Drames de famille/Cœurs d’enfants/3

Plon (p. 347-363).


III RÉSURRECTION

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I

Lentement, tristement, Elisabeth de Fresne avait gravi la pente de la colline, boisée et close d’un mur, qui servait de parc à sa villa. Elle s’était assise, à même le roc, sur la terrasse, ménagée là en des jours plus heureux et d’où ses yeux pouvaient voir l’un des plus vastes paysages de mer et de montagnes qui soit en Provence, si beau qu’il a valu à cette partie des environs d’Hyères le surnom de Costebelle. A ses pieds, les cimes inégales des pins d’Alep verdoyaient, frissonnaient sous la brise venue du golfe qui lui-même bleuissait plus loin, fermé, d’un côté, par les deux longues et minces chaussées de la presqu’île de Giens, de l’autre, par la pointe fortifiée de Brégançon. L’île de Porqueroll es et ses rochers dentelés, celle de Port-Cros et sa Vigie, celle du Levant et ses landes nues barraient là-bas l’horizon. A la gauche de la jeune femme, s’étendait la sombre chaîne des Maures, au bas de laquelle Hyères elle-même étageait ses maisons blanches. Et le radieux soleil enveloppait d’une gloire cette forêt, ces flots, ces îles, ces collines, ces façades lointaines, — un divin soleil de la fin de mars, qui, plus près, caressait la villa peinte en rose et les allées du jardin attenant au parc, avec leurs mimosas fleuris, leurs bordures d’iris violets, d’œillets blancs et rouges, leurs massifs de roses pâles et de larges anémones. Dans le petit bois de pins, des bruyères, hautes comme des arbres, remuaient au veut de mer leurs grappes d’un blanc très doux, les lauriers-thyms leurs bouquets d’un blanc très clair. Cette brise roulait, avec cet arôme marin, la senteur mêlée de ces résines et de ces corolles, celle aussi des plantes sauvages, des romarins et des cystes. De ci de là, les formes des végétaux exotiques s’apercevaient confusément : les larges palmes des dattiers, les poignards tordus des agaves, les barbes aiguës des yuccas. Et cette adorable vision d’un printemps presque oriental s’achevait, s’enchantait, s’ennoblissait d’un charme plus pur encore par le tintement pieux d’une cloche de chapelle. Cette voix de la petite église qui domine toute cette contrée et s’appelle du beau nom de Notre-Dame de Consolation, s’épandait dans cet air lumineux, balsamique et tiède, par frêles vibrations argentines. Elle annonçait que cette glorieuse matinée de printemps était aussi la matinée de Pâques, et cette fête de la résurrection s’harmonisait si bien avec l’universelle joie de vivre, partout éparse, que cette merveilleuse nature semblait, elle aussi, par ce soleil, par cette mer, par ces fleurs, proclamer le triomphe de l’Amour qui a vaincu la Mort…

II

Hélas ! c’était justement cette fête de la Vie, dans la Nature et dans l’Église, dans le ciel visible et dans l’invisible, qui accablait la jeune femme d’une plus cruelle mélancolie, par ce miraculeux matin de Pâques. Le sombre crêpe dont elle était vêtue, et qui parait d’une grâce attendrissante sa délicate beauté blonde, racontait un deuil, porté plus désespérément dans son cœur. Ses doux yeux bleus, presque ternis d’avoir trop pleuré, semblaient blessés par le rayonnant éclat du beau jour. Son front pâli se voilait d’une pensée plus douloureuse, à chaque sonnerie de la cloche. Elle avait perdu un fils — son unique fils — quatre mois auparavant, et, dans cette âme de mère, la blessure ouverte saignait davantage, à regarder cette féerie du printemps nouveau que son cher André ne verrait pas, à écouter cet appel vers un Dieu qu’elle ne priait plus, qu’elle ne pouvait plus prier depuis qu’il lui avait pris son enfant. Assise sur la chaude terrasse, elle regardait de ce machinal et indifférent regard de désespoir. De tous les points de l’admirable horizon des images s’élevaient pour elle, et des cortèges d’idées suivaient ces images, qui lui rendaient plus précis, plus intolérables les moindres détails de son malheur. Cette mort presque soudaine d’un garçon de six ans, emporté par une méningite en quelques jours, c’était déjà une bien dure épreuve. Des circonstances personnelles en avaient aggravé le poids encore, et la jeune femme les réalisait à nouveau, une par une, devant ce paysage, chargé pour elle de tant de passé… Cette eau miroitante du paisible golfe, c’était la mer, l’infranchissable mer, sur laquelle Ludovic de Fresne, son mari, avait dû partir pour l’extrême Orient, dix mois plus tôt. Elle avait accompagné le lieutenant de vaisseau à Toulon, épouse si tourmentée, mère si heureuse ! Et maintenant qu’elle aurait eu tant besoin de lui, pour supporter l’horrible chose, des milliers et des milliers de lieues les séparaient l’un de l’autre. Quand reviendrait-il lui dire les paroles qui lui rendraient le courage de vivre pour faire son devoir ?… Quel devoir ? Le son de la cloche qui annonçait la messe, à laquelle sa révolte intérieure l’empêchait d’assister, le lui répétait trop nettement. Si Mme de Fresne s’était mise debout, elle aurait pu, sur le ruban de route, qui, de la porte de la villa, serpente à travers les bois jusque vers la chapelle, apercevoir une voiture traînée par un poney, et, dans cette voiture, deux enfants en deuil comme elle, un garçon de neuf ans, une fillette de huit. Ces deux enfants, Guy et Alice, étaient ceux de son mari, qui les avait eus d’un premier mariage. Elle se souvenait. Quand elle avait épousé l’officier de marine, qui était en même temps son cousin, comme la pitié pour les deux orphelins avait été sincère en elle ! Comme toute sa conscience s’était tendue à leur remplacer la morte, au point qu’à leur âge de neuf et dix ans, ils ignoraient qu’elle ne fût pas leur vraie mère ! Quand elle avait eu elle-même un fils, avec quel scrupule elle s’était appliquée à ne jamais montrer une préférence à celui-ci ! Elle n’avait même pas eu besoin d’effort. Tant que les trois blondes têtes avaient couru, joué, ri autour d’elle, son cœur s’était naturellement partagé entre elles trois… Pourquoi n’en était-il plus ainsi maintenant ? Pourquoi ?… La jeune femme n’avait qu’à se tourner à gauche, vers un point qu’elle connaissait trop bien, pour avoir la réponse à cette question. Là-bas, par delà les dernières maisons de la ville, une dépression marquait le creux d’une vallée, celle du cimetière. Depuis le jour où elle avait vu de ses yeux, — son courage était allé jusque-là, — le petit cercueil de son pauvre André glisser le long des cordes dans le caveau fraîchement creusé, une atroce impression s’était emparée d’elle, qu’en vain elle avait combattue, qu’elle combattait toujours, et toujours en vain ; et, par cette matinée de fête, elle l’avait sentie plus forte dans son cœur. Elle ne pouvait pardonner aux deux enfants de son mari d’être gais, d’être jeunes, de marcher, de parler, de respirer, d’exister enfin, tandis que l’autre, le petit, son petit, gisait immobile dans sa tombe. Elle n’avait pas seulement cessé de les aimer. Par moments il lui semblait, et tout son être en frissonnait de remords, qu’elle les haïssait, comme s’ils eussent volé à l’absent sa part de joie, de santé, de lumière. De les entendre l’appeler : « Maman » lui donnait une maladive et cruelle envie de leur crier : « Taisez-vous, je ne suis pas votre mère !… » afin que ces deux syllabes ne lui fussent plus adressées par personne, puisque la chère et fine bouche qui seule avait le droit de les prononcer vraiment ne devait jamais les lui redire. Ce matin, cette passionnée rancune contre ses beaux-enfants l’avait remuée plus profondément. Elle avait voulu, comme les autres années, leur remettre elle-même leurs œufs de Pâques. Elle pouvait se rendre cette justice en effet : plus cette injuste haine grandissait dans son âme, plus elle appliquait son énergie à n’en rien trahir dans ses actes. Les enfants étaient donc venus dans sa chambre. Elle avait vu leurs yeux éclairés par la fièvre de l’impatience, leurs mains ouvrir en tremblant les gros œufs de bois colorié, leurs visages s’extasier devant les objets qu’elle leur avait choisis : une jolie épingle pour le petit garçon, une chaîne avec une croix pour la fille… Dieu ! Les innocents mais les durs bourreaux, et qui lui avaient retourné le couteau dans le cœur rien qu’à lui montrer leur joie naïve, ce plaisir de vivre et d’être au monde, qui égayait même leurs vêtements noirs ! L’autre lui était apparu en pensée, avec un reproche d’être oublié dans ses yeux sans chaleur. Un sanglot lui était monté à la gorge, qu’elle avait eu pourtant la force d’étouffer, et c’est pour tromper un peu cette surprise aiguë de sa douleur qu’elle était venue seule, tandis que Guy et Alice se rendaient à la messe, s’asseoir sur cette terrasse déserte. N’aurait-elle pas dû savoir pourtant que sa plaie intime s’aviverait dans cette félicité de toute la nature, au lieu de s’y endormir ?

III

L’eau du golfe continuait de miroiter et de bleuir, les îles de dresser leurs falaises violettes sur l’horizon sans nuages, les montagnes de développer leurs molles, leurs voluptueuses lignes, les fleurs d’exhaler leurs parfums, les pins d’Alep de tamiser, de filtrer la lumière en une impalpable poudre d’or, les exotiques arbustes de palpiter sous ce ciel, comme au ressouvenir des lointains climats, patries de leurs puissantes essences. La cloche seule s’était tue dans la tour ajourée de la chapelle. Et dans ce silence de la campagne heureuse, les voix du regret et du désespoir grondaient, grondaient toujours plus violentes au fond du cœur de la mère, — la voix de la révolte aussi, et de la haine ! Une fois de plus, les impressions trop pénibles que lui inflig eait le contraste, entre cette fête de la vie, épanouie autour d’elle, et son irréparable deuil, se ramassaient dans cet étrange sentiment d’une irrésistible antipathie contre le bonheur de ses beaux-enfants. C’était dans les profondeurs de son être intime, le soulèvement d’une colère envieuse qui lui faisait honte sans qu’elle pût s’en rendre maîtresse. Oui, elle enviait, à ce demi-frère et à cette demi-sœur de son André, tout ce printemps que son cher petit mort ne pouvait plus respirer, tout cet avenir illimité que leur adolescence avait devant soi. Elle s’étonnait elle-même de leur en vouloir avec cette frénésie d’aversion, et sans qu’elle en pût donner d’autre motif, sinon qu’à la seule idée de leur visage, elle se sentait des entrailles de marâtre, et, contre ces fruits du premier lit, une instinctive, une furieuse horreur, dont elle ne se croyait pas capable… Certes, c’était bien injuste. Mais y a-t-il une justice en ce monde ? Non, les deux enfants ne méritaient pas que la seconde femme de leur père, celle à qui l’absent les avait confiés, les enveloppât l’un et l’autre dans cet inique ressentiment. Mais elle-même, avait-elle mérité que son ange lui fût ravi de cette soudaine et terrible manière ?… Cette femme, qui avait été pieuse et douce, indulgente et dévouée, qui l’était encore, dans ses actions, par la force acquise de ses premières vertus, subissait cette dépravation de la douleur trop constamment aiguë et trop intense : un démon de méchanceté, de férocité presque, s’agitait en elle, qui lui arracha soudain, devant ce paysage où tout était harmonie, apaisement, beauté, cette phrase monstrueuse qu’elle cria tout haut, à qui ? à la nature ? à Dieu ? au printemps ? — « Ah ! Si seulement l’un d’eux était mort aussi !… » Elle s’entendit prononcer, ces mots, où s’exhalait la frénésie de sa souffrance, avec une sorte de stupeur, qui la fit se relever du banc de pierre où elle s’était assise. Elle passa les mains sur ses yeux, comme pour exorciser la tentation de cet abominable souhait, et elle recommença de marcher à travers le bois, d’un pas rapide maintenant, comme si elle eût voulu fuir le trop lumineux paysage, fuir la vue du chemin par où devaient revenir ses beaux-enfants, fuir ses pensées, se fuir elle-même. Elle allait, choisissant, dans cet immense parc à demi-sauvage, les sentiers étroits, presque impraticables, où les ramures séchées accrochaient sa robe, où les pommes de pin craquaient et glissaient sous son pas, où ses mains écartaient sans cesse quelque arbuste épineux, quelque branche trop haute de bruyère. Et en même temps qu’elle marchait de la sorte, meurtrissant, avec un sauvage délire, ses pieds aux aspérités du chemin, ses doigts aux rudesses des feuillages, sa pensée allait, allait, elle aussi. Le violent sursaut de haine qu’elle venait de subir à nouveau contre ses beaux-enfants s’était apaisé. Mais il lui en restait au cœur une lassitude plus grande, et ce fond d’invincible répulsion qu’elle s’avouait à présent, qu’elle jugeait presque légitime, comme la représaille permise de son malheur. Elle marchait, et une résolution se précisait en elle, qui l’avait hantée souvent, jamais avec cette netteté hypnotisante. A quoi bon continuer, vis-à-vis de ces deux êtres dont la seule présence lui était un supplice, cette corvée, cette comédie plutôt, d’une maternité menteuse ? Pourquoi ne pas se débarrasser de l’un et de l’autre, en les traitant, comme, après tout, tant de vrais parents traitent leurs vrais fils et leurs vraies filles ? Au lieu de les garder, ainsi qu’elle faisait, à la maison, pourquoi ne pas les envoyer, lui au collège, elle au couvent, afin de rester seule avec son enfant mort, sans plus jamais entendre autour d’elle ces voix, ces rires, ces jeux, ces mouvements qui insultaient à sa souffrance ? Ils ne seraient pas heureux — Guy qu’elle savait si sensible, Alice qu’elle connaissait si délicate, — dans la promiscuité d’un internat. Combien d’autres petits garçons et d’autres petites filles de leur âge subissaient, à cette même minute, cet exil hors de la famille et qui n’en grandissaient pas moins ? Et puis, s’ils n’étaient pas heureux, ce ne serait que juste. Elisabeth savait aussi qu’à son lit de mort leur mère avait supplié leur père de renoncer à sa carrière, pour ne plus les quitter, de les aimer pour deux, puisqu’ils n’allaient plus avoir que lui. Avec quelle pitié, la jeune belle-mère avait autrefois accepté ce testament, et comme elle avait traduit ce suprême vœu : « Puisqu’il continue de servir, c’est moi qui jamais ne les quitterai, moi qui serai là toujours, pour être ce qu’elle aurait été ! » Les renvoyer, ces orphelins, du foyer paternel, était-ce obéir au désir sacré de la morte, de celle dont elle avait pris la place, et qu’elle avait juré, qu’elle s’était juré de remplacer ? La conscience d’Elisabeth lui répondait bien que non. Mais la marâtre une fois éveillée ne s’endort pas si vite. Détour étrange d’une sensibilité trop malade, la vivante éprouvait, pour cette morte, dont les enfants vivaient tandis que le sien n’était plus, cette âcre jalousie rétrospective qui corrompt de son poison tant de seconds mariages, et fait, des meilleures créatures quelquefois, les plus implacables, les plus inconscients des bourreaux. Précisément parce que cet internat au collège et au couvent avait dû être un des cauchemars de la mourante, la belle-mère y goûtait un obscur attrait de vengeance… Et elle sentait aussi que ce n’était là qu’un commencement, un premier pas sur une route de cruauté où elle ne s’arrêterait plus… Le père reviendrait. Que lui dirait-elle ? Ici la tentation se faisait plus coupable encore. La belle-mère était le seul témoin que les enfants eussent auprès du marin absent. Il était si aisé d’écrire à cet homme qu’elle n’avait pu continuer de les garder, à cause de tel ou tel défaut. Elle n’aurait même pas besoin de mentir. Le petit garçon était naturellement colère, la petite fille naturellement répondeuse. Jusqu’ici Elisabeth s’était toujours mise, comme eût fait la mère, entre les fautes des orphelins et les sévérités de l’officier. Qu’elle agît autrement — n’était-ce pas son droit ? — et l’envoi au collège et au couvent paraissait si simple, si utile, si indispensable !… Elle aurait touché à la tendresse que le père portait aux orphelins ! Que cela ressemblait peu à ses résolutions passées !… Pourquoi pas, si elle devait moins souffrir ?…

IV

Il y a, pour chaque âme, une atmosphère d’idées qui lui est propre et hors de quoi elle ne saurait respirer longtemps. Une noble sensibilité peut bien se laisser entraîner à des résolutions indignes d’elle, dans un accès d’égarement commencer de les exécuter. Elle ne peut pas s’y complaire. Quand la jeune femme se fut dit : « Mon parti est pris ; avant huit jours, je ne les aurai plus à la maison, » elle essaya de ne plus penser, ni à ces enfants pour qui elle allait être si dure, ni à la vilenie du rôle qu’elle devrait jouer vis-à-vis du père. Instinctivement, elle s’efforça d’endormir le scrupule qui s’élevait déjà des profondeurs si pures de sa conscience, en s’absorbant dans le souvenir de son André. Elle évoqua le petit fantôme, avec une ardeur de regret qui le lui rendit présent à nouveau, comme si elle ne l’eût pas vu rigide dans sa couchette, avec sa pauvre bouche ouverte et sans un souffle, ses yeux clos, ses mains couleur de cire jointes sur le crucifix, comme si les hommes noirs ne fussent pas venus clouer la planche de la bi ère sur cette frêle chose immobile, hier un joyeux, un insouciant enfant… Il était là, encore, auprès d’elle, avec le reflet de ce clair soleil sur ses boucles dorées… La vision se fit si précise, si obsédante que la mère éprouva l’irrésistible désir de donner une pâture réelle à sa tendresse, le besoin de faire une action où ce fils idolâtré fût mêlé, un appétit passionné de le servir. Elle commença de cueillir les brins les plus beaux, parmi ces touffes de bruyère blanche, pour les lui porter et en parer sa chambre. Depuis le jour où la dépouille de l’enfant avait quitté la villa pour le cimetière — cette villa ironiquement nommée « la Villa Rose » — la mère n’avait pas permis qu’un seul meuble fût changé dans cette chambre. Elle avait déjà obtenu de son mari qu’aussitôt revenu, il achèterait la maison, louée d’abord à cause du voisinage de Toulon, quand le lieutenant de vaisseau était attaché à ce port. Que de femmes ont ainsi, mères, épouses ou filles, tenté de prolonger l’existence d’un être adoré, en lui conservant tous les objets qui lui furent familiers ? Et puis la prêtresse de ce culte domestique disparaît elle-même, et les reliques qui firent son trésor ne sont plus que la vénale défroque d’un mobilier usé et démodé. Qui blâmera un cœur fidèle de défendre un peu, contre l’inévitable destruction, ce cadre d’humbles et précieuses choses, si personnelles qu’elles sont presque des personnes ? Depuis ces quatre mois, la mère n’avait jamais manqué d’aller, chaque matin et chaque soir, dans cette petite chambre à coucher où le dernier soupir de son fils avait passé. Elle ouvrait elle-même les volets, enlevait la poussière des meubles, dépliait les petits vêtements qui gardaient la forme du petit corps… C’était ce rite inutile et passionné de sa piété navrée qu’elle allait accomplir encore… La gerbe des bruyères s’était épaissie jusqu’à être trop lourde pour ses mains. Elle les tenait maintenant à pleins bras, et, tout heureuse et désespérée à la fois de cette vaine moisson, elle redescendait vers la villa, qui apparaissait à travers les pins d’Alep, les palmiers et les yuccas, toute rose en effet, couleur de joie et d’espérance. Et c’était une tragique et poignante apparition que cette jeune femme blonde, tout en noir, avec sa gerbe odorante de bruyères blanches, en train de marcher vers cette maison aux teintes claires, sous ce clair azur, dans ce verdoyant jardin — comme on s’achemine vers une pierre de tombe, pour la fleurir et y pleurer !

V

… La mère était entrée dans la villa par la porte de derrière, si abîmée dans ses pensées, qu’elle n’avait même pas remarqué le cocher en train de laver devant l’écurie les roues de la charrette anglaise, — ce qui signifiait que sa mélancolique promenade avait duré bien plus que la messe. Guy et Alice étaient rentrés depuis longtemps déjà. Auss i, comme Elisabeth s’engageait dans le couloir sur lequel donnait la chambre du mort, ce lui fut un sursaut presque fantastique de voir la porte entrouverte et d’entendre des voix, celles des deux enfants, dont la seule image avait hanté toute sa matinée d’une obsession de haine et d’injustice… Que faisaient-ils, dans cette pièce où elle avait défendu que personne pénétrât jamais, et qui eût été tout à fait obscure, si un rayon de soleil ne l’eût, entre l’interstice de la fenêtre et l’entrebâillement de la porte, coupée comme par une barre de clarté ? Sa brassée de bruyères toujours serrée contre son cœur, dont les battements redoublaient, elle s’arrêta pour écouter ce que disaient les deux visiteurs, dont elle distinguait mal les gestes, et, avec une émotion, dont elle n’aurait su dire si elle était délicieuse ou déchirante, elle comprit que ce demi-frère et cette demi-sœur du pauvre André l’avaient devancée dans le pèlerinage de tendresse qu’elle venait accomplir. Par cette radieuse matinée, les deux tendres enfants s’étaient rappelé le compagnon de leurs jeux, qui n’était plus là. Ils lui avaient cueilli des fleurs dans le jardin, comme elle dans le parc, et, par une puérilité attendrissante, ils avaient voulu associer l’absent à la fête du jour en lui apportant un présent de Pâques, des œufs achetés à la porte de la chapelle : — « Il faut mettre ce bouquet ici, » disait la voix d’Alice. « Tu te souviens des beaux insectes dorés que nous prenions pour lui dans les roses ?… » — « Et là les œufs, » disait la voix de Guy, « comme nous avions fait l’année dernière. Il était si content ! Comme je voudrais le revoir et l’embrasser ! » — « C’est impossible puisqu’il est mort. Mais nous le retrouverons au ciel, » reprenait la petite fille. — « Si pourtant il ressuscitait ? » répondait le petit garçon. « Lazare est bien ressuscité, et Notre Seigneur… Je le demande au bon Dieu tous les soirs et tous les matins. Maman aussi, j’en suis sûr… Ce serait un miracle, voilà tout. Et pourquoi le bon Dieu ne nous l’accorderait-il pas ?… Car, enfin, il y a des miracles… » Le naïf croyant de neuf ans qui prononçait ces paroles ne se doutait pas qu’en effet un miracle s’accomplissait à sa voix, tout près de lui, — une résurrection aussi, celle de la justice et de la pitié, de l’affection et du devoir, des généreuses et hautes vertus, dans l’âme de celle qui avait été si près de devenir, pour sa sœur et pour lui, la plus implacable des marâtres. De surprendre ainsi la preuve enfantine du souvenir que les deux orphelins gardaient à leur frère mort, venait de la remuer jusque dans la chair de sa chair, et, avec une crainte d’être grondés, changée aussitôt en une si douce effusion, Guy et Alice virent la porte s’ouvrir toute grande, et la mère entrer, — leur mère, — et elle leur tendait ses fleurs en leur disant : « Donnez-lui celles-là avec les vôtres… » et elle les prenait tous deux à la fois, les serrant contre sa poitrine, passionnément, follement, comme elle eût serré l’autre. Ne les retrouvait-elle pas, eux aussi, après les avoir perdus ? Et elle pleurait des larmes d’une souffrance égale, mais adoucie de tendresse, comme si l’esprit de son ange envolé lui eût soupiré tout bas : « Aime-les de tant m’aimer !… » La hideuse rancune, les résolutions mauvaises, la cruelle envie, tous les ferments des basses passions se fondaient, se résolvaient, s’en allaient dans ces baisers. Une fois de plus le grand mystère de renouveau, célébré par l’Église, et visible sur ce paysage de printemps, s’accomplissait dans un cœur humain : — la Vie venait d’en chasser la Mort, l’Amour venait d’y vaincre la Haine..

Avril 1897.