Du principe de l'art et de sa destination sociale/Chapitre XVII


CHAPITRE XVII


Les Curés, ou le Retour de la Conférence.


La police,

…… On ne s’attendait guère
A la trouver en cette affaire,


la police donc, puisque, pour nos péchés et par notre sottise, elle se fourre partout, a vu, dans le tableau dont nous allons rendre compte, une haute impiété : d’un côté, outrage à la morale religieuse, d’autre part, excitation au mépris d’une classe de citoyens, fonctionnaires publics, dans l’exercice de leurs fonctions. En conséquence il a été décidé, par ordre supérieur, que ledit tableau serait exclu de l’exposition. Or, quand la police, quand l’autorité chez nous dit une chose, il ne manque pas de personnages, soi-disant graves, gens d’esprit de profession, préposés ou auxiliaires officieux de la censure, affidés du saint-office, qui des deux mains applaudissent. Je n’ai point à critiquer ici la mesure prise contre le tableau de Courbet par l’autorité. Lorsque l’autorité fait une chose, le respect nous commande de supposer qu’elle avait des raisons suffisantes pour la faire. En dehors de la question d’art, il y a la politique... Mais on attribue à un écrivain de la presse périodique ce jugement, bien autrement sévère que l’exécution silencieuse de la police : « Le tableau de M. Courbet est une mauvaise action. » Voilà le gros mot lâché, la police, à tous les points de vue justifiée : la conception d’un artiste, la plus extraordinaire peut-être dont il ait jamais été fait mention dans les fastes de l’art, déshonorée. Il est heureux pour Courbet qu’on lui ait interdit la publicité : sans cela, vous les eussiez vus tous, ces entrepreneurs de critique, fruits secs de la littérature et de l’art, faiseurs et défaiseurs de réputations, s’en venir l’un après l’autre, comme les chiens de Panurge, lâcher leur urine sur une œuvre dont ils ne sont pas même capables de saisir l’idée.

Quoi ! ce serait pour satisfaire une vaine pensée de médisance, pour exciter l’hilarité d’un public grossier. indigne d’être appelé voltairien, qu’un homme, à qui l’on ne refuse après tout pas plus le bon sens que le talent, aurait bâti cette vaste machine, alors qu’il lui suffisait d’un pied carré de toile ; ce serait pour foudroyer une peccadille de trois ou quatre malheureux curés de village qu’il aurait lancé ce coup de tonnerre ! Des ecclésiastiques de campagne se sont réunis pour conférer entre eux des choses de leur ministère ; la conférence finie, ils se sont mis à table ; la conversation s’animant, les plus vieux ont pris une pointe. Une fois en chemin pour s’en revenir, le grand air les a étourdis ; on devine le reste. Vraiment, si c’est là tout ce que l’artiste a voulu nous apprendre, il s’est trop donné de peine, et c’est fort inutilement qu’il a dépensé son génie et ses veilles.

Mais, hâtons-nous de le dire, il s’agit ici de bien autre chose. Ce qu’a voulu rendre Courbet, ce n’est point une scène plus ou moins risible d’ébriété ; ce n’est pas même le contraste, relevé avec malice, entre la gravité sacerdotale et une infraction aux lois de la tempérance : tout cela est du lieu commun le plus fade, indigne, je le répète, des honneurs de la grande peinture. Ce qu’a voulu montrer Courbet, à la façon des vrais artistes, c’est l’impuissance radicale de la discipline religieuse, — ce qui revient à dire de la pensée idéaliste, — à soutenir dans le prêtre la vertu sévère qu’on exige de lui ; c’est que la perfection morale cherchée par la foi, par les œuvres de dévotion, par la contemplation d’un idéal mystique, se réduit à de lourdes chutes, et que le prêtre qui pèche est victime de sa profession, bien plus qu’hypocrite et apostat.

Qui ne voit ici que l’idée d’une semblable composition ne pouvait tomber dans le cerveau d’un artiste que le jour où l’art, si longtemps esclave de son idéalisme dogmatique, aurait brisé sa chaîne, et, par la conscience définitivement acquise de son principe et de sa destinée, aurait obtenu l’intelligence de l’idéal religieux, sous tant de rapports semblable à l’idéal des anciennes écoles ? Le Retour de la conférence est essentiellement de notre époque : il y a vingt-cinq ans, comme il y a vingt-cinq siècles, il était impossible.

Le prêtre, pour son malheur, est, comme l’artiste romantique et classique, adorateur de l’idéal et de l’absolu ; il n’en est pas le metteur en œuvre ; il n’est pas le maître de son idée, pas plus que de ses impressions ; il en est l’esclave ; c’est ce qui fait sa misère morale, et tôt ou tard amène une chute honteuse. Son dogme consiste à nier la vertu de l’homme et l’efficacité de sa conscience, absolument comme l’artiste classique en nie la beauté ; à mettre toute sa confiance dans la grâce divine, qui seule peut le préserver de la tentation ; semblable encore en cela à l’artiste qui fuit le secours de la réflexion et de la science, et ne compte que sur l’inspiration. Si bien enfin que, tandis que l’artiste arrive à l’impuissance par son idéal, le prêtre, dont la vie doit servir de modèle à ses frères, aboutit à l’immoralité par la théologie. C’est en vàin qu’il invoque, dans son ardente prière, l’Esprit de vie et de sanctification : Veni, creator Spiritus ; il n’en sera pas visité ; il ne doit s’attendre à aucun reconfort. Car le principe de notre vertu est en nous-mêmes, n’attendant pour se développer que le service de ses deux puissants auxiliaires, le travail et l’étude.

Quiconque méconnaît cette vérité cherche le péril et succombera infailliblement. Mais la vie parfaite,selon l’Église, est une vie de contemplation et de foi ; les fonctions du ministère sacré ne sont pas de l’action, mais de l’adoration ; la théologie n’est pas une science, c’est un mystère. Certes, la vertu sacerdotale, là où elle se rencontre, est admirable ; elle tient du miracle : mais, de même que l’art qui se livre à la tyrannie de l’idéal, elle repose sur le vide, et c’est ce qu’a supérieurement observé Courbet. Entre le prêtre, dont la conscience n’est affermie qu’en Dieu, et l’artiste, dont le génie ne se repaît que d’idéalités formelles, spirituelles, d’idoles, l’analogie est complète : ils périront l’un et l’autre de la même dissolution.

La scène qu’a représentée Courbet en est un exemple. Est-ce que des membres de l’Institut, dînant ensemble à la suite d’une discussion, se griseraient ? Le fait est possible ; il ne se suppose pas. Et quand,par hasard, ce petit malheur serait arrivé à l’un d’eux, que s’ensuivrait-il, soit pour la moralité du personnage, soit pour le scandale donné au public ? Absolument rien : ce serait comme la colique, l’indigestion, le rhumatisme, un accident qu’on ne relèverait même pas. Tant nous sommes convaincus, dans notre for intérieur, que le péché n’approche que très-difficilement l’homme d’action et d’idée. Travaillez, pensez, méditez, observez, aimez dans la mesure des affections légitimes, et les séductions de la chair et de l’idéal seront impuissantes contre vous : Non appropinquabit ad te malum ; vous résisterez aux assauts de la concupiscence et de l’orgueil, et conculcabis leoncm et draconem. Je vais plus loin : supposez qu’une fois, par exception, ces mêmes ecclésiastiques se réunissent pour traiter d’affaires temporelles, soit politiques, soit industrielles, soit scientifiques ; ce jour-là, soyez-en certain, il ne leur arrivera pas malheur. Qu’est-ce donc qui les rend si faibles ? qu’est-ce qui les entraine à ces écarts de régime, sujets de raillerie pour les paysans ? C’est qu’avant de se mettre à table ils ont, pendant une ou deux heures, parlé de théologie. Aussi pourquoi se moque-t-on de leur intempérance ? Précisément parce que, dans la sincérité de leur âme, ils ne sont occupés que de Dieu et de la religion. Là est la supériorité morale de la science profane sur la science sacrée, de l’action sur la contemplation.

Voyons maintenant dans ses détails le tableau de Courbet.

Chacun sait que le clergé rural est astreint par ses règlements à des conférences mensuelles ayant pour objet d’entretenir l’esprit de corps parmi les ecclésiastiques d’un même canton et de les exercer à la discussion des questions théologiques. Ces réunions pieuses, qui ont lieu tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, sont naturellement suivies d’un banquet confraternel, espèce de pique-nique, où les épanchements de l’amitié succèdent aux ardeurs de la controverse. Dans ces rapprochements, qui forment certainement le meilleur de la vie sacerdotale-dans les campagnes, les esprits s’animent, les cœurs se dilatent, tout se réunit pour donner au repas son plus grand entrain. C’est l’effet de cette joie, semi-religieuse, semi-épicurienne, idéaliste et par conséquent sensuelle, que l’auteur du tableau a voulu peindre au vif, en représentant un groupe. de prêtre rentrant au logis à la sortie d’une conférence cantonale.

La scène se passe en Franche-Comté, dans la plus belle vallée du Jura, la vallée de la Loue. Au premier plan on voit un groupe de quatre prêtres, dont l’un, incapable de traîner sa vaste corpulence, a été hissé sur un âne, qui plie sous le faix. C’est le doyen ; il compte quarante années de services ; depuis longtemps il a passé l’âge de ferveur ; son front insoucieux, ses lèvres lippues, son œil en ce moment quelque peu lubrique, son port de Silène décèlent un joyeux convive parvenu, dans cette existence somnolente, idéaliste et sensualiste tout à la fois du curé de campagne, à un haut degré de matérialisation. On ne sait vraiment où peut se tenir l’âme dans cette épaisseur de chair. Excellent homme au fond, qui ne compte pas un ennemi parmi ses paroissiens. Il est soutenu à gauche (la droite du spectateur) par un jeune vicaire qu’on prendrait pour son fils, si ce n’était plutôt son neveu ; bellâtre montagnard, giton de sacristie, miroir à dévotes, cherchant avant tout, dans la carrière ecclésiastique, les joies positives du bien-être, de la vie abritée et d’une confortable dévotion. Peut-être cet intéressant lévite, à la mine prospère, mais décente, n’a-t-il pas encore conscience de tous les vices que le peintre véridique a fait jouer sur son visage. Ne vous y fiez pas cependant : ses joues potelées, ses yeux roulants, ses formes arrondies n’en disent que trop, et la police correctionnelle nous fait de temps en temps d’effrayantes révélations. A droite est un curé d’âge mûr, mais vif et vert, à lunettes bleues, au teint bilieux, figure de fouine ou de diplomate, Talleyrand rustique, qui retient par le bras le Silène chancelant. Prudent et expérimenté, il comprend les inconvénients du scandale, et voudrait sauver au moins les apparences. Aussi voit-on qu’il ne pardonne pas à son vieux confrère son état d’ivresse. — Buvez tant que vous voudrez, semble-t-il lui dire ; mais restez chez vous et allez vous coucher ! — A la bride de l’âne est un abbé de bon ton, l’hôte du château et des bonnes maisons du pays, adoré des dames, faisant de la musique avec les demoiselles, au bréviaire doré, aux souliers bouclés, au bas bien tiré, confesseur de comtesses, ecclésiastique du monde à - destination spéciale, aspirant évêque. La médisance ne l’atteint pas encore ; il baisse la tête, comme s’il voulait se dérober aux regards, et s’efforce, en entraînant l’âne rebelle, d’abréger ce voyage, qui met sa pudeur au supplice.

Derrière ce groupe marche un séminariste, à la figure candide, plein d’une ferveur juvénile, et dont l’ambition secrète, que jusqu’à présent il n’a confiée qu’à Dieu et à son confesseur, est de se consacrer aux missions lointaines, et qui rêve le martyre. Un peu décontenancé par ce qu’il voit, il soutient avec une sollicitude pleine de charité un vieil ecclésiastique trébuchant et frappant la terre de sa canne ; comme s’il venait de pourfendre d’un argument péremptoire les hérétiques, les philosophes, les juifs et tous les ennemis de l’Église. A côté d’eux, et -pour compléter ce deuxième groupe, s’avance carrément un curé d’un type à part : c’est le prêtre herculéen, taillé à angle droit, terrible de visage, admiré des paysans pour la rudesse de ses allures, buvant, fumant et jurant, exerçant sur ses paroissiens un ascendant irrésistible par son énergique vulgarité. Les fonctions de sa modeste cure, l’administration de sa fabrique ne suffisent pas à sa puissante activité. Il a fait irruption dans le temporel ; il s’est jeté dans les œuvres profanes ; il plante, il cultive, il exploite, il entreprend, il trafique, il spécule, il soumissionne ; il est marchand de bois, de grains, de liquides, de chevaux. Transportez par la pensée cette vigoureuse et inflexible nature au douzième siècle : ce sera, pour peu que les circonstances le favorisent, un Pierre de Castelnau, un saint Dominique, un Amaury. Il sera fondateur de l’inquisition, il marchera à la tète de l’armée croisée contre les hérétiques, ordonnera le massacre des populations insurgées,sans distinction d’âge ni de sexe. De quelle voix il eût fulminé l’anathème : Hors de l’Eglise point de salut!Tuez tout : Dieu reconnaîtra les siens !... Il a plu à la Providence de le faire naître au dix-neuvième siècle, après Voltaire et la Révolution, quand la philosophie et le droit de l’homme ont établi partout leur prépondérance : ce n’est qu’un pauvre curé de campagne dont la fougue s’exhale dans des affaires de maquignonnage ou d’insipides conférences, inter pocula. Oh ! si le bon Dieu savait tirer parti de ceux qui l’aiment !. Ce qui l’indigne en ce moment est la pauvreté de moyens de ses confrères : — Femmelettes ! fait-il d’un geste de suprême dédain, qui ne savent porter un verre de vin ! — Et son mouvement est si brusque que son chapeau a sauté à terre et que le chien du doyen jappe contre lui de détresse.

A distance respectueuse vient le groupe des servantes, auxiliaires de la cuisinière du banquet, et qui rapportent sur leurs têtes, dans des paniers, quelques bons restes pour le déjeuner du lendemain. La servante du prêtre est un de ces êtres indéfinissables qu’on ne rencontre que dans le monde de l’idéal : ni concubine ni épouse, mais plus que domestique ; disgracieuse, béate, à la démarche équivoque, à l’œil louche, qui a sa part d’influence dans le gouvernement spirituel du troupeau, triste associée de ce triste berger d’hommes.

Toute cette troupe passe devant un vieux hêtre, dans une excavation duquel est placée sous grille une statuette de la Vierge immaculée. La piété des populations, excitée par le clergé, a multiplié les croix et les images pieuses à travers les campagnes, au bord des chemins, dans tous les carrefours. Ainsi le prêtre, vivant à l’ombre du clocher, près des sépultures fidèles, entouré d’images saintes, de vases consacrés, de signes bénits, d’objets de toutes sortes formant le mobilier du culte, sacré lui-même de la main de l’évêque ; le prêtre, dont tous les instants doivent être marqués par une élévation de cœur vers Dieu, qui à chaque pas est rappelé à la sainteté de sa vocation par les monuments que lui-même a érigés de ses mains, ne peut faire un pas sans s’exposer à outrager mortellement sa religion ; pour peu que sa vigilance se relâche, sa vie ne sera qu’un long sacrilège.

Tout à fait à gauche du tableau, et comme pour en exprimer la moralité, se trouvent un paysan et sa femme, piochant la terre au bord de la route sur laquelle ils voient venir à eux le cortège, et distraits un moment de leur travail par le spectacle auquel ils assistent. Le paysan, grossier, illettré, n’en est pas moins de son époque. Il n’a rien lu, il ne demande point à rien lire : ni Voltaire, ni Rousseau, ni Dupuis, pas plus que le docteur Strauss ou M. Renan. Philosophes, théologiens, artistes lui font également pitié. Sans avoir rien appris, il hante peu l’église. Esprit positif et pratique, comme le Martin de Candide, il a perdu la foi au ciel et l’estime du clergé. Ce n’est pas lui qui risque de s’égarer dans les rêveries du piétisme et les sublimités de l’idéal ; il va droit au fait et à la chose ; c’est le réalisme fait chair. Qui travaille prie ! je ne sais qui lui a soufflé à l’oreille que ce mot était du Nouveau Testament ; il se l’est tenu pour dit. A la vue des saints hommes en goguette, devant ce foudroyant contraste entre la spiritualité présomptueuse du ministre de l’autel et la réalité bachique de son existence, il est pris d’un rire fou ; et ce rire, dont l’implacable rusticité vous choque, n’en est pas moins communicatif ; impossible, après quelques minutes d’examen, de s’y soustraire. L’homme le plus grave, le plus indulgent, le moins porté à la satire, comparant le prêtre tel que le veut son institution avec ce que le fait la fatalité d’une existence contradictoire, ne peut s’empêcher de penser que le bon Dieu, en instituant le sacerdoce pour le blanchiment des consciences, a voulu se donner la comédie. Quant à la femme du paysan, dominée par les enseignements de son enfance, fidèle au divin amour, mais douloureusement affectée par ce dont elle est témoin, elle prie Dieu de pardonner à ses fragiles ministres, qu’elle promet d’écouter toujours comme les dispensateurs de ses grâces, investis par lui-même du pouvoir de lier et d’absoudre.

Remarquez les oppositions que l’artiste, sans les chercher, a répandues dans son œuvre : la vulgarité de la scène contrastant avec la beauté du paysage ; le comique de la situation avec la gravité de la profession ; la superstition de la paysanne avec l’indévotion de son mari ; l’âne avec celui qui le monte, etc. Le paysan, trapu, osseux, couleur de terre, ajoute, par son hilarité triviale, au scandale donné par les hommes d’église, aux corps bien nourris,aux joues potelées et relevées de vermillon. La femme, carrée, courtaude, déprimée dans son corps et dans son âme, créature sacrifiée, n’est point faite, il s’en faut, pour relever par l’idéalisme de sa personne l’inconduite des acteurs principaux. Qui dira ce que pensent, ce que sentent ces servantes de curés, êtres neutres, en qui l’air de la sacristie a tué, avec la piété vraie, tout sentiment féminin ? Cela n’a ni cœur ni âme : vieilles filles qui ont appris le vice sans l’amour, la bigoterie sans la religion. La plus étonnante figure du tableau est peut-être celle de l’âne, qu’on serait tenté de déclarer le plus raisonnable de tous, zôon logicon, si son humeur récalcitrante m nous avertissait qu’il est incurable dans son ânerie, et qui semble placé là pour symboliser l’ abêtissement de l’homme par le transcendantalisme de la foi.

Mais ce que nous ne devons pas oublier, à peine de perdre le sens du tableau et d’en fausser complètement l’effet aussi bien que l’intention, c’est que ces prêtres sont tous sincères dans leur religion. Ils ont la foi de Jésus-Christ, ne vous y trompez pas ; à part le doyen et son neveu, signales comme douteux, les autres sont de vrais et zélés croyants. Ce qui les distingue entre les mortels est cette alliance d’une vertu si fragile avec l’énergie d’une croyance qui semble faite pour tout dompter, les passions et la chair, le monde et le diable. Telle est l’inévitable réaction de la nature contre l’idéal : à force d’exciter en eux l’amour des choses célestes, ils sont tombés dans le sensualisme. L’esprit du siècle, esprit de mollesse et de volupté, les a saisis ; ils aiment à bien vivre et à rien faire ; ils pèchent avec leurs pénitentes, leurs ouailles, et ils ont appris à n’en pas beaucoup rougir. Nous sommes hommes comme les autres, disent-ils avec une tranquille humilité ; ce n’est pas une raison pour injurier notre foi et nous accuser d’hypocrisie. Et plus ils pèchent, plus ils s’imaginent se sauver par la pratique de leurs sacrements et la méditation de leurs mystères, jusqu’au jour où, le démon du quiétisme s’emparant d’eux tout à fait, ils laissent de côté tout à la fois les exercices de la piété et les prescriptions de la morale.

S’il n’existait pas une raison supérieure à toute foi religieuse, une morale plus haute que celle des cultes autorisés par les lois ; si, comme autrefois, l’Église était la mère et la providence de l’État, certes, le tableau de Courbet serait d’une haute inconvenance : en montrant au grand jour les peccadilles du sacerdoce, il ébranlerait les fondements de la morale, et l’on aurait eu raison de le proscrire. Mais depuis la Révolution le rapport entre la religion et la société a été changé ; le législateur a pris sous sa protection"le pontificat ; le droit de l’homme s’est fait juge et maître du droit canon ; la morale s’est posée comme une dictée de la conscience, non plus comme un ordre d’en haut ; en sorte que la question de savoir laquelle offre le plus de garantie, d’une vertu fondée sur la droite raison ou d’une vertu établie sur l’idéal, s’est fatalement posée, et que la liberté de la discuter est devenue un article de notre droit public. Que dis-je ? la question est implicitement résolue contre l’Église par la constitution du pays ; et quand Courbet a composé son tableau, il n’a fait que se rendre l’interprète de la loi et de la pensée universelle. Son œuvre avait droit de bourgeoisie à l’Exposition, droit à l’Académie et au Musée.