais en quelque façon que ce soit contre le seigneur Naser-Singue. Au contraire, ce service, que nous regardons comme rendu à nous-mêmes, nous met dans le cas de lui offrir nos forces pour le soutenir envers et contre tous… Les Anglais pourraient prendre le parti de se retirer. Aussitôt que vous en aurez connaissance, il convient que vous fassiez offre à Naser-Singue, de ma part, de lui fournir le double et le triple des soldats que les Anglais lui ont amené, s’il juge en avoir besoin pour son retour jusqu’aux Gâths. Je crois que cette offre lui fera plaisir, car on assure que les Mahrattes viennent à grandes journées, ce qui l’inquiète fort. Vous sentez bien que l’offre de nos troupes ne pourra s’effectuer que lorsqu’on sera convenu des articles principaux, qui sont la délivrance de Mousafer-Singue, ses terres rendues, et la nababie d’Arcate à lui ou à Chanda-Saïb. »

Il leur enjoignit d’insister fortement sur ces faits, que si Mousafer-Singue disparaissait, sa famille ne s’éteindrait pas en même temps ; que les deux enfants mâles du prince vaincu étaient à Pondichéry ; que la France les considérait comme ses fils à elle, et n’hésiterait point à bouleverser l’Inde pour les remettre en possession de leurs principautés. Il recommanda à ses plénipotentiaires d’annoncer comme imminente l’ouverture des hostilités et de se répandre en discours attristés sur les malheurs qui allaient fondre sur le Carnate et le Dékan, livrés aux furies d’une guerre dont on ne pouvait que trop prédire la longue durée. Il leur prescrivit enfin de nouer des relations avec les grands seigneurs qui entouraient l’usurpateur. « Il y a là, disait-il, des jalousies à exciter, des haines mal endormies à réveiller. Si l’on sait jouer, d’ici à peu nous verrons sur le champ de bataille de grosses défections. Favorisez-les. »

Dupleix lui-même écrivait à Naser-Singue ; il lui envoyait des présents, et spéculant sur l’ivrognerie bien connue de celui-ci, il lui faisait parvenir force bouteilles de la meilleure eau-de-vie de Cognac. Cependant, les négociations n’avançaient pas ; Naser-Singue ne pouvait se décider à relâcher son prisonnier. Il traînait en longueur, promettait tout pour le lendemain, et le lendemain, c’était à recommencer.

Au fond, l’attitude de l’ennemi provenait autant et peut-être plus de l’indécision que de la perfidie ; mais la politique de Naser-Singue n’en avait pas moins un effet délétère : ces retards, ces pourparlers interminables faisaient sourire les Hindous, flattés dans leur orgueil national par la supériorité de leur diplomatie. Ils ne se doutaient pas qu’en réalité c’étaient les Français qui sortaient vainqueurs de ces entrevues. Nos ambassadeurs avaient en effet réussi à semer les germes d’un complot qui devait plus tard coûter à Naser-Singue la couronne et la vie ; mais toutes ces manœuvres restaient secrètes ; on ne voyait que notre insuccès apparent. Notre prestige s’en allait peu à peu, et Dupleix voulait à tout prix le maintenir. Il fallait donc démontrer de nouveau que nos troupes n’avaient perdu ni la vigueur ni l’intrépidité dont elles avaient fait preuve à Saint-Thomé et à Ambour ; mais Dupleix n’était pas d’avis de risquer une action générale au lendemain de la désertion des officiers, alors que de nouveaux chefs tenaient à peine le soldat encore ébranlé ; il estimait que le succès d’un coup de main audacieux pouvait aussi bien épouvanter l’ennemi que le gain d’une bataille. Il rompit les négociations, et le 27 avril donna l’ordre à d’Autheuil de distraire de son armée un petit corps de trois cents hommes, et d’en confier le commandement à de La Touche. Il régla lui-même tous les détails de l’opération. La Touche devait partir de nuit et, dérobant sa marche, surprendre les Hindous endormis, mettre le camp à feu et à sang, et se retirer à l’aube, alors que la terreur serait au comble chez l’ennemi. La Touche s’acquitta très-bien de sa mission. Il lança ses troupes à travers les tentes de l’armée indienne, tuant avec la baïonnette tout ce qui dormait, écrasant de sa mousqueterie tout ce qui fuyait, tout ce qui tentait de se rallier. Les lueurs naissantes du jour lui montrèrent toute l’étendue de la victoire.

L’immense armée de Naser-Singue s’éparpillait dans toutes les directions. Le soubab, réveillé au début de l’alerte, avait à la vue des éclairs de la fusillade, dont les détonations se percevaient plus distinctes, abandonné son éléphant de combat pour sauter sur un cheval et s’élancer à toute vitesse sur la route d’Arcate, sans même penser à réclamer le secours des Anglais, dont les quartiers étaient à l’opposé de l’attaque. Il gagna la ville d’une traite, croyant à tout moment sentir la main des Français sur son dos. Cependant de La Touche, conformément à ses instructions, se repliait sur l’armée de d’Autheuil, pendant que les Anglais mécontents regagnaient le fort Saint-David.