Descartes (Boutroux)

Félix Alcan (p. 289-298).

DESCARTES[1]



La réédition des œuvres complètes de Descartes qui vient d’être entreprise sous les auspices du Ministère de l’Instruction publique est l’indice du vif intérêt qu’excite en ce moment sa philosophie et du désir ressenti par un grand nombre de l’étudier à nouveau sur des documents plus exacts et plus complets. Nul mouvement intellectuel ne saurait être plus justifié.

Il est certain que le cartésianisme, à n’envisager les choses qu’historiquement, domine tout le développement de la philosophie moderne. L’éminent historien de la philosophie cartésienne, M. Francisque Bouillier, a fourni à cet égard, il y a quarante ans déjà, avec son exactitude d’érudit et son ferme jugement de philosophe, une démonstration complète et définitive. Cette affirmation, nous en avons l’assurance, n’est pas imputable à une illusion de notre patriotisme. Les savants allemands, entre autres, si préoccupés de découvrir les principes internes des développements historiques, se sont plu à démêler, dans les problèmes cartésiens, le point de départ de toutes les grandes questions agitées par les philosophes modernes. Ils ont vu, en particulier, dans le Cogito, le germe vivant d’où devait sortir, par une dialectique immanente, toute la floraison des grands systèmes qui ont paru jusqu’à ce jour. C’est ainsi que Kuno Fischer fait expressément, du cartésianisme et des antinomies où il s’engage en se développant, l’origine ou la condition nécessaire de l’occasionalisme de Malebranche, du monisme de Spinoza, de la monadologie de Leibnitz, du sensualisme de Locke, du matérialisme de La Mettrie, de l’idéalisme de Berkeley, du criticisme de Kant. Chez la plupart des historiens allemands de la philosophie on trouve des déductions analogues.

D’une manière générale, on peut dire que le problème central de la métaphysique cartésienne, c’était le passage de la pensée à l’existence. La pensée seule est indissolublement inhérente à elle-même comment donc, de quel droit et en quel sens pouvons-nous, dans nos jugements, affirmer des existences ? Il y a un cas, et un cas unique, où l’existence est immédiatement liée à la pensée dans l’intuition de l’entendement : c’est le cas où nous disons : « Cogito, ergo sum. » Comment et dans quel sens pouvons-nous étendre à d’autres existences la certitude que nous attribuons d’emblée à celle de la pensée ? Tel est le nœud de la philosophie cartésienne. Or ce problème de l’existence présidera, aux recherches de Locke, de Hume, de Reid et de Kant, comme à celles de Malebranche, de Spinoza et de Leibnitz. L’existence, qui, pour les anciens, était chose donnée et immédiatement saisissable, qu’il ne s’agissait que d’analyser, est ici un objet éloigné, où il s’agit d’atteindre, si tant est qu’il soit possible d’y atteindre. Là réside le caractère distinctif de la philosophie moderne comparée à la philosophie antique et ce caractère, c’est la marque cartésienne elle-même.

Non seulement le cartésianisme commande ainsi la marche de la philosophie moderne, mais il a une importance considérable dans l’histoire générale de l’esprit humain. Sans doute, notre xviie siècle puise, pour une large part, aux sources chrétiennes et aux sources classiques, mais la science s’y développe à côté de la littérature et la science, alors, c’est la conception cartésienne du monde c’est la mainmise du mécanisme mathématique sur tout ce qui n’est pas la pensée proprement dite, condition de ce mécanisme même. « Nature, écrit Huyghens lors de la mort de Descartes,

Nature, prends le deuil, et pleure la première
Le grand Descartes !…
Quand il perdit le jour, tu perdis la lumière :
Ce n’est qu’à sa clarté que nous t’avons su voir. »

Et lorsque Newton réformera le cartésianisme, ne sera-ce pas en se plaçant sur ce terrain même de la philosophie naturelle traitée mathématiquement, qu’a dégagé et assuré Descartes ?

Ce n’est pas tout : comme Descartes est dualiste, estimant illégitime tout mélange de la philosophie et de la religion, de la philosophie corporelle et de la philosophie spirituelle, ainsi le xviie siècle est simultanément religieux et rationaliste, moraliste et savant, sans que ces diverses disciplines se pénètrent et s’altèrent les unes les autres. Pascal mystique ne fait nul tort à Pascal physicien, et réciproquement.

Enfin Descartes a mis la pensée hors de pair et trouvé en elle seule le principe de la certitude. De même, le xviie siècle estime qu’en la pensée consiste la dignité de l’homme, et que c’est de là, non de la grandeur matérielle, qu’il est en nous de nous relever. La conviction de la puissance, de la raison s’insinue à ce point dans les esprits, que l’on ne tarde pas à renverser les barrières, soit provisoires, soit même définitives, que Descartes avait dressées devant elle. Les questions sociales et politiques, qui de longtemps, à ses yeux, ne pouvaient être accessibles à la science, les questions religieuses qui la dépassaient absolument, furent livrées à l’examen de la raison. À cette œuvre se consacra le xviiie siècle, et l’on a pu dire que la Révolution française était née du Discours de la Méthode. Erreur, si l’on veut signifier que le cartésianisme contenait une telle conséquence, mais assertion soutenable, si l’on entend par là que c’est au nom du principe cartésien de l’évidence rationnelle que la société a été renouvelée en 1789.

Ainsi le cartésianisme est une pièce essentielle de l’histoire philosophique et morale des temps modernes. Mais n’appartient-il qu’à l’histoire ? N’a-t-il plus rien à nous apprendre ?

Selon le philosophe et savant anglais Huxley, loin que le système de Descartes ne soit qu’une curiosité d’érudit, il est l’âme de la philosophie comme de la science contemporaine. Notre philosophie est idéaliste, et c’est le Cogito de Descartes qui est le principe de cet idéalisme. Notre science est mécaniste, et c’est la réduction cartésienne de tout ce qui n’est pas esprit à l’étendue, qui a fondé ce mécanisme.

Indépendamment de ces directions générales, II est certain que bon nombre des questions auxquelles s’attache de préférence la spéculation contemporaine sont des legs de la philosophie de Descartes.

Tels sont, en métaphysique, le problème de l’existence, celui des rapports de la volonté et de l’entendement, celui de la certitude, celui des rapports de la science et de la métaphysique, celui des rapports de l’esprit et de la matière. La philosophie de la science agite aujourd’hui, par-dessus tout peut être, la question du rapport des mathématiques et de l’expérience. Comment et en quel sens ce qui est prouvé par démonstration peut-il s’accorder avec ce qui est connu par perception ? Comment se fait-il que la physique puisse être traitée mathématiquement ? Or cette question est celle-là même que tout d’abord s’est posée Descartes, et l’on peut dire que c’est pour la résoudre qu’il a édifié son système de métaphysique.

En ce qui concerne la science, l’alliance de la géométrie et de l’analyse, l’interprétation mécanique des phénomènes, l’exclusion des causes finales, le mécanisme mathématique, appliqué non seulement à la systématisation des phénomènes, mais à l’explication de la genèse du monde, non seulement à l’étude des corps inorganiques, mais à l’étude de la vie, se retrouvent, comme autant de pièces essentielles, dans la philosophie cartésienne. Et c’est encore l’esprit cartésien qui préside à la création de certaines sciences particulières modernes, telles que la psychologie expérimentale et la sociologie positive, lesquelles cherchent à considérer les faits psychiques ou sociaux dans leurs éléments ou leurs équivalents mathématiquement mesurables.

Qu’on ne dise pas, d’ailleurs, que, pour être en possession de ces idées directrices, il suffit de les recevoir des savants actuels, telles que les ont faites deux siècles de discussion. Il n’en est pas des idées comme des faits, dont la connaissance se perfectionne presque fatalement. À qui peut connaître la mesure exacte d’un phénomène, que sert d’en recueillir une mesure grossière ? Mais une idée est une plante mystérieuse qui pousse parfois autrement chez un autre que chez son auteur, et qui peut attendre longtemps avant de rencontrer le terrain propice où elle portera tous ses fruits. Voilà pourquoi il importe de considérer les idées dans le génie même où elles sont écloses. Que de fois elles sont ainsi apparues plus grandes et fécondes que ne les avaient faites des disciples incapables de les embrasser ! « Philosophia duce regredimur », selon une profonde devise de la Renaissance retrouvée par M. Victor Egger.

Faut-il maintenant rappeler l’excellence de Descartes comme écrivain ? À ce point de vue encore, son importance ne saurait être exagérée. S’agit-il de son rôle historique ? M. Désiré Nisard a montré qu’il a le premier donné le modèle parfait de la prose française. C’est la langue cartésienne qui sera l’étoffe du style de nos grands écrivains. Et, considérée en elle-même, cette langue, marquée au coin de la méthode du philosophe, possède au plus haut degré les qualités maîtresses de tout langage : la propriété des termes et l’expression de l’ordre des idées. L’intuition et la déduction cartésiennes ont mis leur empreinte sur le style du Discours de la Méthode. Non que cette langue soit abstraite et impersonnelle. La raison de Descartes est une raison vivante et enthousiaste, qui ne se borne pas à mettre en syllogismes les vérités acquises, mais qui s’applique à trouver, à créer, à communiquer aux intelligences son activité créatrice. Cette vie de la pensée anime le style lui-même, qui allie, d’une façon surprenante, à la précision et à l’ordre démonstratif, le mouvement, l’accent, l’originalité, la couleur, l’esprit, le charme même, ou l’ironie, ou la hauteur, selon la passion intellectuelle qui traverse l’âme de cet amant de la vérité. Quelque impression que l’on ressente au premier abord, en s’embarrassant parfois dans ces longues phrases qui veulent un lecteur actif et capable de déduction, on ne tarde pas à éprouver le prestige de ce style magistral. Et aujourd’hui même, il suffit que la manière d’un écrivain rappelle par quelque endroit celle de Descartes, pour qu’on en célèbre à l’envi la supériorité et l’austère séduction.

Enfin pourquoi ne rappellerions-nous pas les motifs particuliers que nous avons, comme Français, pour souhaiter que les œuvres de Descartes se répandent le plus possible chez nous et à l’étranger ?

Descartes est l’une des expressions les plus pures et les plus belles du génie de notre race : la diffusion de ses pensées, c’est notre vie et notre influence.

Nous aimons la raison, intermédiaire entre l’esprit de positivisme, qui s’en tient au fait proprement dit, et l’esprit de mysticisme, qui tend à croire, sans réclamer de preuves. De toutes les qualités intellectuelles, celle que nous prisons le plus est le jugement, aux yeux de qui l’expérience et le raisonnement mêmes ne sont sources de vérités que s’ils sont soumis au contrôle de l’esprit. C’est en ce sens que nous recherchons la clarté et l’ordre des idées. Il ne nous suffit pas qu’un système soit bien construit et conséquent avec lui-même. Nous voulons que chaque partie, prise à part, soit intelligible et vraie et nous aimons mieux tenir séparément les deux bouts de la chaîne, sans apercevoir les anneaux intermédiaires, que de lâcher les vérités conquises pour en saisir le lien hypothétique. Parmi les sciences, l’une de celles où nous avons excellé est la mathématique. Notre sens de la clarté et de la logique s’y trouve chez lui. Dans l’ordre moral, nous avons aimé la raison d’un amour ardent, enthousiaste, égaré parfois et contrastant avec son objet même mais à travers nos fluctuations, il est clair que nous poursuivons un accord de la liberté individuelle et de la loi rationnelle, où ni l’une ni l’autre ne serait sacrifiée. Et en même temps que nous cherchons, dans un esprit pratique, ce qui convient à notre pays, il nous est impossible de séparer dans notre pensée le bonheur des autres de notre bonheur propre, et de vouloir le bien autrement que sous cette forme universelle que commande la raison.

Or, ces différents traits, qui comptent parmi les principaux de notre caractère, nous les trouvons chez Descartes. Mathématicien et philosophe, profond et clair, supérieur par son esprit de finesse comme par son esprit géométrique, jaloux d’indépendance et serviteur de la raison, soucieux des fins pratiques de la vie et ambitieux de travailler au bonheur de l’humanité tout entière, il nous offre, en un sens éminent, le modèle et comme l’archétype des qualités que nous aspirons à déployer.

Étudier Descartes et le faire connaître, c’est travailler à l’accomplissement de la mission scientifique et civilisatrice de la France.


  1. Reproduction partielle d’un article publié dans la Revue de métaphysique et de morale, 1894, à propos de la réimpression des œuvres de Descartes.