Du rapport de la morale à la science dans la philosophie de Descartes

Félix Alcan (p. 299-316).

DU RAPPORT
DE LA MORALE À LA SCIENCE
DANS LA PHISOSOPHIE DE DESCARTES[1]

Mirum mihi videtur, plerosque homines plantarum vires, siderum motus, metallorum transmutationes, similiumque disciplinarum objecta diligentissime perscrutari, atque interim fere nullos de bona mente… cogitare, quum tamen alia omnia non tam propter se quam quia ad hanc aliquid conferunt, sint æstimanda.
Descartes, Reg. ad. dir. ing. Reg. 1.


La partie des écrits de Descartes relative à la morale n’est pas sans étendue ; mais ni par sa nature ni par son contenu, elle ne paraît rentrer dans son œuvre philosophique proprement dite. Ce sont avant tout les lettres à la princesse Élisabeth et à la reine de Suède : Descartes s’y accommode aux désirs et aux besoins de ses illustres correspondantes. Il est vrai qu’une esquisse de morale pratique figure dans le Discours de la Méthode. Mais, selon un document récemment publié par M. Ch. Adam[2], Descartes n'aurait ajouté ces règles que malgré lui, à cause des pédagogues et autres gens de même espèce, qui sans cela l'auraient accusé d'être sans religion et sans foi, et de vouloir renverser l'une et l'autre par sa méthode. Quant au contenu de ces écrits, il est certes très élevé de pensée et admirable de forme, mais il parait peu en rapport avec la propre doctrine du philosophe. Emprunté, selon Baillet, à saint Thomas, destiné, d'après ce qu'en dit Descartes lui-même, à concilier Aristote, Zénon et Épicure , il apparaît comme particulièrement empreint de stoïcisme. Or le stoïcisme était courant alors. Descartes est stoïcien, comme les héros de Corneille. Sa mathématique n'y est pour rien. Il semble donc, ou que Descartes se soit, quant à lui, désintéressé des recherches morales, ou que, s'il a professé [503] des maximes en cette matière, elles procèdent de sentiments individuels ou d'influences extérieures, plutôt que du développement logique de sa philosophie.

Il est remarquable que cette appréciation, à laquelle nous induit un premier examen des écrits moraux de Descartes, n'est nullement conforme aux déclarations sans cesse renouvelées du philosophe sur l'objet de la philosophie. Quelle est, selon les Regulae , la manière sérieuse de chercher la vérité ? C'est de songer uniquement à accroître la lumière naturelle de la raison, non pour résoudre telle ou telle difficulté d'école, mais pour rendre l'entendement capable, en chacune des rencontres de la vie, de prescrire à la volonté ce qu'elle doit choisir. Si Descartes a un très vif désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, c'est, nous dit-il dans le Discours de la Méthode , qu'il sait que c'est le moyen de voir clair en ses actions et de marcher avec assurance en cette vie. Et dans la préface des Principes, il définit la philosophie l'étude de la sagesse, laquelle consiste, dit-il, en une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts. Cette étude, ajoute-t-il, est plus nécessaire pour régler nos mœurs que ne l'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas. Et de fait, selon l'homme du monde qui semble l'avoir connu le plus intimement, Clerselier, la morale faisait l'objet de ses méditations les plus ordinaires . Il est vrai qu'il n'aimait pas à écrire sur ces sujets. Mais lui-même explique que c'est par prudence . En matière physique également, il préféra plus d'une fois le silence au risque de la persécution.

Toutefois on peut se demander si, dans l'œuvre qu'il nous a laissée, les idées morales et les doctrines physiques font bien partie d'un seul et même système, ou si elles ne sont pas comme deux fleuves qui vont parallèlement sans mêler leurs eaux. Sans doute Descartes nous donne les règles de sa morale provisoire comme tirées de sa méthode. Mais que vaut cette affirmation, s'il n'a introduit ces règles que pour donner le change aux pédagogues ? En elles-mêmes elles ne paraissent guère liées à sa philosophie. Il est vrai encore [504] qu'il nous parle dans la préface des Principes d'une morale définitive qui présuppose une entière connaissance de toutes les autres sciences. Mais cette morale, plusieurs estiment qu'il ne l'a même pas esquissée, et que c'est sa morale par provision qui se trouve être sa morale définitive .

La question parait délicate. Il serait illégitime de juger Descartes uniquement sur ce que sa vie prématurément tranchée lui a permis de mener à terme. Dans les œuvres de la pensée, la tendance interne, le principe vivant de développement importe souvent plus que les résultats immédiatement observables. La réalité d'une morale cartésienne serait suffisamment démontrée, si l'on prouvait que la philosophie de Descartes contient en elle les germes d'une morale.

Nul doute que cette philosophie ne soit, d'une manière générale, tournée vers la pratique. Bien qu'il aime à se retirer dans la solitude pour méditer, Descartes n'est nullement un philosophe de cabinet. Il a au plus haut point le sens du réel ; il se mêle aux événements de son temps, il fréquente des gens de diverses humeurs et conditions, il recueille les observations de chacun sur les choses qui le concernent. Il estime que la loi suprême, c'est de procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes. Aussi son grand grief contre la philosophie des écoles, c'est qu'elle est purement spéculative et demeure stérile. Au lieu de cette philosophie, il en cherche une pratique, qui mette à la disposition de l'homme la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air et de tous les autres corps qui nous environnent, et le rende comme maître et possesseur de la nature . Il rêve de préserver l'homme des maladies, peut-être même de l'affaiblissement de la vieillesse. Sa mort fut annoncée en ces termes par la Gazette d'Anvers : « En Suède un sot vient de mourir, qui disait qu'il pouvait vivre aussi longtemps qu'il voulait . » Descartes, ainsi que Bacon, retient de la tradition des alchimistes et des magiciens l'ambition de dominer cette nature, que les anciens s'étaient bornés à contempler. Mais les alchimistes croyaient, que, pour la faire agir à leur gré, il suffisait de la mettre en branle par une imitation tout empirique et extérieure de ses procédés. Les [505] magiciens s'en approchaient comme d'une puissance mystérieuse et peut-être diabolique, dont il s'agissait d'enchaîner la volonté par des formules. Bacon lui-même, dans sa poursuite directe d'une philosophie active, n'a aucune raison d'admettre que la nature répondra aux sollicitations de l'homme, sinon qu'il le faut ainsi pour que l'homme puisse agir sur elle. Sa science est aveugle, parce qu'elle est purement et simplement ramenée à l'action . L'originalité de Descartes fut de juger que la légitimité du problème restait incertaine et la solution toujours douteuse, tant qu'on renonçait à savoir par quelle opération interne la nature tirait tel effet de telle cause. Il estima que la pratique supposait la théorie dans le sens propre de ce terme, la connaissance de l'intérieur des choses. C'est de ce biais, selon lui, qu'il fallait considérer la nature, si l'on voulait réussir à en devenir maître. Ainsi jadis, dans l'ordre des choses morales, Socrate avait enseigné que l'habileté pratique poursuivie par les sophistes ne pouvait être atteinte qu'au moyen d'un détour, à savoir par la connaissance rationnelle de l'essence du bien. Et comme le type même de la théorie, la science royale, ce sont les mathématiques, Descartes s'appliqua à démontrer que tout, dans la nature, se fait mathématiquement. De là, tout d'abord, ses spéculations métaphysiques. Il prouve par les perfections de Dieu et le caractère clair et distinct de l'idée d'étendue que nous sommes en droit de tenir les qualités mathématiques pour l'essence même des choses matérielles. Il cultivera donc la mathématique, et son œuvre tout entière sera dominée par cette science ; mais c'est que dans la considération des choses à ce point de vue gît le moyen véritable de se les approprier . Et cette fin pratique, toujours présente à ses yeux, détermine la marche générale de ses études. Il ne s'attarde pas aux développements de la science qui n'auraient qu'un intérêt spéculatif. Il demande simplement aux mathématiques les quelques principes généraux qui lui permettront de fonder sur elles la mécanique et la physique. Ces sciences à leur tour n'ont besoin d'être développées que dans la mesure et dans le sens nécessaires pour rendre possible la science de la vie. Il s'agit d'arriver à prouver que la vie elle-même n'est qu'un mécanisme et par conséquent tombe sous nos prises. Aussi voyons-nous Descartes s'attacher en toutes choses à l'universel, [506] lequel, une fois bien saisi, suffit à guider l'esprit dans l'étude de n'importe quel domaine particulier.

Semper ad eventum festinat.

C'est grâce à cette méthode qu'il put rêver d'achever à lui seul le projet de la science universelle. En 1637, il jugeait que les vérités qu'il avait trouvées dans les sciences n'étaient que les suites et dépendances de cinq ou six principales difficultés qu'il avait surmontées ; et il pensait n'avoir plus besoin de gagner que deux ou trois autres batailles semblables, pour venir entièrement à bout de ses desseins .

Ainsi s'explique son passage, en apparence capricieux, d'une science à une autre. Dès 1623, il néglige la géométrie . En 1629, il s'absorbe dans la méditation métaphysique. Il n'y consacre guère plus de neuf mois. En 1630, il rappelle à Mersenne qu'il a renoncé à l'étude des mathématiques depuis plusieurs années, jaloux de ne plus perdre son temps à un travail stérile. De 1629 à 1633, il s'occupe surtout de physique. A la fin du Discours de la Méthode, il annonce l'intention de n'employer le temps qui lui reste à vivre à autre chose, sinon à tirer de la physique les règles d'une médecine plus assurée que celle que l'on a eue jusqu'alors. Ainsi s'explique aussi cette particularité de son système que Newton lui a tant reprochée, l'hypothèse, considérée en certains cas comme suffisante. Rigoureux observateur du principe de moindre action, Descartes se contente, dans ses explications, de ce qui est indispensable pour la pratique. Or, à ce point de vue, pourvu que l'on puisse prédire à coup sûr le résultat, peu importe que le mécanisme de la nature soit, dans le détail, tel en tout point que l'on le conçoit. Sachant que souvent, en mathématiques, plusieurs solutions sont possibles, Descartes se contentera d'en tenir une. Il croira avoir assez fait si les causes qu'il a expliquées sont telles que tous les effets qu'elles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous voyons dans le monde. Il jugera inutile de s'informer si c'est par ces causes ou par d'autres que les effets sont en réalité produits. Il croit qu'il est aussi utile pour la vie de connaître des causes ainsi imaginées, que de posséder la connaissance des vraies . Il se contente, à cet égard, d'une certitude morale .

[507] Dans le progrès de la connaissance ainsi ménagé, la morale ne peut manquer d'avoir son tour, d'autant que la racine, et le tronc sont principalement estimés pour les fruits qu'ils doivent produire, et que c'est surtout des sciences qui doivent venir les dernières, médecine, mécanique et morale, que dépend l'utilité première de la philosophie . Et il n'est pas interdit à Descartes d'espérer se satisfaire sur ces objets suprêmes, malgré la brièveté de la vie humaine et les limites de notre intelligence, parce qu'il sait économiser ses forces et ne demander à chaque science que ce qu'elle peut et doit lui fournir pour l'exécution de son dessein. La fécondité de la connaissance réside dans sa clarté et sa distinction, non dans son étendue.

Mais à quelle morale ce progrès va-t-il aboutir ? Ne tend-il pas simplement à nous mettre en mesure de disposer de la nature humaine, grâce à la science de l'homme, comme nous disposons de la nature corporelle grâce à la science des corps ? Une mécanique psychique, n'est-ce pas tout ce que Descartes a en vue ? Et, de fait, Descartes a jeté les fondements d'une telle morale dans son Traité des Passions, où, en en découvrant le principe, il nous apprend à les dresser et à les conduire. Comme, d'ailleurs, cette étude même nous montre à quel point l'esprit dépend du tempérament et de la disposition des organes du corps, Descartes conclut que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles, c'est dans la médecine qu'on le doit chercher.

Ainsi s'achève, semble-t-il, l'édifice projeté par Descartes. Une morale en est le couronnement, mais combien différente de celle qui est indiquée dans le Discours de la Méthode ou dans les Lettres ! Celle-ci, toute pénétrée d'esprit antique ou d'influences chrétiennes, était une exhortation, une métaphysique ou une religion. Celle des Principes et du Traité des Passions n'est autre chose que la dernière et la plus immédiatement pratique application de la science moderne. Selon la première, l'homme devait chercher en dehors du monde, dans les perfections qui dépendent uniquement du libre arbitre, dans la résignation, dans la constance, dans l'amour mystique de Dieu et des hommes, les objets appropriés à sa volonté. Selon la seconde, l'homme, simple partie de la nature, ne saurait viser à autre chose qu'à maintenir l'intégrité de son existence en utilisant à son profit [508] le mécanisme universel. Or on voit clairement comment cette morale scientifique sort des entrailles de la philosophie cartésienne, tandis que la première parait demeurer en dehors du développement logique de cette philosophie.

Convient-il pourtant de s'en tenir à ce résultat, et de proclamer que Descartes, comme philosophe, ne connaît d'autre morale que la science appliquée ?

Il n'est pas nécessaire de recourir aux écrits de Descartes spécialement consacrés à la morale pour voir ce qu'une telle interprétation aurait d'étroit et d'incomplet. D'une manière générale, ce n'est pas la science qui est le centre de la philosophie cartésienne, c'est l'homme, et, dans l'homme, la raison. Déjà quand il cultive les sciences de la nature, ce n'est pas la science même que le philosophe a en vue, c'est la formation du jugement par la science. Le jugement est la capacité de discerner en toutes choses, sans hésitation ni incertitude, le vrai d'avec le faux. Or pour y parvenir il faut que nous développions en nous une sorte de sens de la vérité. Les mathématiques, et en particulier l'algèbre, y contribuent merveilleusement . En accoutumant notre esprit à se repaître de vérités et à ne se contenter point de fausses raisons, elles le font sortir de son indifférence naturelle et le déterminent dans le sens de sa perfection. C'est cette culture de l'esprit, non la connaissance de vérités particulières, qui fait la véritable utilité des sciences . Elles ne se peuvent détacher de la raison comme le fruit se détache de l'arbre. Elles ont dans la raison et leur principe et leur fin.

Mais Descartes ne se borne pas à dresser sa raison mécaniquement par l'exercice et l'habitude. Il emploie la force intellectuelle ainsi acquise à étudier la nature de la raison elle-même, à en analyser le contenu, à en mesurer la puissance, à en chercher la destination. De la science il s'élève à la métaphysique. Non qu'il lui faille, pour cela, se séparer de la science. C'est la science au contraire qui, convenablement interprétée, lui ouvre la voie de cette connaissance supérieure. Il remarque que la méthode mathématique, si parfaite qu'elle soit, n'est que l'enveloppe de la méthode véritable . Celle-ci, dégagée de la forme particulière que lui donnent les géomètres, a une portée universelle et permet de tirer d'un sujet quelconque les vérités qu'il [509] renferme. Par l'emploi de cette méthode, on peut donc arriver à démontrer rigoureusement les vérités métaphysiques aussi bien que celles de la géométrie. Et c'est le principal emploi que l'homme doive faire de sa raison, que de tâcher ainsi à connaître Dieu, soi-même et les premiers principes de la science de la nature .

Dès lors, si une philosophie purement naturelle pouvait se donner comme objet suprême l'empire sur la nature, une philosophie plus complète ne voit dans cet empire même qu'un moyen au service d'une fin plus haute. Il ne s'agit plus seulement de régner, mais de régner au nom et en vue de la raison. Modérer l'influence du corps par la médecine est certes le moyen extérieur le plus pratique d'aider les hommes à se rendre sages ; mais la médecine n'est pas la sagesse, non plus que l'instrument n'est l'œuvre à laquelle il sert . Et de même, gouverner ses passions grâce à la connaissance de leur mécanisme n'est pas encore les rapporter à leur véritable usage. Ce n'est pas telle pensée qu'il nous plaît que nous devons tâcher de substituer à celles que la passion nous suggère, mais bien les pensées qui véritablement affranchissent l'âme, celles qui sont approuvées par la raison. Car c'est l'office de la raison d'examiner la juste valeur des différents biens dont l'acquisition dépend de nous . Et au-dessus même du bon usage des passions, qui concerne l'âme envisagée dans son union avec le corps, Descartes place les biens de l'âme envisagée dans sa vie propre. Il y a une joie purement intellectuelle . L'âme peut avoir ses plaisirs à part . L'exercice de la vertu, auquel sont attachés ces plaisirs est, non seulement un remède souverain contre les passions , mais encore la plus haute perfection où l'on puisse prétendre, parce que c'est la pure action de la volonté libre .

Au-dessus donc de la morale des moyens, qui n'est guère que la physique appliquée, Descartes conçoit une morale des fins, qui repose directement sur les parties les plus élevées de la métaphysique. L'une et l'autre se fondent sur la science, si l'on prend ce mot dans son sens cartésien, c'est-à-dire si on l'entend de la connaissance claire et distincte, tant des choses corporelles que des choses spirituelles. [510] Mais la seconde ne peut être dérivée de la seule science de la nature, dans le domaine de laquelle la raison et la volonté ne sont pas comprises. Or, lorsque Descartes s'occupe de définir cette morale supérieure, il est naturel qu'il rejoigne les stoïciens et autres philosophes de l'antiquité, pour qui la culture de la raison était déjà l'intérêt suprême. La raison humaine n'a pas changé d'Aristote à Descartes. Les expressions les plus parfaites qu'elle ait rencontrées depuis que les hommes réfléchissent viennent ainsi prendre place dans le système cartésien, non comme des pièces de rapport, mais comme des parties intégrantes.

Il s'en faut d'ailleurs qu'elles y soient transportées telles quelles. La morale stoïcienne, en particulier, n'est pour Descartes qu'une morale provisoire. Tâcher à se vaincre plutôt que la fortune est, certes, le parti le plus sage, tant qu'on est impuissant à modifier le monde extérieur. Mais la philosophie cartésienne nous en assure précisément le pouvoir. Elle substituera donc à une morale d'abstention une morale positive et active. De même, chercher dans l'ordre des choses elles-mêmes les règles de sa conduite est ce qu'il y a de mieux à faire, tant qu'on ignore les principes de cet ordre. Mais lorsque, grâce à une culture méthodique de la raison, l'homme est parvenu à connaître les principales vérités d'où dérivent les lois de la nature, à la maxime : « Suis la nature », il substitue, en un sens précis et positif qu'ont ignoré les anciens, cette maxime : « Suis la vraie raison  ».

La doctrine d'un contenu propre de la raison et de la possibilité pour l'homme d'y conformer les choses imprime à la morale cartésienne un caractère original. En face d'une nature mystérieuse et inflexible, les anciens ne savaient que contempler et acquiescer, ou se replier sur eux-mêmes. Avec Descartes, la raison, appuyée sur une science qui lui livre les choses, devient une puissance efficace, une force naturelle, et elle se donne pour tâche d'employer à son propre perfectionnement le mécanisme de la nature. Ainsi, tandis que Socrate jugeait irréalisable et sacrilège la prétention de pénétrer les causes des phénomènes physiques, tandis que les stoïciens plaçaient dans le détachement des choses extérieures le principe et le terme de la félicité, Descartes ne voit pas de bornes aux conquêtes que la science pourra faire sur le monde et, par la science, la raison [511] humaine. Tandis que les stoïciens ne savaient que condamner la passion, où ils retrouvaient la violence et l'indiscipline de la nature brute, Descartes l'apprivoise, en en pénétrant les causes, et la change en auxiliaire de la raison. L'homme n'est plus écrasé par la nature : il s'en sert. L'âme n'est plus prisonnière du corps : elle le mène. La morale n'est plus l'art de s'isoler des choses et de se suffire : c'est le commandement de faire de la raison, qui est notre essence, une réalité vivante et souveraine, la reine de la nature.

Et cet empire même de la raison sur les choses n'est, aux yeux de Descartes, que le moyen pour elle de poursuivre les fins qui lui sont propres, telles que l'amour de Dieu et l'intérêt du tout dont on fait partie . La métaphysique cartésienne, grâce à sa méthode, nous fait connaître avec certitude ces vérités suprêmes, qui sont les lumières indispensables de la volonté. C'est là une nouvelle originalité de la morale cartésienne. Les anciens, certes, ont élevé fort haut les vertus ; mais, ignorant cette métaphysique, ils ne pouvaient les bien connaître, et souvent ce qu'ils appellent d'un si beau nom n'est en effet qu'un égarement de la volonté .

C'est donc bien par son union intime avec la science que se distingue d'un bout à l'autre la morale cartésienne. Mais on ne saurait dire qu'elle dérive de la science, surtout de la science des choses naturelles. Dans toutes ses phases elle se sert de la science pour atteindre à son but, qui est la détermination parfaite de la volonté par la raison. La pleine réalisation de la raison est la fin, tout le reste n'est que moyen. En toutes choses, dit Descartes , c'est la bonté de l'esprit qu'il nous faut rechercher ; le reste ne mérite d'être estimé que dans la mesure où il y contribue.

  1. Travail écrit pour le numéro de la Revue de métaphysique et de morale consacré à Descartes (1896).
  2. Manuscrit de Gœttingen (Rev. bourguignonne de l’enseignement supérieur, 1896).