Alphonse Lemerre (p. 7-9).
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III


C es deux fats célèbres peuvent se ressembler par la vanité humaine, universelle ; mais ils diffèrent de toute la physiologie d’une race, de tout le génie d’une société. L’un appartenait à cette race nervo-sanguine de France, qui va jusqu’aux dernières limites dans la foudre de ses élans ; l’autre descendait de ces hommes du Nord, lymphatiques et pâles ; froids comme la mer dont ils sont les fils, mais irascibles comme elle, et qui aiment à réchauffer leur sang glacé avec la flamme des alcools (high-spirits). Quoique de tempérament opposé, ils avaient tous les deux une grande force de vanité, et naturellement ils la prirent pour le mobile de leurs actions. Sur ce point, ils bravent également le reproche des moralistes qui condamnent la vanité au lieu de la classer et de l’absoudre. A-t-on lieu de s’en étonner quand on pense au sentiment dont il est question, écrasé depuis dix-huit cents ans sous l’idée chrétienne du mépris du monde, qui règne encore dans les esprits les moins chrétiens ? Et d’ailleurs les gens d’esprit ne gardent-ils presque pas tous dans la pensée quelque préjugé au pied duquel ils font pénitence de l’esprit qu’ils ont ? C’est ce qui explique le mal que les hommes qui se croient sérieux, parce qu’ils ne savent pas sourire, ne manqueront point de dire de Brummell. C’est ce qui explique, plus encore que l’esprit de parti, les cruautés de Chamfort contre Richelieu. Il l’a attaqué avec son esprit incisif, brillant et venimeux, comme on perce avec un stylet de cristal empoisonné. En cela, Chamfort, tout athée qu’il fût, a porté le joug de l’idée chrétienne, et, vaniteux lui-même, il n’a pas su pardonner, au sentiment dont il souffrait, de donner du bonheur aux autres.

Car Richelieu, comme Brummell, ― plus même que Brummell, ― eut tous les genres de gloire et de plaisir que l’opinion peut créer. Tous les deux, en obéissant aux instincts de leur vanité (apprenons à dire ce mot sans horreur) comme on obéit aux instincts de son ambition, de son amour, etc., ils réussirent ; mais l’analogie s’arrête là. Ce n’était pas assez que de différer par le tempérament ; la société dont ils dépendent apparaît en eux et, de nouveau, les fait contraster. Pour Richelieu, cette société avait brisé tous ses freins, dans sa soif implacable d’amusements ; pour Brummell, elle mâchait les siens avec ennui. Pour le premier, elle était dissolue ; pour le second, hypocrite. C’est dans cette double disposition que se trouve surtout la différence qu’il y a entre la fatuité de Richelieu et le dandysme de Brummell.