Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières/05
MOUVEMENT INTELLECTUEL
PARMI LES POPULATIONS OUVRIERES.
Les ouvriers de Lyon sont entourés, depuis une vingtaine d’années, d’un grand et sinistre éclat. Combien de fois, durant de longues journées d’angoisses, l’attention de la France n’a-t-elle pas été suspendue sur l’ancienne métropole des Gaules, où des masses égarées agitaient le drapeau de la guerre sociale ! Même dans les intervalles de tranquillité, les regards s’attachaient encore sur cet Etna mal éteint, d’où l’on craignait de voir soudainement sortir des explosions nouvelles. Cependant les ouvriers de la fabrique lyonnaise sont très imparfaitement connus. Avec l’organisation singulière de l’industrie de Lyon, qui tient habituellement murée dans la famille l’activité individuelle, il est difficile de pénétrer dans la vie morale et intellectuelle des masses. De plus, on ne s’est guère enquis des ouvriers lyonnais que dans des jours de crise, alors que les lignes les plus caractéristiques des physionomies disparaissent au milieu de mouvemens convulsifs et passagers. Il y a aujourd’hui un temps d’arrêt très marqué dans les rangs de cette turbulente population. On n’est plus haletant sur une brèche ouverte, on respire avec plus de liberté : le moment est favorable pour fixer les traits essentiels de ce vivant tableau. Un intérêt tout-à-fait exceptionnel s’attache à l’étude d’une vaste agglomération de deux cent cinquante mille individus, dont les trois quarts environ appartiennent de près ou de loin à une seule industrie, celle de la soie. C’est dans les rangs serrés de cette phalange que les adversaires de l’ordre social actuel se complaisaient à montrer naguère une armée implacable, surnommée le bras du socialisme. Où en sont aujourd’hui ces soldats promis à de nouvelles émeutes, et dans quel sens s’opère, à l’heure qu’il est, le mouvement des intelligences populaires? Cette question ne doit pas nous trouver indifférens. L’examen de l’état moral et politique de Lyon fournit une occasion merveilleuse pour voir ce que les ouvriers peuvent gagner en se livrant à l’agitation et aux fantaisies révolutionnaires. Jamais population n’a été plus profondément remuée par l’esprit d’aventures que celle de la cité des soieries, et pourtant qu’a-t-il produit pour elle? pour prix de longs déchiremens et de pertes immenses, l’a-t-il rapprochée de son but? N’a-t-il pas étalé au contraire la plus complète impuissance, et corrompu dans leur source les institutions auxquelles il a touché? Les résultats que nous avons à constater offrent un grand enseignement pour tout le monde, pour les ouvriers surtout, car ils mettent en lumière les liens qui unissent les destinées du travail aux destinées mêmes de l’ordre.
Pour pénétrer dans la pensée et dans les sentimens actuels des ouvriers lyonnais, il faut connaître avant tout le régime auquel ils sont assujettis, les penchans naturels de leur esprit et de leur caractère. Il faut les suivre aussi dans la vie extérieure, dans les agitations de la place publique, afin d’apprécier l’influence que le souvenir d’insurrections encore récentes peut exercer sur les dispositions des divers élémens de la fabrique. En examinant ensuite les efforts accomplis pour combattre le mal, on tâchera d’indiquer à quelles conditions la cause du bon sens et de la justice peut gagner une force nouvelle.
Lorsqu’on étudie dans ses détails cette étrange ville de Lyon qu’on revoit toujours avec un nouvel étonnement, on demeure frappé du rapport qui existe entre la configuration même des lieux et l’esprit de la population. Ce n’est pas là une ville comme une autre, formant un corps compacte et homogène; tout y est inégal et heurté; les diverses parties en sont séparées les unes des autres par des barrières naturelles. Jusqu’à ces derniers temps, où un décret vient de faire cesser, au moins partiellement, cette anomalie, les lois avaient fractionné l’unité lyonnaise en communes différentes, prêtant ainsi une sorte de sanction aux idées de division. Il est essentiel de se représenter dans ses grandes lignes la topographie de la cité pour en bien comprendre la situation morale. Au point où la Saône et le Rhône se préparent à se joindre, un coteau raide et élevé sépare les deux fleuves et baigne ses pieds, à droite et à gauche, dans leurs eaux encore distinctes. Avant d’arriver au confluent des deux rivières, il s’arrête brusquement et laisse au-devant de lui une plaine très basse, de deux ou trois kilomètres de long, formant une grande presqu’île sur laquelle se trouve, à la base même de la montagne, le point central de Lyon. La ville grimpe et se suspend sur les flancs du coteau, entassant les unes au-dessus des autres des maisons de six étages, jusqu’à ce que, en arrivant au sommet, elle rencontre le populeux quartier de la Croix-Rousse, qui la domine entièrement. Elle ne reste pas d’ailleurs concentrée entre le Rhône et la Saône; elle se répand, le long des hauteurs de Fourvières, sur la rive droite de la Saône, où l’antique cité a eu son berceau, et sur la rive gauche du Rhône, où la Guillotière s’étale en liberté dans une vaste plaine, depuis les Brotteaux jusqu’à la Vitriolerie. Au sein de ces grandes divisions, il s’en rencontre d’autres qui semblent faire de chaque quartier autant de villes différentes; on dirait que chaque classe sociale est là parquée séparément comme les Juifs au moyen-âge. Les fabricans sont groupés vers le bas de la côte que surmonte la Croix-Rousse. Le commerce proprement dit, les commissionnaires, ont leurs comptoirs au centre de la ville et sur les quais de la rive droite du Rhône. La fortune héréditaire s’est assise loin du fracas du négoce, dans la partie la plus méridionale de Lyon, en descendant vers les terrains vagues de Perrache. A la Guillotière, qui n’est séparée que par le Rhône du quartier le plus aristocratique, se présente une face bien différente de la vie sociale. Là campe la partie la plus nomade de la population; là se sont donné rendez-vous les gens tarés et sans aveu, en un mot les élémens viciés qu’une grande agglomération d’hommes renferme presque toujours dans son sein. Les maisons soumises à la surveillance spéciale de la police s’y pressent dans les rues basses qui longent le fleuve. Ne cherchez pas dans ce mélange confus et flottant l’ouvrier de Lyon, l’ouvrier de la fabrique, comme on dit dans le langage ordinaire, embrassant sous ce nom toutes les industries relatives au travail de la soie. Les nombreux travailleurs de cette catégorie ont leur quartier-général à la Croix-Rousse, immense assemblage d’ateliers d’où s’échappe un même bruit, où règne une même préoccupation, et où le tissage moderne réalise ses éblouissantes merveilles. Les métiers débordent aussi sur la ville de Lyon et remplissent les maisons échelonnées sur le versant de la Grand’-Côte. Un essaim de cette peuplade s’est transporté au-delà du Rhône, où il occupe la partie des Brotteaux la moins éloignée de la Croix-Rousse. La souche même de la fabrique est encore enfouie sur la rive droite de la Saône, autour de la sombre cathédrale de Saint-Jean, dan? les vieux quartiers de Saint-George et de Saint-Just. Cette masse si compacte des ouvriers en soie qui forme le fond de la population lyonnaise, à quel régime est-elle assujettie? Le travail de la fabrique, composé d’une multitude d’opérations diverses[2], met en présence trois intérêts principaux dont les relations importent essentiellement à la paix publique et exercent une influence considérable sur le mouvement des esprits; ce sont: les intérêts des fabricans, — ceux des chefs d’atelier, — ceux des compagnons. Les fabricans reçoivent les commandes soit de commissionnaires établis à Lyon ou à Paris, soit directement du commerce. Sauf quelques étoffes unies d’un placement régulier et sûr, ils ne font presque jamais confectionner de tissus à l’avance, en sorte qu’aussitôt que les demandes cessent d’arriver, les métiers cessent de battre. Le fabricant n’a pas de matériel de fabrication et pas d’ouvriers enrégimentés pour son compte; lorsque les commandes affluent, il envoie ses commis lever des métiers, comme au moyen-âge, avant l’organisation des armées régulières, on envoyait lever des soldats, qui se débandaient après la campagne. La conception du travail lui appartient ainsi que le choix des dessins, auxquels certaines maisons consacrent chaque année des sommes énormes. Les soies à mettre en œuvre sont fournies par le fabricant aux chefs d’atelier, qui travaillent chez eux, sur leurs propres métiers, et enrôlent les compagnons dont l’aide leur est nécessaire. Les ateliers renferment rarement plus de quatre ou cinq métiers et ne sont organisés que pour un nombre très limité de travailleurs.
Les ouvriers vivent dans une indépendance absolue des négocians-manufacturiers qui leur confient du travail[3]. Le contrat industriel intervenu entre eux prend fin avec la remise de la pièce donnée à tisser. Certaines maisons peuvent continuer plus ou moins long-temps à occuper un même atelier, mais un nouvel accord recommence chaque fois que l’ouvrage est terminé. Aucune assimilation n’est donc possible entre le système de la fabrique lyonnaise et celui de l’industrie agglomérée dans les vastes usines de la Flandre, de la Normandie ou de l’Alsace.
Le domaine dont Lyon est le centre s’étend sur les départemens voisins de celui du Rhône et renferme 60 à 70,000 métiers, dont 30 ou 35,000 dans la fille même ou dans les communes qui viennent d’y être englobées. Pour saisir le rapport de la fabrique de Lyon avec nos autres fabriques de soieries, il convient de savoir que les étoffes de soie pure et celles où la soie domine occupent en France environ 130,000 métiers, qui produisent une valeur d’à peu près 360 millions, dont 180 à 200 millions pour Lyon. L’exportation embrasse la moitié de la fabrication totale, tandis qu’elle absorbe plus des 3/5es de la production lyonnaise, qui trouve ainsi à l’extérieur son marché le plus important. Les principaux pays d’exportation sont les États-Unis d’Amérique, l’Angleterre, le cercle de l’association allemande, la Belgique, l’Espagne, la Russie, le Mexique, l’Italie, la Turquie et le Brésil. Les riches étoffes façonnées et brochées, tout en occupant une large part de l’activité locale, sont loin d’égaler en valeur la masse des tissus ordinaires; elles figurent pour un peu plus du tiers dans les produits exportés. Une concurrence très âpre est organisée au dehors en face de notre industrie nationale. Deux cent trente mille métiers environ battent pour les fabricans étrangers. La Prusse envoie sur les marchés extérieurs les velours et les rubans de velours de Crevelt et d’Elberfeld; la Suisse, les florentines et les petits taffetas de Zurich; la Savoie, les étoffes unies de Faverges; l’Angleterre enfin, les soieries diverses de Paistey, Cowentry, Derby, Macclesfield et Manchester. L’exposition de Londres a mis en relief l’éclatante supériorité de Lyon, qu’assurent les progrès réalisés dans la filature de nos soies, l’incomparable beauté des couleurs préparées par les teintureries lyonnaises, l’habileté de main des tisseurs, le goût exquis des fabricans et l’art avec lequel ces derniers savent approprier les soies de qualités diverses à chaque genre de tissu. Cependant, comme certaines manufactures étrangères ont l’avantage sous le rapport du prix de revient, surtout pour les articles courans, la lutte est souvent très difficile et sujette à de fâcheux retours. Le commerce d’exportation préfère quelquefois le bon marché à cette exécution supérieure qui distingue la cité lyonnaise dans tous les genres.
On a calculé que, dans les étoffes de soie, deux métiers demandaient, tant pour le tissage que pour les opérations accessoires, le concours de cinq personnes, en sorte que les 70,000 métiers de la fabrique de Lyon occupent environ 175,000 individus, dont une moitié est répandue isolément dans un rayon de vingt à vingt-cinq lieues, et l’autre moitié réunie au sein de la seconde ville de France[4]. Le nombreux personnel rassemblé à Lyon se recrute de deux façons, soit héréditairement de père en fils, soit par l’émigration continue de nouveaux travailleurs que les séductions de la ville arrachent à leurs champs ou à leurs troupeaux, et qui sont embauchés par les chefs d’atelier d’abord comme apprentis, et puis en qualité de compagnons. Ces ouvriers arrivent de vingt directions diverses, de l’Ain, de l’Isère, du Doubs, des Vosges, du Jura, de la Suisse, du Piémont, etc. Une fois admis dans la fabrique, s’il est rare qu’ils s’en séparent jamais tout-à-fait, ils changent du moins fréquemment d’atelier, soit par suite de la mobilité de leur humeur, soit par suite des variations qui se produisent dans le travail. Quelques-uns parviennent chaque année à monter un métier pour leur compte. Le chef d’atelier abandonne au compagnon la moitié du prix des façons et garde l’autre partie du salaire pour la location des instrumens de travail.
Le prix des façons est généralement faible. Voici un exemple qui peut en donner une idée; je le prends dans la fabrication courante, dans les étoffes de soie noire unie d’une qualité ordinaire que j’ai vu tisser à des conditions pareilles sur beaucoup de métiers. Le fabricant payait 70 centimes par mètre, et le tisserand pouvait en faire un peu plus de quatre mètres par jour, en travaillant de cinq heures du matin à dix heures du soir, ce qui donnait un salaire d’environ 3 francs, sur lequel 1 franc 50 centimes revenaient au chef d’atelier et 1 franc 50 centimes à l’ouvrier. Certains travaux sont plus avantageux, mais d’autres, en revanche, le sont encore moins. Si on envisage en bloc tous les tissus exécutés dans ce grand centre de travail, la moyenne indiquée approche bien près de la vérité. Les femmes, nombreuses dans la fabrique, y reçoivent le nom de compagnonnes, et sont traitées sur le même pied que les hommes; elles tissent presque toutes les pièces unies, qui exigent moins de force physique que les étoffes brochées, pour lesquelles il faut, après chaque coup de navette, pousser de lourdes masses de fils garnis de métal. Le tissage de la soie, pénible encore par la nécessité de répéter sans cesse les mêmes mouvemens, a été heureusement transformé, comme on sait, par un éclair de génie qui vint illuminer un jour un simple ouvrier dont la vie a duré près d’un siècle. Les tisserands qui s’ameutaient jadis contre les appareils de Jacquart ont été les premiers à profiter de sa féconde découverte[5].
L’existence intime de toute cette population abonde en contrastes étranges. Un fait frappe tout d’abord, c’est la vie en famille. Les ouvriers sédentaires, les possesseurs d’un ou plusieurs métiers sont à peu près tous mariés. Comme le concours d’une femme est indispensable pour une multitude d’opérations accessoires de leur propre besogne, ils se mettent en ménage de très bonne heure. Par la nature même de son travail, l’ouvrier tisseur est obligé de rester chez lui; quand la fabrique est en pleine activité, il ne s’éloigne guère de sa demeure. Même en temps de chômage, vous le trouvez encore une grande partie du jour assis, chagrin et sournoisement pensif, auprès de son métier immobile. Bien que les secousses des vingt dernières années aient un peu affaibli le lien domestique, bien qu’on voie moins souvent qu’autrefois les ménages prendre, les dimanches et jours de fêtes, des divertissemens en famille, il est toujours vrai de dire que les chefs d’atelier ont du goût pour la vie à domicile, pour une installation commode dont ils aiment à s’occuper durant leurs momens de loisir.
Des changemens heureux, successivement apportés depuis le commencement de ce siècle dans la construction des logemens, ont tendu à fortifier ce penchant naturel. Les nouvelles maisons de la Croix-Rousse et des Brotteaux, bien bâties et bien aérées, ne ressemblent en rien à celles des vieux quartiers de la ville, où les ouvriers étaient jadis entassés. Aux progrès réalisés par l’architecture populaire sont venues se joindre des améliorations réelles dans la propreté intérieure des habitations. La salubrité des nouveaux logemens, réunie aux facilités apportées dans le travail par d’ingénieux mécanismes, ont produit la transformation physique si remarquable qui s’est opérée en moins de cinquante ans parmi les ouvriers de la soierie. On n’y reconnaît plus cette race chétive et étiolée qu’on appelait les canuts, et dont les traces ne subsistent plus guère que dans les quartiers Saint-George et Saint-Just, ce pays natal de l’ancienne canuserie. Là, on aperçoit encore de temps en temps un petit vieillard aux jambes grêles, au corps obèse, à la face osseuse et allongée : c’est le vrai canut, errant désormais, à peu près seul de sa lignée, comme le dernier des Mohicans.
Les ouvriers de Lyon n’ont pas cette funeste habitude, que nous avons vue presque universelle ailleurs, de s’abreuver d’eau-de-vie deux ou trois fois par jour. L’abus des liqueurs alcooliques est parmi eux un fait exceptionnel; les chefs d’atelier ne boivent même que peu de vin au cabaret, et, quoique l’ivrognerie soit moins rare parmi les compagnons, on ne saurait établir aucun parallèle sous ce rapport entre cette localité et les districts industriels du nord et de l’est de la France. Les goûts lyonnais sont moins grossiers, mais en même temps plus coûteux. Les ouvriers recherchent les cafés de préférence aux cabarets, et surtout ces cafés chantans qui ont été importés à Paris depuis quelques années, et qui obtiennent un grand succès sur les bords du Rhône. La musique plaît à ces populations méridionales, ainsi que les spectacles de tout genre. On s’aperçoit en outre que les ouvriers s’appliquent, dans leurs vêtemens, à ressembler à la classe bourgeoise. On ne les voit point, comme en d’autres villes, affecter de se distinguer le dimanche par un costume négligé. La blouse et la casquette sont laissées à la partie la plus déréglée de la population nomade. Ces habitudes, qui attestent une certaine recherche, ne se lient malheureusement pas toujours à l’esprit d’économie. L’argent consacré aux habits comme aux plaisirs excède trop souvent la limite qu’on devrait assigner à de telles dépenses en raison des ressources de la famille. Aussi, quand les ouvriers parlent de leurs besoins, ils y font entrer ces satisfactions qu’il est désirable sans doute de leur voir posséder en une certaine mesure, mais auxquelles on regrette de les voir immoler de gaieté de cœur la sécurité du lendemain.
Ce défaut d’économie réagit sur les mœurs. « L’économie jointe au travail, disait Mirabeau, donne des mœurs aux nations. » Imprévoyance et démoralisation se suivent en effet presque toujours. La moralité se ressent aussi à Lyon du régime des ateliers, où les deux sexes sont en général très rapprochés les uns des autres. Ce fait se produit notamment dans les maisons où on tisse à la fois des étoffes unies et des étoffes façonnées. Plus sédentaires que les hommes, les femmes n’en sont pas moins obligées, par les fluctuations du travail, à d’assez fréquens changemens de patron, ce qui les expose à des relations d’autant plus périlleuses, qu’elles offrent l’attrait de la nouveauté. Il faut reconnaître cependant que le désordre entraîne à Lyon peu de déclassement parmi les personnes. Comme les occasions de rapprochement sont devenues difficiles entre des individus placés dans des situations différentes, les filles d’ouvriers sont moins exposées qu’autrefois aux séductions qu’un rang social plus élevé pourrait faire briller à leurs yeux. Les mœurs s’amélioreraient encore à coup sûr, si les chefs d’atelier s’occupaient avec plus de soin de surveiller en pères de famille la conduite des jeunes ouvrières employées par eux. De quel patronage, de quelle tutelle n’auraient pas besoin en effet des filles qui viennent du fond de leurs campagnes commencer leur apprentissage, à l’âge de seize ou dix-huit ans, loin de leur famille, au milieu d’un monde tout nouveau pour elles! Les chefs d’atelier agissent la plupart du temps comme s’ils étaient affranchis de toute responsabilité sous ce rapport. Ils se flattent cependant d’avoir plus qu’à d’autres époques le sentiment de la dignité personnelle, et ils ne voient pas que le signe le plus sûr du respect qu’on se porte à soi-même apparaît dans le rigoureux accomplissement de son devoir, surtout quand ce devoir intéresse la dignité même d’autrui.
La faiblesse du sens moral est malheureusement entretenue à Lyon par la faiblesse du sentiment religieux. Les habitudes religieuses ont beaucoup plus perdu de terrain que la vie de famille, et, dans les pratiques extérieures encore conservées, on suit en général la voie tracée par la coutume, sans avoir conscience du sens de ses propres actes. Pour réveiller l’idée religieuse dans ces âmes insouciantes, il faut quelque grande calamité publique. Ainsi, quand on redoutait à Lyon l’invasion du fléau terrible qui est venu deux fois des extrémités de l’Orient s’abattre sur nos contrées, on retrouvait on soi des croyances long-temps engourdies: mais, par un travers facile à comprendre, la religion revêtait alors la forme la plus superstitieuse. En temps ordinaire, les ouvriers lyonnais se méfient et s’éloignent du clergé. Savez-vous ce qu’ils craignent? C’est que l’enseignement donné du haut de la chaire évangélique n’ait pour but de les rendre plus dociles au joug. Voilà l’erreur qui rend ces esprits rebelles au mouvement religieux de l’époque. On ne réfléchit pas que, si l’enseignement du christianisme prêche la résignation à ceux qui n’ont rien, il impose bien d’autres devoirs, il demande un compte bien autrement rigoureux à ceux qui possèdent le superflu.
Considéré individuellement, le caractère de l’ouvrier d’aujourd’hui ne ressemble plus à celui de l’ancien canut, dont la douceur et la docilité étaient proverbiales. Les tisseurs de soie sont volontiers un peu hautains, un peu importans, et préoccupés sans cesse de la pensée de se grandir. Cette tendance, qui chez les chefs d’atelier s’est manifestée, comme on le verra, par des prétentions politiques excessives, se traduit en faits curieux dans les rapports journaliers des compagnons avec les maîtres. Il fut un temps, encore assez rapproché de nous, où les compagnons et les chefs d’atelier vivaient absolument en commun. Chaque maître de métiers logeait et nourrissait les tisseurs dont il employait les bras; mais, depuis que les esprits se sont ouverts à l’agitation, les compagnons sont devenus plus exigeans dans la vie ordinaire, plus jaloux de disposer d’eux-mêmes avec une indépendance sans contrôle. Ces nouveaux penchans ont introduit une modification profonde dans l’économie intérieure des ateliers : un grand nombre de chefs ne nourrissent plus et ne logent plus leurs ouvriers, qui se mettent en pension au dehors. Le maître, qui ne gagnait rien sur la maigre redevance payée par le compagnon pour sa nourriture, a désormais l’avantage d’être débarrassé de mille tracasseries journalières; mais en revanche il est moins sûr de l’assiduité de l’ouvrier à son travail. Pour ce dernier, la vie à l’extérieur est un peu plus dispendieuse, car chez le patron son logement ne lui coûtait rien. Les frais de nourriture sont du reste à peu près les mêmes dans les pensions d’ouvriers que chez le patron; ils varient de 6 à 8 sols par jour pour ce qu’on appelle la pitance, qui ne comprend ni le pain ni le vin. En rompant le faisceau de l’ancien atelier, ce changement est venu affaiblir l’idée de hiérarchie, propager l’usage de chômer le lundi et favoriser certains désordres le soir, après la journée faite. On ne voit plus guère régner entre le maître et le compagnon cette amicale sympathie qui semblerait devoir naître de l’analogie des situations. Celui-là trouve souvent dans l’ouvrier un collaborateur indocile, dont il est obligé, à cause des engagemens pris, de subir les volontés hargneuses et changeantes. Les compagnons les plus habiles, qui savent qu’on tient à eux, sont parfois les plus insoumis; ils n’acceptent le chef d’atelier ni comme maître ni comme égal, mais comme un loueur de métiers, une sorte de copartageant dans le prix des façons. Quand on voit dans l’intimité ce petit monde qu’on nomme l’atelier lyonnais, on reste frappé du renversement habituel des rôles : c’est le chef d’atelier qui semble obéir. Pour un maître trop impérieux, il y a là vingt compagnons intraitables. Qu’on ne demande pas à ces derniers le plus léger service intérieur : ils en réclament eux-mêmes volontiers, mais ils se refusent à en rendre, redoutant par-dessus tout d’être pris pour des domestiques. Cependant la désunion qui éclate dans la vie quotidienne entre le chef d’atelier et le compagnon ne se reproduit point quand il s’agit des intérêts. Comme le partage du salaire par moitié est traditionnellement établi, il est rare qu’ils aient à s’appeler l’un ou l’autre devant le conseil des prud’hommes, sauf parfois pour des questions relatives aux congés. A l’égard du fabricant, le compagnon unit sa cause à celle du chef d’atelier, et lui abandonne toute l’initiative; mais on dirait qu’il se venge ensuite, dans la vie intérieure, de cette subordination extérieure qu’entraîne le régime même de la fabrique.
Dans les relations privées, la probité fait partie des habitudes lyonnaises. Les ouvriers de la soierie n’ont presque jamais rien à démêler avec les tribunaux correctionnels, ni à plus forte raison avec les cours d’assises. Une distinction est essentielle néanmoins en ce qui regarde le travail. Le chef d’atelier se fait un point d’honneur de remettre l’ouvrage qui lui a été confié; il est là-dessus d’une rigidité inaltérable; il a pour son œuvre une sorte de religion; au milieu des plus frénétiques égaremens, on ne rencontre pas d’exemple qu’une pièce d’étoffe ait été détournée ou volontairement endommagée : — un même scrupule ne se manifeste pas dans l’emploi des matières premières destinées à être mises en œuvre. Le détournement d’une partie des soies, le piquage d’once, comme on dit, a de tout temps affligé la fabrique. Quand il s’agit d’une matière d’un prix aussi élevé que la soie, une soustraction en apparence insignifiante, dès-lors difficile à constater, peut, si elle se renouvelle chaque jour, causer au manufacturier un préjudice ruineux. Une société de garantie, formée contre le piquage d’once, est parvenue, à l’aide de diverses mesures concertées avec l’autorité, à restreindre le cercle d’une pratique aussi coupable. La plupart des chefs d’atelier s’abstiennent aujourd’hui de cette fraude, dont le moindre inconvénient est de troubler les conditions ordinaires de la concurrence, en grevant certains entrepreneurs d’industrie d’une sorte d’impôt auquel d’autres échappent. Dans les beaux temps du piquage d’once, on avait une singulière manière de s’arranger avec sa conscience : « les façons ne sont pas assez payées, disait-on; l’ouvrier reprend ce qui lui est dû. » On oubliait, outre mille autres considérations, que le prix du tissage a été débattu et accepté, qu’en se payant de ses mains, on se fait juge dans sa propre cause, et qu’il n’y a pas un seul vol qualifié dans le code pénal auquel il fût bien difficile d’appliquer une justification analogue.
Il est une passion qui a fait les plus grands ravages dans la classe ouvrière, c’est l’envie. On n’aime pas les riches, parce qu’on jalouse leur sort. En face de cette immense opulence accumulée dans Lyon, on ne se dit pas que les capitaux entretiennent et fécondent l’industrie; on ne se dit pas que la plupart de ces fortunes ont pour origine le travail : on n’y voit qu’une source de jouissances dont soi-même on reste privé. L’opulence lyonnaise ne s’étale point cependant au dehors. Dans toutes les classes, on aime ici à garder pour soi le secret de sa situation. Les ouvriers malheureux s’appliquent également à cacher leur indigence, et, si la richesse n’est pas fastueuse, la misère n’est jamais importune. Nous avons vu à la Croix-Rousse des ateliers très pauvres dont les maîtres recevaient l’assistance du bureau de charité; c’est tout au plus si les femmes mêlaient à leurs discours quelques mots sur la situation de la famille; quant au chef d’atelier, il se posait tout de suite sur un terrain général, discutant l’état de la fabrique, le taux des salaires, en refoulant au fond de son ame ses inquiétudes personnelles. On mendie beaucoup à Lyon, mais la mendicité est inconnue parmi les ouvriers de la soie.
Il serait impossible de signaler dans toute la France industrielle une autre population qui sache aussi bien, quand des crises économiques viennent paralyser le travail, se résigner et souffrir. Ce n’est jamais dans ces momens-là qu’ont éclaté les insurrections, et pourtant, combien les soubresauts sont fréquens et rudes dans cette somptueuse industrie! De loin, nous n’entendons parler que des grandes secousses qui marquent plus ou moins dans l’histoire: nous ignorons ces chômages moins éclatans, moins prolongés, qui viennent à tout moment jeter de nombreuses familles dans la gêne la plus rigoureuse. On s’impose alors les plus dures privations, on s’endette; mais nul ne songe qu’il soit dû quelque chose à celui qui manque de travail. La misère n’invoque point le droit à l’assistance; en revanche, si vous venez à son aide, elle reçoit le bienfait sans ressentir et sans témoigner la moindre reconnaissance : on dirait que les ouvriers voient un signe d’infériorité dans ce sentiment de gratitude qui seul, au contraire, peut rétablir l’équilibre entre des positions différentes. Du reste, on a des habitudes extrêmement laborieuses. Bien que les compagnons soient plus sujets à quitter leur besogne que les maîtres pour courir après des distractions souvent funestes, les exemples de découragement dans le travail restent des faits passagers et individuels. Les journées sont d’une longueur parfois démesurée. Dans les ateliers domestiques, que n’atteint pas la loi sur les douze heures, on se met à son métier à cinq ou six heures du matin, suivant la saison et l’activité des affaires, quelquefois même plus tôt, et on ne le quitte pas toujours à dix ou onze heures du soir. Les enfans mêmes prennent souvent une part trop forte à ce rude labeur. On ne s’en plaint pas d’ailleurs : une seule question, celle du taux des salaires, préoccupe toutes les pensées. C’est dans les débats soulevés par cette éternelle question que se révèlent les traits essentiels des classes ouvrières de Lyon.
De notables améliorations ont été réalisées ici depuis le commencement du siècle pour étendre et activer le mouvement des intelligences populaires; mais à l’instruction qui développe l’esprit n’a pas répondu cette éducation du cœur qui guide l’homme dans la vie. Nulle part cependant elle ne serait plus nécessaire : la population laborieuse ne possède pas à Lyon ce sens simple et droit qui supplée parfois au défaut d’enseignement. Elle n’a pas le don de deviner les écueils, ou plutôt, si on nous permet cette expression, elle s’entend peu à flairer l’erreur et le danger. Son imagination remuante, incapable de se fixer long-temps sur un même objet pour en considérer toutes les faces, l’empêche la plupart du temps de se former une idée exacte des choses. Aussi, malgré leur affectation d’indépendance, les travailleurs de la fabrique lyonnaise ne pensent presque jamais par eux-mêmes; ils ont absolument besoin de recevoir un thème tout fait, sauf à le broder ensuite avec leurs rêveries, comme la chaîne de leur tissu avec leur agile navette. Ils subissent donc aisément l’influence des idées et des passions d’autrui. Rien de plus facile que d’exploiter à leur insu cet état mental, qui n’est ni l’ignorance ni l’abrutissement, mais l’absence de la réflexion. L’idée vraie ne côtoie que trop l’idée fausse, et trop souvent, comme le chien du vieil Ésope, on lâche la proie pour courir après l’ombre.
Autre danger : ces ouvriers ont l’orgueil de la science sans la posséder; aussi aiment-ils à s’occuper de ce qu’ils ignorent, moins pour l’apprendre que pour paraître le savoir. Une ardeur aventureuse les emporte d’un bond vers des questions au dessus de leur portée, sauf à les laisser ensuite se perdre dans le champ du vide ou de l’absurde. Les sujets abstraits, les idées nuageuses, les solutions vagues, sont pour eux l’atmosphère préférée. Ils n’ont pas besoin de comprendre pour être captivés par un discours, il suffit que les mots qu’on emploie puissent donner à rêver. Avec des généralités comme celles-ci : — l’antagonisme du travail et du capital, l’organisation du travail, la fraternité universelle, la sainteté de l’insurrection, — rien n’était plus facile que de produire une flamme qui embrasât les cerveaux sans y répandre aucune lumière. Le premier qui inscrivit sur un étendard cette formule menaçante et célèbre : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant, » connaissait bien les sentimens d’une population toujours avide d’un mot d’ordre à traits saisissans. Même à propos des débats sur le taux des salaires, au moment où la question remplissait de bruit les ateliers et les lieux publics, les ouvriers recherchaient plus encore le côté idéal que le côté positif de ces discussions. Nous dirions volontiers que l’état des intelligences lyonnaises révèle certaines inclinations métaphysiques que l’ignorance obscurcit, que la passion dénature, mais qui n’en gardent pas moins leur étrange caractère. Ce penchant, on n’y prenait pas garde tant qu’il restait muré dans l’intérieur des familles, tant qu’il s’épanchait en de solitaires rêveries, contribuant peut-être à retenir le canut paisible en dehors des ardentes préoccupations de la vie réelle; cependant il n’en existait pas moins au fond des âmes; il semble venir du genre même de travail des ouvriers de Lyon. Leur besogne est presque toujours purement machinale; pendant que les bras sont occupés, la tête, ne fût-ce que pour échapper à l’ennui d’un labeur monotone, se crée un monde chimérique auprès duquel l’enceinte de l’atelier semble bien triste et bien étroite.
S’il y avait une population prédestinée par les tendances de son esprit à recevoir l’enseignement socialiste tel qu’il s’est produit dans notre temps, c’était à coup sûr la population lyonnaise. Des généralisations vides, mais tranchées, des abstractions profondément fausses, mais saisissantes dans la forme, n’apportaient-elles pas un ample aliment à la passion dominante? Ces vices des imaginations, ces tendances, ces goûts qui caractérisent la vie intime, ont dû se produire sur le tumultueux théâtre de la vie extérieure, dans cette histoire écrite en caractères funestes sur le pavé de la cité.
La riche industrie à laquelle est vouée la population ouvrière de Lyon, soumise comme toute industrie de luxe à mille influences capricieuses et dépendant en outre, pour la plus grande partie de ses produits, de la consommation étrangère, se trouvait fatalement condamnée à de fréquentes vicissitudes. De tout temps, elle s’est vivement ressentie des perturbations extérieures qui bouleversaient les conditions habituelles de son marché le plus important. La politique intérieure, à deux époques différentes, lors de la révocation de l’édit de Nantes et plus tard sous la terreur, vint aussi lui porter une cruelle atteinte, qui semblait devoir anéantir pour toujours la prospérité lyonnaise. Jamais pourtant, avant 1831, on n’avait vu les ouvriers en soie prendre envers l’autorité une attitude hostile; ils passaient au contraire pour une race inoffensive et incapable d’une grande énergie. La révolution de juillet n’avait produit parmi eux aucun trouble apparent.
Dès les dernières années de la restauration cependant, un œil attentif et exercé aurait pu déjà découvrir, sous une surface tranquille, les germes des déplorables égaremens qui ont éclaté plus tard. Les relations des ouvriers avec les patrons s’altéraient et s’aigrissaient peu à peu. La concurrence de plus en plus vive que se faisaient entre eux les fabricans lyonnais avait amené dans la production un élan momentané suivi de chômages désastreux. Le développement du tissage de la soie en Suisse, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, et les rivalités qui en résultaient pour Lyon sur les marchés du dehors, pesant sur les prix de vente, devaient inévitablement réagir sur le prix des façons. Les ressources des familles laborieuses s’amoindrissaient donc depuis quelques années, et l’exaspération se glissait sourdement dans les âmes, en même temps que la misère prenait sa place au foyer domestique. Les femmes des ouvriers, qui voyaient de plus près la détresse intérieure, se montraient alors les plus impatientes et les plus déterminées. Certaines difficultés jadis inconnues se révélaient aussi de temps à autre dans les rapports entre les deux classes. Le canut avait ressenti le souffle des idées du siècle; il avait un peu rehaussé, comme on l’a vu, sa situation intellectuelle; plus fier dès-lors, il se trouvait blessé par des procédés long-temps traditionnels autour de lui. Les fabricans ou plutôt les commis, ne prenant pas garde au changement, suivaient la voie creusée par l’habitude, sans mauvaise intention, mais aussi sans voir qu’elle aboutissait désormais à des abîmes.
Tout en laissant subsister le calme extérieur, les événemens de juillet avaient remué ces cendres brûlantes. Des prédications saint-simoniennes, après 1830, vinrent jeter dans la circulation, sur le rôle du travail, quelques idées nouvelles avidement recueillies par des esprits déjà mécontens. A la veille de l’insurrection de 1831, l’amoindrissement des salaires formait le thème d’incessantes discussions dans le sein de deux sociétés devenues fameuses : celle des mutuellistes, composée des chefs d’atelier, et celle des ferrandiniers[6], formée des compagnons. Établies modestement l’une et l’autre depuis plusieurs années pour procurer des secours à leurs membres en cas de maladie, elles furent entraînées bien loin de leur but primitif. Le mutuellisme, dont l’action se déploie surtout de 1832 à 1834, commençait, dès le milieu de l’année 1831, à prendre la haute main dans la direction des intérêts populaires. Si l’esprit d’anarchie n’était pas alors dans les intentions, il était en germe dans l’organisation de cette société. Divisés en sections appelées loges, s’entourant d’un appareil mystique, les mutuellistes avaient à leur tête un conseil exécutif chargé de décider souverainement les questions. Chaque loge était composée de moins de vingt membres, afin d’échapper aux interdictions des lois pénales. Dans le préambule de l’acte social, on avait mêlé aux idées d’affranchissement du travail, telles que Turgot les avait émises on renversant l’ancien système industriel de la France, une sorte de lyrisme ardent qui se ressentait du langage des sectes contemporaines. La société était d’ailleurs secrète ou cherchait à l’être, et les associés se traitaient de frères. On connaissait les jours de réunions mensuelles; mais les mutuellistes tenaient de temps en temps des séances extraordinaires à des époques indéterminées; ces réunions ne pouvaient cependant guère rester ignorées de l’autorité, car toutes les loges, chacune dans son quartier, se rassemblaient au même moment. L’association entraînait des dépenses auxquelles on subvenait à l’aide de la cotisation individuelle fixée à 1 franc par mois, et d’un droit de 3 francs lors de l’admission de chaque membre.
En 1831, les vœux des ouvriers avaient fini par s’incarner dans une seule idée : l’idée d’un tarif obligatoire, fixant un minimum pour le prix de la façon des étoffes. On se disait : « Les salaires baissent de plus en plus; la misère s’étend comme une plaie croissante; si on fixait un chiffre au-dessous duquel le prix du travail ne pourrait point tomber, on serait à l’abri de ces dépréciations arbitraires qui bouleversent l’état des familles. » Cette prétendue digue qu’ils demandaient à un tarif, les ouvriers ne s’apercevaient pas qu’elle reposerait sur un sable mouvant. Subordonné à des circonstances essentiellement mobiles et souvent impossibles à déterminer, le minimum devait être cependant précis et invariable. La ville de Lyon eût-elle possédé le monopole des soieries, que l’établissement d’un tarif eût encore nécessité une réglementation générale et rigoureuse du travail, mesure toujours accompagnée des plus graves inconvéniens. Le projet qui prévalut un instant avait d’ailleurs ce singulier caractère d’être obligatoire pour les fabricans, qui ne pouvaient descendre au-dessous du minimum, et non pour les ouvriers, qui demeuraient toujours libres de ne point l’accepter : ainsi on ne fermait même pas la porte aux refus de travail et aux grèves. En réalité, il existe toujours à Lyon, comme ailleurs , une espèce de tarif, c’est-à-dire un prix courant connu de tout le monde, mais facultatif et qui suit le cours du temps. S’il laisse passer des abus individuels, il est encore moins funeste qu’une règle inflexible.
Dès qu’on réclamait un tarif positif, il fallait bien pourtant qu’il devînt obligatoire. Quand les ouvriers insistaient sur cette condition essentielle, ils se montraient conséquens avec eux-mêmes. L’autorité préfectorale d’alors, qu’animaient des intentions plus droites que clairvoyantes, qui avait patroné, pour ainsi dire, l’idée du minimum et donné une approbation implicite au chiffre fixé par les délégués des ouvriers et par les délégués d’une partie des fabricans; l’autorité préfectorale, disons-nous, tombait au contraire dans une évidente contradiction, lorsqu’elle écrivait au conseil des prud’hommes, saisi d’une question relative au tarif, que cet acte devait être considéré comme une simple base d’appréciation. C’était bien sans doute de s’arrêter devant une impossibilité; mais rien de plus périlleux que de reculer si tard. L’exaspération des masses s’en accrut. On sait le reste; on sait qu’au milieu de la fermentation excitée par ces débats, une rencontre sur la pente rapide de la Grand’-Côte entre la garde nationale de Lyon. qui représentait l’intérêt des fabricans, et les ouvriers de la Croix-Rousse, fut le signal du combat.
L’erreur des ouvriers lyonnais avait été de croire qu’ils pourraient obtenir le redressement de ce qu’ils appelaient leurs griefs par l’agitation, par une pression violente, et qu’ils resteraient cependant toujours les maîtres de s’arrêter dans la carrière du désordre. C’était vouloir mettre la main dans le feu sans se brûler. « À ce moment-là, ont dit les chefs d’atelier, nous ne songions pas à en venir aux mains, et nous avions fermé nos rangs à la politique. » C’est possible; mais on avait échauffé les esprits, irrité les cœurs; on avait mis en présence des élémens déclarés hostiles, et puis on s’étonnait de n’avoir pu contenir le torrent déchaîné! L’homme même, agissant individuellement, une fois qu’il cède à ses passions, ignore jusqu’où l’emporteront les orages de son cœur. Combien est-il plus difficile de modérer une foule incapable de recueillement et livrée à tous les hasards de l’imprévu! Les ouvriers avaient d’ailleurs gravement troublé la paix publique et jeté l’alarme dans la ville; ils étaient entrés en lutte avec la force armée, qui faisait alors le douloureux apprentissage de la guerre des rues, et ils s’imaginaient encore ne débattre qu’une question économique!
Si on n’avait pas su à l’avance que cette question-là ne pouvait pas être résolue par la force, on n’en aurait plus douté après avoir vu la ville momentanément abandonnée aux insurgés. La combinaison qui concentra les troupes au dehors, sur les hauteurs de Montessuy, a été diversement appréciée; mais il est impossible de nier qu’en laissant les ouvriers à eux-mêmes, le général en chef ne les mît dans le plus inextricable embarras. Le sentiment de l’impuissance la plus absolue éclate alors dans tous leurs actes. Si pour le moment la difficulté industrielle paraissait simplifiée, puisque l’émeute avait entièrement paralysé le travail, l’avenir n’en était que plus sombre. Les ouvriers ne semblaient plus savoir pour quelle cause, ils s’étaient battus. Harcelés par des divisions intestines, n’apercevant autour d’eux que ténèbres, ils en arrivèrent promptement à souhaiter la fin de cette déplorable échauffourée. Ils rétablirent d’eux-mêmes les autorités civiles dans leurs fonctions. Quant à l’armée, dont l’éloignement leur imposait l’assujettissant service des postes intérieurs, ils étaient loin de songer à mettre obstacle à son retour. Un chef d’atelier qui eut un rôle actif à cette époque nous disait naguère : « Si le maréchal Soult avait attendu quelques jours de plus pour ramener les troupes dans la ville, nous aurions été capables d’aller les chercher. »
Un fait dont les détails sont à peine connus et qui appartient à l’histoire du temps peut servir à montrer combien des hommes si prompts à éclater en plaintes avaient peu réfléchi sur les conditions de la fabrique lyonnaise. Quelques délégués étaient venus à Paris avec mission de présenter au gouvernement les vœux des ouvriers. Les délégués, choisis parmi les chefs d’atelier les plus capables, furent reçus au ministère de l’intérieur par M. Casimir Périer. Le ministre, comprenant bien qu’ils étaient un peu dépaysés dans son cabinet, essaya de les mettre à l’aise et porta tout de suite la conversation sur leur propre terrain, sur la situation même dont ils se plaignaient. Ses questions nettes ne laissaient point de place à la déclamation; il aurait fallu des faits précis, des indications catégoriques. La députation, qui reflétait très fidèlement l’état d’esprit des ouvriers lyonnais, apportait au contraire l’expression d’un mécontentement vague, mais elle ne s’était point occupée des moyens de remédier aux inconvéniens signalés, de concilier les exigences des tisseurs de soie avec les nécessités du commerce intérieur et extérieur. Le tarif qu’avaient proposé les délégués lyonnais n’était point à l’épreuve d’une discussion calme et un peu approfondie. Aussi les députés se retirèrent-ils sans avoir articulé une seule demande jugée acceptable par eux-mêmes. A peine sortis, ils se recueillirent, ils se demandèrent s’ils n’avaient rien oublié, et eux, qui arrivaient la veille l’ame remplie de leur mission, s’imaginant porter dans leur cerveau un monde de griefs, mis en contact soudain avec la réalité, furent contraints de s’avouer qu’ils n’avaient pas une proposition sérieuse à soumettre au gouvernement. Malheureusement cette conviction ne pouvait pas pénétrer parmi la masse des habitans de la Croix-Rousse.
Radicalement stérile dans le présent, l’insurrection de novembre 1831, qui abattit le tarif sur lequel avaient reposé tant de folles espérances, léguait à l’avenir des germes dangereux, que n’étouffèrent pas diverses mesures de conciliation adoptées par le gouvernement. Les intelligences populaires avaient reçu de l’émeute un principe vicié que le temps allait rapidement développer. Les mêmes intérêts demeuraient d’ailleurs en présence, aigris encore par le choc de la veille : chez les ouvriers, un orgueil immense d’avoir été les maîtres, même stérilement et quoique pendant un seul jour; chez les fabricans ou du moins chez une partie d’entre eux, un souvenir amer des derniers événemens. En prenant le cœur humain tel qu’il est, on n’aura pas de peine à comprendre que, sous l’empire des idées traditionnelles de la fabrique, on devait souffrir même de la protection qu’on avait reçue de ces canuts veillant aux portes des magasins pour faire respecter les propriétés particulières. La politique d’ailleurs allait entrer en scène. Dès que les ouvriers se furent lancés dans la carrière du désordre, ils cessèrent de s’appartenir à eux-mêmes. En vain ils tâchent encore de s’arrêter sur une pente glissante, ils tombent bientôt en des mains qui se font un instrument de leurs rancunes et de leurs forces. — Industrielle en 1831, l’insurrection doit devenir républicaine en 1834 et socialiste en 1849.
A la première de ces époques, les ouvriers avaient du moins une idée qui sortait de leurs rangs, l’idée du tarif. En 1834, au contraire, c’est un drapeau politique, c’est le drapeau rouge qui va se dresser sur les barricades. Durant l’intervalle qui sépare ces deux insurrections, la question économique disparaît chaque jour davantage. Les cœurs s’ouvrent peu à peu à cette espérance, que l’émeute politique donnera ce que l’émeute industrielle avait refusé. Il faut savoir si les travailleurs en ont effectivement retiré plus de profit.
Dans cette armée de mécontens campée sur les gradins de la Grand’-Côte et sur le plateau de la Croix-Rousse, les ennemis du gouvernement d’alors virent une force active dont il fallait à tout prix obtenir le concours. Divers moyens furent activement mis en œuvre pour attirer les ouvriers sur le brûlant terrain de la politique, où ils répugnaient d’abord à s’engager. Des démonstrations publiques de toute nature, des banquets patriotiques, des ovations décernées soit à des visiteurs parisiens, soit à des accusés politiques acquittés par les tribunaux, cherchèrent à entretenir une continuelle agitation dans les esprits. A tout moment les masses étaient appelées dans la rue par quelque nouveau sujet d’émotion; la presse et les sociétés secrètes furent les deux ressorts principaux à l’aide desquels on réussit surtout à les remuer. Un journal, la Glaneuse, organe d’opinions effrénées, qui s’adressait particulièrement aux travailleurs, prêchait la révolte au grand jour. Le Précurseur servait la même cause, quoiqu’en termes moins passionnés. Les brochures les plus irritantes inondaient les ateliers. Pour donner une idée du ton de ces pamphlets, il ne faut que citer une phrase d’un petit écrit sur la coalition des chefs d’atelier, publié par l’un des rédacteurs du journal le Précurseur, M. Jules Favre, qui débutait alors dans la carrière politique : « Vous êtes les plus forts; juillet et novembre vous ont appris comment se pulvérisent les garnisons. Ce que vous avez fait, vous le pouvez encore... » pour prix de leur concours, on étalait aux yeux des masses la promesse d’une participation plus grande aux jouissances sociales. Le mutuellisme, dont l’organisation devenait de plus en plus étroite et l’action de plus en plus vive, avait son propre journal, l’Écho de la Fabrique[7], qu’il soutenait au moyen des fonds de la caisse de secours. Cette feuille s’inspira presque toujours du même esprit que la Glaneuse. Elle s’appliquait ardemment à semer la haine dans les âmes, à soulever ceux qui prêtent leurs bras et leur temps à l’œuvre industrielle contre ceux qui donnent leurs idées et leurs capitaux.
Tandis que la presse adressait aux classes populaires ces provocations incessantes, diverses sociétés secrètes, récemment constituées à Lyon, sous l’égide des associations parisiennes, saisissaient un à un les ouvriers de la fabrique, et elles finirent par en englober un très grand nombre. Outre la Société des Droits de l’homme, dont l’influence était prépondérante, mais qui fut souvent très divisée, on avait la Société du Progrès, la Société des Amis de la presse, la Société des Hommes libres, etc. Les sentimens que puisaient dans ces réunions occultes les chefs d’atelier et les compagnons, ils les rapportaient ensuite dans leurs associations mutuelles. Le mutuellisme, promptement dénaturé par le contact de la Société des Droits de l’homme, s’attribua le droit d’organiser le refus du travail comme barrière à l’abaissement des salaires : c’était en d’autres termes le droit de commander et de diriger les chômages. L’idée de solidarité fut bientôt poussée si loin, que la réduction la plus minime du prix des façons, pour un seul article, pour un seul ouvrier, exigée par un seul fabricant, dut former le signal de la cessation immédiate des travaux dans toute la fabrique, dans les ateliers même où l’ouvrage était le plus convenablement rétribué. Au point de vue des chefs d’atelier, c’était là un mauvais calcul : il eût été plus habile de favoriser les patrons qui payaient un salaire suffisant, afin de stimuler les autres. On n’aurait pas au moins présenté ce révoltant spectacle d’une peine appliquée au hasard, avec un dédain profond des lois de la justice; mais ceux qui poussaient les tisseurs de soie à répudier le système des interdictions partielles savaient bien à quel but ils tendaient. Par le droit de suspendre d’un mot le mouvement de trente mille métiers, le mutuellisme devenait maître absolu de la tranquillité publique. Eu empêchant le cœur de la fabrique de battre, il n’arrêtait pas la vie, mais il pouvait en déplacer le siège et faire refluer vers l’émeute toute l’énergie chassée des ateliers. Ainsi l’idée d’association avait conduit à l’idée de coalition, et de cette dernière on était passé à celle de révolution. Jamais une masse d’hommes, qui ne manquait pas pourtant d’une certaine force de volonté, ne s’était laissé entraîner plus servilement, par suite de fausses démarches et d’idées mal comprises, vers un but qui n’était pas le sien.
Quant au choix du moment où l’insurrection devait éclater, la fraction la plus téméraire des sociétés secrètes crut avoir trouvé, dès le début de l’année 1834, l’occasion favorable de faire sortir une tempête politique d’une crise industrielle. Les mutuellistes, réunis en assemblée générale, avaient prononcé la suspension du travail pour une faible réduction sur la façon des peluches; mais, par suite des tiraillemens qui divisaient les chefs de la conspiration, enfans perdus de la bourgeoisie pour la plupart, dont la carrière naturelle avait été plus ou moins compromise, l’insurrection n’eut pas le temps d’éclater avant la reprise des travaux. Beaucoup de tisseurs songeaient à ce que leur coûtait l’anathème lancé sur la fabrique[8]. Les vingt-cinq ou trente mille métiers que l’agglomération lyonnaise renfermait alors produisant par jour, en moyenne, tant pour le chef d’atelier que pour le compagnon, un salaire de 2 fr. 50 c. à 3 fr., la population laborieuse perdait 75 à 90,000 francs par chaque journée de repos, sans parler du dommage qui rejaillissait sur vingt industries accessoires. Aussi tous les efforts pour attiser la discorde échouèrent-ils devant les nécessités de la vie, qui ramenèrent, au bout de huit jours, les ouvriers à leurs métiers.
Une circonstance inattendue contribua peut-être aussi à éclairer les chefs d’ateliers sur la faute commise. Les compagnons, qui n’avaient fait que suivre le mot d’ordre donné par les meneurs, s’étaient avisés, tout en se montrant peu désireux de reprendre la navette, de réclamer une indemnité à leurs patrons pour le préjudice causé par le chômage. Quel enseignement dans une pareille exigence! Les fabricans, disons-le, n’avaient pas provoqué la crise dont leurs intérêts souffraient; ils ne pensèrent point cependant à opposer, comme nous l’avons vu récemment en Angleterre dans l’industrie des mécaniciens, une coalition de patrons à une coalition d’ouvriers, et leur attitude fut irréprochable.
Le procès de six chefs d’atelier mutuellistes, poursuivis comme fauteurs de la coalition à peine éteinte, vint fournir un nouveau prétexte pour entraîner les ouvriers dans la rue. Ce procès, qu’on a reproché à l’autorité, était seulement tardif. On en connaît les incidens; on sait que, le tribunal ayant, par suite de quelque tumulte dans l’audience, renvoyé le jugement à huitaine, un malentendu amena des scènes de violence dont la répression incomplète ne fit qu’exalter les cerveaux. Le renvoi était d’ailleurs une calamité; il laissait suspendu sur une grande cité un nuage contenant la foudre. Dès le lendemain, à l’enterrement d’un chef d’atelier, qui servit de prétexte pour une démonstration politique, on put lire, sur la physionomie menaçante d’environ 12,000 ouvriers rassemblés derrière le cercueil, quels sentimens remuaient les poitrines. La veille du jour définitivement fixé pour le jugement des chefs de la coalition, on avait reçu de Paris la nouvelle du vote de la loi sur les associations qui attaquait dans leur existence les sociétés secrètes. Cette circonstance fut regardée comme une raison de plus pour en appeler aux armes. Par un abus d’autorité qui décèle l’impulsion à laquelle il était asservi, le conseil exécutif du mutuellisme avait ordonné le repos général des métiers pour le jour du jugement, mettant ainsi les ouvriers inoccupés à la disposition d’agitateurs politiques qui se précipitaient avec une aveugle ardeur au-devant d’une ruine inévitable. On prenait ses rêves pour des réalités, ses passions pour de la force.
Pendant les quatre jours que dura la lutte, on ne vit pas les tisseurs de soie se porter en masse sur les barricades[9]. Il n’y eut de leur part qu’un concours individuel à l’insurrection. La bataille de 1834 appartient bien moins que celle de 1831 aux travailleurs de la fabrique lyonnaise; mais ceux-ci n’en doivent pas moins porter pour une très large part la responsabilité de cette sanglante collision. Dans le tourbillon qui les emporte et dont ils sont le jouet, les mutuellistes ont perdu avec le sentiment de leur situation réelle toute pensée de devoir moral. Dépourvues de raison, de justice, de dignité, les démonstrations auxquelles s’abandonnent les chefs d’atelier et les compagnons à la veille des événemens de 1834 ressemblent absolument au délire de l’ivresse. Un esprit honnête, mais abusé, pouvait adhérer, en 1831, à l’idée du tarif. Quel esprit impartial aurait pu, en 1834, ne pas réprouver la folie de ces hommes amoncelant les matériaux d’un incendie où ils devaient se consumer eux-mêmes? Le germe vicieux déposé dans les intelligences avait porté ses fruits. On ne corrompt point l’esprit sans que la conduite de la vie ne s’en ressente immédiatement. Il est superflu de demander désormais si les ouvriers de Lyon ont tiré quelque avantage de leur participation au désordre politique. Les faits répondent assez haut. La vanité, que ne découragent pas toujours des ruines fumantes, ne trouvait pas même cette fois, comme en 1831, le prétexte d’un jour de triomphe pour se consoler d’un échec. Dans l’ordre matériel, des pertes considérables pour tous les éléments de la production, des malheurs individuels irréparables; dans l’ordre moral, des ressentimens qui épaississaient encore le nuage déjà mis sur la vérité, tel est le bilan de ces lamentables journées de 1834.
Le calme extérieur rétabli par la force, c’est la force qui le maintient durant les années qui suivent jusqu’aux nouvelles secousses réservées par la révolution de février à la population ouvrière de Lyon. Occupée par des troupes nombreuses, cernée par des fortifications dirigées contre elle-même, cette grande cité ressemble désormais à une ville nouvellement conquise, où la révolte menace incessamment d’éclater. Quelques sociétés secrètes essaient peu à peu de renouer leurs tronçons épars; mais il faut arriver aux dernières années antérieures à 1848 pour reconnaître en elles la pâle image des puissantes associations politiques de 1834. Quant au mutuellisme, il avait, comme institution, sombré dans la tempête; tous les membres de cette société continuant néanmoins à vivre très rapprochés les uns des autres, l’esprit ancien se perpétuait en eux avec la mémoire du passé. Les ferrandiniers, plus mobiles, se dispersèrent plus aisément. Le nom, qui subsiste toujours, ne s’applique plus qu’à une institution de compagnonnage, embrassant les tisseurs de soie de toute la France. Affranchis du lien de leurs sociétés détruites ou transformées, les ouvriers lyonnais gardaient isolément des dispositions haineuses envers le gouvernement d’alors, qui avait fait son devoir en rétablissant la paix publique ouvertement attaquée. Durant les quatorze années qui séparent 1834 de 1848, il n’aurait fallu qu’une étincelle pour rallumer l’incendie.
On comprend quel effet dut produire sur une population ainsi disposée la nouvelle inopinément répandue des événemens du 24 février. Les ouvriers de la Croix-Rousse s’abattirent sur Lyon comme un torrent au milieu de la stupéfaction générale. Il n’y eut pas de lutte, parce qu’il n’y eut pas d’opposans; mais la ville fut laissée à la discrétion de la multitude bien plus complètement qu’en 1831, et le drapeau de 1834, le drapeau rouge, reparut pendant quelques jours sur le palais municipal. Dans les insurrections lyonnaises, le pillage a toujours été un fait inconnu qui répugne aux instincts populaires. On eut cependant à regretter cette fois des actes de dévastation sauvage, inspirés par un brutal esprit de rivalité industrielle, contre des maisons religieuses où on s’occupait du tissage de la soie. On menaça en outre de détruire les machines employées dans divers établissemens industriels, sous cet absurde prétexte qu’elles enlevaient de l’occupation aux ouvriers, comme si l’industrie était libre de demeurer stationnaire dans un pays, et comme si l’immobilité en face des progrès accomplis au dehors n’aurait pas eu pour résultat infaillible d’amoindrir bien plus largement la part faite au travail. Il faut que le besoin de l’ordre dans les grandes agrégations d’hommes soit un sentiment bien puissant pour que, malgré d’aussi funestes démonstrations et au milieu de circonstances aussi soudaines et aussi irritantes, il n’y ait pas eu de plus grandes catastrophes à déplorer. D’un côté, on cédait à un entraînement frénétique vers le bruit et l’agitation soit sur les places publiques, soit dans les clubs, qui s’étaient ouverts à tous les coins de rues; de l’autre, on aspirait à constituer quelque chose où l’on pût se rattacher, à ériger un rempart contre le choc des passions. Malheureusement les ouvriers se trouvaient appelés à un rôle au-dessus de leurs forces et périlleux pour leurs propres intérêts. L’absence d’idées sur la constitution de la société industrielle éclata aussi tristement qu’en 1831. Abusée par des prédications qu’elle ne comprenait pas, la multitude ne sut que répéter des paroles sonores et creuses. En fait d’institutions temporaires, le mouvement donna naissance à une force très anarchique en elle-même et qui naquit cependant du besoin de la sécurité publique, je veux parler des voraces. Cette milice improvisée se chargea de faire à Lyon, connue M. Caussidière à Paris, de l’ordre avec du désordre, ordre précaire à cause de son origine et toujours gros de périls pour le lendemain.
En 1848, les voraces représentent un moment toute l’autorité restée debout dans la cité. Née sur les hauteurs de la Croix-Rousse et composée d’ouvriers en soie, cette société était antérieure de quelques années à la révolution de février. Ni secrète, ni politique, ni bien étroitement organisée, elle s’était établie dans des vues d’économie domestique pour résister à certaines pratiques des marchands en détail, accusés de ne pas employer rigoureusement dans les transactions le poids ou la mesure légale, par exemple de se servir, dans le commerce des liquides, de la bouteille au lieu du litre. Ce furent les marchands, à ce qu’il paraît, qui, faisant allusion à la prétendue avidité de ces consommateurs exigeans, leur jetèrent le nom de voraces ou ventres-creux. Poussés par les circonstances, en 1848, à se mettre à la tête du mouvement populaire, les voraces occupent aussitôt les forts de la Croix-Rousse, ordonnent la démolition des fortifications intérieures, prennent possession de l’hôtel-de-ville de Lyon, et mettent sous leur garde la demeure du commissaire-général du gouvernement, dont ils dominaient le pouvoir à la fois superbe et humilié. Sans la dévastation des couvens qu’ils n’empêchèrent pas, sans quelques visites domiciliaires inopinées et brutales, on pourrait dire deux que, tout en se plaçant au point de vue de l’opinion la plus exagérée, ils assurèrent la sécurité des personnes et le respect des propriétés dans un moment où il n’y avait plus ni crédit, ni fabrication, ni salaire, et où le seul moyen de travail allait être une commande de 120,000 écharpes et de 43,000 drapeaux pour le compte du gouvernement provisoire. Du reste, ils ne recevaient point de solde, et, tandis que les ateliers nationaux coulaient à la ville de Lyon environ 1,600,000 francs pour des travaux qui n’en valaient pas 50,000, le service journalier des voraces, jusqu’au moment où ce corps fut dissous par M. Martin Bernard, n’imposa qu’un sacrifice insignifiant au trésor municipal. Jamais une institution improvisée n’avait plus exactement reflété la situation d’où elle était sortie. Durant son existence, elle nous donne le spectacle d’un effort persévérant, mais insensé, pour rétablir l’ordre en éternisant l’agitation. On cherchait le calme, hélas! dans la tempête.
Cependant, comme il ne s’était produit aucun système nouveau d’organisation industrielle jugé réalisable même par les masses, il fallait bien finir par rentrer dans les voies tracées par l’expérience. S’agiter bruyamment, se répandre dans les rues en poussant des cris, aller dans des clubs tumultueux, tout cela peut passionner quelque temps une population irréfléchie, qui se distrait ainsi de ses travaux ordinaires; mais enfin il faut vivre, et, si le désordre étourdit sur le côté réel des choses, il n’apporte pas le bien-être sous le toit domestique : chaque jour en s’écoulant amène au contraire des nécessités nouvelles et multiplie les souffrances. On revint à l’atelier; on y revint un peu las des dernières agitations. Aussi, à l’époque où les sinistres journées de juin 1848 répandaient la consternation dans Paris, le contre-coup de cette longue lutte n’amena point de bataille à Lyon. Néanmoins un mouvement très actif se dessinait chaque jour avec plus, d’audace : le mouvement socialiste. Les exagérations du socialisme passionnaient d’autant plus les esprits dont nous avons vu les tendances naturelles, que la doctrine était plus nuageuse et plus vague. Le croirait-on? les commandes du commerce français et étranger étaient revenues avant même que l’année 1848 fût écoulée; une activité remarquable régnait déjà dans la fabrique; l’année 1849 s’annonçait comme devant être ce qu’elle fut en effet, une des plus productives que la ville des soieries eût traversées depuis bien long-temps, et, au milieu de cette prospérité inespérée, le terrain se minait chaque jour davantage. Comme si, dans la voie désastreuse des insurrections, la population lyonnaise eût été condamnée à descendre jusqu’au fond de l’abîme, il s’en préparait une troisième, plus absurde encore que les deux autres, et qui allait s’ériger contre le principe même du gouvernement nouveau, contre le suffrage universel. Pendant que l’opinion exaltée commettait à Paris, à propos de l’expédition de Rome, une de ces fautes qui décident de l’avenir d’un parti politique, on essayait à Lyon une démonstration pareille, qu’on qualifiait aussi de pacifique, mais qui conduisit à une lutte ouverte. L’émeute resta concentrée à la Croix-Rousse; on y éleva sept ou huit barricades, qui furent rompues à coups de canon. Si on considère la bataille en elle-même, l’insurrection était sans importance, les barricades furent à peine défendues; mais le socialisme était derrière ou rôdait alentour : la gravité de l’émeute venait de son origine, et surtout de ce qu’elle avait pour elle les vœux de la masse ouvrière attendant les événemens.
On devine sans peine que l’insurrection socialiste n’a légué, comme les luttes précédentes, que des malheurs à la classe laborieuse. On peut donc le proclamer hautement : dans la carrière brûlante des agitations, aucun élément utile n’a pu se produire. Victorieuse ou vaincue, l’insurrection a été également impuissante. Les difficultés économiques dont les ouvriers lyonnais avaient cherché la solution dans une arène sinistre n’auraient pu être amoindries que par l’union de tous les intérêts et le concours de toutes les volontés : la tempête emporte les bons germes, et l’épouvante refoule les sympathies au fond des âmes. L’épreuve a été assez longue et assez variée pour qu’il ne reste plus à ce sujet aucun doute dans les esprits. Si les ouvriers de Lyon voulaient se recueillir un instant et se demander quelles propositions un peu sérieuses leur ont été faites depuis 1831, au milieu d’un flux abondant de prédications passionnées, ils ne trouveraient, en dehors de la pensée d’un tarif sur laquelle en général on est revenu, rien qui pût mériter leur attention. Ils reconnaîtraient aisément que l’échec essuyé par eux a tenu à la stérilité même des idées. Il est facile de s’assurer, d’un autre côté, que les émeutes ont eu pour le travail et pour la condition des travailleurs les plus funestes conséquences.
Quand même on pourrait réussir à compter exactement les journées ile travail que les discordes civiles ont fait perdre aux tisseurs lyonnais, on ne saurait pas encore tout ce que l’agitation leur a coûté. Dans la crainte des incertitudes et des retards résultant de l’émeute, l’ouvrage émigrait de la ville par toutes les portes, ou il évitait d’y venir. On ne connaîtra jamais, par exemple, combien de commandes qui auraient été adressées à Lyon se sont dirigées vers des fabriques étrangères. Le désordre chez nous est pour les concurrens du dehors une bonne fortune qui enlève à la fois le gain de nos ouvriers et les profits de nos fabricans; mais, si tous les éléments de la fabrique se sont ressentis du tort matériel causé par les troubles, les ouvriers en ont le plus cruellement souffert.
Dans un autre ordre d’intérêts, quels fruits amers ils en ont encore retirés! Les agitations incessantes de la classe laborieuse rendaient ses mouvemens suspects au pouvoir social. La politique se mêlant à toutes les réunions, même à celles dont l’objet semblait l’exclure, l’autorité était contrainte d’exercer sa surveillance sur des points que dans des temps ordinaires elle laisse en dehors de son action. Lorsque les travailleurs de la Croix-Rousse se plaignent aujourd’hui que les agens du pouvoir aient mis obstacle à des institutions essentiellement privées, ils oublient quel alliage ils y avaient uni. On avait par exemple des réunions chantantes qui charmaient les goûts populaires : ces réunions ont été envahies par la politique, et par cette politique irritante qui n’a d’autre but que de glisser la haine dans les cœurs. Si quelques-unes étaient peut-être restées inoffensives, à qui faut-il s’en prendre qu’elles aient été dissoutes comme les autres? Au milieu d’une excitation universelle, il était impossible de discerner le juste point où les mesures préventives pouvaient s’arrêter sans péril. Une même interdiction a dû frapper certaines institutions plus sérieuses et qui remplissaient un rôle économique, notamment ces sociétés de consommation appelées sociétés d’achats collectifs, et créées en vue de procurer à meilleur compte aux classes laborieuses divers articles d’un usage journalier. La pensée qui s’ingéniait à trouver des moyens de soulagement dans la réunion des ressources individuelles était à coup sûr digne d’encouragement; quelques résultats favorables, généralement appréciés par les familles ouvrières, avaient été obtenus. Eh bien ! la politique, n’épargnant pas même ces créations modestes, dont la plupart étaient malheureusement écloses sous le souffle d’inspirations dangereuses, les transformait trop souvent, surtout celles qui tenaient boutique ouverte et vendaient au premier venu, en des foyers d’agitation.
Un des plus funestes effets de l’insurrection, c’est d’avoir fortifié la digue qui séparait déjà les deux élémens de la fabrique. On le sait, les maîtres de métiers n’ont pas, même à propos du travail, de rapports suivis avec ceux qui les occupent. Bien qu’ils soient les uns et les autres parties dans un même contrat, ils restent à une distance énorme dans la vie ordinaire, et le lien industriel qui les rapproche n’est en général ni solide ni durable. Certes, un intérêt commun plane au-dessus de ces divisions : l’intérêt de tous à l’activité du travail et à la prospérité de la fabrique, dont la condition souveraine est dans le calme de la cité; mais ce grand intérêt a moins d’action sur les esprits que les causes de dissidence.
Depuis 4831, la séparation morale s’ajoute à la séparation matérielle. Ce n’est pas qu’il y ait de la haine du côté des patrons : si l’attitude prise en diverses circonstances par les ouvriers, si des reproches injustes, des démonstrations agressives ont laissé de pénibles souvenirs au fond des cœurs, la sagesse bien connue des fabricans lyonnais exclut toute colère froide et calculée; mais les instincts, les caractères, les goûts, diffèrent autant que les intérêts. Cette dissemblance s’est accrue, sous le souffle des insurrections, à ce point qu’à regarder aujourd’hui les chefs d’atelier et les fabricans, on dirait deux races distinctes, l’une participant du mouvement des populations du nord, l’autre de celui des races méridionales. Si nous avons vu les ouvriers naturellement rêveurs et évaporés, enclins aux idées abstraites, mobiles comme une mer orageuse et avides des spectacles publics et des divertissemens en commun, les fabricans sont au contraire des esprits très positifs, très réfléchis, assez peu expansifs, qui aiment à se renfermer dans le cercle de leur famille et à murer leur existence. Scrupuleux dans l’accomplissement de leurs engagemens, ils sont prudens et réservés dans leurs affaires. Prêts à des sacrifices intelligens pour conserver à leur belle industrie sa réputation dans le monde, ils sont plus ingénieux, plus entreprenans dans la fabrication même que dans le commerce. Naturellement désireux de parvenir à la fortune dans une carrière dont le gain forme le principal appât, ils ne s’y élancent point tête baissée et à l’aventure; ils comptent d’avance les pas qu’ils y feront, et si le succès trahit leurs efforts, ils se ruinent et disparaissent le plus silencieusement possible. Sous un ciel brillant en été, mais qui se voile souvent en hiver de brouillards presque aussi épais que ceux de la Tamise, ils révèlent dans quelques-unes de leurs dispositions morales et dans leur manière de vivre des affinités frappantes avec les mœurs des négocians anglais. De même que dans la ville de Lyon, imbue d’habitudes communales, le palais de la place des Terreaux présente, quoique avec un style différent, quelque chose de l’aspect des édifices municipaux de Guildhall et de Mansion-House, de même l’installation et les habitudes intérieures des fabricans lyonnais rappellent un peu la Cité de Londres. Entre les ouvriers et les fabricans, le contraste moral est donc réel.
Les insurrections ont dû également laisser des traces dans les dispositions des ouvriers envers le pouvoir social. On ne saurait s’attendre à trouver l’ordre rétabli au fond des cœurs. Cette mer naguère si bouleversée ne pouvait apaiser aussi vite ses vagues et sa furie. Le sentiment actuel de la population envers l’autorité, c’est une méfiance aveugle. On ne s’est pas dégagé de cette idée, perfidement exploitée par les partis politiques contre le régime antérieur à 1848, que le gouvernement serait toujours disposé à soutenir les fabricans, même s’ils avaient tort, dans leurs contestations avec les ouvriers. On n’est point encore en état de considérer les actes du pouvoir sans parti pris, de comprendre que si telles ou telles mesures réclamées par les classes laborieuses sont repoussées, ce n’est pas parce qu’elles seraient favorables aux ouvriers et défavorables aux fabricans, mais parce qu’elles entraîneraient des conséquences funestes pour tous les agens de la production et pour la société tout entière. On avait enseigné aux masses à ne rien espérer du gouvernement existant, quel qu’il fût, et à se tourner sans cesse vers un système imaginaire; on les tenait ainsi toujours prêtes au désordre et à l’émeute. Tout ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que cette disposition d’esprit est moins vive. Tel qui déposerait un vote hostile à tout gouvernement ne prêterait pas le secours de son bras à de nouvelles insurrections. Si on enlevait les digues, le torrent s’échapperait peut-être, mais il est moins impatient de la barrière qui le contient. A défaut de sentimens plus vrais, on a plus de prudence et de mesure. On a profité, au moins en ce sens, des grandes leçons du passé.
Les préoccupations que l’avenir peut inspirer tiennent principalement à certaines circonstances inhérentes au régime même de la fabrique lyonnaise. Les salaires des ouvriers, comme les bénéfices des fabricans, restent toujours subordonnés au prix de vente des produits. Or ce prix-là résulte de causes diverses contre lesquelles le plus souvent aucune volonté ne peut réagir. La concurrence des producteurs entre eux par exemple, source énergique d’incessans efforts et de progrès continus, fût-elle susceptible de recevoir en France quelques règles, se refuserait, au dehors à toute limitation. À cette rivalité dans la fabrication s’ajoute une concurrence encore plus âpre, se produisant sous différentes formes sur le sol lyonnais parmi les travailleurs eux-mêmes. Voici d’abord le tissage établi à la campagne, où il s’exécute à meilleur compte, qui enlève chaque année aux tisseurs de la ville une masse croissante d’ouvrage. On peut prévoir qu’un jour les étoffes unies auront entièrement abandonné la cité, et qu’il n’y restera plus guère que ces articles de haute nouveauté réclamant, outre des mains plus adroites et plus exercées, la continuelle vigilance du patron et vingt autres conditions difficiles à réunir dans les campagnes. Cet éparpillement du travail n’a point amené une réduction dans le nombre des ouvriers groupés au confluent de la Saône et du Rhône. Les tisseurs n’émigrent pas de la Croix-Rousse, et le flot annuel des nouveaux arrivans reste toujours le même, tandis que les métiers se multiplient sous les chaumières des paysans du Dauphiné et du Forez, et rendent chaque jour plus précaire la situation du tissage dans la ville.
Ce n’est pas tout : l’agglomération des métiers dans les ateliers mécaniques commence à menacer le travail à domicile, surtout celui qui est le plus coûteux, celui de l’industrie urbaine. Quelques établissemens munis de moteurs hydrauliques sont en pleine activité dans les département voisins du Rhône, dans l’Ain, dans l’Isère; si quelques essais à la vapeur n’ont pas aussi bien réussi, on a du moins constaté que le succès n’était point au-dessus de nouvelles études et de persévérans efforts. L’arène ouverte est immense. Le mouvement qui s’annonce paraît devoir répondre à notre civilisation, qui tend si ostensiblement à remplacer, dans la production industrielle, la force humaine par des forces conquises sur la nature physique. Appelé à d’infaillibles progrès, ce mouvement a débuté avec une patiente mesure. La mécanique a d’abord été appliquée aux étoiles les plus communes, à celles qui sont teintes après la fabrication; puis on a. employé des fils teints à l’avance, mais seulement pour des tissus peu serrés auxquels un apprêt était ensuite nécessaire; maintenant la machine a saisi des étoffes plus compactes, ou, comme on dit en fabrique, plus réduites. On pourrait peut-être soutenir qu’elle finira par s’attaquer aux riches tissus façonnés; toutefois ces étoffes sans rivales dans le monde, ces tissus soumis à tous les caprices de la mode, résistent à la fabrication en grand bien plus que les articles dont la consommation est uniforme et constante. Il ne faut pas craindre d’ailleurs, même pour les tissus unis, une brusque transformation. Le changement sera ralenti par l’intérêt des fabricans, que le régime actuel dispense d’acheter un matériel coûteux et affranchit de ces frais généraux qui deviennent écrasans en cas de longs chômages. Si l’avenir, un avenir plus ou moins lointain, appartient au nouveau système, jusqu’à quel point faut-il s’en alarmer? Le travail en fabrique, en retour d’inconvéniens qui lui sont propres, présente des avantages dont profiterait la cité lyonnaise. Disposé comme il paraît l’être à se répandre dans un rayon de vingt à vingt-cinq lieues, il remédierait à une concentration fâcheuse d’intérêts vivant au jour le jour. D’ailleurs, tant que le travail à domicile reste dans des conditions qu’on peut appeler patriarcales, tant qu’il se mêle de près à la vie agricole, s’il ne favorise pas les progrès de la fabrication, il peut conserver du moins parmi les familles des habitudes calmes et régulières; mais quand il devient exclusivement industriel, quand il transforme la demeure de l’ouvrier en une petite fabrique sans règle, et qu’il rassemble sur un même point une multitude d’ateliers placés sous la menace d’alternatives d’activité ou d’inertie qui les bouleversent, il a perdu le caractère originel qui séduisait en lui. Le régime de la grande industrie permet plus facilement de fabriquer à l’avance au moins certaines étoffes et de restreindre ainsi la durée des chômages; de plus, sans impliquer une réglementation absolue qui entraînerait, dans l’état présent de l’industrie nationale, les plus graves embarras, le travail aggloméré s’accommode de certaines mesures disciplinaires, qui sont des garanties de bien-être et de bon ordre. Au point de vue général de l’avenir, il serait donc permis de bien augurer de la modification qui semble attendre sous ce rapport le système actuel; mais, si lente qu’elle doive être, elle n’en constitue pas moins, pour le moment de la transition, une nouvelle cause d’inquiétude.
Une autre circonstance très fâcheuse, c’est que certains tissus communs, tout en laissant au fabricant le bénéfice le plus modique, ne peuvent pas supporter un prix de façon raisonnable qui compense la peine de l’ouvrier et satisfasse à ses légitimes besoins. De semblables articles sont condamnés, sans doute, à disparaître de la circonscription urbaine; mais une industrie ancienne ne se résigne pas à tomber sans lutte. Ceux qui la pratiquent s’y cramponnent comme à leur seule planche de salut. N’a-t-on pas vu un éclatant et douloureux exemple de ces efforts désespérés lors de la substitution de la filature mécanique du lin a l’antique procédé du filage au rouet ou à la quenouille? Les fileuses de certains districts de la Bretagne et du Maine avaient été amenées, de réduction en réduction, à ne plus gagner qu’un sol par jour, et cependant elles essayaient encore de retenir le travail ingrat que leur enlevaient d’impitoyables machines.
En attendant qu’ils soient entièrement abandonnés dans Lyon, les articles les moins productifs reviennent naturellement aux ouvriers les moins habiles ou à ceux dont les ateliers sont le moins bien outillés. « Il suffit qu’on soit dans la gêne, disait devant nous la femme d’un chef d’atelier fort malheureux, pour que les fabricans abaissent encore les prix de façon. » Confusion évidente qui conduisait à une injuste accusation, car c’était la nature même de l’étoffe qui déterminait ici le taux du salaire. Que les frais s’élèvent, et tels tissus communs ne pourront plus se vendre en face de ceux des campagnes. Comme il faut cependant qu’un travail puisse nourrir l’ouvrier qui l’exécute, comme on ne saurait d’ailleurs demander au malheureux qui souffre d’analyser les causes économiques d’où provient l’abaissement des salaires, il est à désirer que toute besogne qui ne peut plus subvenir à une rétribution normale soit délaissée le plut tôt possible. La fabrique a commencé d’accomplir une réforme analogue pour les temps de chômage. L’usage existait jadis, quand on faisait travailler dans ces momens-là, de balancer les hasards de la vente d’un tissu entrepris sans commande par un rabais sur le prix de la main-d’œuvre. On y a renoncé à peu près généralement : mieux vaut qu’un métier s’arrête que de battre ainsi au rabais. L’esprit de l’ouvrier accepte plus aisément cette idée : « Pas de travail, pas de salaire, » que celle-ci : « Un travail prolongé, et pas même de pain pour toute la journée. »
La fréquence des chômages est le grand fait qui aggrave toutes les causes d’inquiétude planant sur la cité des soieries. On n’y est jamais sûr du lendemain. Assujettie à cette idole changeante qu’on appelle la mode[10] et dépendant, comme on le sait, des commandes de l’étranger, la fabrique passe bien souvent en quelques jours d’une extrême activité à une immobilité complète; tel ouvrier était occupé depuis un mois seize ou dix-sept heures par jour, qui va rester maintenant sans ouvrage durant d’interminables semaines. Les dettes qu’il lui faut alors contracter empêchent plus tard le tisserand de se ressentir de la reprise des affaires. Quand son défaut de prévoyance ou l’étendue de ses charges et l’exiguïté de ses ressources l’ont obligé de recourir au crédit, il se dégage difficilement des liens dont sa vie est embarrassée. Le chômage ne frappe pas d’ordinaire tous les ouvriers en même temps; il monte comme le flux de la mer, atteignant d’abord les retardataires de la fabrique, les travailleurs peu habiles qui ne sont occupés que dans les momens où la besogne abonde; puis il s’étend à la masse des tisseurs, et laisse seulement en activité les métiers conduits par les mains les plus adroites et les plus sûres. Pour l’immense majorité des ouvriers, les fluctuations du travail sont la perpétuelle condition de leur existence. En face de ces circonstances inquiétantes, il importe de rechercher ce qu’on a fait pour raffermir un sol encore ébranlé, quel est le caractère des mesures déjà prises et quel bien on en peut attendre. Parmi les institutions créées dans la cité lyonnaise pour venir en aide à la classe laborieuse, les unes sont déjà anciennes, les autres ont été produites par le mouvement d’idées qui, au milieu des plus déplorables égaremens, a néanmoins éclairé d’un nouveau jour, dans ces derniers temps, certaines faces des questions industrielles ou charitables. Disons tout de suite, avant d’interroger ces nouvelles créations, que la bienfaisance poursuit activement à côté d’elles le cours de sa mission traditionnelle. Extrêmement variée et ingénieuse dans ses moyens, elle distribue ses bienfaits par cent canaux divers, aimant peut-être un peu trop cependant à faire bruit de ce qu’elle donne. Dans ce même cercle des institutions antérieures à l’époque présente se placent les établissemens pour l’instruction gratuite des classes populaires, qui sont l’objet d’un juste intérêt. Si l’instruction primaire ne peut suffire à tout dans la vie, elle est du moins une condition essentielle pour guider l’individu sur la route du devoir et du travail. Grâce à des sacrifices persévérans, de larges améliorations ont été obtenues sous ce rapport. Les frères de la doctrine chrétienne et une société laïque fondée depuis plus de vingt-cinq ans sous le nom de Société de r instruction primaire rivalisent de soins pour l’éducation des enfans appartenant aux familles ouvrières. Les frères comptent dans l’agglomération lyonnaise 22 écoles recevant près de 5,000 élèves; la société, qui pratique la méthode de l’enseignement mutuel, a 20 écoles, suivies par 3,000 jeunes garçons. Quant aux filles, cette même association entretient pour elles à Lyon 9 classes, où se trouvent 1,200 élèves ; l’enseignement laïque compte encore 7 ou 800 jeunes filles à la Guillotière et à la Croix-Rousse dans 4 écoles tenues par des institutrices communales; les sœurs de Saint-Charles y ont aussi 22 établissemens renfermant près de 4,000 élèves. Des classes sont ouvertes le soir pour les ouvriers adultes, tant par les frères de la doctrine chrétienne que par la Société de l’instruction primaire. On y enseigne particulièrement le dessin linéaire, la tenue des livres, la grammaire, le chant, etc. L’enseignement est partout gratuit. La municipalité de Lyon alloue 88,000 fr. aux écoles des frères de la doctrine chrétienne et des sœurs de Saint-Charles, et.60,000 fr. aux classes d’enseignement mutuel, sans parler de quelques autres dépenses se rattachant au même objet.
Un établissement fondé en 1833, sous le nom d’école de la Martinière, et qui se soutient au moyen de ressources provenant d’un legs individuel, mérite une mention spéciale[11]. Véritable institution d’enseignement professionnel, l’école de la Martinière joint à des cours de mathématiques et de dessin des cours théoriques et pratiques de modelage, de tissage, etc. Elle reçoit gratuitement quatre cents jeunes gens environ, tous fils d’ouvriers ou de petits commerçans, qui viennent assister aux classes que leurs parens ont jugé utile de leur faire suivre. Un élève peut ainsi passer chaque jour quelques heures à l’école et consacrer le reste du temps à son apprentissage. L’ingénieuse méthode suivie dans l’enseignement est combinée de façon à tenir constamment en éveil l’attention de jeunes et turbulens auditeurs.
Dans le cercle des institutions de crédit et de prévoyance intéressant les ouvriers, la ville de Lyon possédait, avant 1848, une caisse de prêts pour les chefs d’atelier de la soierie et un certain nombre de sociétés de secours mutuels. La caisse de prêts, qui fonctionne encore, a été fondée en 1832, à la suite de l’insurrection de l’année précédente, pour remédier à des maux que ce choc fatal avait augmentés ; elle a été dotée par le concours de l’état, du département et de la ville. On avait reconnu que les chefs d’atelier étaient souvent obligés, par suite d’une suspension générale ou partielle de la fabrication, de vendre à vil prix leurs ustensiles de travail, creusant ainsi devant eux le gouffre d’une misère sans fond. En pareil cas, sur une simple demande écrite et après vérification faite par une commission spéciale, la caisse accorde, à un intérêt modéré, des avances remboursables par à-comptes, en se contentant de la seule signature du chef d’atelier. Faute de ressources suffisantes, cette institution, dont la pensée répond à un des besoins de la fabrique, n’a pu malheureusement prendre l’essor nécessaire pour agir sur l’ensemble de la famille laborieuse. Resserrée dans les plus étroites limites, son action se borne à soulager quelques misères individuelles. Les anciennes sociétés de secours mutuels ont également pour caractère de produire un bien isolé, sans aucune influence sur les relations des diverses classes sociales entre elles. On compte cent à cent dix associations de cette nature, composées chacune d’un très petit nombre de membres et dont l’effectif général ne s’élève pas à six mille individus. Ces sociétés restent à peu près complètement étrangères aux ouvriers de la fabrique proprement dite.
C’est ailleurs qu’il faut chercher le fait qui distingue notre époque, C’est-à-dire l’effort engendré par le sentiment des besoins d’un ordre industriel profondément ébranlé. On a tâché, à l’aide de diverses créations récentes, de réagir contre l’esprit de désunion, d’éteindre ce brandon de discorde qui n’a jamais éclairé que des ruines. Cette idée se rencontre au plus haut degré dans la Société générale de secours mutuels et dans la Caisse de retraites des ouvriers en soie ; elle se révèle aussi dans une allocation municipale destinée à procurer des ressources annuelles aux ouvriers à qui leur âge ne permet pas de profiter des avantages de la caisse de retraites. Bien qu’elle en soit encore à ses débuts, on peut déjà juger que la société de secours mutuels est une des plus excellentes inspirations qui pouvaient germer dans le sein de la fabrique lyonnaise. Richement dotée au moyen d’un droit spécial perçu en sa faveur à la Condition des soies[12], et qui forme une sorte d’impôt volontaire payé par le commerce au profit des travailleurs, la société de secours peut, en joignant à cette somme le produit des souscriptions des membres honoraires et le produit des cotisations des membres participans, assurer à ces derniers des avantages tout-à-fait inusités dans les institutions de cette nature. En échange d’un versement de 2 francs par mois pour les hommes et de 1 franc 50 cent, pour les femmes, elle alloue une subvention quotidienne de pareille somme aux ouvriers malades; elle les fait soigner à ses frais chez eux. évitant ainsi de désorganiser la famille. Une somme de 20 francs par an est versée en outre à la caisse nationale des retraites au nom de chaque sociétaire, qui se trouve acquérir, sans nouveaux sacrifices, des droits à une pension[13]. Cette société mutuelle a été la première création de ce genre conçue sur des bases aussi larges. Provenant de l’initiative de la chambre de commerce, qui sait faire en toute circonstance un si bon usage de ses ressources, accueilli favorablement par les fabricans, approuvé par l’autorité locale, le projet de cette association, dont la pensée est à la fois si morale et si politique, dut sa prompte réalisation à un des derniers ministres du commerce. M. Dumas, qui prit soin d’entourer la société naissante d’un intérêt particulier. On savait bien que certaines influences s’efforceraient de dérober à l’œuvre nouvelle l’adhésion effective des ouvriers. Une pensée qui voulait unir le sort de la population laborieuse à une institution officiellement reconnue et rapprocher les uns des autres les divers agens de la production ne devait-elle pas provoquer la jalousie de tous ceux dont les espérances reposaient sur la discorde? On ne pouvait voir, sans y faire obstacle, les épargnes du travailleur prendre une route qui les éloignerait de souscriptions plus ou moins occultes. On représenta donc la société mutuelle comme un piège tendu à la bonne foi des ouvriers, comme un filet dans lequel on aspirait à les envelopper pour mieux les asservir. Cependant, malgré l’impression que devaient produire sur les masses des suggestions pareilles, l’œuvre prospère, et le nombre croissant des souscripteurs semble promettre que la population finira par apprécier les avantages qui lui sont si libéralement offerts.
La caisse des retraites, annexée, à l’origine, à la société de secours, dont elle était le corollaire, avait devancé l’ouverture de la caisse générale créée plus tard sous la garantie de l’état. En présence de ce dernier établissement, l’institution propre à la fabrique de Lyon perdait toute raison d’exister séparément; mais la société de secours mutuels en conserve la trace en remplissant le rôle d’intermédiaire entre ses membres et la caisse nationale. Ces deux institutions, société de secours et caisse de retraites, visent l’une et l’autre à former un faisceau qui a pour lien l’épargne et la prévoyance. Tout en facilitant la voie sous les pas de l’ouvrier, elles évitent de se charger seules de sa destinée; elles lui demandent un sacrifice qui relève le caractère de l’assistance obtenue, mais un sacrifice qui, sans leur appui, demeurerait absolument stérile.
Tandis que le concours prêté découle ici du sein même de la fabrique, les pensions allouées à des ouvriers trop âgés pour pouvoir être admis au bénéfice de la caisse des retraites sont prélevées sur les fonds communaux. Le conseil municipal de Lyon a inscrit dans son budget une somme annuelle de 12,000 francs destinée à cette dépense. Le taux de ces pensions varie, suivant l’âge et les infirmités, de 100 à 200 francs. La fusion accomplie entre Lyon et les communes voisines permettra, il faut l’espérer, malgré les distinctions maintenues dans le régime financier, d’étendre le bénéfice de ces rentes viagères aux travailleurs de toute l’agglomération lyonnaise que réunit déjà sous son égide la société de secours mutuels et qu’embrasse une même destinée sociale.
Les fruits de ces diverses institutions, on les recueillera de plus en en plus à mesure que les défiances se dissiperont au grand jour des faits accomplis. L’effort persévérant vers le bien et la vigilance attentive à prévenir ou à réprimer le mal sont à Lyon, plus encore qu’ailleurs, deux conditions essentielles pour mettre l’avenir à couvert des périls du passé. Les ouvriers ont ici besoin d’être défendus contre des souvenirs funestes et contre les penchans mêmes de leur esprit ; mais il importe de continuer aussi à les aider dans une carrière exposée à tant de hasards. Quelles mesures nouvelles pourraient être prises en dehors des institutions existantes? Quelle ligne de conduite faut-il suivre au milieu de ce labyrinthe industriel dont nous avons essayé d’éclairer les obscurs circuits?
Les vices qui travaillent la population laborieuse de Lyon appartiennent à la fois à l’ordre moral et à l’ordre économique. Les causes de trouble moral dérivent, en dernière analyse, de deux sources principales qui ont entre elles d’intimes rapports : l’altération profonde du sentiment religieux et l’oubli de la mission même de la société. On s’est peu à peu éloigné de l’idée chrétienne, jadis si puissante sur les âmes, et qui enseignait à l’homme à chercher au dedans de lui-même quelques-unes des conditions de son bonheur ici-bas. On a perdu de vue que la société puise sa raison d’être dans le besoin que les hommes ont les uns des autres, et que, sans cesse développé par la civilisation, ce besoin, après avoir modifié les relations entre les individus, modifie nécessairement les relations entre les diverses classes sociales. Les pages les plus belles et les plus consolantes de l’histoire sont précisément celles qui nous montrent une tutelle générale organisée par les puissans au profit des faibles, une haute protection, quelquefois accordée généreusement, quelquefois conquise, mais toujours indispensable pour avancer sur la voie du progrès social. Malheureusement, dans la populeuse cité lyonnaise, l’esprit de désordre avait étouffé toute idée de rapprochement et de mutuel concours. Les classes les plus éclairées avaient-elles compris assez tôt la nature du rôle que leur imposaient les circonstances et l’esprit de notre temps? Il faut le dire, il est arrivé là ce qui arrive presque toujours : l’habitude empêche d’apercevoir les besoins nouveaux, et on reconnaît seulement le lendemain les justes exigences de la veille. Quant aux classes populaires, elles ont été dominées par cette croyance, si manifestement fausse, qu’elles pourraient se suffire à elles-mêmes. L’expérience, et une cruelle expérience, ayant dévoilé les sources du mal, les moyens à mettre en œuvre pour y remédier doivent tendre à faire revivre ces principes qui restent, à travers les siècles, sous une forme ou sous une autre, la condition essentielle de la moralisation des hommes et du développement de la civilisation.
Les efforts si dévoués du clergé de Lyon pour réveiller les idées religieuses sur un sol que l’indifférence a desséché répondent merveilleusement aux exigences de la situation morale. Le sentiment chrétien peut seul infuser un sang nouveau dans des veines appauvries. Les semences qui n’ont pu germer sou, la triste influence du socialisme fructifieraient sous un principe qui enseigne à l’homme qu’avant d’entreprendre une œuvre de transformation sociale, il doit commencer par se réformer lui-même, et qui tient compte des besoins matériels sans en faire la seule préoccupation de la vie.
A côté de l’enseignement religieux visant à rapprocher les cœurs, les institutions civiles ont à remplir ici un rôle important : rapprocher les intérêts. L’une et l’autre tendance peuvent se prêter un mutuel appui, car elles aspirent également, au milieu des causes secondaires de division, à resserrer les liens qui enveloppent tous les élémens de la fabrique dans une commune destinée. La séparation des intérêts, séparation si violente du côté des ouvriers, s’était produite à l’occasion du malaise matériel provenant surtout de l’inévitable influence qu’exercent sur le taux des salaires la concurrence extérieure et les continuels soubresauts de la fabrique. Si le mal échappe ici à toute action immédiate, on doit du moins ne rien négliger pour en amoindrir les effets. Chaque résultat obtenu tournera au profit de l’union entre les divers agens de la production industrielle.
L’œuvre de la société de secours mutuels, qui s’adresse au cas de maladie, nous semble appeler une institution analogue créée également par la fabrique même pour venir au secours du travail durant ces chômages fréquens qui sont les maladies chroniques de la cité des soieries. Reconnue impuissante pour parer aux éventualités de la maladie, la prévoyance des ouvriers, abandonnée à elle-même, ne saurait pas davantage les prémunir contre les atteintes inopinées du chômage. La caisse d’épargne, qui n’ajoute rien aux économies individuelles, ne suffit pas pour les stimuler. Il importe de poursuivre la voie déjà ouverte par la caisse mutuelle et par la caisse des retraites. La caisse des prêts existant aujourd’hui, tout insignifiante qu’elle soit, pourrait être considérée comme un point de départ; mais l’institution s’élargirait en combinant, comme dans la société de secours mutuels, l’effort propre des membres participans avec une aide généreuse prêtée par le commerce local. Conçue dans des conditions pareilles, elle n’inspirerait aucun des dangers des associations de cette espèce fondées entre les ouvriers seuls et qui sont grosses de coalitions. La grande et riche fabrique du Rhône a prouvé qu’elle ne reculait pas devant les sacrifices nécessaires. Est-ce que la société même, la société générale, n’implique pas une série de sacrifices ininterrompus? Quand des avances faites aujourd’hui préparent la sécurité du lendemain, elles peuvent être à la fois un bon calcul et une bonne action. La chambre de commerce de Lyon ajouterait aux nombreux services qu’elle a déjà rendus en cherchant dans l’accord dont nous avons indiqué les bases un nouveau moyen de pacification.
Quelques fabricans animés des intentions les plus excellentes avaient déjà songé à l’établissement d’une société de patronage en vue d’amener entre les deux élémens de la production des rapports qu’il serait si désirable de voir régner entre eux. lis ont craint de ne pas être suivis sur ce terrain par la majorité des manufacturiers, et de rencontrer en outre, pour obstacle, la défiance des ouvriers. Ces craintes, quoique fondées sur certaines expériences, ne devraient cependant pas faire renoncer à toute nouvelle initiative de ce genre. L’idée de ce patronage se rattacherait d’ailleurs aisément à la création d’une société contrôles chômages. De tous les modes de patronage, ce serait le plus fécond elle plus sûr.
Quand on se préoccupe de réaliser de nouvelles améliorations, ce n’est généralement pas des mains des ouvriers qu’on peut en recevoir les élémens. S’il est très commun de les entendre se plaindre du taux des salaires ou du régime de la fabrique, il est beaucoup plus rare de les voir préciser leurs désirs, de telle sorte qu’on puisse les juger. Ce n’est pas une définition que de dire : « Nous voulons améliorer notre sort. » Très légitime quand elle est contenue par le respect de la loi morale, cette volonté réside, plus ou moins active, plus ou moins intelligente, dans l’ame de tous les hommes. Les moyens à mettre en œuvre pour la réaliser peuvent seuls constituer un système de conduite, un ensemble d’idées, qui se prête à la discussion. Cependant ou découvre çà et là chez les chefs d’atelier et les compagnons lyonnais quelques pensées ayant réellement un corps et pouvant être considérées comme répondant aux vœux des travailleurs. Parmi celles que nous avons pu recueillir, les plus importantes se rapportent d’abord à la patente dont les chefs d’atelier sont grevés lorsqu’ils ont un compagnon ou même un simple apprenti, et dont ils voudraient être exemptés; en second lieu, au mode actuellement suivi pour le placement des compagnons, qui dépend tantôt de quelques industries accessoires du tissage et tantôt des chefs du compagnonnage. La chambre de commerce s’est rendue, en ce qui concerne la patente, l’organe de la réclamation des ouvriers, qu’il serait difficile peut-être de concilier avec le principe de l’égalité devant la loi. Quant au placement des ouvriers, si un décret récent sur les bureaux de placement, appelé à produire un bien réel à Paris, doit trouver difficilement à s’appliquer à Lyon, il laisse du moins le champ libre à toute combinaison fondée sur le concours de la fabrique ou de la commune; mais une telle institution ne saurait prospérer dans la cité lyonnaise que si elle naît du sein même de la société laborieuse; le rôle de l’autorité consiste seulement à l’aider dans ses débuts, à la maintenir ensuite dans sa voie naturelle.
Il ne faudrait pas renoncer à tirer parti, pour le bien-être des masses, de toutes les institutions nées au milieu d’elles, et dont le rôle avait été vicié naguère par un alliage funeste. Quelques distinctions sont ici nécessaires. Parmi les sociétés fondées pour l’achat des denrées domestiques, il en est qui renfermaient un bon germe que l’avenir pourra féconder : celles qui avaient su limiter leur action dans le cercle de leurs membres. Ramenées sur leur véritable terrain, ces institutions sont susceptibles d’alléger des situations gênées, pour lesquelles tout moyen d’économie est un bien inappréciable. Les questions qui planent sur la fabrique lyonnaise, la concurrence des travailleurs, l’émigration du tissage à la campagne, la création de grands ateliers mécaniques, rendent très précaire, comme on a pu en juger, l’existence de la population ouvrière agglomérée sur les bords du Rhône. Toutefois l’industrie de Lyon possède une force intrinsèque qui la met en mesure de triompher de bien des obstacles : elle a prouvé qu’on pouvait compter sur son énergie et sur sa sagesse; mais il importe à son avenir qu’on puisse donner une large extension à ses débouchés extérieurs.
Tous les efforts cependant demeureraient stériles, si on négligeait de remplir une condition essentielle : c’est l’ordre, on le sait, qui tranquillise les intérêts, qui accroît la production et la somme générale de la richesse, qui permet enfin aux intentions bienveillantes de naître et de se manifester par des actes. Assez et trop long-temps les ouvriers de Lyon ont cherché dans l’agitation les élémens d’un meilleur avenir, assez et trop long-temps ils ont vu leurs efforts perdus dans ces douloureuses épreuves, leur misère agrandie, leurs espérances trompées. Le moment ne serait-il pas venu, après tant de déceptions, de s’en remettre à l’esprit d’ordre? Il serait imprudent, sans doute, d’attendre, sous ce rapport, un complet changement d’attitude chez des hommes qui ont respiré l’air des sociétés secrètes ou des barricades; mais, comme cette évolution est conforme à l’intérêt des masses et visiblement conseillée par l’expérience, on peut, sans trop se flatter, espérer d’un prochain avenir des améliorations en ce sens, même en faisant une juste part à l’influence du caractère des ouvriers lyonnais et des fluctuations de la fabrique.
Les ouvriers de Lyon, quand on les observe de près, au milieu de leur existence si précaire, avec leurs qualités et leurs défauts, sont, en définitive, bien loin d’inspirer la répulsion qui s’attache aux violences de leur histoire. Sous la lie plus ou moins épaisse dont les révolutions l’ont recouvert, le fond des âmes possède encore des qualités essentielles très dignes de sympathie. S’il est impossible de condamner assez haut certains égaremens du passé, nous n’hésitons pas à dire que, prise en masse, la population de la ville des soieries vaut mieux que sa triste renommée. Il ne serait ni juste ni politique de la représenter comme atteinte d’un vice incurable et comme plongée dans des ténèbres que le rayon de la vérité ne peut pénétrer. On repousserait ainsi dans l’abîme ceux qu’on devrait en retirer. Bossuet a dit : « Il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier. » Plus d’une fraction de notre société pourrait s’appliquer ce mot profond. Alors même que certaines populations sont le plus égarées, elles ont besoin qu’on ne parle pas trop mal d’elles pour pouvoir se relever dans l’estime publique. En les abaissant à leurs propres yeux, on creuse de plus en plus le gouffre de leur dégradation morale.
A. AUDIGANNE.
- ↑ Voir les livraisons des 1er juin, 1er septembre, 15 novembre 1851, 15 février 1852.
- ↑ Le tissage de la soie nécessite des travaux accessoires très divers, qui sont généralement confiés à des femmes. Ainsi on distingue parmi les ouvrières les appareilleuses, plieuses, dévideuses, bobineuses, lisseuses, qui préparent les fils appelés lisses, liseuses, qui lisent les dessins après la mise on carte, etc.
- ↑ C’était une règle avant 1789 que la porte des ateliers des tisseurs ne pouvait être fermée en dedans, afin que les commis du manufacturier pussent y entrer inopinément et surveiller le travail. On ne tient plus la main à cet usage; beaucoup de fabricans même, quand il s’agit d’étoffes façonnées, exigent que les ateliers soient tenus fermés, afin que les dessins ne risquent pas d’être imités par la concurrence avant même d’avoir été mis dans le commerce.
- ↑ Le nombre des maisons de fabrique à Lyon est d’environ 300; comme quelques-unes ont plusieurs associés, on compte 450 à 500 noms de fabricans.
- ↑ Les anciens métiers exigeaient le concours de deux ouvriers, dont l’un était placé dans la position la plus gênante sur la partie supérieure du mécanisme. On sait d’ailleurs qu’ils ne pouvaient exécuter qu’un seul dessin, tandis que les métiers Jacquart permettent, en changeant seulement les cartons employés, de confectionner avec le même appareil les étoffes les plus diverses.
- ↑ Les ferrandiniers tiraient leur nom de celui d’une ancienne étoffe dite ferrandine, qui ne se fabrique plus depuis long-temps.
- ↑ Une division survenue dans le sein de la société donna naissance à un second journal, l’Echo des Travailleurs, qui vécut fort peu de temps.
- ↑ Dans la réunion générale des mutuellistes (12 février 1834), sur 2,341 chefs d’atelier, 1,044 s’étaient prononcés contre l’interdiction absolue du travail.
- ↑ Voyez l’Histoire de Lyon, par M. Monfalcon, t. II, où se trouve le relevé officiel de l’état civil et de la profession des morts et des blessés recueillis dans les hôpitaux.
- ↑ L’industrie des châles de soie, qui avait pris à Lyon il y a six ans une extension considérable, a été presque entièrement victime de ces variations de la mode. Les mantelets de tous genres ayant prévalu dans le goût public sur les châles de soie, 1,600 métiers au moins ont cessé de battre sur 2,000, qui étaient consacrés à cette seule fabrication.
- ↑ Le donateur, M. Martin, Lyonnais d’origine, s’était enrichi dans les Indes orientales, au service de la compagnie anglaise qui gouverne ce vaste empire.
- ↑ On sait que la Condition est un établissement destiné à constater le poids spécifique de la soie, indépendamment de l’humidité qu’absorbe si aisément ce produit.
- ↑ Un membre admis à dix-huit ans recevra, à l’âge de soixante ans, une rente viagère de 468 francs. Il faut dire que le nombre des primes de 20 francs par an est limité par la somme reçue de la Condition des soies et affectée à cette destination ; cette somme varie suivant le chiffre général des recettes de la Condition, mais elle promet d’atteindre 120,000 francs par an; le nombre des sociétaires reste d’ailleurs illimité. Les derniers venus, profitant de tous les autres avantages de l’institution, prendront rang par ordre d’inscription pour recevoir les primes qui viendront à vaquer.