DU SCEPTICISME
DE PASCAL.

SECONDE PARTIE.[1]

Qu’est-ce que le jansénisme ? Une plume habile s’est chargée d’en retracer l’histoire ; il nous suffira d’en rappeler les principes et d’en marquer le caractère général.

On peut dire aujourd’hui toute la vérité sur le jansénisme. Le père Annat et le père Letellier ne sont pas là pour nous entendre et porter nos paroles à l’oreille de Louis XIV. Port-Royal n’est plus. La charrue a passé sur le saint monastère ; ses ruines mêmes auront bientôt péri. Nous les visitions, il y a peu de jours, une carte fidèle à la main, et c’est à grand’peine si nous pouvions reconnaître quelques-uns de ces lieux vénérables. Le temps n’a pas respecté davantage l’esprit qui les anima. Une tradition languissante subsiste à peine dans deux humbles congrégations vouées au service des enfans et des pauvres. Quelques frères de Saint-Antoine, quelques sœurs de Sainte-Marthe, voilà ce qui reste de ce grand peuple de Port-Royal, qui jadis remplissait les ordres religieux, les parlemens, les universités. À Paris, dans un coin du faubourg Saint-Jacques et du faubourg Saint-Marceau, trois ou quatre familles nourrissent un culte obscur pour ces illustres mémoires : on y parle entre soi, avec respect et recueillement, des vertus et des infortunes de la mère Angélique, de sa sœur et de sa nièce : on y prononce presque à voix basse les grands noms de M. Arnauld et de M. Pascal ; on fait en secret des vœux pour la bonne cause ; on déteste les jésuites, et surtout on en a peur. Chaque jour emporte quelques-unes de ces ames qui ne se renouvellent plus. Port-Royal est tombé dans le domaine de l’histoire. Nous pouvons donc le juger avec respect, mais avec liberté. Et d’ailleurs, nous aussi nous avons appris à son école à préférer la vérité à toutes choses ; et puisqu’aujourd’hui on s’arme de ce grand nom pour attaquer ce qui nous est la vérité, et la première de toutes les vérités, à savoir le pouvoir légitime de la raison et les droits de la philosophie, c’est Port-Royal lui-même qui, au besoin, nous animerait à le combattre : à défaut de sa doctrine, son exemple est avec nous dans la lutte que nous soutenons.

Disons-le donc sans hésiter : le jansénisme est un christianisme immodéré et intempérant. Par toutes ses racines, il tient sans doute à l’église catholique ; mais par plus d’un endroit, sans le vouloir ni le savoir même, il incline au calvinisme. Il se fonde particulièrement sur deux dogmes, déjà bien graves en eux-mêmes, qu’il exagère et qu’il fausse dans la théorie et dans la pratique : je veux parler des dogmes du péché originel et de la grace. En touchant à cette matière épineuse, je m’efforcerai d’être aussi court que le soin de la clarté le permettra.

Le nom de Port-Royal demeure attaché au problème de la grace qui a tant agité le XVIIe siècle ; mais il est impossible de discerner en quoi gît l’erreur de Port-Royal sur la grace, si l’on ne remonte à la source mal connue de cette erreur.

Le dogme de la grace se rapporte à celui du péché originel. C’est parce que la nature humaine a subi dans son premier représentant une corruption plus ou moins profonde, qu’elle a besoin d’une réparation, et d’une réparation proportionnée à sa corruption : à ce vice de la nature le remède nécessaire est la grace surnaturelle de Jésus-Christ. Ces deux dogmes étant étroitement liés, l’un des deux ne peut être altéré sans que l’autre ne le soit également et dans la même mesure. Supposez que dans le berceau du monde la corruption de la nature ait été peu de chose, l’intervention de la grace sera presque superflue. Supposez, au contraire, que la corruption ait été entière, que les deux parties essentielles de la nature humaine, la raison et la volonté, soient radicalement viciées et absolument incapables, celle-ci d’apercevoir le bien et celle-là de l’accomplir, il faut de toute nécessité que la grace intervienne d’autant plus énergiquement, puisqu’il s’agit, non plus de secourir et de fortifier l’homme, mais en réalité de créer un homme nouveau, en substituant à la raison une lumière surnaturelle et à la volonté une force étrangère. L’église catholique, gardienne et interprète de la foi chrétienne, s’est constamment placée entre ces deux extrémités. L’église a décidé que par le péché originel la nature humaine est réellement déchue, qu’ainsi la raison et la volonté ont perdu le pouvoir qu’elles avaient originairement reçu, ce pouvoir souverain et infaillible qui faisait d’Adam une créature presque angélique, capable d’apercevoir toutes les vérités à leur source même et d’accomplir le bien sans aucun effort. L’église a décidé en même temps que par le péché originel la nature n’était pas à ce point déchue que la raison fût devenue absolument incapable du vrai et la volonté du bien, du moins dans l’ordre des vérités et des vertus naturelles. L’église prévenait ainsi les deux erreurs contraires dans la matière de la grace. Et là encore elle a porté ces deux décisions, conformes aux deux premières : 1o que la grace est nécessaire pour révéler à l’homme les vérités et les vertus de l’ordre surnaturel, sans lesquelles il n’y a point de salut ; 2o que la grace vient au secours de la nature sans la détruire, qu’elle n’éteint pas la lumière naturelle, mais l’éclaire et l’agrandit, et que la liberté humaine subsiste entière, avec les œuvres qui lui sont propres, sous les impressions de la grace[2].

Sur tous ces points, Port-Royal a excédé la doctrine catholique. En outrant la puissance du péché originel, il s’est condamné lui-même à outrer celle de la grace réparatrice.

Nous l’avons dit bien des fois[3] : le génie du jansénisme est le sentiment dominant, non pas seulement de la faiblesse, mais du néant de la nature humaine. Depuis la chute d’Adam, la raison et la volonté sont par elles-mêmes radicalement impuissantes pour le vrai et pour le bien. L’homme ne possède d’autre grandeur et il ne garde d’autre ressource que le sentiment même de son impuissance, et celui de la nécessité d’un secours surnaturel. Ce secours surnaturel, c’est la grace, et non pas cette grace universelle qui a été donnée à tous les hommes, et qui si souvent est convaincue d’insuffisance, mais cette grace particulière et choisie qui, pour être vraiment suffisante, doit être efficace par elle-même, c’est-à-dire irrésistible[4]. Elle opère en nous en étouffant la lumière naturelle sous la lumière incréée, et en mettant ses impressions victorieuses à la place des langueurs de notre volonté. C’est elle qui nous fait penser et agir, ou plutôt c’est elle qui pense et agit en nous : elle suscite la pensée de l’action, elle inspire la force qui l’exécute, et nos œuvres sont ses œuvres.

Tel est le système janséniste, mêlé de vérité et d’erreur. Par son côté vrai, c’est la doctrine catholique, qui n’est point ici en cause ; par son côté faux, ce n’est qu’une théorie particulière qui tombe sous notre examen. Port-Royal est un grand parti dans l’église ; mais, après tout, ce n’est qu’un parti, ce n’est point l’église elle-même, car l’église l’a condamné.

Ce qu’il y a d’essentiellement faux dans la grace janséniste, c’est qu’elle ôte toute vertu à la lumière naturelle, comme toute efficacité à la volonté. La grace chrétienne ajoute ses lumières et ses impressions vivifiantes à la raison et à la liberté humaine : elle les épure et les fortifie, elle ne les efface point ; loin de les créer, elle les suppose ; elle ne crée pas, elle féconde ; elle ne s’applique pas au néant, mais à un germe divin qu’elle dégage et qu’elle développe. Sa vertu singulière est de produire une foi que la lumière naturelle ne produit point, la foi aux vérités surnaturelles. Mais ce n’est point elle seule qui enseigne à l’homme la liberté, le devoir, la distinction du bien et du mal, du juste et de l’injuste, la spiritualité de l’ame, la divine Providence : sans la grace, la lumière naturelle peut enseigner tout cela, et elle l’a enseigné manifestement dans tous les siècles. Selon l’église, la raison naturelle est une première révélation qui a déjà sa puissance. Pour le jansénisme, cette première révélation demeure absolument stérile sans le secours d’une révélation nouvelle et particulière.

Comme dans la doctrine catholique toutes les vérités se tiennent, de même toutes les erreurs ont leur enchaînement dans la théorie janséniste. La grace y doit être victorieuse et invincible, parce que la corruption de la nature humaine y est entière, parce qu’un tel mal exige un remède héroïque, et que du néant de la nature Dieu seul peut tirer la vérité, la vraie justice et la vraie vertu. Le principe du néant de la nature humaine a encore une autre conséquence, et une conséquence également nécessaire, le néant du mérite de nos œuvres. Elles appartiennent à la grace quand elles sont bonnes ; le péché seul est à nous, parce que le péché vient de la nature corrompue. De là ce tremblement perpétuel de la créature humaine, incertaine si c’est bien en elle la grace qui opère ou l’esprit propre et la lumière naturelle ; de là des austérités excessives, un ardent et sombre ascétisme, le monde converti en une thébaïde et en un calvaire, la fuite des plaisirs les plus innocens, l’impatience de la vie et l’invocation de la mort, et, en attendant, le continuel effort de mourir à la vie de la nature et de ne laisser subsister en soi que celle de la grace ; de là une immense humilité et un immense orgueil, l’une qui se tire du sentiment de notre néant propre, l’autre du sentiment de l’action de Dieu en nous ; de là encore l’attachement le plus opiniâtre à nos pensées, comme nous venant de Dieu même, avec un courage merveilleux, capable de résister, au nom de Dieu, à toutes les puissances de la terre, même à la première de toutes, celle du saint-siége ; de là, en un mot, une grandeur incomparable et des excès de toute sorte dans la doctrine et dans la conduite : excès et grandeur mêlés ensemble, se soutenant et périssant ensemble, parce qu’ils partent du même principe, le néant de la nature et la force unique, mais invincible, de la grace. Séparer, dans Port-Royal, la grandeur de l’excès, le bien du mal, le vrai du faux, retrancher l’un, retenir l’autre ; vaine entreprise ! Tout ici tient au même esprit, tout vient du même fond. Tempérer Port-Royal, c’est l’anéantir. Laissons-lui donc sa grandeur et ses défauts : honorons-le, mais sans superstition. Reconnaissons dans Port-Royal les hautes qualités qui le recommandent à la vénération des siècles, la droiture, la conséquence, l’intrépidité, le dévouement ; mais reconnaissons aussi que deux qualités plus éminentes encore lui ont manqué : le sens commun et la modération, c’est-à-dire la vraie sagesse.

Le jansénisme ainsi défini, que lui pouvait être la philosophie ? En vérité, d’après ce qui précède, il est à peine besoin de le dire. Le jansénisme et la philosophie s’excluent évidemment. Selon le jansénisme, la grace peut tout, la nature ne peut rien, et la raison naturelle, destituée de la lumière de la grace, erre au milieu d’insurmontables ténèbres. La philosophie, au contraire, comme nous l’avons dit, est établie sur ce fondement que l’homme, même en son état actuel, possède une faculté de connaître, limitée mais réelle, et capable, bien dirigée, de parvenir aux vérités naturelles de l’ordre moral aussi bien qu’aux vérités de l’ordre physique[5]. Comme il y a une géométrie, une physique, une astronomie, etc., de même et au même titre il y a ou il peut y avoir une psychologie, une logique, une morale, une théodicée, c’est-à-dire d’un seul mot une philosophie. Les sciences physiques s’appuient sur l’expérience sensible ; la philosophie s’appuie sur les sens à la fois et sur la conscience : les données et par conséquent les procédés diffèrent ; mais les données sont également solides, les procédés également rigoureux, et le principe commun que les sciences physiques et la philosophie reconnaissent est la raison naturelle librement et régulièrement cultivée. Aux yeux du jansénisme, toutes les sciences humaines, et particulièrement les sciences morales, la philosophie à leur tête, ne sont que des chimères, filles de l’impuissance et de l’orgueil ; la seule science véritable est celle du salut, dont l’impérieuse condition est l’intervention surnaturelle de la grace, de la grace à la fois gratuite et irrésistible. Le jansénisme va jusque-là, ou il n’a pas toute sa portée ; il ne peut donc accepter la philosophie que par une inconséquence manifeste.

Et d’où peut venir l’inconséquence ? De la faiblesse soit du caractère, soit de la logique. Mais la logique de Pascal était à la hauteur de son caractère passionné et obstiné. Il faut choisir entre le jansénisme et la philosophie. Pascal avait choisi, et d’un choix trop ferme pour s’écarter jamais du but marqué et chanceler sur la route.

Pascal, nous l’avons vu, est sceptique déclaré en philosophie ; maintenant il est évident qu’il ne pouvait pas ne pas l’être. Examinez de nouveau, à la lumière de la théorie janséniste qui vient d’être exposée, les endroits du livre des Pensées où le scepticisme se montre sous sa forme, ce semble, la plus hardie, et, loin d’y trouver des paradoxes, vous y reconnaîtrez les principes avoués et l’esprit de Port-Royal. Pascal dit et répète qu’il n’y a nulle certitude naturelle. Qu’y a-t-il là d’étonnant, je vous prie ? C’est le contraire qui serait à Pascal la nouveauté la plus insoutenable. Car qui lui pourrait donner la certitude ? Une raison toute corrompue et qui, sans la grace, est radicalement impuissante. Il n’y a nulle preuve naturelle de l’existence de Dieu : Dieu ne se révèle à nous ni par les merveilles de la nature ni par les merveilles de la conscience. Rien de plus simple, si depuis la chute d’Adam les sens et la conscience sont des miroirs infidèles. Avant Jésus-Christ, l’homme ne pouvait savoir où il en était. Assurément, car avant Jésus-Christ il était condamné à l’erreur et au vice. Depuis Jésus-Christ, l’homme, il est vrai, peut connaître et lui-même et son auteur : mais comment ? Par la grace, et par la grace seule. Si l’homme en effet, par ses moyens naturels, pouvait arriver à connaître l’homme et Dieu, la grace, entendez toujours la grace janséniste, serait superflue. Il ne faut pas cela, à tout prix ; il faut donc soutenir que sans la grace l’homme ne peut savoir de Dieu non-seulement quel il est, mais qu’il est. Ce n’est ni la raison ni le sentiment, nulle lumière naturelle, c’est le feu[6] de la grace qui fait pénétrer dans le cœur de l’homme la certitude, l’idée de la grandeur de l’ame et l’idée de Dieu. Le Dieu qui nous apparaît alors n’est pas le Dieu des savans et des philosophes ; c’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. L’homme n’est pas capable de la vraie vertu par l’emploi légitime de sa liberté naturelle ; mais il le peut devenir par la transfiguration de cette liberté en une puissance divine qui agit en nous, souvent malgré nous, et dont les œuvres ne nous appartiennent pas. Détruire l’homme naturel, l’abêtir[7], c’est-à-dire lui ôter cette raison et cette liberté dont il se vante comme d’un privilége, le remettre aveugle et soumis entre les mains de la grace de Jésus-Christ et du directeur qui le représente[8], tel est le seul moyen de le conduire à la vérité, à la vertu, à la paix, au bonheur. Cela étant, évidemment la philosophie ne vaut pas une heure de peine, et la mépriser, c’est vraiment philosopher.

Pascal a été et il devait aller jusque-là ; il devait pousser jusqu’à cette extrémité les principes qu’il avait embrassés, ou il aurait cru les abandonner : il eût été à ses propres yeux un disciple pusillanime de la grace.

Quand on a ainsi pénétré dans le cœur du jansénisme, on ne peut s’empêcher de sourire en voyant les efforts des modernes partisans de Pascal pour le défendre de l’accusation de scepticisme. Mais cette accusation, c’est son honneur : c’est votre défense qui lui serait une accusation d’infidélité aux deux grands principes du néant de la nature humaine et de la toute-puissance de la grace. Pour ces deux principes, Pascal et sa sœur auraient donné volontiers un peu plus que tous les systèmes de philosophie : ils auraient été heureux de donner leur sang. Faibles esprits, qui ne connaissez ni Port-Royal ni le XVIIe siècle ! vous ne vous doutez pas que vos outrageantes apologies enlèvent à Port-Royal son vrai caractère, et au pénitent de M.  Singlin, au frère de Jacqueline, ce trait merveilleux de superbe et d’ironie à l’endroit de la raison et de la philosophie, et en même temps d’absolue soumission entre les mains de la grace, qui font de Pascal un homme à part dans Port-Royal même, et le mettent, quant au jansénisme, bien au-delà de Nicole et même d’Arnauld.

Chose admirable ! dans Port-Royal, Saint-Cyran excepté, les plus rigides en fait de doctrine n’ont pas été les hommes, mais les femmes, non pas les ecclésiastiques, mais les laïques, non pas Nicole et Arnauld, mais Domat et Pascal. Dans l’affaire capitale du formulaire[9], les femmes, Jacqueline à leur tête, étaient d’avis de tout braver plutôt que de signer le contraire de ce qui leur paraissait la vérité. Elles ne signèrent que par déférence pour ceux qui gouvernaient Port-Royal ; et Jacqueline succomba, trois mois après la fatale signature, sous les scrupules et les angoisses de sa conscience. Dans une assemblée qui se tint chez Pascal, celui-ci proposa de résister[10]. La grace janséniste lui était devenue la vérité tout entière, le premier et le dernier mot du christianisme. Pour elle, il fut d’avis de tout hasarder, même Port-Royal. Mais il n’y allait pas seulement de Port-Royal, il y allait de la discipline ecclésiastique et de l’unité de l’église. Pascal et sa sœur ne reculèrent pas devant cette extrémité. Cette jeune femme, qui n’avait pas trente-six ans, osa dire à un docteur, à M. Arnauld, avec une hauteur et une véhémence dignes de son frère ou de Démosthènes : « Je ne puis plus dissimuler la douleur qui me perce jusqu’au fond du cœur de voir que les seules personnes à qui il semblait que Dieu eût confié sa vérité, lui soient si infidèles que de n’avoir pas le courage de s’exposer à souffrir, quand ce devrait être la mort, pour la confesser hautement… Je sais bien qu’on dit que ce n’est pas à des filles de défendre la vérité, quoi qu’on pût dire, par une telle rencontre du temps et du renversement où nous sommes, que puisque les évêques ont des courages de filles, les filles doivent avoir des courages d’évêques. Mais si ce n’est pas à nous à défendre la vérité, c’est à nous à mourir pour la vérité… Que craignons-nous ? Le bannissement pour les séculiers, la dispersion pour les religieuses, la saisie du temporel, la prison, et la mort, si vous voulez ? Mais n’est-ce pas notre gloire, et ne doit-ce pas être notre joie ? Renonçons à l’Évangile, ou suivons les maximes de l’Évangile, et estimons-nous heureux de souffrir quelque chose pour la justice. Mais peut-être on nous retranchera de l’église ? Mais qui ne sait que personne n’en peut être retranché malgré soi, et que, l’esprit de Jésus-Christ étant le seul qui unit les membres à lui et entre eux, nous pouvons bien être privés des marques, mais non jamais de l’effet de cette union, tant que nous conserverons la charité[11]. » Et sur ce fondement, Pascal et sa sœur proposaient de tenir ferme, de refuser toute signature, et, s’il le fallait, de désobéir à l’autorité canonique des évêques et du saint-siége ; parti violent qui eût séparé ouvertement Port-Royal de l’église catholique, et qui pourtant n’était qu’une fidélité extrême à la doctrine de la grace. Nicole et Arnauld ne se piquèrent pas de tant de rigueur ils ne voulurent pas pousser la conséquence jusqu’au schisme ; mais, pour cela, ils furent contraints de biaiser un peu entre la sincérité et la prudence. La grande Mme Angélique se réjouit de mourir dans cette terrible rencontre, pour ne pas signer et ne pas refuser de signer. L’autorité d’Arnauld entraîna Port-Royal ; mais, si Saint-Cyran eût été là, la logique l’eût sans aucun doute emporté sur la politique, et Dieu sait ce qui serait arrivé.

On peut dire qu’il en fut à peu près de la philosophie, à Port-Royal, comme du formulaire. L’esprit et les principes de Port-Royal étaient contraires à la philosophie ; mais elle avait pour elle les habitudes et l’ascendant de deux hommes éminens.

Parcourez les ouvrages de ces Messieurs, les mémoires, les relations, les lettres et tout ce qui reste de Port-Royal, vous y trouverez partout la condamnation de toute curiosité qui s’écarte du seul objet légitime, le salut, et le mépris déclaré de toutes les sciences purement humaines, et particulièrement de la philosophie. Sacy n’est pas le plus haut représentant de Port-Royal ; mais il en est, à mon gré, l’expression la plus calme, la plus pure, la plus vraie. Il n’exagère aucun des principes du jansénisme, mais il les possède et les professe tous avec une modération assurée et en quelque sorte avec une douceur inflexible. Or, demandez à Fontaine l’opinion de Sacy sur le cartésianisme et la philosophie : Fontaine vous dira qu’il blâmait fort ses deux illustres amis de leur attachement à la philosophie nouvelle[12]. « Souriant doucement quand on lui parlait de ces choses, il témoignait plus plaindre ceux qui s’y arrêtaient qu’avoir envie de s’y arrêter lui-même… Il disait que M. Descartes était à l’égard d’Aristote comme un voleur qui venait tuer un autre voleur et lui enlever ses dépouilles… Dieu, disait-il, a fait le monde pour deux choses, l’une pour donner une grande idée de lui, l’autre pour peindre les choses invisibles dans les visibles. M. Descartes détruit l’un et l’autre… Au lieu de reconnaître les choses invisibles dans les visibles, comme dans le soleil, qui est le dieu de la nature, et de voir en tout ce qu’il produit dans les plantes l’image de la grace, il prétend au contraire rendre raison de tout par de certains crochets qu’ils se sont imaginés. Je les compare à des ignorans qui verraient un admirable tableau, et qui, au lieu d’admirer un tel ouvrage, s’arrêteraient à chaque couleur en particulier, et diraient : Qu’est-ce que ce rouge-là ? de quoi est-il composé ? C’est de telle chose ou c’est d’une autre… Ces gens-là cherchent la vérité à tâtons ; c’est un grand hasard s’ils la trouvent. » Telles étaient les dispositions générales et véritables de Port-Royal envers le cartésianisme et la philosophie. Aussi, quand M. Singlin envoya son nouveau et illustre pénitent à Port-Royal-des-Champs, ce fut, dit Fontaine[13], « afin que M. Arnauld lui prêtât le collet pour les sciences, et que M. de Sacy lui apprît à les mépriser. » Pascal se forma promptement à cette école, et parvint bientôt où en était Sacy ; mais, de l’humeur dont il était, il ne se contenta pas de mettre de côté la philosophie, il la foula aux pieds. Et, ici encore, l’exact logicien, les principes de Port-Royal admis, ç’a été Pascal ; Nicole et Arnauld furent encore une fois pour le sens commun et l’inconséquence. Pourquoi ? Par bien des raisons qu’il serait trop long de faire connaître. Marquons-en brièvement quelques-unes.

D’abord Pascal avait toute l’ardeur d’un néophyte. Converti à la fin de 1654, mort au milieu de 1662, dans ce court intervalle rempli par les grandes luttes des Provinciales, par des maux cruels et une agonie de près de deux années, Pascal, né avec une humeur bouillante[14], une force et une rigueur d’esprit encore accrues par les habitudes de la méthode géométrique, s’élança vite à toutes les extrémités de la grace janséniste ; et trop convaincu, trop intrépide pour séparer la pratique de la théorie, dès qu’il eut embrassé la grace de Jésus-Christ, il ne connut, il ne suivit qu’elle. Pour elle, il eût donné son sang dans la question du formulaire : il fit plus, il fit de sa vie entière une mort continue ; il mourut à tout sentiment de plaisir, même le plus innocent[15], et quand il sentit s’approcher la dernière heure, pour mieux ressembler à Jésus-Christ, il demanda avec la plus vive instance d’aller rendre l’ame dans un hôpital et sur le grabat des pauvres malades. Dans la pratique comme dans la théorie, le caractère propre de Pascal est celui d’une conséquence inflexible pour les autres et pour lui-même ; et en même temps il joignait à cette énergie naturelle l’ame la meilleure et l’esprit le plus fin. Il y avait en lui à la fois de l’enfant, du bel-esprit, du héros et du fanatique. Il ne prenait et ne faisait rien à demi. Or, quand on pousse l’attachement à un principe jusqu’à lui sacrifier toutes les douceurs de la vie, il n’en coûte guère d’y ajouter la philosophie. Et en vérité, de la part de Pascal, ce dernier sacrifice n’avait pas un très grand mérite.

La philosophie s’appelait alors le cartésianisme. Pascal possédait parfaitement de cette grande philosophie la partie mathématique et physique, mais il s’était à peu près arrêté là. Moitié sévérité d’esprit, moitié défaut d’étendue, Pascal n’aspirait pas à des vues universelles sur la nature. C’était sans doute un moyen assuré d’éviter bien des erreurs, mais par là aussi il a manqué la plus grande gloire : il n’a point placé son nom parmi ceux des Galilée, des Descartes, des Newton et des Leibnitz. Il faisait partie d’une petite société de gens d’esprit et de mérite où il était à la mode de dénigrer Descartes et de l’attaquer par ses mauvais côtés, par exemple, la matière subtile et quelques autres hypothèses, ce qui était assez facile, sans rien mettre à la place, ce qui était plus facile encore. De temps en temps, Descartes appliquait de rudes leçons au plus téméraire de cette petite société, l’emporté et jaloux Roberval[16]. Dans l’affaire de la pesanteur de l’air, il y eut entre Pascal et Descartes un démêlé encore mal éclairci, où Pascal, qui adorait la gloire, eut au moins le tort d’oublier un peu trop le nom de Descartes parmi ceux qui avaient pu le mettre sur la voie de ses célèbres expériences[17]. C’étaient deux génies entièrement opposés et très peu faits pour se comprendre. L’un, essentiellement créateur, invente sans cesse et partout des principes nouveaux ; il embrasse et domine toutes les parties des connaissances humaines ; il aspire au système du monde, il l’atteint presque[18]. L’autre excelle dans les procédés scientifiques et dans la solution accomplie de problèmes particuliers. Pascal a perfectionné et fixé à jamais la langue de la raison, mais c’est Descartes qui l’a trouvée. La tête de Pascal n’est pas moins forte que celle de Descartes, mais elle est moins ample. Livré de bonne heure à l’étude des mathématiques et de la physique, on ne voit pas que Pascal ait jamais donné une grande attention à la philosophie proprement dite. Il ne paraît ni dans sa vie ni dans ses ouvrages aucune trace d’études métaphysiques. Il avait lu sans aucun doute la Méthode et les Méditations, et il en avait retenu le grand principe de la pensée, comme signe et preuve de l’existence. Mais Roberval lui-même n’avait pas osé repousser ce principe[19] ; il était manifestement dans saint Augustin, et, en l’admettant, Pascal n’avait fait que suivre l’opinion générale. La logique seule l’occupa sérieusement, et encore, dans la logique, la définition qui appartient aux mathématiques autant qu’à la philosophie. Platon et Aristote lui sont inconnus, les scholastiques encore plus, s’il est possible ; les deux seuls philosophes qu’il connaisse bien et dont il est évidemment imbu, c’est Montaigne, avec son disciple Charron, c’est-à-dire deux sceptiques. Le scepticisme préparait merveilleusement les voies au dogme terrible du néant de la nature humaine ; et d’un autre côté ce dogme appelait et confirmait le scepticisme. Quand la grace pénétra dans l’esprit de Pascal, le trouvant vide de toute grande doctrine philosophique, elle l’envahit aisément tout entier : c’est dans l’abîme du pyrrhonisme que la foi janséniste vint le surprendre, et, au lieu de l’en tirer, elle l’y enchaîna.

Il n’en fut pas, il n’en pouvait pas être ainsi de Nicole et d’Arnauld. L’un et l’autre possédaient un fond d’études et de connaissances philosophiques, qui résistèrent à l’action du jansénisme.

Nicole avait étudié avec distinction la philosophie à l’Université de Paris. Il y fut reçu maître ès-arts en 1644. Arrêté dans sa carrière théologique et ecclésiastique par les troubles qu’excitèrent en Sorbonne les cinq propositions célèbres de M. Cornet, lié de bonne heure avec Port-Royal, où il avait deux tantes religieuses, dont l’une, la mère Marie des Anges Suireau, avait été abbesse et réformatrice de Maubuisson, et mourut abbesse de Port-Royal en 1658, il enseigna plusieurs années aux Granges les belles-lettres et la philosophie. Son cours de logique est le fond du livre qui fut composé plus tard dans une circonstance particulière et publié sous le titre de la Logique, ou l’art de penser[20]. Ce livre est à la fois d’Arnauld et de Nicole[21]. Il est tout pénétré de cartésianisme. On y combat à tout propos le pyrrhonisme, ainsi que la philosophie fondée sur la maxime que toute idée tire son origine des sens. On y professe le principe cartésien, que nous avons une idée naturelle, claire et certaine de l’ame et de Dieu. Les deux excellens discours préliminaires sont de la main de Nicole. Le premier, le plus important, est presque entièrement consacré à la réfutation du scepticisme et à l’apologie de la philosophie. J’en suis bien fâché pour Pascal, mais voici comment Nicole traite ses chers pyrrhoniens : « Le pyrrhonisme, dit-il, n’est pas une secte de gens qui soient persuadés de ce qu’ils disent, mais c’est une secte de menteurs[22]. » Montaigne est pris à partie et très malmené. Si j’avais à indiquer la meilleure réponse au livre des Pensées, je désignerais la logique de Port-Royal. J’y ajouterais le beau Discours contenant en abrégé les preuves naturelles de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’ame[23]. Il parut en 1670, un peu après les Pensées ; et on dirait que Nicole avait en vue les argumens sceptiques de Pascal, lorsqu’il écrivait les lignes suivantes : « Je suis persuadé que ces preuves naturelles ne laissent pas d’être solides… Il y en a d’abstraites et de métaphysiques, et je ne vois pas qu’il soit raisonnable de prendre plaisir à les décrier ; mais il y en a aussi qui sont plus sensibles, plus conformes à notre raison, plus proportionnées à la plupart des esprits, et qui sont telles qu’il faut que nous nous fassions violence pour y résister… Quelque effort que fassent les athées pour effacer l’impression que la vue de ce grand monde forme naturellement dans tous les hommes, qu’il y a un Dieu qui en est l’auteur, ils ne sauraient l’étouffer entièrement ; tant elle a des racines fortes et profondes dans notre esprit. Il ne faut pas se forcer pour s’y rendre, mais il faut se faire violence pour la contredire… La raison n’a qu’à suivre son instinct naturel pour se persuader qu’il y a un Dieu. » Un peu plus tard, en 1671, dans le premier volume des Essais, au traité de la faiblesse de l’homme, Nicole parle de Descartes en des termes qui contrastent fort avec ceux de Pascal et de Sacy : « On avait philosophé trois mille ans durant sur divers principes. Il s’élève dans un coin de la terre un homme qui change toute la face de la philosophie, et qui prétend faire voir que tous ceux qui sont venus avant lui n’ont rien entendu dans les principes de la nature. Et ce ne sont pas seulement de vaines promesses ; car il faut avouer que le nouveau venu donne plus de lumières sur la connaissance des choses naturelles, que tous les autres ensemble n’en avaient donné. » Sans doute, quand des théologiens étourdis appliquèrent à tort et à travers le cartésianisme à l’explication des saints mystères, entre autres de l’Eucharistie, Nicole, comme Arnauld, comme Bossuet lui-même, poussa un cri d’alarme[24] dans le sein de ses amis ; mais il n’en demeura pas moins publiquement fidèle aux principes de toute sa vie. On conçoit donc que, dans la révision des Pensées manuscrites de Pascal, il ait fortement appuyé l’avis d’Arnauld de retrancher les superbes insultes partout adressées à Descartes et à la raison naturelle, et d’effacer le plus possible le scepticisme qui domine dans les Pensées. Et encore, malgré tant de suppressions, malgré tous les adoucissemens et même les changemens pratiqués, jamais les Pensées ne plurent à Nicole. Autant il admire et travaille à répandre les Provinciales, autant il reste froid à l’égard des Pensées, interprète en cela du sentiment unanime de ses plus illustres contemporains. J’ai déjà fait la remarque[25] qu’au XVIIe siècle nul philosophe, nul théologien célèbre n’a loué ni même cité les Pensées. On cherche en vain un seul mot sur ce livre dans Fénelon, dans Malebranche, dans Bossuet, et même dans l’immense correspondance d’Arnauld. Pour Nicole, il dissimulait assez mal le peu de cas qu’il en faisait. Un jour, M. de Sévigné lui ayant communiqué une lettre de Mme de Lafayette, qui contenait ce singulier éloge des Pensées : « C’est méchant signe pour ceux qui ne goûteront pas ce livre, » Nicole, tout circonspect et même timide qu’il était, eut le courage de braver cet anathème et de confesser son opinion. Mais d’abord remarquez, je vous prie, cet enthousiasme pour les Pensées, sortant de la société de M. de Larochefoucauld, dont Mme de Lafayette n’est ici que le secrétaire. L’auteur des Maximes approuve fort l’auteur des Pensées. Je le crois bien, en vérité. Quand on a dit soi-même que tout se réduit à l’amour-propre et à l’égoïsme, et que le reste n’est qu’hypocrisie, on doit certes applaudir de toutes ses forces à un ouvrage qui vient au secours de ce beau principe, en établissant qu’il n’y a ni morale ni religion naturelle, et que les lois, les vertus, les principes les plus autorisés ne reposent que sur la fantaisie et sur la mode. Cet accord entre Larochefoucauld et Pascal n’est ni surprenant ni fort édifiant : à mon sens, il est accablant pour Pascal. Après le silence désapprobateur de ses égaux, il ne lui manquait plus que le suffrage intéressé de ce triste personnage, bel esprit chagrin, courtisan désappointé et malade, qui n’a pas craint de se donner lui-même et l’expérience d’une vie d’intrigue pour l’exemplaire et l’histoire de l’humanité. La réponse de Nicole à M. de Sévigné est si peu connue, et elle fait si bien pour notre cause, que nous la donnons en abrégé[26].

« Après ce jugement si précis que Mme de la F. porte que c’est méchant signe pour ceux qui ne goûteront pas ce livre, nous voilà réduits à n’en oser dire notre sentiment, et à faire semblant de trouver admirable ce que nous n’entendons pas. Elle devait au moins nous instruire plus en particulier de ce que nous y devons admirer, et ne se pas contenter de certaines louanges générales, qui ne font que nous convaincre que nous n’avons pas l’esprit d’y découvrir ce qu’elle y découvre, mais qui ne nous servent de rien pour le trouver… Vous ne sauriez empêcher que quiconque m’avertit de ma bêtise, sans me donner le moyen de la diminuer, ne me fasse un peu de dépit… Pour vous dire la vérité, j’ai eu jusqu’ici quelque chose de ce méchant signe. J’y ai bien trouvé un grand nombre de pierres assez bien taillées et capables d’orner un grand bâtiment, mais le reste ne m’a paru que des matériaux confus, sans que je visse assez l’usage qu’il en voulait faire. Il y a même quelques sentimens qui ne me paraissent pas tout-à-fait exacts, et qui ressemblent à des pensées hasardées que l’on écrit seulement pour les examiner avec plus de soin. Ce qu’il dit, par exemple, tit. XXV, 15, que le titre par lequel les hommes possèdent leur bien n’est, dans son origine, que fantaisie, ne conclut rien de ce qu’il en veut conclure, qui est la faiblesse de l’homme, et que nous ne possédons notre bien que sur un titre de fantaisie… Ce qu’il dit au même endroit, no 17, touchant les principes naturels, me semble trop général… Il suppose, dans tout le discours du divertissement ou de la misère de l’homme, que l’ennui vient de ce que l’on se voit, de ce que l’on pense à soi, et que le bien du divertissement consiste en ce qu’il nous ôte cette pensée. Cela est peut-être plus subtil que solide… Le plaisir de l’ame consiste à penser, et à penser vivement et agréablement. Elle s’ennuie sitôt qu’elle n’a plus que des pensées languissantes… C’est pourquoi ceux qui sont bien occupés d’eux-mêmes peuvent s’attrister, mais ne s’ennuient pas. La tristesse et l’ennui sont des mouvemens différens… M. Pascal confond tout cela. Je pourrais vous faire plusieurs autres objections sur ses Pensées, qui me semblent quelquefois un peu trop dogmatiques, et qui incommodent ainsi mon amour-propre, qui n’aime pas à être régenté si fièrement. »

Et savez-vous le secret de ce goût très médiocre de Nicole pour les Pensées ? C’est que ce livre est l’expression la plus forte du jansénisme, et qu’à dire vrai Nicole n’était guère janséniste. Il s’était laissé engager dans ces querelles, un peu par conviction, beaucoup par ses amitiés, surtout par une antipathie sincère et constante pour les jésuites. Il était bien plutôt un de leurs adversaires qu’un vrai disciple de Port-Royal. Il n’avait pas connu Saint-Cyran ; il n’avait jamais senti la main de cet homme extraordinaire qui osa regarder en face Richelieu et lui tenir tête ; qui, du fond de son cachot de Vincennes, avec quelques billets, gouvernait souverainement Port-Royal ; qui décida de la destinée d’Arnauld, et exerçait sur tout ce qui l’approchait un ascendant irrésistible ; doux et humble dans la forme, comme son ami saint François de Sales, mais au fond ardent, inflexible, extrême. La seule grande influence que Nicole ait subie est celle d’Arnauld. Il l’admirait et l’aimait, et mit volontiers au service de ses desseins son élégante latinité, sa plume modérée et facile ; mais il se permettait de choisir parmi les doctrines de son illustre ami. Comme lui, il repoussait la morale relâchée des jésuites, plus fausse en effet et tout autrement dangereuse que l’austérité excessive de Port-Royal ; il avait horreur du probabilisme, qui ruine toute certitude et toute obligation morale ; il détestait par dessus tout l’esprit d’intrigue et de persécution de la Société, mais il était un partisan assez tiède de la grace janséniste. Son historien garde un silence officieux sur sa conduite dans l’affaire du formulaire. La vérité est qu’il y joua un grand rôle, qu’il tint tête à Pascal et à Domat[27], et encouragea fortement Arnauld dans sa résistance aux folies héroïques où Pascal voulait entraîner Port-Royal. Aussi, dès ce moment, Nicole devint suspect au parti. Après avoir suivi Arnauld dans l’exil, il se lassa vite de la vie d’émigré, et finit même par se prononcer contre la grace particulière en faveur de la grace universelle. C’était à peu près désavouer le jansénisme.

Arnauld était à la fois et plus janséniste et plus philosophe que Nicole, et il demeura l’un et l’autre, avec une constance égale, jusqu’à la fin de sa longue carrière.

En mesurant cette carrière déjà si grande, on peut juger par ce qu’a fait Arnauld ce qu’il aurait pu faire en de meilleures circonstances, et sans la fatale rencontre qui égara d’abord sa destinée. C’est Saint-Cyran qui perdit Port-Royal, en y mettant une doctrine particulière ; c’est Saint-Cyran qui perdit Arnauld, en le détournant des grandes voies de l’église gallicane pour le jeter dans un sentier environné de précipices. La nature l’avait fait pour être l’égal de Bossuet, l’éloquence à part bien entendu, et il n’a été qu’un chef de parti. Il avait reçu tous les attributs du génie, la simplicité, la force, la grandeur, l’étendue, avec une facilité et une fécondité inépuisables. L’invention lui manquait un peu, comme à Bossuet ; mais, comme Bossuet aussi, il la remplaçait par une rectitude presque infaillible. Dans sa jeunesse, il avait fait des études profondes d’où pouvait sortir un grand géomètre[28], un grand théologien et un grand philosophe. Il possédait même plusieurs parties du grand écrivain, un ordre sévère, une clarté éminente ; point d’imagination, il est vrai, mais de l’esprit et de l’ame, souvent même de beaux mouvemens. Tant et de si rares qualités ont avorté, ou du moins n’ont pas porté tous leurs fruits, faute d’une culture réglée et paisible. Sans cesse occupé à diriger un parti, s’oubliant lui-même, dédaignant la gloire, ne pensant qu’à l’intérêt de la vérité, toujours errant d’asile en asile et ne sachant pas où le lendemain il reposerait sa tête, Arnauld a passé toute sa vie les armes à la main : il a dispersé ses forces en mille écrits de circonstance, au lieu de les rassembler sur quelque ouvrage immortel. Il a semé çà et là des traits et même des pages admirables, mais il n’a pu connaître cet art patient de la composition et du style, ce soin assidu de la beauté de la forme qui seul conduit un livre à la perfection et à la postérité. Arnauld a donc manqué le premier rang en tout genre, excepté dans la controverse. Là Bossuet lui-même ne lui est point supérieur. Il serait injuste aussi de ne lui pas accorder une place très élevée en philosophie.

Arnauld, comme Nicole, avait étudié la philosophie dans un des colléges de l’Université de Paris. Entré en Sorbonne, il y prit successivement tous ses degrés avec un grand éclat. Son étude favorite fut celle de saint Augustin, où il puisa comme un avant-goût des principes de Descartes et de ceux de Port-Royal. Aussi, dès que parut, en 1637, le Discours de la Méthode avec les trois grands ouvrages de physique et de mathématiques qui s’y rapportent, Arnauld reconnut en quelque sorte la philosophie qu’il cherchait, qui même était déjà dans sa pensée. De 1639 à 1641, pendant deux années consécutives, il fit lui-même en Sorbonne, dans le collége du Mans, un cours régulier et complet de philosophie. On assure que de ce cours sortirent plusieurs élèves distingués qui introduisirent l’enseignement d’Arnauld dans l’Université de Paris[29]. Mais la trace la plus sûre qui nous en reste est la thèse trop peu connue qu’il fit soutenir en 1641 : elle contient plus d’une proposition bien digne d’être remarquée, et l’esprit qui y règne se retrouve presque tout entier dans les écrits postérieurs d’Arnauld[30]. Dans le même temps, il écrivait cette célèbre consultation sur les Méditations, où le disciple de saint Augustin accepte sans réserve et la méthode et tous les grands principes de Descartes, la preuve de l’existence personnelle tirée de la pensée, la démonstration de la distinction de l’ame et du corps, et celle de l’existence de Dieu par l’idée de l’infini. Depuis, Arnauld n’a pas cessé d’être un cartésien déclaré, comme Bossuet. Il y a vraiment une analogie merveilleuse entre les opinions philosophiques de ces deux grands hommes. Tous deux sont cartésiens, sans préjugés comme sans faiblesse : au plus fort de la persécution, disons tout, au milieu des fautes du cartésianisme, ils eurent le courage de l’avouer encore en séparant ses principes des applications téméraires et insensées qu’on en faisait. Tous deux partaient de la ferme distinction des vérités naturelles et des vérités surnaturelles, et la philosophie leur paraissait aussi légitime et aussi assurée dans l’ordre naturel que la foi chrétienne dans l’ordre des vérités révélées. Ils se montrèrent les constans adversaires de l’épicuréisme de Gassendi et du scepticisme de Montaigne et de Huet. Ce fut Arnauld qui introduisit et s’efforça d’accréditer le cartésianisme à Port-Royal. Il est l’auteur de la quatrième partie de la Logique, où domine la méthode de Descartes. Lorsqu’en 1663 la censure romaine mit à l’index les Méditations, cette incroyable injustice ne l’arrêta point. En 1669, il fit retrancher des Pensées ce qui était trop ouvertement favorable au scepticisme et à Montaigne, et contraire à Descartes et à la philosophie[31]. En 1675[32], il composa un admirable mémoire pour éclairer le parlement de Paris, qui allait rendre un arrêt contre la doctrine de Descartes. Enfin, dans sa grande controverse avec Malebranche, il rappela souvent son brillant et obstiné adversaire à la solide méthode et aux principes de leur commun maître. Jamais dans l’esprit d’Arnauld ni le jansénisme ne fit plier la philosophie, ni la philosophie n’altéra le jansénisme. La grace et la raison y avaient jeté de bonne heure de si profondes racines, qu’elles s’y soutenaient pour ainsi dire à côté l’une de l’autre, chacune par sa force propre, se rencontrant sans pouvoir s’accorder, comme aussi sans pouvoir se détruire.

Arnauld occupe une telle place dans Port-Royal, qu’on a étendu naturellement à tous les doctes solitaires ce qui appartient à lui seul. Parce qu’Arnauld était cartésien, on en a conclu que tous ces Messieurs l’étaient aussi. La conclusion n’est nullement fondée. Si Port-Royal ne put venir à bout du cartésianisme d’Arnauld, il n’est pas moins vrai qu’Arnauld ne put séduire Port-Royal au cartésianisme. Il avait beau présenter Descartes sous le manteau de saint Augustin : le philosophe paraissait toujours et épouvantait Port-Royal. Arnauld entraîna Nicole et le duc de Luynes[33] ; mais tout le reste demeura froid ou ennemi. Il faut voir dans Fontaine quel scandale excitait dans la sainte maison ce goût nouveau et inouï pour la philosophie[34]. Sacy en gémissait, et tout le monde pensait comme Sacy. Pendant quelque temps on n’osa pas se plaindre ouvertement. Arnauld possédait une autorité immense ; il était prêtre et docteur ; il avait été confesseur de Port-Royal ; il était le frère et l’oncle des trois personnes les plus illustres et les plus vénérées, la mère Angélique, la mère Agnès, la mère Angélique de Saint-Jean ; toute sa famille peuplait en quelque sorte Port-Royal ; il était le chef avoué, la lumière et l’ame du parti. Et pourtant des signes de révolte éclataient de loin en loin. Le duc de Liancourt, personnage à tous égards si considérable, rompait quelquefois en visière à l’illustre docteur. Les choses en vinrent au point que vers l’année 1680 on prit la résolution de faire un dernier effort pour enlever Arnauld à la philosophie. Un de ses amis les plus intimes, le théologal d’Aleth, M. du Vaucel, composa un véritable manifeste intitulé : Observations sur la Philosophie de Descartes[35]. Là, du Vaucel se plaignait qu’Arnauld compromît Port-Royal en donnant à penser que Port-Royal était cartésien, tandis qu’il n’y avait de cartésiens parmi eux qu’Arnauld et Nicole. Il déclarait qu’au lieu de défendre Descartes contre les jésuites, il fallait s’unir aux jésuites contre Descartes. Il se prononçait avec force et netteté en faveur du livre que le père Valois, sous le pseudonyme de Delaville, venait de publier contre le cartésianisme au nom de la Société. Sainte-Marthe, un des plus purs jansénistes, approuva du Vaucel. On écrivit à Paris pour obtenir l’adhésion de Sacy. On l’obtint, mais dans les termes que comportaient la douceur et l’humilité de cet homme excellent. Il avoua qu’il n’était pas aussi philosophe que son oncle, et il le suppliait de songer moins à la philosophie et de consacrer sa plume à la seule piété. En dépit de ces efforts concertés, Arnauld, comme Bossuet, demeura jusqu’à la fin fidèle à Descartes et à la philosophie.

On le voit : Arnauld philosophe ne représente point Port-Royal ; loin de là, il le contredit ; il suit son propre génie et les habitudes de toute sa vie. C’est Sacy vers 1650, c’est Pascal vers 1660, c’est du Vaucel en 1680, qui sont les véritables interprètes de Port-Royal. Pascal avait compris d’abord et hautement exprimé l’absolue incompatibilité de la grace janséniste et de la philosophie. Le pieux théologal, en répétant ce qu’avait dit l’auteur des Pensées, obéissait à un instinct tout aussi sûr que le génie lui-même, à cet instinct des partis qu’il ne faut pas mépriser parce qu’il est souvent le sentiment intime de leur principe. Tout le parti se reconnut dans du Vaucel et se joignit à lui. Arnauld demeura seul, d’autant plus admirable dans son attachement à la philosophie ; mais le titre même de l’admiration que sa fermeté inspire, est la sérieuse opposition qu’il rencontra de bonne heure, qu’il ne put vaincre, et à laquelle il résista pendant quarante années.

En résumé, il est, je pense, bien démontré que Port-Royal, fondé sur le double principe du néant de la nature humaine et de la puissance unique de la grace, ne pouvait admettre ni le cartésianisme ni aucune philosophie, et qu’ainsi, comme nous l’avions annoncé[36], Pascal janséniste, et janséniste conséquent, devait être tel que le peignent les Pensées, un chrétien mélancolique, un sceptique de génie, qui, rejetant toute raison naturelle, toute morale naturelle, toute religion naturelle, ne trouve un peu de certitude et de paix que dans la foi étroite et sombre d’une secte particulière, qu’il ne faut pas confondre avec l’église, de cette secte pleine de grandeur et de misères, qui commence, il est vrai, par les Provinciales, mais qui se termine aux folies de Saint-Médard.

Pascal était obscur à bien des yeux dans l’édition de Port-Royal et dans celle de Bossut. Nous l’avons éclairci à la lumière du manuscrit autographe, et cette lumière a fait paraître le plus puissant ennemi qu’ait jamais eu la philosophie.

Oui, Pascal est un ennemi de la philosophie : elle est trop loyale pour le dissimuler, et trop sûre d’elle-même pour redouter ni Pascal ni personne. La philosophie est assise sur des fondemens d’où elle peut braver également et Port-Royal et la société de Jésus. Elle exprime en effet un besoin nécessaire et un droit sacré de la pensée. Sa cause est la grande cause de la liberté du monde, rappelée à son principe même, la liberté de l’esprit. Sa force est celle de la raison appuyée sur deux mille ans de progrès et de conquêtes.

Il est du bel air, aujourd’hui, de traiter avec un superbe dédain la raison naturelle. Assurément elle n’est point infaillible, mais elle n’est pas non plus condamnée à l’erreur ou à l’impuissance. Mille fois on a fait justice du frivole paralogisme sur lequel reposent toutes ces déclamations inconséquentes, dirigées contre la raison par la raison même, depuis Pyrrhon et Sextus, jusqu’à Pascal et ses imitateurs. Mais laissons là la logique et les théories : attachons-nous aux faits. Quel démenti ne donnent-ils pas aux contempteurs de la philosophie !

Depuis les premiers jours des sociétés humaines jusqu’à la venue de Jésus-Christ, tandis que dans un coin du monde une race privilégiée gardait le dépôt de la doctrine révélée, qui, je vous prie, a enseigné aux hommes, sans aucun secours surnaturel, sous l’empire de religions extravagantes et de cultes souvent monstrueux, qui leur a enseigné qu’ils possèdent une ame, et une ame libre, capable de faire le mal, mais capable aussi de faire le bien ? Qui leur a appris, en face des triomphes de la force et dans l’oppression presque universelle de la faiblesse, que la force n’est pas tout, et qu’il y a des droits invisibles, mais sacrés, que le fort lui-même doit respecter dans le faible ? De qui les hommes ont-ils reçu ces nobles principes : qu’il est plus beau de garder la foi donnée que de la trahir, qu’il y a de la dignité à maîtriser ses passions, à demeurer tempérant au sein même des plaisirs permis ? Qui leur a dicté ces grandes paroles : un ami est un autre moi-même ; il faut aimer ses amis plus que soi-même, sa patrie plus que ses amis, et l’humanité plus que sa patrie ? Qui leur a montré, par-delà les limites et sous le voile de l’univers, un Dieu caché, mais partout présent, un Dieu qui a fait ce monde avec poids et mesure et qui ne cesse de veiller sur son ouvrage, un Dieu qui a fait l’homme parce qu’il n’a pas voulu retenir dans la solitude inaccessible de son être ses perfections les plus augustes, parce qu’il a voulu communiquer et répandre son intelligence, et, ce qui vaut mieux, sa justice, et, ce qui vaut mieux encore, sa bonté ? Qui enfin leur a inspiré cette touchante et solide espérance que, cette vie terminée, l’ame immatérielle, intelligente et libre sera recueillie par son auteur ? Qui leur a dit qu’au-dessus de toutes les incertitudes il est une certitude suprême, une vérité égale à toutes les vérités de la géométrie, c’est que dans la mort comme dans la vie un Dieu tout-puissant, tout juste et tout bon préside à la destinée de sa créature, et que derrière les ombres du trépas, quoi qu’il arrive, tout sera bien, parce que tout sera l’ouvrage d’une justice et d’une bonté infinies[37] ?

Je le demande : quelle puissance a enseigné tout cela à tant de milliers d’hommes dans l’ancien monde, avant la venue de Jésus-Christ, sinon cette lumière naturelle qu’on traite aujourd’hui avec une si hautaine ingratitude ? Qu’on le nie devant les monumens irréfragables de l’histoire, ou que l’on confesse que la lumière naturelle n’est pas si faible pour nous avoir révélé tout ce qui donne du prix à la vie, les vérités certaines et nécessaires sur lesquelles reposent la famille et la société, toutes les vertus privées et publiques, et cela par le pur ministère de ces sages encore ignorés de l’antique Orient, et de ces sages mieux connus de notre vieille Europe, hommes admirables, simples et grands, qui, n’étant revêtus d’aucun sacerdoce et d’aucun pouvoir politique, n’ont eu d’autre mission que le zèle de la vérité et l’amour de leurs semblables, et qui, pour s’être appelés seulement philosophes, c’est-à-dire amis de la sagesse, ont souffert la persécution, l’exil, la mort même, quelquefois sur un trône et le plus souvent dans les fers ; un Anaxagore, un Socrate, un Platon, un Aristote, un Zénon, un Épictète, un Marc-Aurèle !

Et cette législation romaine qui, pendant de si longs siècles, a donné au monde le gouvernement le plus équitable qui fut jamais, qui l’a inspirée et qui l’a soutenue ? Apparemment encore la raison naturelle, cette raison que l’on voudrait reléguer dans un coin obscur de nos écoles, et que même on en voudrait bannir, tant on la trouve inutile ou malfaisante !

Et si nous passons au monde moderne depuis la venue de Jésus-Christ, que de bienfaits encore n’aurions-nous pas à rapporter à la raison naturelle et à ses progrès, au milieu même des bienfaits évidens de la loi chrétienne ? Mais franchissons le moyen-âge, arrivons à notre temps, et posons cette seule question aux détracteurs de la raison et de la philosophie :

Sur quelle base est assis tout l’édifice de la société française ? De quels élémens est-il formé, et quelles mains l’ont élevé ? Les codes qui depuis cinquante années président à notre vie publique et privée, ont-ils été conçus et délibérés dans des synodes, comme les capitulaires de Charlemagne ? Non : ils sont l’ouvrage de l’assemblée constituante et du conseil d’état de l’empire. Les élémens des lois qui nous gouvernent, ce sont les idées de toutes parts répandues par la philosophie, idées solides autant que généreuses, que la révolution française n’a point faites, mais qu’elle a proclamées, qu’elle a défendues d’abord avec l’épée, et gravées ensuite sur l’airain de nos codes pour l’exemple et pour l’instruction du monde. Dans l’ordre politique, quel est le principe avoué du gouvernement monarchique ? Le droit divin est aujourd’hui une extravagance qui ne serait pas même rappelée sans péril. La force de la royauté est tout entière dans la raison publique reconnaissant la nécessité d’un pouvoir permanent et inviolable pour le maintien le plus certain de l’ordre et de la liberté. Les droits et les devoirs réciproques qui forment en quelque sorte la trame de la vie sociale, particulièrement ces grands devoirs des enfans, des pères, des époux, la loi civile les a tirés de la seule idée de l’honnête et du juste : ils reposent à ses yeux sur leur propre évidence, sur la force et la sainteté de la justice naturelle. Ainsi que le code civil, le code pénal n’a point d’autre fondement. La vertu par elle-même mérite une récompense, et le crime mérite un châtiment ; il le reçoit d’abord dans les tourmens de la conscience, et il le reçoit aussi à la face de tous, comme un public enseignement, au nom de cette justice suprême, de cette justice armée qu’on appelle l’état.

Que l’on parcoure ainsi tous nos codes : on y rencontrera le même esprit ; on n’y trouvera pas un seul principe qui excède la raison, la morale et la religion naturelle.

Et ce caractère incontestable de la législation et de la société française n’est pas un paradoxe, un prodige, un monstre dans notre histoire ; car cette histoire n’est guère autre chose, depuis trois siècles, que le progrès continu du génie séculier. Or, faites-y bien attention : tout progrès de la sécularisation est un hommage rendu à la puissance de la raison naturelle, et par conséquent à la puissance de la philosophie. La seule existence de notre société, telle que le temps et la révolution l’ont faite, est donc le triomphe de la philosophie, et, tant que notre société durera, la philosophie n’a rien à craindre ; car pour rallier à elle tous les esprits, tous ceux du moins qui ne rêvent pas le retour de la société du moyen-âge, la philosophie n’a qu’à leur montrer la racine sacrée de l’ordre constitutionnel et de la loi française

Allons plus loin : n’est-il pas évident à tout observateur impartial que les principes de la révolution française pénètrent peu à peu dans toutes les sociétés européennes, et même au-delà de l’Océan ? Et depuis un demi-siècle ne voyons-nous pas s’accomplir chaque jour la prophétie de Mirabeau, que ces principes sont destinés à faire le tour du monde ? S’il en est ainsi, il faut avouer que l’avenir de la philosophie n’est pas tout-à-fait en péril.

Telle est la réponse simple, mais péremptoire, que nous nous bornerons à faire à tous ceux qui se mettent aujourd’hui sous l’abri du nom révéré de Pascal pour renouveler le scepticisme, décrier la raison humaine, nous endormir dans un mysticisme individuel sans solidité et sans grandeur, ou nous ramener à une domination que nos pères ont brisée.

Est-ce à dire que nous entendions contester la salutaire autorité de la religion ? À Dieu ne plaise ! La religion et la philosophie, nous l’avons fait voir mille fois, sont établies sur des vérités différentes et non opposées. Chacune d’elles a un domaine distinct et légitime. Déclarer la guerre à la religion au nom de la philosophie serait une grande folie, car la philosophie ne peut remplacer la religion, et dans une telle entreprise elle ne ferait paraître autre chose que son ambition et son impuissance. D’un autre côté, ce ne serait pas une moindre folie de déclarer la guerre à la philosophie au nom de la religion, et, pour attirer au christianisme, de calomnier la raison, d’avilir l’intelligence et d’abêtir l’homme. La religion et la philosophie sont deux puissances également nécessaires, qui, grace à Dieu, ne peuvent se détruire, et qui pourraient être aisément unies pour la paix du monde et le service du genre humain. Le vrai courage, la vraie sagesse est d’être tour à tour pour celle des deux qui est attaquée par l’autre. Or, nous nous adressons à tout homme de bonne foi : qui attaque aujourd’hui et qui est attaqué ? Évidemment la philosophie n’attaque point ; elle se défend. Voilà pourquoi plus que jamais nous sommes avec elle ; et, qu’il nous soit permis de le dire, en évoquant un adversaire tel que Pascal, nous avons assez fait voir que nous sommes peu disposé à reculer devant les autres.


V. Cousin.
  1. Voyez, pour la première partie, la livraison du 15 décembre 1844
  2. On comprendra que toutes citations sont ici impossibles. Nous nous bornons à renvoyer au concile de Trente et aux constitutions et bulles papales qui ont condamné le livre de Jansénius.
  3. Voyez Jacqueline Pascal, p. 423, et les articles du Journal des Savans, novembre et décembre 1844, et janvier 1845, sur les Rapports du Cartésianisme et du Spinozisme.
  4. Voyez les premières Provinciales.
  5. Voyez notre premier article, 15 décembre 1844, p. 1014.
  6. Voyez le papier trouvé sur Pascal, et que nous avons rappelé dans notre premier article, p. 1033.
  7. Ibid., p. 1031.
  8. Ibid., p. 1033.
  9. Le récit de cette affaire est partout. J’en ai rappelé les traits principaux dans les Documens inédits sur Domat, Fragmens littéraires, p. 240, et dans Jacqueline Pascal, p. 396.
  10. Remettons sous les yeux du lecteur cette scène où se peint l’ame de Pascal. Jacqueline Pascal, p. 397 : « La majorité des assistans, entraînée par Nicole et Arnauld, se prononça pour la signature. Ce que voyant, dit le Recueil d’Utrecht d’après Mlle Périer, M. Pascal, qui aimait la vérité par-dessus toutes choses, et qui, malgré sa faiblesse, avait parlé très vivement pour mieux faire sentir ce qu’il sentait lui-même, en fut si pénétré de douleur, qu’il se trouva mal et perdit la parole et la connaissance. Tout le monde en fut surpris et s’empressa pour le faire revenir. Ensuite, ces messieurs se retirèrent ; il ne resta que M. de Roannez, M. Domat et M. Périer le fils. Quand M. Pascal fut tout-à-fait remis, M. Périer lui ayant demandé ce qui avait causé son accident : Quand j’ai vu toutes ces personnes-là, lui dit-il, que je regarde comme ceux à qui Dieu a fait connaître la vérité, et qui doivent en être les défenseurs, s’ébranler, je vous avoue que j’ai été si saisi de douleur, que je n’ai pu la soutenir, et il a fallu succomber. »
  11. Jacqueline Pascal, p. 400-410.
  12. Mémoires de Fontaine, t. II, p. 53.
  13. Ibid., p. 55.
  14. Jacqueline Pascal, p. 225.
  15. Vie de Pascal, par Mme Périer.
  16. Montucla, Histoire des Mathématiques, t. II, p. 55 et 144.
  17. Baillet, dans la Vie de Descartes, démontre, par les lettres même de Descartes, combien Pascal a été peu juste envers son illustre devancier. Bossut, dans son Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal, traite sur ce point Baillet avec beaucoup de hauteur. Montucla, dont l’impartialité et les lumières ne peuvent être contestées, porte à peu près le même jugement que Baillet, Histoire des Mathématiques, t. II, p. 205.
  18. Il a le premier énoncé le problème que Newton a résolu. « Descartes, dit Laplace, essaya le premier de ramener la cause du mouvement céleste à la mécanique. » Système du Monde, liv. V, chap. V.
  19. Voyez notre article : Roberval métaphysicien, Journal des Savans, 1845.
  20. Vie de Nicole, tome XIV des Essais de Morale, p. 28 : « Il lui enseigna (à Tillemont) la philosophie, et lui expliqua sur la logique tout ce qui a été donné depuis au public. »
  21. Ibid., p. 36.
  22. La Logique, ou l’art de penser, édition de 1662. Discours sur le dessein de cette logique, p. 13.
  23. Elle a été placée plus tard dans ses Essais, t. II.
  24. Nicole, Essais, tome VIII, lettres 82, 83, 84. Arnauld, lettre du 18 octobre 1669. Œuvres complètes, t. Ier, p. 670. Bossuet, Lettre à un disciple du Père Malebranche. Bossuet est celui des trois qui se laissa le moins entraîner à l’humeur bien naturelle que donnent aux amis éclairés d’une bonne cause les excès qui se commettent en son nom.
  25. Voyez nos Pensées de Pascal, avant-propos.
  26. Essais, t. VIII, première partie, p. 245.
  27. Un manuscrit de la bibliothèque Mazarine, que nous avons souvent cité dans nos Pensées de Pascal et dans Jacqueline, contient diverses réponses inédites de Nicole à Domat et à Pascal lui-même.
  28. Les Élémens de Géométrie de Port-Royal sont de la main d’Arnauld, et ont servi de fondement et de modèle à tous les ouvrages de ce genre. Voyez dans la Vie d’Arnauld, p. 93, de précieux détails sur ces Élémens, qui avaient été composés pour réparer les défauts d’un travail semblable entrepris par Pascal. Leibnitz parle quelque part du rare talent d’Arnauld pour les mathématiques.
  29. Préface historique du tome XXXVIII, page 2. — Parmi ces élèves, on cite Pierre Barbay, depuis professeur de philosophie, dont le péripatétisme très mitigé sert, en quelque sorte, d’intermédiaire entre le vieil enseignement péripatéticien et l’enseignement nouveau, celui de Pourchot, par exemple, où paraît déjà et prévaut presque le cartésianisme.
  30. Œuvres d’Arnauld, tome XXXVIII, p. 1. Conclusiones philosophicæ. En logique, on y rencontre un certain conceptualisme, assez voisin du nominalisme, qui explique à merveille l’antipathie d’Arnauld pour la théorie des idées de Malebranche. Les universaux ne lui sont que des notions communes et des noms communs : toute réalité est dans les individus. En mathématiques, Arnauld critique les élémens d’Euclide, dont les démonstrations ne lui paraissent pas toujours assez lumineuses, préludant ainsi à ses réflexions de la quatrième partie de la Logique et à ses Élémens de Géométrie. Dès cette époque, c’est-à-dire dès l’année 1641, il attaque, en astronomie, le système de Ptolémée ; il ose dire que l’immobilité de la terre ne repose sur aucune preuve, ni astronomique, ni physique, et que c’est l’autorité et non la raison qui nous le persuade. Plus tard, Pascal n’osera pas même aller jusque-là. En morale, le système d’Épicure, le système stoïcien et le péripatétisme sont mis fort au-dessous de la morale platonicienne, couronnée par le christianisme. La liberté humaine est admise ; mais déjà se montrent quelques propositions dont le jansénisme peut s’accommoder. « L’indifférence accompagne d’ordinaire la liberté ; mais elle n’y est point nécessaire. Celui qui ne peut pécher est sans aucun doute plus libre que celui qui peut pécher. » En physique, on y donne comme probable l’opinion que l’étendue n’est pas distincte des choses étendues, c’est-à-dire l’espace des corps. En métaphysique, toute essence éternelle autre que Dieu est une chimère : toutes les entités ne sont que l’être lui-même. Les formes substantielles sont inutiles. Pour un esprit libre de préjugés, il n’est pas moins évident que Dieu existe qu’il est évident que deux est un nombre pair.
  31. Voyez la lettre citée dans nos Pensées de Pascal, p. 77, 84, 167 et 168.
  32. Voyez Fragmens philosophiques, troisième édition, t. II.
  33. Le traducteur des Méditations.
  34. T. II, p. 52 sqq.
  35. Préface historique du tome XXXVIII, p. 16.
  36. Voyez la fin du premier article.
  37. On ne pouvait citer ici les textes qui justifient toutes ces assertions. Ils sont nombreux et incontestables. Tout homme un peu versé dans la philosophie ancienne les sentira, en quelque sorte, à travers cette libre traduction.