Du principe de l'art et de sa destination sociale/Chapitre IX


CHAPITRE IX


Révolution française : les Classiques et les Romantiques.


La Révolution, qui couvait depuis un siècle, éclate enfin. Naturellement, elle n’a pas le loisir de s’occuper d’esthétique et de fournir des idées aux peintres. D’ailleurs, avant l’idéal les principes ; avant de satisfaire au goût, il faut pourvoir à la raison. De même que la liberté, l’art est ajourné à des temps meilleurs. La Révolution s’exprimera, en attendant, comme elle pourra ; elle usera des moyens qui lui ont été ménagés : grecque, latine, classique, biblique même, c’est-à-dire empruntée dans sa langue, dans son style et dans ses formes, partant gauche, pédantesque et déclamatoire. Symptôme de mauvais augure pour le succès de la Révolution, de se voir dès le berceau enlacée dans les formules d’une esthétique artificielle et étrangère.

On dirait la répétition d’une tragédie tirée de l’histoire ancienne. Les députés du tiers sont des Cicérons et des Démosthènes ; ils posent en foudres d’éloquence. Dans les commencements, les principes font passer le style ; le peuple français ne jure que par les Droits de l’homme et du citoyen. Mais l’idéal de Lycurgue, de Solon, de Numa, de Platon finit par prévaloir, et l’idée nationale par disparaître sans avoir eu le temps de produire sa langue et ses formes. Mirabeau, toujours applaudi quand il tonne contre le despotisme, n’est plus compris, il éveille la méfiance dès qu’après avoir posé ses prémisses, il essaye de raisonner et de parler constitution. Jamais on n’affecta plus de sensibilité (esthésie et, dans une affaire aussi sérieuse, on ne se montra plus théâtral : de l’ouverture des États généraux jusqu’au 9 thermidor, tout le monde devient acteur. Mais jamais le goût ne fut plus faux, l’éloquence moins naturelle, l’inspiration artistique et littéraire plus nulle. Les seules productions originales’de cette époque en désarroi, — je raisonne bien entendu au point de vue de l’art et du style, — sont la Carmagnole, le Ça ira, les jurons du Père Duchêne, le- drapeau tricolore et la guillotine, dont l’image se trouve, en guise d’illustration, dans les recueils du temps. — Tantôt le peuple, obéissant à la ’voix de ses chefs, se montre superbe d’attitude ; il évolue avec majesté et se livre aux effusions d’un patriotisme puisé dans les meilleurs auteurs ; puis il cède à son instinct, et l’on assiste aux scènes les plus débraillées : l’incendie Réveillon, les exécutions de la lanterne, les émeutes à la porte des boulangers, les visites à Versailles et aux Tuileries, les massacres de septembre. Le Vieux Cordelier amuse par l’ accouplement du style classique, appris au collège, et des idées de clémence qui commençaient à prévaloir avec le tutoiement et les sans-culotteries de 93.Quoi de plus réjouissant que de voir ce vieux patriote, qui présida aux exécutions de 92, dénonça la Gironde et fit instituer le tribunal révolutionnaire, reprocher au Père Duchêne de perdre la république par l’exagération du cynisme et de la terreur ? La Marseillaise n’est qu’une amplification de rhétorique, pareille à une harangue de Vergniaud ou de Robespierre. L’intention en était bonne ; l’enthousiasme et la colère y bouillonnent ; elle fit bien son service : mais c’est tout ce que la critique peut dire à son avantage. Le style est factice, emphatique et vide, un lieu commun du commencement à la fin. L’auteur n’a trouvé ni pensées ni expressions originales, et l’on peut douter aujourd’hui, en relisant cette pièce, si le peuple qui l’adopta pour hymne national, et qui la chantait en marchant à l’ennemi, avait réellement conscience de lui-même, s’il était mûr pour la liberté. A cet égard, je n’hésite point à dire que le Chant des Travailleurs de 1848 me paraît d’une inspiration plus vraie, plus réelle, d’un idéalisme par conséquent plus profond que la Marseillaise.

Au tumulte révolutionnaire a succédé le fracas des armes ; la liberté perdue, la littérature et l’art ne soufflent plus. Mais à la Restauration, les esprits se réveillent, et le débat commence aussitôt entre les classiques et les romantiques. Quelle était la signification de cette controverse et quel en fut le fruit ? Il importe, pour l’intelligence du temps présent et la prévision de l’avenir, que nous le sachions.

On était fatigué de la Grèce et de Rome, fatigué de la Révolution, du dix-huitième siècle et même du dix-septième. Depuis vingt-cinq ans on s’était mis à étudier les nations voisines ; des comparaisons avaient été faites ; par delà l’horizon classique on avait aperçu un monde nouveau. Une idée étrange, l’idée d’un nationalisme artistique et littéraire, était entrée dans les esprits. Or, comme, à l’exception de la Charte constitutionnelle, datée de Saint-Ouen, résumé de la Révolution, tout semblait dater chez nous de la Renaissance et des anciens, on se demandait ce que nous avions produit du nôtre ; en quoi nous étions originaux ; s’il y avait une littérature française, un art français ? Question scabreuse, qui ne tendait à rien de moins qu’à nier la légitimité de tout notre développement artistique et litléraire depuis Louis XIV, pour ne pas dire depuis François Ier, et à nous faire reprendre, sur une donnée inconnue, le fil de notre histoire.

Je vais résumer en quelques lignes l'argumentation des deux écoles.

Les romantiques reprochaient à la tradition établie deux choses : la première, de faire abstraction de quinze siècles d'histoire, d'où résultait l'étroitesse de sa pensée, le manque de vie, d’originalité et de vérité de ses œuvres ; la seconde, de ne pas même comprendre ses modèles, ce qui la jetait dans une inconséquence et une contradiction perpétuelles. Est-ce donc pour rien, disaient-ils, que le christianisme est venu changer la face du monde ; qu’il y a eu une Église, une papauté, un nouvel empire d’Occident associé au saint-siége, un monde féodal, des croisades, une chevalerie ; que des races nouvelles ont remplacé sur la scène les anciennes, épuisées ; que ces races ont enfanté, à leur tour, des langues, une littérature, un idéal, un art ; que la chrétienté a eu ses révolutions, ses guerres de religion, ses grands schismes ; et en dernier lieu,la Révolution ?.. Est-ce que tout cela n’est pas matière de poésie, de littérature et d’art, aussi bien que la mythologie païenne, le siège de Troie, la guerre médique, les institutions de Solon et du patriciat de Rome ? Et si c’est matière poétique èt artistique, comment voulez-vous que nous nous enfermions dans le cadre de vos classiques ? . Puis vous ne faites pas attention, ajoutaient-ils en s’adressant aux conservateurs, qu’avec votre culte de la forme, de la forme classique, s’entend, laquelle constitue votre idéal, vous sacrifiez sans motif, sans nécessité, l’EXPRESSION, non moins importante que la forme, dont la forme n’est elle-même que le moyen ; vous tombez dans la convention, par suite dans la monotonie, le faux et le mauvais goût ; vous perdez l’art avec vos règles, votre perfection et votre élégance Les anciens, par respect pour les dieux, craignaient sur toute chose de tourmenter leurs figures ; jusque dans le paroxysme de la douleur, ils observaient les lois de la dignité antique ; le gladiateur devait tomber avec grâce ; la moindre contraction nerveuse et musculaire leur aurait paru une grimace, une offense à l’art. Cela faisait partie de leur esthétique par une raison fort simple : c’était dans leur religion et dans leurs principes. Mais nous, qui n’avons aujourd’hui que faire des dieux, nous qui, depuis l’abolition de l’esclavage, du servage et de la féodalité, ne craignons plus de nous amoindrir enlaissant paraître nos émotions ; nous qui recherchons sur toute chose le mouvement, l’action, la vie, la couleur, la passion, la force,.qui nous cherchons nous-mêmes, et voulons nous contempler aussi bien dans la fièvre de la pensée que dans le calme de la mélancolie, dans la vulgarité de nos travaux que dans l’accomplissement de nos devoirs civiques, nous ne pouvons accepter vos modèles, puisque, mieux nous réussirions à les imiter, plus nous nous rendrions ridicules.

Ces observations étaient irréfutables ; aussi les classiques n’y répondaient-ils pas. Ils alléguaient que l’art est absolu, universel, éternel ; que ses règles, qui sont les lois du beau, de même que les règles de la logique et de la géométrie, sont immuables ; que les anciens les ont d’autant mieux pratiquées qu’ils les ont mieux comprises, et que c’est pour cela qu’il nous ont légué des œuvres incomparables ; qu’il en est de la beauté comme de la vérité et de la justice, qui ne sont susceptibles ni de plus ni de moins, et vis-à-vis desquelles il est absurde de stipuler des réserves, puisque notre devoir est de nous en approcher le plus possible ; qu’il n’est pas vrai qu’il y ait une poésie et un art des Grecs, une poésie et un art des Barbares, une littérature des anciens et une littérature des modernes ; qu’il n’y a qu’un seul et même art, dans lequel il est donné à chaque nation de réussir plus ou moins, en raison de ses facultés et des conditions de son existence, mais sans qu’on puisse dire pour cela qu’il y ait jamais changement de méthode, d’idéal, de genre ni d’espèce ; que la diversité de la matière ne suffit point à justifier une différence d’écoles, pas plus que de principes ; que les révolutions de l’histoire n’ont nullement pour corollaires une suite de révolutions parallèles dans la littérature et les arts, et que c’est justement ce qui a été démontré par les artistes de la Renaissance, égaux aux Grecs ; qu’abandonner une tradition consacrée par une si longue expérience et tant de chefs-d’œuvre, ce serait précisément rétrograder et, sous prétexte d’actualité, de nationalité, de Variété, de mouvement, d’énergie, d’expression, tomber dans la débauche et substituer au culte de la forme celui de la vulgarité et de la laideur ;qu’au surplus, la nouvelle école n’avait qu’à témoigner de la vérité de sa critique par l’excellence e ses travaux ; qu’on la jugerait à l’épreuve : opere probabitur opifex.

Sans doute, ainsi que je l’ai fait observer tout à l’heure, cette réplique ne détruisait pas les observations des romantiques : mais elle ne manquait pas non plus d’un fond de vérité incontestable. La provocation finale était surtout dangereuse à relever. La dramaturgie romantique n’a point égalé la tragédie et la comédie du dix-septième siècle ; et l’on en peut dire autant de la peinture et de la statuaire. Si l’on devait s’en rapporter aux échantillons, il faut l’avouer, il y aurait, jusqu’à présent du moins, cause gagnée pour les classiques. Mais le public, mais la postérité ne peuvent se tenir pour- engagés par un premier insuccès ; et, quelle que fût la valeur actuelle, positive, de chacune des deux écoles rivales, leurs assertions s’entre-croisant avec une apparence égale de certitude, sans se détruire, restait toujours à résoudre une question théorique du plus haut intérêt

En effet, s’il est vrai que la littérature et l’art ne forment dans l’humanité qu’une grande et unique évolution ; que sous ce rapport tous les peuples constituent une seule famille, toutes les langues un même Verbe ; qu’en conséquence une sorte de catholicité ou d’université tende à s’établir dans les choses du goût et de l’art, de même que dans celles de la science et de l’ industrie ; s’il est vrai encore que l’humanité ne puisse renier aucune de ses manifestations antérieures ; que son avoir se compose du produit de toutes ses générations concourant à un même but, il- est certain par là même que la sphère de l’idéal, de même que celle du réel, est infinie ; qu’aucun siècle ne pourra jamais se vanter de l’avoir tout entière parcourue ; que l’idéal variant, malgré sa tendance à l’absolu, comme la réalité, aucun idéalisme ne peut soutenir la prétention de primer les autres et de se poser en autocrate ; qu’il s’en faut de beaucoup que notre faculté esthétique trouve sa pleine et entière satisfaction dans la contemplation de formes ou figures prétendues idéales, et que la possession de la beauté épuise notre sentiment ; que les éclairs du génie, les fulgurations de la conscience, les explosions de l’héroïsme, de la passion et du dévouement, toutes les manifestations de l’âme, toutes les situations, tous les accidents de la vie, font aussi partie de notre domaine idéaliste ; que cette partie de nous-mêmes, la meilleure et la plus vaste, ne saurait cependant trouver son expression dans une contrefaçon idolâtrique, puisque ce serait substituer un idéal à un autre, l’idéal grec à l’idéal moderne ; qu’ainsi, puisque la raison esthétique nous apprend à distinguer des degrés et des espèces dans l’idéal, il y a lieu de distinguer aussi dans l’art entre les époques, les civilisations, les croyances, les langues pt les races ; que sous ce rapport, nous avons, nous autres Français, aussi bien que les Allemands, les Anglais et les Scandinaves, aussi bien que les Grecs, les Hébreux et les Hindous, notre originalité ; que cette originalité, qui s’est révélée au moyen âge dans la poésie des troubadours, se reconnaît également dans les écrivains qui, depuis le seizième siècle jusqu’à la Révolution, ont pris à tâche de nous infuser les idées et Le style des anciens ; que cette assimilation, en ajoutant à notre fécondité, doit avec le temps ajouter aussi à notre originalité, en sorte que nous pourrions nous vanter d’avoir eu deux révélations esthétiques, l’une au moyen âge, l’autre pour ainsi dire humanitaire, qui doit se poursuivre indéfiniment.

Ainsi se résoudrait par la théorie du progrès et de la communion humaine la contradiction des deux écoles, toute autre décision étant nécessairement entachée de partialité. L’artiste complet, celui auquel doit être adjugée la palme, ne peut plus être désormais ni un classique ni un romantique, ni un homme de la Renaissance, de la Grèce ou du moyen âge ; c’est celui qui, sachant combiner tous les éléments, toutes les données de l’art, toutes les conceptions de l’idéal, supérieur à la tradition, saura le mieux être de son temps et de son pays.

Cette synthèse ne paraît pas avoir été jusqu’à ce jour omprise : des deux côtés il y avait de la raison, mais des deux côtés aussi insuffisance de raison. Classiques et romantiques ne purent parvenir à s’entendre. Les premiers, qui avaient la haute main dans les études, qui occupaient des fauteuils dans lés académies et étaient en possession de diriger le goût public, persistèrent dans leur routine et devinrent de plus en plus insignifiants et ennuyeux. Les autres ne réussirent pas à formuler clairement leur principe, bien moins encore à produire des œuvres supérieures aux anciennes, comme on les avait sommés de le faire. Loin de là, ils se montrèrent, par la nature de leurs prédilections, tout aussi inconséquents et rétrogrades que leurs adversaires. Le moyen âge, qu’on croyait avoir enterré en 89, avec sa féodalité, ses châteaux, ses cathédrales, sa chevalerie, sa langue, ses mœurs,. redevint à la mode : fantaisie compromettante que devait bientôt et cruellement expier la monarchie légitime. Insensiblement les romantiques, poètes, littérateurs et artistes, se faufilèrent à l’Académie : ils en avaient fait assez pour que les juges impartiaux et le gros du public admissent l’utilité d’une transaction. On commença donc à se regarder sans rire ; on se fit des emprunts réciproques. La question n’était pas vidée, puisque l’on ne s’entendait point ; mais l’horizon semblait agrandi, l’art et la littérature rendus plus libres ; de guerre lasse, la polémique tomba. Une nouvelle décadence commençait.

Le calcul, celui de l’astronome comme celui du de livres, ne supporte pas la plus petite erreur ; la justice pas le moindre arbitraire ; la science devient impossible pour peu qu’elle admette de faits controuvés, d’observations incomplètes pu de phénomènes surnaturels ; la philosophie tourne à l’absurde si ses séries sont irrégulièrement formées, ses définitions équivoques, ses analyses inexactes, ses généralisations hypothétiques. Il en est ainsi de l’art : plus il cherche l’idéal, plus il a besoin de précision et de vérité. L’équivoque, l’incertitude des idées et des principes, le vague de l’objet, l’indéfini, lui sont antipathiques, l’empêchent de se développer et de vivre. La transaction tacite entre le classicisme et le romantisme fut, comme le doctrinarisme en politique, une hypocrisie. Ce qui tue l’art en ce moment et le déshonore, c’est la confusion et l’irrationalité. C’est ce que nous allons démontrer par les exemples les plus célèbres.