Alphonse Lemerre (p. 12-17).
◄  IV
VI  ►

V


C eci est presque aussi difficile à décrire qu’à définir. Les esprits qui ne voient les choses que par leur plus petit côté, ont imaginé que le Dandysme était surtout l’art de la mise, une heureuse et audacieuse dictature en fait de toilette et d’élégance extérieure. Très certainement c’est cela aussi ; mais c’est bien davantage[1]. Le Dandysme est toute une manière d’être, et l’on n’est pas que par le côté matériellement visible. C’est une manière d’être, entièrement composée de nuances, comme il arrive toujours dans les sociétés très vieilles et très civilisées, où la comédie devient si rare et où la convenance triomphe à peine de l’ennui. Nulle part l’antagonisme des convenances et de l’ennui qu’elles engendrent ne s’est fait plus violemment sentir au fond des mœurs qu’en Angleterre, dans la société de la Bible et du Droit, et peut-être est-ce de ce combat à outrance, éternel, comme le duel de la Mort et du Péché dans Milton, qu’est venue l’originalité profonde de cette société puritaine, qui donne dans la fiction Clarisse Harlowe, et lady Byron dans la réalité[2]. Le jour où la victoire sera décidée, il est à penser que la manière d’être qu’on appelle Dandysme sera grandement modifiée, si elle existe encore ; car elle résulte de cet état de lutte sans fin entre la convenance et l’ennui[3].

Ainsi, une des conséquences du Dandysme, un de ses principaux caractères, ― pour mieux parler, son caractère le plus général, ― est-il de produire toujours l’imprévu, ce à quoi l’esprit accoutumé au joug des règles ne peut pas s’attendre en bonne logique. L’Excentricité, cet autre fruit du terroir anglais, le produit aussi, mais d’une autre manière, d’une façon effrénée, sauvage, aveugle. C’est une révolution individuelle contre l’ordre établi, quelquefois contre la nature : ici on touche à la folie. Le Dandysme, au contraire, se joue de la règle et pourtant la respecte encore. Il en souffre et s’en venge tout en la subissant ; il s’en réclame quand il y échappe ; il la domine et en est dominé tour à tour : double et muable caractère ! Pour jouer ce jeu, il faut avoir à son service toutes les souplesses qui font la grâce, comme les nuances du prisme forment l’opale, en se réunissant.

C’était là ce qu’avait Brummell. Il avait la grâce, comme le ciel la donne et comme souvent les compressions sociales la faussent. Mais enfin il l’avait, et par-là il répondait aux besoins de caprice des sociétés ennuyées et trop durement ployées sous les strictes rigueurs de la convenance. Il était la preuve de cette vérité qu’il faut redire sans cesse aux hommes de la règle : c’est que si l’on coupe les ailes à la Fantaisie, elles repoussent plus longues de moitié[4]. Il avait cette familiarité charmante et rare qui touche à tout et ne profane rien. Il vécut de pair à compagnon avec toutes les puissances, toutes les supériorités de son époque, et, par l’aisance, il s’éleva jusqu’à leur niveau. Où de plus habiles se seraient perdus, il se sauvait. Son audace était de la justesse. Il pouvait toucher impunément à la hache. On a dit pourtant que cette hache, dont il avait tant de fois défié le tranchant, le coupa enfin ; qu’il intéressa à sa perte la vanité d’un Dandy comme lui, S. M. Georges IV ; mais son empire avait été si grand que, s’il avait voulu, il l’eût repris.

  1. Tout le monde s’y trompe, les Anglais eux-mêmes ! Dernièrement leur Thomas Carlyle, l’auteur du Sartor resartus, ne s’est-il pas cru obligé de parler du Dandysme et des Dandys dans un livre qu’il appelle la Philosophie du costume (Philosophy of clothes) ? Mais Carlyle a dessiné une gravure de mode avec le crayon ivre d’Hogarth, et il a dit : « Voilà le Dandysme ! » Ce n’en était pas même la caricature, car la caricature outre tout et ne supprime rien. La caricature, c’est l’outrance exaspérée de la réalité, et la réalité du Dandysme est humaine, sociale et spirituelle… Ce n’est pas un habit qui marche tout seul ! au contraire ! c’est une certaine manière de le porter qui crée le Dandysme. On peut être Dandy avec un habit chiffonné. Lord Spencer le fut bien avec un habit qui n’avait plus qu’une basque. Il est vrai qu’il la coupa et qu’il en fit cette chose qui, depuis, a porté son nom. Un jour même, le croirait-on ? les Dandys ont eu la fantaisie de l’habit râpé. C’était précisément sous Brummell. Ils étaient à bout d’impertinence, ils n’en pouvaient plus. Ils trouvèrent celle-là, qui était si dandie (je ne sais pas un autre mot pour l’exprimer), de faire râper leurs habits avant de les mettre, dans toute l’étendue de l’étoffe, jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une espèce de dentelle, ― une nuée. Ils voulaient marcher dans leur nuée, ces dieux ! L’opération était très délicate et très longue, et on se servait, pour l’accomplir, d’un morceau de verre aiguisé. Eh bien ! voilà un véritable fait de Dandysme. L’habit n’y est pour rien. Il n’est presque plus.

    Et en voici un autre encore : Brummell portait des gants qui moulaient ses mains comme une mousseline mouillée. Mais le Dandysme n’était pas la perfection de ces gants qui prenaient le contour des ongles, comme la chair le prend, c’était qu’ils eussent été faits par quatre artistes spéciaux, trois pour la main et un pour le pouce*.

    Thomas Carlyle, qui a écrit un autre livre intitulé les Héros et qui nous a donné le Héros Poète, le Héros Roi, le Héros Homme de lettres, le Héros Prêtre, le Héros Prophète et même le Héros Dieu, aurait pu nous donner le Héros de l’élégance oisive, ― le Héros Dandy ; mais il l’a oublié. Ce qu’il dit, du reste, dans le Sartor resartus, des Dandys en général, qu’il appelle du gros mot de secte (Dandiacal sect), montre assez qu’avec son regard embarbouillé d’Allemand, le Jean-Paul anglais n’eût rien vu de ces nuances précises et froides qui furent Brummell. Il en aurait parlé avec la profondeur de ces petits historiens français qui, dans des Revues bêtement graves, ont jugé Brummell à peu près comme l’auraient fait des bottiers ou des tailleurs qu’il eût dédaigné de faire travailler. Dantans de quatre sous qui ont taillé leur faux buste avec leur canif, dans la pâte d’un savon de Windsor dont on ne voudrait pas pour son bain !

    * J’ai si bonne envie d’être clair et d’être compris que je risquerai une chose ridicule. Je mettrai une note dans une note. Le prince de Kaunitz, qui, sans être Anglais (il est vrai qu’il était Autrichien), se rapproche le plus des Dandys par le calme, la nonchalance, la frivolité majestueuse, et l’égoïsme féroce (il disait fastueusement : « Je n’ai pas un ami ! » et ni la mort ni l’agonie de Marie-Thérèse n’avancèrent l’heure de son lever et n’abrégèrent d’une minute le temps qu’il donnait à ses indescriptibles toilettes) ; le prince de Kaunitz n’était pas un Dandy quand il mettait un corset de satin comme l’Andalouse d’Alfred de Musset, mais il l’était quand, pour donner à ses cheveux la nuance exacte il passait dans une enfilade de salons dont il avait calculé la grandeur et le nombre et que des valets armés de houppes le poudraient, seulement le temps qu’il passait !

  2. En écrivains, elle donne aussi des femmes comme miss Edgeworth, comme miss Aikin, etc. Voir les Mémoires de cette dernière sur Élisabeth : style et opinion d’une pédante et d’une prude sur une prude et sur une pédante.
  3. Inutile d’insister sur l’ennui qui mange le cœur de la société anglaise et qui lui donne, sur les sociétés que ce mal dévore, la triste supériorité des corruptions et des suicides. L’ennui moderne est fils de l’analyse ; mais à celui-là, notre maître à tous, se joint pour la société anglaise, la plus riche du monde, l’ennui romain, fils de la satiété, et qui multiplierait le nombre des Tibère à Caprée, moins l’empire, si la moyenne proportionnelle des sociétés était composée d’âmes plus fortes.
  4. Voir dans les journaux américains l’enthousiasme inspiré par mademoiselle Essler aux descendants des Puritains de la vieille Angleterre : une jambe de danseuse tournant des Têtes-Rondes !