Du principe de l'art et de sa destination sociale/Chapitre VII


CHAPITRE VII


La Renaissance : Réhabilitation de la beauté ; idéalisme ambigu. Corruption nouvelle.


Qu’est-ce que la Renaissance ? que signifie cette nouvelle transformation de l’art ? quelle est son origine, sa filiation, sa légitimité ? Ne faut-il y voir, comme l’ont prétendu de nombreux critiques, qu’une exhumation de l’antiquité, un pastiche des Grecs, une imitation, et, pour tout dire,une rétrogradation ?

L’évolution artistique à laquelle nous sommes arrivés s’explique aussi complètement que ses aînées ; elle apparaît en premier lieu, ainsi que nous venons de le dire, comme une réaction contre l’ascétisme du moyen âge, en second lieu comme le développement du dogme catholique lui-même.

En effet, après l’Église souffrante et militante, conçue par le moyen âge et ses artistes, devait venir l’Église triomphante, donnée par la papauté souveraine, donnée par les cathédrales gothiques elles-mêmes. — L’époque de cette évolution, le pays où elle devait éclore sont indiqués par son explication même : c’est en Italie, à Rome, lorsque le triomphe de la papauté est complet, qu’elle pouvait se produire, alors et là surtout.

L’affirmation de l’Église triomphante, voilà l’originalité propre de la Renaissance. Quant à ses moyens, elle les a empruntés à l’antiquité grecque. Cela devait être. Le paganisme s’est infiltré dans le christianisme ; toutes les religions ont un fond commun, un même esprit, un même but ; en somme, il n’y a qu’une religion. Ce que l’on reproche au catholicisme italien est arrivé plus ou moins partout ; chaque peuple a retenu le plus qu’il a pu, en embrassant la religion nouvelle, de ses superstitions anciennes, de sa mythologie, de ses traditions et de ses dieux. On le reconnaît aux transformations, qui souvent se bornent à des changements de nom. Rome, par exemple, a dédié ses temples païens aux saints de la nouvelle religion ; ses églises, ses palais, ses monuments, ses colonnes, ses arcs de triomphe sont du pur style grec ; l’architecture et la sculpture gothiques n’ont pas pénétré au sud de l’Italie, restée plus païenne que les autres pays de l’Europe. Tandis que l’église du moyen âge pleure, gémit et fait pénitence dans ses tristes et anguleuses figures de saints, de réprouvés, de gargouilles, de démons, de danses macabres, l’ascétisme s’indique à peine dans l’Italie méridionale par quelques peintures.

Les artistes de la Renaissance, du moment où ils revenaient, par une réaction fatale contre l’époque antérieure, au culte de la forme et de la beauté, ne pouvaient échapper à cette influence. Est-ce à dire qu’ils n’ont été que païens, de simples imitateurs des Grecs ? Ce jugement me paraît trop absolu. Est-ce que les anges de ces artistes sont la reproduction des Mercure, des Bacchus ou des Faunes, d’Apollon ou d’Adonis, de , Belléroplion ou de Persée ?

Je me suis mis en présence des Vierges des peintres de la Renaissance, dont je ne connais qu’un petit nombre ; et, malgré tout ce qu’on a dit, je n’ai pas trouvé que la Vierge des fiançailles, celle à la chaise, celle à la sainte Famille, sainte Cécile, sainte Marguerite, si belles, eussent rien de commun avec les Vénus. Ce ne sont pas des déesses jouant une comédie chrétienne, comme dans la Guerre des dieux de Parny ; déesses, si l’on veut, par la beauté, mais plus encore par la vertu et l’héroïsme ; déesses transformées en vierges et martyres.-. Ces belles saintes, avec leur expression chrétienne, me paraissent assurément plus belles, à moi, que les déesses impassibles des Grecs. Je suis amoureux des saintes de Raphaël, toutes saintes, vierges, martyres et vêtues qu’elles sont ; je le suis même de la vierge Marie jusqu’à son mariage. Oui, je suis amoureux de cette belle grande jeune fille, imitée de la Diane chasseresse, et donnée à un vieillard prédestiné au rôle d’ange gardien ; je ne le suis pas des déesses antiques, bien que nues, ni de Diane, ni de.Pallas, ni de, Vénus même. La Madone n’échappe à mon amour que par l’enfant qu’elle porte dans ses bras : c’est le respect de la maternité qui la sauve. C’est un dogme chrétien que les corps des bienheureux reprennent dans le ciel la clarté, la beauté, l’agilité et la subtilité. — Voilà l’idéal dans lequel se transportent par l’imagination les artistes de la Renaissance. Ils cherchent une autre expression pour les saints et les anges, figures qui certes ne sont pas de ce monde. Pas plus que Phidias ne pouvait donner à une déesse la figure d’une femme réelle et vivante, si belle qu’elle fût, Raphaël n’eût su donner à ses vierges, à ses martyres, à la Madone, des physionomies de personnes naturelles, comme faisait Memling. — Les amateurs admirent les chefs-d’œuvre de ce dernier ; je doute qu’ils plussent autant à ses contemporains brugeois, qui retrouvaient leurs connaissances dans ses tableaux les plus pieux. — Le peuple, encore aujourd’hui, sent cela. Il dit de certains visages de jeunes filles parfaitement purs : C’est une figure de vierge ; il veut dire d’une vierge idéale, telles qu’elles doivent être au ciel et que les ont imaginées les artistes de la Renaissance. Je viens d’expliquer la Renaissance dans son évolution historique et religieuse, dans ses moyens je reconnais qu’elle a marqué dans les transformations de l’art une place dont il est impossible de contester l’importance. Mais combien n’a-t-on pas surfait sa valeur !..

Il n’est pas possible de refuser une originalité à Raphaël, à Michel-Ange, à Léonard de Vinci, au Titien, au Corrége. Aucune époque n’a produit un plus grand nombre d’individualités puissantes, ni élevé plus haut la science, le faire du métier. Quelle différence avec les artistes obscurs, la plupart anonymes, du moyen âge ! Pourtant il manque à la Renaissance le cachet des grandes époques, la puissance de collectivité. Dans la période antérieure, il n’y a réellement qu’une école en Europe ; en Italie, au seizième siècle, autant d’écoles que de cités.

Quoi qu’on pense de l’art ascétique, d’un art hostile au culte de la forme, d’une antithèse de l’art, si j’ose ainsi dire, cet art n’en est pas moins positif et spécifique ; il a sa raison, son caractère, son idée, sa fin ; il a produit ses monuments, tout autant marqués au coin du génie que ceux des Grecs. Avalé et pleurant dans -ses figures, boiteux dans son architecture (regardez ces arcs-boutants, ces contre-forts, ces piles gigantesques servant comme de béquilles aux voûtes chancelantes), il s’est affirmé avec autant de puissance et plus de sublimité que ses devanciers. La Renaissance : comme génialité, originalité, idée artistique, reste inférieure : c’est que, dans son essor, dans l'immense majorité de ses productions, elle a eu pour but d’allier ensemble Les deux choses les plus incompatibles, la spiritualité du sentiment chrétien et l’idéalité des figures grecques. Ce mélange de paganisme et de christianisme, outre qu’il était donné comme une réaction fatale contre l’ascétisme catholique, a eu son utilité,je le veux, ne fût-ce que pour nous remettre l’antiquité en mémoire, renouer la chaîne des temps, former la communion artistique du genre humain, et nous préparer à la Révolution. Mais ce n’en est pas moins une tâche toute secondaire.

Ce qui caractérise l’art et l’époque de la Renaissance, c’est le manque de principes, ou, si l’on aime mieux, une tolérance incompatible avec l’ardeur d’une conviction quelconque. L’Église triomphante est entrée dans son repos et dans sa gloire ; il semble que l’ère purifiante de la souffrance ne doive plus se reproduire pour elle. Quiétisme ou indifférence, elle entoure de la même protection les oeuvres franchement païennes et les conceptions mystiques. Elle ne se fâche ni des licences de l’Arétin, ni des grivoiseries de Boccace, ni des impiétés plus sérieuses de Rabelais. Dominante, elle se mire et s’admire dans tout ce qui est beau, serein, joyeux et heureux.

La Renaissance, comme but et lin de l’art, se manifeste dès le premier jour comme une dissolution générale. On dirait que l’art chrétien était, par nature, de même que le corps du Christ, à l’abri de la corruption, et que l’art grec ne sortit au quinzième siècle de son tombeau que pour se venger de son rival et l’entraîner avec lui.

Imaginez, s’il est possible, la volupté d’Épicure ou le quiétisme de Fénelon servis par les figures du moyen âge. Les croyances étaient ébranlées, Jean Huss et Luther le prouvèrent de reste ; l’art tenait toujours : on ne pouvait cette fois l’accuser d’avoir corrompu lés mœurs. Pour en finir, il ne fallait pas moins que cette* exhumation de l’antiquité, un art vampire tombé sur l’Europe en même temps que la syphilis, qui ne disparaîtra qu’avec lui.

Les artistes de la Renaissance, d’un talent prodigieux tant qu’on voudra, mais ne servant plus ni un principe ni une institution, n’obéissant qu’à la fantaisie, disons mieux, à l’hypocrisie d’une société sans religion et sans morale, devenus de simples contrefacteurs, se hâtent de refaire un empyrée que n’attristent plus les malingres et les rechignés du moyen âge. Mélange de paganisme et de spiritualité, leur art aboutit, comme celui des Grecs, au culte idolâtrique de la forme. Les Vierge de Raphaël, si elles ne sont pas filles de Vénus, sont encore moins filles de la componction ; l’air de spiritualité qui règne sur leur visage jure avec leur beauté, avec leur taille, leurs mains, leurs bras et leur gorge de nymphes. Moins divines, plus humaines que les déesses de l’Olympe, elles inspirent un sentiment

moins pur que celui qu’on ressent à la vue d’une statue grecque. La Vénus de Milo, toute nue, est plus chaste que la plus respectable des Madones vêtue jusqu’au menton et tenant dans ses bras l’enfant Jésus. Il n’y a pas jusqu’à la figure du Christ, l’homme de toutes les tristesses et de toutes les amertumes, dont le corps, créé pour la souffrance, déformé par la torture, semblait un ver de terre, selon la parole d’Isaïe ; il n’y a pas, dis-je, jusqu’à cette sublime figure du Crucifié que les deux grands artistes de la Renaissance, Michel-Ange et Raphaël, n’aient profanée, en lui donnant un idéal renouvelé de Jupiter et d’Hercule. Et ce Christ est devenu typique : papes et jésuites l’ont adopté. Demandez aux femmes si elles ne sont pas toutes amoureuses de ce Christ, le plus beau des enfants des hommes, comme nous le sommes de sainte Marguerite, de sainte Catherine, de sainte Cécile et de toutes-les Madones. Ceci, pour le dire en passant, démontre une chose : c’est que les artistes de la Renaissance eussent été capables de refaire la besogne des Grecs, tant était grande, à la sortie du moyen âge, la lassitude de l’ascétisme ; tant les cœurs soupiraient à l’unisson après la beauté ; tant ils éprouvaient le besoin de la ressaisir, ange ou démon, ou du moins de se créer un autre idéal. Malheureusement leur besogne est restée pour nous inutile : ce Christ de fantaisie, si tard imaginé, pas plus que l'Ecce homo du moyen âge, ne peut nous servir. Nous ne sommes plus dévots, et nous ne pouvons être des pourceaux d’Épicure. Que nous peut faire, à nous autres hommes du dix-neuvième siècle, démocrates socialistes, hommes de travail, de science et de progrès, ce dieu ambigu ? Le droit de l’homme a été promulgué à la place des décrets de Trente et de Nicée ; le Christ qu’il nous faut n’est point un Christ mystique, à la façon de Léonard de Vinci, de Raphaël ou de Michel-Ange, encore moins de M. Renan ; c’est un Christ justicier, de la trempe de Danton et de Mirabeau, un Christ révolutionnaire.