Drames de la vie réelle/Chapitre XX

J. A. Chenevert (p. 63-70).

XX

La lecture de la longue lettre que nous venons d’analyser avait confirmé le Grand Vicaire et le médecin, ce dernier surtout, dans la croyance qu’il y avait au fond, dans tout ce qu’ils avaient vu et entendu, un mystère d’amour.

Dans la description du sinistre personnage faite par le curé de XXX au Grand Vicaire, celui-ci avait reconnu la binette de son ex-ami le docteur……, de Sorel, nous disons ex-ami avec intention, car, à la surprise du curé, depuis le mariage de Julie, il avait tout à coup cessé et n’avait jamais repris ses visites jadis assidues au presbytère, bien que, le bon prêtre se l’affirmait à lui-même, il n’eût pas fourni le moindre prétexte à cette froideur soudaine entre deux compatriotes, deux coreligionnaires et deux hommes dont la liaison se resserrait davantage par une érudition mutuelle, ce qui, dans les petits centres, constitue une ressource inappréciable au dire de ceux qui, ainsi situés, en ont fait l’épreuve.

La longue absence du docteur XX, de Sorel à Québec, juste au moment de l’arrivée de Julie à Sorel ; sa présence indiscutable à XXX où demeurait le mari de Julie ; sa rencontre avec ce dernier à Québec ; les écritures du mari de Julie ; les angoisses de cette dernière révélées au curé, au sujet de l’état de santé — au physique comme au moral — de son mari ; et ajoutons, the last but not the least, les visions mystiques de Julie telles que révélées par elle, son dernier évanouissement après le prononcé des mots “ c’était le docteur ! ” sans avoir pu continuer, tout indiquait qu’on était en présence d’un crime réel et horrible.

— Il y a de ces passions d’amour inexplicables, comme dans le cas actuel, disait philosophiquement le jeune médecin, chez Un homme de l’âge et du temperament de mon confrère, qui fondent sur lui soudainement, fatalement, et dont le désir incontestable d’assouvissement mène au crime.

On en était là sur les conjectures, et il était, sans que l’on s’en doutât, près de trois heures du matin, lorsque Mathilde, une bougie à la main, vint frapper moins discrètement que d’habitude à la porte ou se trouvaient les deux hommes, et elle ouvrit même sans attendre la solennelle réponse : “ Entrez. ” Elle était d’une pâleur mate, avait les traits tirés, dénotant la fatigue et l’inqüiétude.

— Venez vite, docteur, dit la pauvre femme… Julie est très mal… Je n’ai pas voulu me reposer… pas plus que vous déranger plus tôt… mais Julie est réveillée, et il se passe quelque chose d’étrange venez vite… vite…

— Allez seul, dit le Grand-Vicaire ; j’augure que c’est vous et non moi qui devez en ce moment être au chevet de Julie.

Le jugement du vieillard était bon ; le médecin le comprit à demi mot, et arrivé auprès de Julie, il vit clairement la situation : elle n’était autre que la fin prématurée de l’état que Tante Sophie, on s’en rappelle, avait deviné lors du passage de Julie à Trois-Rivières.

Le Grand Vicaire, de plus en plus anxieux et troublé, avait, en rallumant sa pipe, trouvé un calmant, et il attendait patiamment le retour du jeune docteur, ce qui eût lieu une demi-heure après environ.

— Eh bien ! dit le vieillard ?…

— Vous avez un regard d’aigle, répondit le jeune docteur…… ; toutes les émotions des derniers jours ont amené un résultat pénible mais naturel, et avancé la situation de la jeune femme, qui vient d’être délivrée, sans trop de souffrances, d’un enfant avant terme et mort-né. Tout ce qui arrive est pour le mieux, disait sentencieusement mon grand-père lors des plus grandes contrariétés, ajouta le jeune docteur avec un triste sourire ; c’est ainsi que la situation actuelle nous donnera le temps nécessaire pour préparer la jeune femme aux terribles révélations que vous aurez à lui faire.

— Oui, dit le Grand Vicaire, que le bon Dieu soit béni toujours, partout, en toutes choses ! Il m’inspirera, et ma pauvre chère Julie sera sauvée… et une grosse larme s’échappa et tomba sur la main du vieillard, comme la goutte de rosée céleste du matin tombe sur la branche du vieux chêne !…

Le jeune médecin en fut vivement affecté, et dit au vieillard : Je suis dans mon rôle et dans mon droit en prescrivant. Allez vous reposer M. le Grand Vicaire ; je vais voir à remplacer Mad. Mathilde — qui a besoin de repos aussi — par votre vieille Madeleine qui est à la veille de se lever, et je m’étendrai sur ce canapé, non loin de la chambre où repose Madame, en sorte qu’au besoin rien ne manquera. Du reste, ajouta-t-il, rien d’alarmant jusqu’à présent quant à l’état physique.

Le vieillard était trop sensé pour trouver à redire à ces sages avis, et il savait d’ailleurs que le lendemain lui réservait une forte tâche qu’il lui faudrait remplir, et que perdant quelques heures d’un bon sommeil, à son âge, malgré sa vigueur physique et son énergie morale, la pauvre machine humaine se détraque vite.

En serrant la main du jeune homme, le vieillard dit en souriant tristement : Je vais faire comme Bonaparte à la veille d’une grande bataille ; il s’enveloppait dans son manteau et dormait en plein champ. Je vais m’envelopper de ma grosse soutane d’hiver et reposer sur ce canapé……

Les avis et les ordres du docteur furent donc transmis et suivis à la lettre, et on dormit ou plutôt on reposa plus ou moins au presbytère jusqu’à huit heures du matin ; le saint prêtre était toutefois, à cette heure, rendu à l’église, disant la messe, le père Antoine agissant comme servant et ignorant les grands événements qui se passaient au presbytère, le bonhomme s’était couché à neuf heures précises, et ayant consciencieusement dormi jusqu’à cinq heures (moyen infaillible d’entretenir en bon ordre et condition la mâle énergie qui, on s’en rappelle, faisait les délices des narquoises gens de Sorel……) alors qu’il s’était levé comme d’habitude pour faire son train… et vaquer à ses autres occupations, notamment à la sacristie, où il fut néanmoins un peu inquiet et surpris de voir que M. le grand-Vicaire n’était pas rendu à cinq heures et demie précises pour dire sa messe. Mais sa patience fut récompensée en voyant venir le vénérable prêtre, un peu avant huit heures, vers la sacristie.

À son retour de l’église, le curé apprit par le jeune médecin qui avait sommeillé, que l’état de Julie était rassurant et son sommeil bon.

Il fut convenu qu’au déjeuner on mettrait Mathilde tout à fait au courant de la situation ; — ce qui fut fait, à la grande stupeur de cette dernière, mais elle promit de faire l’impossible pour bien s’acquitter de sa pénible tâche ; ce dont, du reste, l’on était sûr. Le médecin prescrivit un repos absolu, et pas de conversation sous aucun prétexte avec Julie, ce dont cette dernière devait être avertie dès qu’elle s’éveillerait et essaierait de parler, le tout par l’ordre positif du médecin. Le curé, du reste, devant seconder efficacement, on le savait, Mathilde sous ce rapport. Cela aurait pour résultat de gagner du temps, puis d’amener plus promptement la convalescence avant de rien révéler à Julie, qui, sans doute, s’enquèrerait bientôt de son mari.

Il fut en outre résolu que le Grand-Vicaire, en répondant à la lettre du curé de XXX, insisterait pour l’arrivée prochaine à Sorel d’une tante de Julie que celle-ci affectionnait particulièrement, et que la famille de Julie et celle de son mari seraient en tous points, par le message du Grand-Vicaire, mises au courant de tout ce qui s’était passé et se passerait à Sorel jusqu’à l’envoi du message.

Le bon Père après cela alluma sa pipe tout en causant avec le jeune médecin ; on convint que le curé irait voir le messager pour de nouveaux détails, et durant ce temps, dit le docteur : — J’irai prendre un bain de soleil, et, dans l’après-midi, il me faudra absolument traverser à Berthier, si, comme je l’augure, l’état de la malade me permet de la quitter pour une couple de jours.

Il était ainsi près de dix heures du matin lorsque le Grand-Vicaire, arrivant à l’auberge du père G……, s’enquit. On lui dit qu’en effet l’homme qu’il demandait logeait là, mais qu’il était sorti depuis le déjeuner, mais pas revenu, et au moment même ou la conversation avait lieu, le père G…… signala la venue de l’étranger.

Celui-ci salua profondément, et sur la demande du curé, le père G…… mit à sa disposition la salle d’en haut, pièce très confortable et isolée, de sorte qu’en fermant la porte, on était parfaitement chez soi.

Le Grand-Vicaire ralluma sa bonne grosse pipe, invitant son compagnon à charger dans son énorme blague en loup-marin, ce qui n’était pas de refus, et on causa. Le messager parut au curé tout à fait troublé, non, lui semblait-il, par la gêne qu’il pouvait lui causer, mais par une aventure récente, et il s’en enquit aussitôt.

— Vous touchez juste, reprit l’homme dont la physionomie ouverte ne dénotait pas la culture de l’esprit, mais révélait l’intelligence ; je viens, M. le curé, d’avoir, comme on dit, un gros choc. Imaginez-vous qu’en rôdant dans le village par curiosité et pour tuer le temps, en passant près d’une maison en bois, en arrière, je vis tout à coup arriver un homme que je crus reconnaître, marchant vite je hâtai le pas en me disant : j’ai vu ce paroissien-là quelque part, il n’y a pas longtemps, c’est sûr, et je fus bientôt fisqué, car je dévisageai l’homme, et je le reconnus bel et bien pour celui qu’on soupçonne avoir tuer le mari de Madame…… j’cré ben que ce particulier me reconnut aussi, car il se précipita dans la maison dont je viens de parler.

Comme de juste, je ne l’ai pas suivi là, mais je voulais en avoir le cœur net. Je continuai, et avisant un jeune garçon qui sciait du bois dans la cour du troisième voisin, je lui demandai, sans faire semblant de rien, qui habitait la maison en question. “ C’est le Dr…… ”, qu’il me répondit Si vous avez affaire à lui, il vient justement de passer…… Il est arrivé ce matin d’un long voyage,” dit le jeune homme, “ et c’est pas commode pas de docteur…… Mouman est malade ; je lui ai demandé de venir la voir tout à l’heure, lorsqu’il est passé, et il m’a dit qu’il viendrait après dîner.” Ça suffisait, mais le jeune homme ajouta : “Comme il n’est arrivé que ce matin, je suppose qu’il est fatigué. Les docteurs c’est comme les autres, c’est pas des chiens, en sorte que, si vous avez besoin de lui, attendez après-midi lorsqu’il sera venu voir mouman…… ”

Je rassurai à cet égard je jeune homme, et je me sens tourmenté depuis.

— Mais, dit le Grand-Vicaire intrigué, où et quand avez-vous rencontré cet homme avant aujourd’hui ?

La question provoquait une longue réponse, et l’homme aimant à jaser, le curé était certain d’être bien renseigné ; nous ne rapporterons pas, par le menu, tout ce que raconta le brave homme, nous contentant de l’analyser pour l’utilité de ce récit.

Il dit qu’il était au service de l’aubergiste de*** depuis nombre d’années, un homme de confiance pour mener les voyageurs ; que la veille du meurtre du mari de Julie, vers les sept heures du soir, arriva à l’auberge une calèche conduite par un charretier irlandais de Québec, d’où sortit le personnage qu’il venait de revoir à sa grande surprise. Celui-ci demanda une chambre et à souper pour lui et le charretier. Ils mangèrent à la même table, contre la coutume. Après souper, il se faisait tard, mais la nuit était belle, en sorte que, singulièrement toutefois, le charretier fut congédié et l’étranger sortit. Il revint vers onze heures, demanda le bourgeois, et lui dit qu’il regrettait d’avoir laissé partir son charretier, car n’ayant pu voir la personne qu’il désirait rencontrer, il avait résolu de repartir de suite. En sorte qu’il arrêta le prix d’une voiture pour les prochaines cinq lieues. On me fit lever en conséquence, et il fut décidé que je partirais avec ce paroissien-là à trois heures et demie précises, pour profiter de la gelée, évitant ainsi la boue, et allant plus vite, notre homme désirant retourner à Québec, et ayant rencontré, disait-il, par hasard, le charretier irlandais de Québec, qui l’avait rendu chez nous. On prêta peu d’attention à son histoire, et ce n’est qu’après le meurtre et à l’enquête du coroner que le fil de tout cela fut repris.

Mon paroissien était debout à bonne heure, car peu avant trois heures il vint à l’écurie et me dit de me hâter qu’il était prêt. Je crus remarquer qu’il ne sortait pas de la maison et venait d’ailleurs ; mais peu m’importait alors. Je me hâtai en effet, et ayant pris une bouchée, j’avertis mon homme. Il s’était fait servir des œufs, du lait, du sucre, mêlant tout cela, ainsi qu’une bouteille de rhum. Il battit le tout ensemble, et j’vous mens pas, versa la moitié de la bouteille de rhum là-dedans, avala le tout en quelques gorgées…… Le v’là lesté pour une pipe, que j’m’dis. Il ouvrit sa petite valise, dans laquelle il mit la bouteille à moitié vide, paya mon bourgeois et sauta dans la calèche où il m’attendit un peu, car mon bourgeois m’avait fait signe et il me disait : “ Fais attention à ce bougre-là ; ça doit être un bostonnais, ” et vous savez, tout le long de la côte, chez nous, les bostonnais et leurs descendants ne sont pas en odeur de sainteté les m…ts… pardon, M. le curé ! mais ceux de nos grands parente qui descendent des Cayens nous ont laissé la croyance que les bostonnais sont tous des tueurs et des voleurs……

Toujours est-il que j’embarquai un peu à contre-cœur…… Je fouettai ma jument en partant, et on partit grand train. Je regardais mon paroissien de travers, et franchement j’en avais peur. Je crus que c’était l’effet du rhum, mais il avait le visage tout contrefait et les yeux mauvais ; et si c’était l’effet du rhum, je n’en avais pas fini, car il avait sorti sa bouteille de rhum et buvait à même de temps en temps, en marmotant : “ Plus vite plus vite ! ” Je ne demandais pas mieux que d’arriver vite, pour m’en débarrasser au plus coupant. Je n’aurais pas regretté de lui casser le cou, mais je tenais au mien. Bref, lorsque nous arrivâmes au bout de nos cinq lieues, il avait vidé sa bouteille, l’avait jetée, et je me sentis soulagé.

Il sauta à terre, et je vis bien qu’il n’était pas ivre, mais il avait la mine d’un tueur.

Il demanda l’aubergiste, s’arrangea pour une voiture, et lorsque tout fut prêt, se fit servir la même recette que chez mon bourgeois, et partit. Je me donnai bien garde de rien dire, car j’en avais peur, et ça n’est que ce matin que je l’ai retrouvé.

Le brave homme raconta en outre que, lors de l’enquête, un jeune garçon déposa qu’il avait rencontré un homme qu’il prit pour un Irlandais-Américain, qui lui demanda où restait le Dr*** et, par la description qu’il fit du personnage, c’était bien le même.

En sorte que l’on avait auguré avec raison, de tout ce qui précède, qu’il était sorti le soir pour bien connaître les lieux, et que, le matin, il était sorti de nouveau, vers trois heures, temps auquel, évidemment, le crime avait été commis : ergo, qu’il était l’assassin. Le messager du curé ajouta, que lors de son départ et le long de la route, il avait appris que les autorités avaient, sur les données ci-dessus et sur celles des auberges où le meurtrier empressé avait fait relai, qu’on était sur sa piste, mais on n’avait pas encore pu identifier le singulier charretier irlandais qui avait amené l’homme à XXX, et qui était reparti aussitôt, sans attendre son passager qui lui-même, repartait si singulièrement le lendemain matin. Le brave homme ajoutait que jamais de sa vie il ne se serait douté qu’il retrouverait à Sorel cet homme qu’on lui disait être un docteur… et qui était bien, d’après lui, le meurtrier du mari de Madame XXX.

Le Grand-Vicaire avait tout écouté sans mot dire ; il se leva tout à coup et dit à l’homme qu’il ne pourrait repartir que le lendemain au petit jour, et qu’il lui remettrait, à temps, la réponse qu’il attendait…

— Ça fait mon affaire, dit-il, car j’ai fait toute cette longue route avec le même cheval, et ça va le reposer comme il faut. Après avoir ordonné le silence le plus complet, le Grand-Vicaire sortit en hâte, se rendit tout droit à la résidence du Docteur***, entra dans la cour, ouvrit la porte de la cuisine, se trouva en face de la vieille irlandaise, ménagère du Docteur*** qui, affolée par la présence du Grand-Vicaire en cet endroit, allait faire une scène tout en se jetant à genoux, lorsque le curé la relevant avec bonté lui dit à voix basse, en anglais : « Restez en paix, » ajoutant la force du geste à cette parole onctueuse, ce qui calma soudain la bonne vieille.

— Votre maître est ici, n’est-ce pas ? dit-il…

— Oui, répondit-elle ; mais ordre de ne recevoir personne… malade… oh ! très malade ! dit-elle en anglais…

Le Grand-Vicaire en savait assez, fit signe à la bonne femme de rester là, et il se rendit à l’office où il trouva, en effet, le misérable qui, à la vue du Grand-Vicaire, fut saisi d’un tremblement nerveux. On voyait qu’il était torturé par les remords ; une sorte de cavité s’était forme autour de ses yeux, ce qui donnait à son regard des lueurs diaboliques ; il avait maigri ; son visage était pâle et ses traits crispés, il se mordait les lèvres jusqu’au sang, nerveusement, sans avoir l’air d’en éprouver aucune douleur ; la fièvre le brûlait, c’était clair.

Le vieillard resta debout et regarda bien en face le meurtrier du mari de Julie ; celui-ci ne pouvant supporter ce regard, fléchit, et se couvrit la figure avec ses mains.

— Malheureux ! lui dit le vieillard en anglais d’une voix tremblante d’émotion ; votre crime est connu… Fuyez ! Fuyez ! vite et puisse le repentir et non l’échafaud vous mériter le pardon du Dieu tout puissant !…

Et le saint homme se retira, faisant assez bonne contenance jusqu’à ce qu’il eût dépassé le pas de la porte, tout en enjoignant derechef à la ménagère de rester en paix ; puis navré, le vieillard, sentant le besoin de l’isolement, longea le Richelieu, avec la résolution de faire un long détour par le beau bois en arrière du village avant de retourner au presbytère.

En ce temps-là, l’éboulis de la côte n’avait pas encore dévasté les pinières bordant le Richelieu qui entouraient l’ancienne résidence du Duc de Kent, le père de notre Gracieuse Souveraine, qui en faisait ses délices lors de son séjour au Canada. Et le vandalisme mercantile n’avait pas encore dévasté les arbres séculaires, en arrière de cette demeure princière, plus tard habitée par Parsons, le fondateur du Star de Montréal, qui s’était retiré à Sorel, se livrant à l’agronomie.

Rendu là, fort distraitement, le vieillard, revenu à lui, voyant le soleil radieux, ressentant sa bienfaisante chaleur, prit le sentier conduisant au plus touffu du bois ; il arriva ainsi bientôt au chemin de la comtesse, magnifique allée de verdure embaumée de riches senteurs, bordée de hauts pins dont il reste encore des vestiges attrayants. Il aspirait à pleins poumons l’air réconfortant, se sentant ému et à la fois réjoui au doux chant des oiseaux. Il s’assit au pied de deux arbres, sur une petite élévation, sentant le besoin d’un repos absolu au moins pour quelques minutes.

Les événements récents et effrayants que nous connaissons se présentèrent en bloc à son âme épouvantée ; il disait : “ Mon Dieu ! vous avez créé l’homme à votre image et à votre ressemblance ; vous êtes la bonté même…… pourquoi l’homme est-il si méchant ? Vous avez dit de nous aimer les uns les autres, comme vous nous aimez vous-même Pourquoi sommes-nous si peu charitables ?…… au lieu de suivre vos divins enseignements, nous passons notre vie à nous entre-détruire les uns les autres…… ” Et le vieillard, roulant ces noires pensées, pleurait…… Cette fois, c’était une pluie d’orage tombant sur ses mains jointes…… Ces larmes abondantes rassénérèrent l’âme troublée du noble vieillard. C’est ainsi que le champ desséché reverdit après l’orage ou à la suite des abondantes rosées venant, du ciel, par la grâce du bon Dieu……

Peu à peu, succombant à la lassitude physique et morale, l’excellent homme s’endormit……

Lorsqu’il s’éveilla il était près de midi à sa montre. Le vieillard se sentit rafraîchi par ce court sommeil et, notons le, derechef, par les larmes abondantes qu’il avait versées, soupape de sûreté pour l’âme remplie d’angoisses, de même qu’elles le sont, disent les médecins, physiquement, lors d’un grand ébranlement nerveux.

Du reste, “ bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés,” paroles sublimes et toujours vraies !

Le noble vieillard était le père adoptif de Julie, et Dieu sait que les angoisses qui l’étreignaient pour sa fille bien-aimée, n’étaient pas moindres que celles qu’il aurait éprouvées, si notre héroïne eût été sa fille propre, tant son âme était d’élite.

Le Grand-Vicaire en s’éveillant ne pouvait se lasser d’aspirer à pleins poumons l’air parfumé et vivifiant de ces beaux bois, dont cinquante acres ont depuis été obtenus gratuitement par l’auteur de ces lignes pour la bâtisse d’un collège, qui, soit dit en passant, au lieu de faillir, aurait prospéré si on en eût fait un collège commercial et non classique ; cinquante acres pour les Bonnes Sœurs de l’Hôpital, et douze acres pour un cimetière protestant, autant de services, rendus dont l’auteur, notons-le, fut payé d’ingratitude……

Le Grand-Vicaire continua son chemin à pas lents dans la superbe allée du chemin de la comtesse, couverte d’un tapis velouté produit par les soies tombées des pins, passa l’endroit où se trouve aujourd’hui le cimetière protestant, et gagna à travers le bois le chemin de ligne qui le conduisit au presbytère, où il arriva vers la demie de midi ; — le dîner l’attendait. Le jeune docteur se proposait de retourner à Berthier aussitôt après.

Le curé, à table, rendit compte en peu de mots de l’emploi de son avant-midi, n’omettant rien, si ce n’est son angoisse ; l’état de Julie étant rassurant, il employa l’après-midi à la correspondance, et porta lui-même à l’hôtel du père G…… vers les cinq heures, sa longue réponse à son collègue d’estime de la famille.

Après le départ du curé de la maison du meurtrier du mari de Julie, cette bête fauve, poussée par l’instinct de la conservation, réalisa vite la situation, d’autan » mieux que la rencontre qu’il avait faite le matin de son charretier de *** n’était pas chose rassurante. Il se drogua à sa manière, ce qui eut pour effet de le calmer quelque peu, se rendit à la cuisine où se trouvait sa vieille ménagère.

À la vue de la figure tourmentée de son maître, le cœur de la bonne femme battit à rompre sa faible poitrine, et elle fut littéralement torturée par un sentiment d’effroi indescriptible. Son maître la regarda à peine, mais lui dit d’aller, de suite, chez le père Charlot, charretier, et de lui ordonner de venir sans aucun retard avec son meilleur attelage. C’était très pressé, dit-il… Ayant vu sortir le curé peu d’instants auparavant, la vieille comprit que c’était pour un malade, et elle se hâta en conséquence, bien que fort perplexe.

Le misérable s’empressa de faire sa malle, emportant le plus nécessaire dans la plus petite de ses valises ; il mit dans ses poches tout l’argent qui lui restait dans la maison, entre autres £50 des économies que sa ménagère lui avait confiées, et il attendit nerveusement, tout en continuant de se droguer, surtout de morphine, dont depuis le meurtre il absorbait d’énormes quantités.

Le charretier Charlot ne se fit point attendre, mais la vieille resta à jaser ; son maître lui ayant dit qu’il ne dînerait pas, elle avait le temps, et du reste la vue de son maître lui faisait mal……

Dès l’arrivée du père Charlot, le misérable sauta dans la calèche, tenant sa petite valise à côté, le père Charlot s’assit devant…

— Partez vite, dit l’assassin ; c’est un cas pressé, chemin de St-Ours… Ce qui fut dit fut fait, et en moins d’une heure les quatre lieues entre Sorel et St-Ours furent franchies, les Charlot étaient de maîtres charretiers de père en fils……

On se rendit à l’auberge du père M…., où l’assassin commanda une autre voiture en hâte, avec ordre de venir le quérir chez le Dr *** où il se rendait. Ce dernier le reçut, et comme il était fort myope, il ne s’aperçut pas de la physionomie troublée de son collègue. Celui-ci demanda de quoi écrire, ce qu’il fit durant cinq minutes. Puis sans aucune précaution oratoire, il narra gravement l’histoire de son crime épouvantable. Le bon Dr D… crut vraiment que la tête de son collègue avait chaviré, mais la voiture arrivant, ce dernier remit le papier au Dr *** dit : Adieu…… adieu…… et sauta dans la voiture qui partit bon train sur le chemin de St-Denis.

Ce jour même avait lieu à St-Charles la grande assemblée des patriotes des six comtés, et le Dr D…… avait au moment de l’arrivée de son collègue, fait ses préparatifs pour s’y rendre, en sorte qu’il donna ordre à son domestique d’atteler sans dire un seul mot à qui que ce soit de l’étrange aventure qui l’avait abasourdi.

Il jeta un regard distrait sur les écritures de son confrère, déposa ces feuillets dans son coffre-fort, et il partit pour le rendez-vous patriotique……