Du vert au violet/Latone et Niobé

Du Vert au VioletAlphonse Lemerre, éditeur (p. 135-137).

LATONE ET NIOBÉ



Λάτω καὶ Νιόβα μάλα μὲν φίλαι ἦσαν ἔταιραι.
Ψάπφα.
Latô et Nioba étaient de très tendres compagnes.
Psappha.


Au temps crépusculaire qui précéda la naissance de la Lune et du Soleil, vivaient côte à côte deux petites vierges adolescentes, aux seins à peine fleuris, Latone blonde comme l’hiver, Niobé brune comme l’automne. Les yeux bleus de Latone contenaient tout le bleu de l’espace, les yeux noirs de Niobé toutes les ténèbres.

Elles erraient étroitement enlacées ; dans les forêts profondes, leurs lèvres se cherchèrent parfois et parfois se refusèrent, doucement épouvantées. L’ardeur de leur amitié hésitait au seuil inconnu du désir. Elles erraient, également belles, également insouciantes, lorsqu’elles entendirent un soupir semblable au chuchotis du vent dans les feuillages. Et, levant leurs regards, elles virent se pencher sur elles une Hamadryade dont les yeux verts étaient embrumés de larmes.

Et les deux petites vierges levèrent sur elle leurs regards remplis du même étonnement candide.

« Enfants, leur dit-elle, (et sa voix ressemblait aux frôlements légers des feuillages,) je pleure sur l’inégalité de vos destins. Car, Toi, Latone, tu seras la compagne et l’égale des Dieux éternels. Et tes flancs glorieux enfanteront la Lune et le Soleil. La Lune, vierge pâle aux vêtements verts et bleus, dardera sans pitié ses rayons mortels pareils à des flèches d’argent. Et le Soleil implacable percera l’ombre et le silence de ses rayons mortels pareils à des flèches d’or. Tous deux, ils seront très beaux et très cruels, et les hommes les adoreront. Et Toi, leur mère, tu ruisselleras de toute leur clarté et de toute leur gloire. »

Elle s’interrompit, en gémissant ainsi que le vent qui sanglote à travers les branches des grands chênes.

« Mais toi, Niobé, tu sens déjà gronder en ton être la colère et l’orgueil des Titans affamés de justice et assoiffés de puissance, en toi gronde la révolte magnanime des Géants.

« Et toi-même, défiant la tyrannie des Dieux qui oppriment l’univers, tu secoueras leur joug, et vous vous dresserez contre eux, toi et tes enfants prédestinés.

« Ton ressentiment n’épargnera point la blonde compagne, la joie et la douceur de ton enfance, car elle partagera la splendeur insolente des Olympiens, et méritera, comme eux, l’éclair de tes yeux indignés et la clameur vengeresse de ta voix puissante.

« Mais tu seras vaincue dans la lutte inégale, ô Révoltée, et la stupeur d’une angoisse surhumaine te rendra semblable aux rochers éternellement immobiles dans leur méditation fixe, aux rochers hautains et dont le silence exprime une immuable rancune et une immuable douleur… »

Elle se tut, ainsi que le vent du soir se tait dans les feuillages. Latone et Niobé se regardèrent, épouvantées, voyant déjà se dresser entre elles la volonté des Dieux.