Drames de la vie réelle/Chapitre XIX

J. A. Chenevert (p. 59-63).

XIX

Plus d’un mois s’était écoulé et Julie n’avait pas de nouvelles de son mari qui, avait-elle dit au curé, devait venir la rejoindre à Sorel.

Cependant, en raison des événements que nous avons racontés et prenant en considération les lenteurs du transport de la malle, dûe tous les huit jours en temps ordinaire, mais irrégulière, à cette saison de l’année, on ne s’était pas alarmé plus que de raison au presbytère du manque de nouvelles du mari de Julie, resté, comme nous l’avons dit, à Québec.

Ce qui alarmait davantage le bon curé, était l’état de santé de Julie et ses mystérieuses défaillances physiques et morales. Après sa dernière syncope et lorsque le docteur lui eût donné les soins voulus, pendant que Julie reposait apparemment d’un sommeil réparateur, d’après le dire de Mathilde, le Grand Vicaire et le médecin, avaient allumé leur pipe et causaient anxieusement cherchant le mot de l’énigme.

On en était là et les douze coups de minuit venaient à peine de sonner, lorsqu’on entendit dans le calme de la nuit le bruit des sabots d’un cheval sur la terre gelée, un temps d’arrêt, et presque aussitôt trois coups au marteau en cuivre de la grande porte d’entrée du presbytère.

Le grand vicaire s’empressa de prendre l’une des deux bougies qu’il y avait sur la table, en disant au jeune médecin : « C’est pour vous ou pour moi, peut-être pour les deux, que l’on vient. Je vais ouvrir » ; et il descendit l’escalier d’un pas plus rapide que ne le font ordinairement les vieillards, ayant pour ainsi dire un mauvais pressentiment : Un malheur en amène un autre, marmotait l’excellent homme.

Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’en ouvrant la porte, il aperçut, dans le clair-obscur que faisait sa bougie, une figure tout à fait étrangère et une physionomie tourmentée.

Sans pour ainsi dire en attendre l’invitation l’homme entra et dit nerveusement : « Pardon M. le curé… je suis pressé… Voici une lettre de M. le curé de… je suis venu exprès vous la porter et j’ai ordre d’attendre une réponse et de repartir au plus tôt possible ; » et il allait continuer lorsque le grand vicaire lui dit : Mais qu’y a-t-il que se passe-t-il donc chez vous… Vous allez lire la lettre, M. le curé, rétorqua le messager oh ! une épouvantable chose… tenez, le Dr… le mari de Mad. Julie qui est ici, a été durant la nuit de… (celle de la vision de Julie) trouvé mort chez lui… M. le curé vous explique cela… C’est effrayant rien que d’y penser… Reprenant son sang froid le curé lui dit : Eh bien ! mon ami, je vous offrirais avec plaisir l’hospitalité ici, mais ça créerait de l’émoi et nous avons une malade à la maison. Allez à l’auberge du père G… que je vais vous indiquer et que vous trouverez aisément, et demain avant-midi, j’irai vous voir, car étant connu des dames qui sont ici, il ne faut pas qu’elle vous voient et ne dites pas non plus à l’auberge d’où vous venez, pourquoi vous venez, non plus ce que vous savez qui s’est passé.

— Je serai discret, fit le messager, et d’autant plus que M. le curé m’a recommandé de ne parler de rien à qui que ce soit le long de ma route et c’est ce que j’ai fait, en sorte que je suivrai votre ordre.

— C’est bien, mon ami reprit le prêtre, je ne vous offre rien, mais vous trouverez tout le confort possible à l’auberge partez sans le moindre bruit bien le bonsoir à revoir et encore une fois, motus.

— Oui… oui… lui fut-il répondu, et la porte fut ouverte et fermée sans le moindre bruit, la conversation, ayant aussi eu lieu à voix basse et fort discrètement ; le tout cependant n’ayant pas complètement échappé à la bonne Mathilde qui veillait maternellement au chevet de Julie.

En quelques mots, l’intelligent vieillard mit le perspicace jeune médecin au courant de la situation et sans même cette fois prendre la peine de rallumer, sa pipe, ce qui dénotait une grande anxiété, on ouvrit la lettre du curé de… Elle était longue, pas moins de dix pages d’une écriture serrée mais très lisible. Nous nous contenterons d’en faire le résumé :

Le curé de… disait à son collègue que le mari de Julie était revenu seul chez lui, ce qui parut étrange à tous, car au village, canadien tout ce qui bouille dans la marmite du voisin est connu de tous et on savait bien l’itinéraire de Julie, de Mathilde et de son mari, même jusqu’autour de leur retour, en sorte que l’arrivée soudaine et isolée du mari de Julie causa une surprise générale. Ce fut bientôt le sujet de toutes les conversations encore alimentées par deux ou trois commères du village, disons-le en fidèle chroniqueur que nous nous flattons d’être…… Qu’une de ces commères colportait, par exemple, à toutes les portes, que singulièrement, le mari de Julie avait soudainement vieilli, que son front était affreusement ridé…… que ses yeux étaient caves… que son regard était celui que l’on rencontre, chez les fous… que les pommettes rouges de ses joues faisaient une sinistre tache sur le reste de son visage pâle et amaigri…… que ses cheveux, chez un jeune homme comme lui, ajoutait la bonne femme, laissaient voir de nombreux fils d’argent de même que sa barbe qui avait blanchi… enfin qu’il avait la mine d’un condamné… ou d’un quelqu’un qu’un noir chagrin mine… tue… et, cherchant vainement le pourquoi, la respectable commère était allée s’épancher au presbytère. Le curé, qui n’avait pas vu le mari de Julie depuis son retour, avait écarté la bonne femme et tout noté sans rien dire, jugeant inutile d’essayer de mettre un frein à son flux de paroles.

Il racontait cela par le menu à son collègue de Sorel et il ajoutait que, durant la troisième nuit de l’arrivée du mari de Julie, il fut trouvé mort au pied du grand escalier de la maison. Durant la journée, il avait dit à ses domestiques, un homme et une femme logeant dans le fournil (appartements attachés, mais distants du corps principal de la maison) que si on venait durant la nuit pour des malades le ne pas le déranger, car, malade lui-même, il avait besoin d’un repos absolu.

Durant cette nuit néfaste, on n’avait entendu aucun bruit, mais on avait remarqué de la lumière tard dans la nuit à l’office du jeune médecin sans toutefois prêter beaucoup d’attention, et finalement les deux bons serviteurs s’étaient endormis et reposaient comme on le fait dans nos campagnes, c’est-à-dire qu’à moins d’agir comme si on voulait démolir partie de l’établissement on ne parviendrait pas à éveiller les heureux dormeurs.

Lorsque le corps de l’infortuné mari de Julie fut trouvé, ainsi que nous venons de l’apprendre, il se faisait tard dans la journée, c’est-à-dire que, n’entendant en ne voyant rien, les deux serviteurs furent inquiets étant passé onze heures…… Ils eurent donc recours au gros marteau cloué à la porte principale, frappant discrètement d’abord, un peu plus fort beaucoup plus fort…… mais le silence seul répondant, ils s’alarmèrent et coururent au presbytère peu distant, pour conférer avec M. le curé. Ce dernier vint à la rescousse et ses tentatives restèrent également infructueuses, On résolut le forcer la porte, mais machinalement le curé fit tourner la poignée et la grande porte s’ouvrit d’elle-même n’étant pas barrée à l’intérieur.

L’étonnement fut considérable, mais quels ne furent pas la stupeur, l’horreur et l’effroi du curé et des deux serviteurs lorsqu’ils virent, au pied du grand escalier de la maison, le mari de Julie étendu horizontalement sur le plancher, tout habillé, un pistolet près de sa main droite et baigné dans une mare de sang.

— Vite ! vite ! dit le curé allez quérir le médecin ; et le ministre de Dieu se préparait à donner l’absolution in extremis lorsqu’il constata que le mari de Julie n’était plus qu’un cadavre…… Depuis plusieurs heures, l’âme avait dû s’en échapper…… L’excellent homme, resté seul, versa d’abondantes larmes et, bien qu’encore atterré, il reprit son sang-froid à l’arrivée du vieux médéciu du village et des deux serviteurs. On retint l’homme, enjoignant à sa femme de ne rien dire et on s’enferma dans la maison.

— Sommes-nous en présence d’un suicide ? dit le prêtre…… — C’en a tout l’air, répondit le vieux médecin qui comme le curé constata que la mort datait de quelques heures.

On transporta le cadavre sur un lit ; le médecin remit le pistolet au domestique, lui enjoignant de le mettre en lieu sûr, puis on procéda au déshabillé et à l’examen du cadavre.

La balle ou le projectile, avait pénétré dans la tempe droite, était restée dans la tête et d’après la manière dont le pistolet était placé, on pouvait augurer que le malheureux avait laissé tomber l’arme dès que le coup fatal l’eut atteint, en sorte qu’il y avait, de prime abord, lieu de croire à un suicide.

Cependant, en procédant au déshabillé du mari de Julie, le vieux médecin avait remarqué certaines marques de violence à la gorge, mais il n’en dit rien tant que le corps ne fut pas complétement mis à nu, soigneusement lavé et recouvert d’un drap blanc.

L’examen du cadavre révéla d’étranges choses. Le vieux médecin démontra clairement au curé que le mari de Julie avait succombé à la strangulation opérée par la pression des doigts sur le larynx ; les marques paraissaient nettement. Le mari de Julie n’avait pas pu s’étrangler lui-même, car, outre l’invraisemblance de la chose, les mains qui avaient opéré devaient être longues, dures, des mains de fer, disait le vieux médecin, et les mains de la victime avaient la délicatesse de celles d’une femme. Le vieux médecin et le curé notèrent particulièrement ces empreintes, et les gravèrent, pour ainsi dire, dans leur mémoire. Et, singulièrement, de rouges qu’elles étaient, ces marques étaient devenues de plus en plus violacées, par suite du refroidissement du corps, ce qui, dit le vieux docteur, indique la mort par la strangulation.

Le fait est que le vieux docteur comprit que l’assassin avait entouré le cou du mari de Julie, le bout de ses doigts rejoints par derrière et les pouces réunis par devant, au niveau du larynx, sur la partie supérieure de la trachée-artère, ses mains opérant ainsi comme un étau, le cou au milieu. La théorie parut indéniable au curé, homme instruit et, comme la plupart de nos prêtres, ayant des connaissances générales en toutes choses.

L’assassin ajouta l’intelligent curé, pour être sur de son œuvre diabolique et pour égarer la justice, aura déchargé l’arme après la strangulation opérée et il l’a déposé près de la main droite de la victime afin de faire croire à un suicide.

Le vieux médecin savait que son jeune collègue faisait un usage immodéré de morphine, mais l’examen du cadavre le navra. Il remarqua au-dessous des deux hanches deux plaies hideuses, noires, tuméfiées, faites de piqûres en nombre incroyable. Le malheureux était devenu morphinomane, c’était clair, à part l’abus des alcools, dont son vieux confrère avait, par ci par là, remarqué l’effet déplorable.

—La morphine !…… la morphine !…… murmurait le vieil Esculape Quels terribles ravages elle opère ! Et il avait raison, et il aurait surtout aujourd’hui mille fois raison encore car l’usage, sinon l’abus de la morphine, du chloral, même chez le beau sexe, dans les cités surtout, est devenu, au rapport des gens renseignés déplorable à tous les points de vue.

Ayant laissé le cadavre sous la garde du domestique, le prêtre et le médecin visitèrent la maison : aucun désordre nulle part. Puis ils se rendirent au bureau du mari de Julie. Une bougie avait brûlé jusqu’à la mèche et s’était éteinte faute d’aliments ; cela était apparent. Sur la table un flacon de rhum aux trois quarts vide, et, à côté, de la morphine, puis une jolie cassette ouverte remplie de papiers soigneusement arrangés, et sur la table, des feuillets épars. Le curé, sans toucher à la cassette, rassembla les feuillets épars sur la table et les examina.

L’écriture était du mari de Julie et le contenu de ces feuillets, écrits de façon désordonnée, remplirent de stupeur les deux hommes. Le mari de Julie racontait ses chagrins ; ce qu’il disait, en somme, dénotait la folie, le délire. Il protestait de son amour pour sa femme, mais paraissait possédé du démon de la jalousie ; le tout exprimé de la manière la plus absurde, mais également navrante.

Il avait, disait-il, rencontré à Québec le Dr. ____, de Sorel, qui lui avait dit que Julie aurait dû et devait être sa femme ; qu’il avait même osé la calomnier atrocement mais le malheureux ajoutait que, lors de ces révélations, il était dans un état tel, que, vraiment, il ne pouvait se rendre compte de ce qui s’était passé. Mais il avait voulu tuer l’infâme…… celui-ci, plus robuste, l’avait terrassé, et il s’était enfui…… Cela confirmait en partie ses soupçons, non sur la vertu de Julie, non…… jamais……, mais l’idée fixe qui le hantait que le cœur de Julie ne lui avait pas toujours appartenu, et ce depuis les révélations des papiers trouvés dans la cassette (et il racontait ce que nos lecteurs savent à ce sujet), cela le remplissait de telles angoisses, le rendait si malheureux, que la vie devenait pour lui insupportable……, il ne se suiciderait pas, disait-il, car ce crime devait être impardonnable aux yeux du Créateur ; le bon Dieu, disait-il, nous ayant donné la vie, a seul le droit de la reprendre, Mais il disait et répétait positivement, quoique d’une façon incohérente, que jamais Julie ne le reverrait en ce bas-monde…… qu’il s’en irait…… Là finissait l’épanchement rempli d’angoisses effroyables, mais il avait ajouté… — On frappe à ma porte !…… Qui peut venir à cette heure malgré mes ordres, à deux heures du matin ? J’y vais cependant……

— Évidemment, dit le vieux médecin, après une lecture attentive de ces écritures du mari de Julie, dont nous venons de faire un court résumé, la plus grande partie étant inintelligible, le pauvre homme était ivre, sa tête tournait, et c’est dans cette situation qu’il se rendit à la porte pour l’ouvrir. L’assassin dût, ajouta-t-il, lui apparaître comme un spectre, et, en bien peu de temps, le crime a dû être consommé.

Mais quel était le mobile du crime ? Pas le vol assurément, car rien n’était dérangé dans la maison, et le meurtrier n’a pas même, dans son trouble, songé à sortir par une fenêtre, en mettant la porte sous clef.

— Mystère ! dit le vieillard……

— Mystère horrible ! répéta le bon prêtre Que faire ?

— Avertir les autorités, dit le vieux médecin, sans perdre de temps. Tout ce qui précède, on le comprend, est tiré de la lettre du curé de XXX à celui de Sorel. Il ajoutait que l’autopsie avait été faite, que les dires du vieux médecin avaient été confirmés par l’examen interne, les désordres causés à l’intérieur répondant exactement aux marques de la strangulation à l’extérieur ; le mari de Julie était, d’après la science médicale, évidemment mort étranglé, et le coup de pistolet n’avait été que pour la forme et dans le but de faire croire à un suicide.

Le bon curé ajoutait que les obsèques avaient eu lieu tristement, et que la justice s’enquérait. Un étrange personnage qu’il décrivait soigneusement, avait été remarqué la veille du meurtre, le soir, au village, et était reparti le lendemain matin au point du jour, son court passage n’ayant pas de but reconnu. Les autorités allaient agir. En attendant le résultat, il avait cru bien faire en adressant, à part ces lugubres détails, une lettre pour l’information de la jeune femme. Cette lettre comportait que le mari de Julie était revenu seul et malade. Rien de plus, à part la forme sympathique. C’était la vérité ; ce n’était point toute la vérité, mais ça n’était pas un mensonge, et c’était surtout une charitable et sage inspiration.