Drames de famille/Cœurs d’enfants/2

Plon (p. 324-346).


II SENTIMENTS PRÉCOCES modifier

J’ai retrouvé les pages suivantes parmi celles que m’a léguées mon défunt ami Claude Larcher. Ces feuillets faisaient sans doute partie des notes utilisables pour le grand ouvrage sur l’Amour auquel Claude travaillait quand il est mort, car il les avait rangés, avec plusieurs autres, dans une chemise qui portait cette inscription : « Sentiments précoces. » J’ai gardé ce titre en changeant seulement les noms des personnages, ayant su, après enquête, que l’histoire était strictement vraie. S’il eût vécu, Claude eût lui-même exécuté cette correction et d’autres encore. Je ne me suis pas reconnu le droit de me les permettre. Excusez donc les fautes de ces pages intimes.

I

… Parmi mes souvenirs d’enfance, celui-là demeure le plus troublant de tous. Mon expérience de la vie l’éclaire aujourd’hui d’une lueur touchante, et le drame de cœur auquel j’ai assisté alors, sans tout à fait le comprendre, revêt pour moi, de par delà les années, une poésie de mystère, poignante et tragique. Mon imagination était pourtant bien éveillée déjà, en ces temps lointains, puisqu’elle m’a permis de sentir sur le moment même qu’il y avait là un mystère. Mais comment mon innocente rêverie d’écolier de treize ans aurait-elle pu aller jusqu’à la vérité de certaines émotions ? Je m’étonne moi-même d’avoir, malgré cette innocence, deviné ce que j’ai deviné. Et puis, pensant au singulier enfant que j’ai été, je me dis quelquefois que la nature donne, à ceux qu’elle destine à être des peintres des passions, comme un pouvoir prématuré d’intuition, comme un instinct de la douleur, en avance sur leur âge et sur leur propre pensée. J’avais donc treize ans, et j’habitais avec mon grand-père, l’ancien avocat, et avec ma grand’mère, qui s’étaient chargés de mon éducation d’orphelin, une petite ville du centre de la France. Je la vois, cette ville, comme si j’étais encore le garçonnet aux cheveux ras qui, quatre fois par jour, son cartable sur le dos, faisait avec son aïeul le chemin de la maison au collège et du collège à la maison. Elle était bâtie sur une petite hauteur, dernier contrefort d’une chaîne de montagnes plus grandes, en sorte que toutes les rues étaient en pente. Un cailloutis pointu les pavait, sur lequel les semelles de bois de mes sabots avaient beaucoup de peine à ne pas glisser dans les mauvais mois d’hiver. Ces rues étaient serrées et tortueuses, utile précaution contre la bise qui arrivait tout droit de ces montagnes couvertes de neige et vous coupait le visage comme avec un couteau. Pour ce même motif, les hautes maisons de pierres noires étaient pressées, tassées les unes contre les autres. Dieu ! la mélancolique et froide ville ! Et, pourtant, c’est ma ville, la seule où je ne sois pas un étranger, un passant qui pourrait ne pas revenir. Ma ville, elle, fait partie de moi comme je fais partie d’elle. Il n’est pas un tournant d’une de ses sombres ruelles où je n’aie un fantôme à évoquer, d’un homme ou d’une femme, plus ou moins mêlé à l’histoire de mon âme, et qui, le plus souvent, ne s’en est jamais douté. Je pense, en écrivant ces lignes, au personnage masculin qui jouait, à l’époque de ma treizième année, le premier rôle dans mes préoccupations imaginatives, et qui, certes, ne pouvait guère le soupçonner. C’était un homme d’environ trente ans, venu de Paris, l’année précédente, exercer dans notre pays une fonction bien peu romanesque, semble-t-il, et peu faite pour exalter la fantaisie enthousiaste d’un adolescent : M. de Norry, c’était son nom, était conseiller à la préfecture ! Il est vrai qu’à cette époque, vers le début du second Empire, l’équipe administrative se recrutait supérieurement. Le régime y voyait sa partie forte et il y attirait les jeunes gens distingués des meilleures familles. Je comprends aujourd’hui que mon naïf engouement pour l’élégant conseiller fut, en réalité, une divination. Je viens de dire qu’il arrivait de Paris, et c’est ma première impression de Paris que je reçus, sans m’en rendre compte, à travers lui. Il était assez grand et mince, avec de beaux yeux noirs, très doux et comme veloutés, sur un teint trop pâle. Etait-ce cette pâleur qui me frappa, lors de sa première visite chez mon grand-père, et le contraste de ce teint lassé d’homme de plaisir avec les épaisses colorations des figures provinciales qui m’entouraient ? Etaient-ce d’autres particularités d’un ordre très simple ? Mais il n’est rien de simple pour l’observation compliquée de certains enfants. Dès cette première rencontre, j’avais remarqué, par exemple, que M. de Norry portait, au petit doigt de la main gauche, une bague comme je n’en avais jamais vu, composée de deux petits serpents enlacés, avec deux saphirs pour têtes. J’avais observé la finesse de sa chaussure et la fraîcheur de son linge. Je respire encore, de par delà un quart de siècle, l’arôme frais et léger de son mouchoir, et j’entends la voix de mon grand-père dire à ma grand’mère, avec un ricanement, quand le conseiller de préfecture impérial fut parti : — « Les bandits nous ont envoyé leur fleur des pois. Mais ce joli garçon perdra son temps chez nous… Ce doit être une idée de R… Nos dames ne s’y laisseront pas prendre… » J’étais bien incapable de traduire dans sa brutalité vraie la phrase du vieil avocat orléaniste, et je doute encore à présent que le ministre de l’Intérieur de 1859 ait eu le machiavélique et naïf projet d’envoyer dans notre département un séducteur professionnel, pour rallier l’opinion féminine au régime nouveau. Une bonne distribution de bureaux de tabac et de rubans rouges suffisait ! Mais ce commentaire énigmatique de mon grand-père soulignait trop le caractère d’exception comme répandu sur toute la personne de M. de Norry, pour que le nouveau venu dans notre ville ne devînt pas aussitôt l’objet de ma curiosité passionnée. Jusqu’à ce terme inusité de « Fleur des Pois » irritait encore cette curiosité. Quel rapport pouvait-il bien y avoir entre cette fleur que je connaissais si bien pour l’avoir tant vu blanchir les lignes vertes de notre potager et ce jeune homme aux belles mains, au sourire charmeur ? Qui étaient ces « bandits » dont mon aïeul parlait avec une si visible rancune et qui auraient envoyé M. de Norry chez nous, pourquoi ?… Comment R… s’y trouvait-il mêlé, un ancien avocat d’ici, jadis partisan de la monarchie de Juillet, comme mon oncle, aujourd’hui brouillé avec lui et ministre ! Si je n’avais pas « cristallisé » autour de ces premières sensations avec toute la force imaginative de mes treize ans, il est probable que la petite tragédie à laquelle j’arrive aurait passé pour moi inaperçue, et si j’avais été un enfant plus calme, moins emporté par la folle du logis sur des chemins dangereux pour son âge, il est bien probable aussi que ma vie d’homme plus tard eût été plus heureuse et moins meurtrie. Mais il était écrit que, tout jeune et dans ce coin paisible de province, la poésie des sentiments coupables me serait révélée avant l’heure. On va voir comment.

II

Nous habitions dans la vieille ville, le second étage d’une antique maison construite, je ne saurais dire à quelle époque, sans beaucoup de style. Les pièces en étaient très hautes, et, sur le derrière, s’étendait un jardin très beau et très grand, dont nous partagions la jouissance avec le propriétaire qui habitait le premier. C’était un M. François Real, un des trois ou quatre gros seigneurs terriens du pays, de ceux à propos desquels les petits rentiers de notre société prononçaient avec respect le mot de « millionnaire », et lui-même avait cette forte carrure, cette façon de marcher, de saluer, de rire, de parler, qui révèle l’homme considérable. Quand je me le représente, à distance, avec sa grosse face aux larges traits qu’encadraient des favoris roussâtres et coupés courts, avec le luisant jaune de son œil finaud et gouailleur, avec la m oue de sa lippe insolente, je me rends compte que j’ai connu en lui un type accompli du butor provincial, qui n’a que trois goûts passionnés : la chasse, la table et son argent. Comment ce détestable manant se trouvait-il avoir épousé une femme aussi délicate qu’il était commun, aussi jolie et fine qu’il était malotru ? C’était la banale histoire du mariage d’un richard, fils et petit-fils d’usuriers, acheteurs de biens nationaux, avec une demoiselle noble et ruinée. Mme Réal était, par son père, une Visigniers — de ces Visigniers, dont le château écroulé, demeure une des curiosités du pays. De cette union, que ce grossier Real avait évidemment voulue par brutal orgueil plébéien, une fille était née, plus âgée que moi de quatre ans, une adorable enfant toute pareille à sa mère, et ma naturelle compagne de jeu pendant toute mon enfance. Mais, depuis quelques années, je ne la voyais plus guère. Elle achevait son éducation dans un couvent réputé comme aristocratique, — ce qui faisait dire à mon grand-père qui avait un peu les préjugés voltairiens d’un grand bourgeois admirateur de Louis-Philippe, cette autre phrase, plus énigmatique encore pour moi que celle sur la Fleur des Pois : — « Si ce faraud de Réal voulait que sa femme tournât mal, il ne s’y prendrait pas autrement… Il avait la chance d’avoir cette fille. C’était le salut de sa mère… Et il la met au Sacré-Cœur, par vanité !… Vous verrez ce qui arrivera. Seule, pas heureuse, — il sera de la confrérie, c’est inévitable… Et cette charmante créature ! Quel dommage !… » Que de fois ces mots inexplicables m’étaient revenus à l’esprit, tandis qu’au lieu de faire mes devoirs, je regardais, caché sous le rideau, par les vitres de la fenêtre, la jolie Mme Réal, — de son prénom Marguerite, — se promener, un livre à la main, sur le sable des allées. Je voyais sa silhouette, restée si souple et si jeune, de femme de trente-cinq ans. Son délicat profil se détachait sur un fond de verdures et de fleurs, si c’était l’été, et si c’était l’automne, sur les épaisseurs fauves des feuillages fanés. La soie d’or de ses cheveux luisait sous son chapeau de jardin. Ses mains, toutes blanches, à travers la dentelle de ses mitaines noires, ouvraient, refermaient le livre. Ses pieds minces dépassaient, au rythme de sa marche, le bord de sa robe, et ses yeux se relevaient de leur lecture pour s’égarer sur l’horizon des montagnes qui dentelaient le ciel, pardessus les murailles du clos, revêtues d’un lierre, où le vent faisait courir un frisson. Je me répétais la phrase de mon grand-père, sans en rien comprendre, sinon qu’un danger menaçait cette idéale et douce tête, et les mots inexplicables, les uns comiques et vulgaires, les autres attendrissants, me faisaient rêver indéfiniment : — Tourner mal ? J avais entendu dire d’un de mes cousins, qu’il avait mal tourné. Il s’était engagé dans les dragons comme simple cavalier !… — Confrérie ? Je connaissais une confrérie, celle du Scapulaire, dont faisait partie ma grand’mère, aussi pieuse que mon grand-père l’était peu… — Quel dommage ! Cette exclamation me touchait d’une pitié qui s’étendait, par une émotion inintelligible à moi-même, de la mère à ma petite amie, à la jolie Isabelle, avec qui j’avais tant couru sur le sable de ces mêmes allées, avant que la vanité paternelle incriminée par le vieil avocat libre penseur ne l’eût emprisonnée au couvent, et quand je me remettais à mon travail, l’angoisse de ce mystérieux danger, suspendu sur ces deux êtres, me saisissait quelquefois si fortement que j’avais envie de pleurer…

III

Quel fut le jour exact où mon esprit d’enfant observateur commença d’associer l’image de l’homme qui m’avait produit une si forte impression, lors de sa première visite, et celle de la mère mal mariée de mon amie absente ? Je ne saurais le dire. Il était trop naturel que M. de Norry, en sa qualité de fonctionnaire, fût en relations avec les notables de la ville, et sa présence plus ou moins fréquente dans la maison où habitaient deux de ces notables, mon grand-père, Maître Gaspard Larcher, et M. François Réal, ne m’aurait certainement pas frappé, si, de nouveau, ce brave grand-père, qui, décidément, ne se défiait pas assez de mon précoce éveil d’intelligence, n’eût prononcé devant moi une autre parole imprudente. Nous revenions de promenade, vers quatre heures de l’après-midi. Il n’y avait pas eu de classe ce jour-là. Ce devait donc être un dimanche ou un jeudi de l’automne de 1859. Devant la porte de notre maison, stationnait une voiture, que je reconnus aussitôt. C’était un buggy à deux roues, le seul de la ville, et qui appartenait précisément au personnage, objet de mon admiration. Il y attelait un poney très doublé, d’un modèle unique aussi dans notre pays de bidets de montagnes, taillés en chèvres. La bête du conseiller de préfecture avait le garrot énorme, la poitrine large, des reins et une croupe de cob. Elle était très velue, avec des pattes courtes toutes noires sous le corps d’un gris pommelé. La crinière était coupée au ras de l’encolure, et dans son harnais d’un cuir verni, sur lequel se détachait, aux places voulues, une couronne de comte en argent, cet animal m’émerveillait autant que son maître. Ou plutôt mes deux ébahissements se confondaient l’un avec l’autre, quand le jeune homme passait dans cette légère voiture, au trot allongé de cet agile poney. Je le contemplais comme j’aurais fait du Phaéton des Métamorphoses d’Ovide, que je traduisais alors, s’il eût promené le char du Soleil sur le pavé pointu des rues de notre ville. Je n’eus pas plutôt aperçu cet attelage, de l’extrémité de la place, que je m’écriai vivement : — « Mais c’est la voiture de M. de Norry !… » — « Où cela ? » me demanda mon grand-père, dont la vue commençait de baisser, dès cette époque. — « Mais devant la porte de notre maison. » — « Ah ! » reprit mon oncle, « il est encore venu la voir aujourd’hui !… » Il n’ajouta pas un mot à cette exclamation. Il l’avait jetée, comme se parlant à lui-même, avec un accent si particulier que j’en demeurai tout saisi. Je n’eus pas besoin de lui demander quelle était la personne que le possesseur du cheval miraculeux venait voir « encore aujourd’hui. » J’avais rencontré M. de Norry, la veille, à la même heure, comme je revenais du collège, mais sans sa voiture, cette fois, et se dirigeant vers notre maison. Je l’y avais vu entrer, et il n’avait pu rendre visite qu’à Mme Réal puisqu’il n’était pas monté chez ma grand’mère. Pourquoi ces deux visites si rapprochées l’une de l’autre, préoccupaient-elles mon aïeul à un tel degré ? Sa voix avait changé, son visage s’était soudain assombri, et il eut un geste presque brusque pour m’empêcher de m’arrêter, fasciné devant le poney qui devait stationner là depuis assez longtemps déjà, car il avait, de son sabot impatient, creusé une large place dans le sol, et son cocher, debout devant lui, frappait lui-même des pieds contre la terre, comme un homme qui se sent glacé par l’immobilité de l’attente. Tout ce tableau, éclairé par la lueur triste d’une fin de jour de novembre, est présent devant mes regards à cette minute, et les petites roses qui remuaient aux oreilles du cheval à chaque ébrouement de sa grosse tête, et la haute taille de mon grand-père s’engouffrant sous la haute porte cochère, et m’y entraînant avec lui, et je retrouve non moins présente ma sensation qu’entre Mme Réal et M. de Norry, il se passait, ou allait se passer, quelque chose qui le contrariait prodigieusement.

IV

Quelque chose ? Mais quoi ? En cherchant à reconstituer, avec mon intelligence d’homme fait, les pénombres de ma conscience d’enfant, je n’arrive pas à bien concilier deux faits, absolument certains et contradictoires : d’une part, l’ignorance entière où j’étais des réalités de la vie, le trouble profond, d’autre part, où me jeta cette parole soupçonneuse, qui aurait dû n’avoir pour moi aucune espèce de sens. Mon grand-père n’avait pas dit que M. de Norry courtisait Mme Réal, ni qu’il en était amoureux. Pourtant, c’était cela que j’avais compris. Comment l’avais-je compris ? De quel prestige était déjà revêtu, pour mon imagination, ce sentiment de l’amour, qui ne me représentait que la plus chimérique et la plus indéterminée des exaltations ? Je n’en sais rien. Mais ce dont je suis sûr, c’est que je n’avais rien connu de pareil à ce trouble éveillé en moi, — à la fièvre de dévorante curiosité dont je fus soudain consumé, — à mon anxiété de savoir ce que M. de Norry et Mme Real éprouvaient à l’égard l’un de l’autre. — Trouble, fièvre et anxiété qui eurent pour plus clair résultat — je n’ét ais qu’un enfant, — de me faire obtenir au collège quantité de mauvaises notes, car, au lieu de travailler soigneusement, comme jadis, à mes devoirs, ma principale occupation consista, pendant plusieurs semaines, à pratiquer le plus enfantin aussi et le plus inefficace des espionnages. Tantôt c’était un prétexte que j’imaginais pour descendre, au milieu d’une version latine ; et je dégringolais le grand escalier de pierre, quatre marches par quatre marches, pour voir si le buggy, attelé du poney pommelé aux jambes noires, stationnait devant notre porte. Tantôt je collais mon front, infatigablement, aux carreaux de ma fenêtre, pour suivre des yeux Mme Réal en train de se promener dans le jardin ; et ces promenades se multipliaient, se prolongeaient, quoique la saison avancée les rendît de moins en moins agréables. La jeune femme n’y emportait plus de livres maintenant. Ses minces épaules drapées dans un châle de cachemire, elle allait, nu-tête, les bras croisés, foulant du pied les feuilles mortes que le vent soulevait parfois autour d’elle, et il arrivait, par les heures de soleil, qu’une de ces feuilles blondes, tombant d’un arbre, tournait, tournait dans la lumière, pour se poser sur ses cheveux d’un blond plus doré encore. Elle ne s’en apercevait même pas, abîmée dans des pensées que j’avais comme un appétit physique de connaître. Aujourd’hui, l’énigme de ces longues promenades m’est si claire ! La romanesque provinciale en était, dans la cour que lui faisait le spirituel Parisien, à la période des combats intimes, des révoltes secrètes, des désirs tour à tour élancés et comprimés. Mes pauvres treize ans n’avaient jamais connu encore cette douloureuse invasion du cœur par un désir criminel. Comment devinai-je la tragédie silencieuse dont la songeuse de ce jardin d’automne était la victime ? Et je la devinais… Oui, je devinais que seule, en fait, le long de ces allées, elle n’était pas seule en pensée. Je devinais quelle image l’accompagnait durant ces longues heures de méditation, qui elle évoquait et repoussait tour à tour, et la preuve en est dans mon absence d’étonnement, lorsqu’une après-midi, m’étant mis comme d’habitude à mon poste d’observation, je vis que cette fois elle avait auprès d’elle, dans la visite au paisible jardin, M. de Norry lui-même. Mon Dieu ! que cette scène m’est présente encore, et fallait-il que ce mystère mordît sur mon imagination à une profondeur extraordinaire, pour qu’aucun détail d’un épisode aussi simple ne se soit aboli de ma mémoire ?… Voici que de nouveau le ciel natal m’apparaît tout voilé, tout ouaté, ce jour-là, d’une brume douce, et les bordures de buis des allées, et les chênes avec leur ramure couleur de rouille, et les platanes avec leurs grandes feuilles couleur de cuivre, et l’amoureux et l’amoureuse, et le carreau de la fenêtre que mon haleine embuait par instants, et voici que de nouveau j’éprouve un sursaut d’épouvante, celui d’un voleur pris sur le coup. La main de mon grand-père est sur mon épaule, et j’entends sa voix qui me dit : — « Que fais-tu là ?… Puisque tu ne travailles pas, va jouer dans le jardin… Va jouer ! » répéta-t-il. Pourquoi avait-il, en me donnant cet ordre, si contraire à toute discipline, cet impérieux regard ? Pourquoi, affranchi soudain de mon travail, au lieu de descendre l’escalier avec l’allégresse qui eût été naturelle, tremblais-je de tous mes membres ? Pourquoi avais-je une épouvante de timidité maintenant, à l’idée de mêler mes jeux d’enfant à la promenade de Mme Réal et de M. de Norry ?… Et déjà j’étais dans le jardin, sûr que, derrière la vitre où je me dissimulais tout à l’heure, mon terrible aïeul se tenait debout, à me surveiller. Pour me donner une contenance, je me mets à courir dans une allée, droit devant moi, sans but, puis dans une autre. J’arrive ainsi dans le fond du jardin, à la porte d’une espèce de pavillon, — une tonnelle rustique plutôt, où nous allions quelquefois prendre le frais en été, — et je vois, devant la porte, les deux promeneurs, à la poursuite desquels mon oncle m’avait si évidemment envoyé. Leur attitude disait trop, même à des regards innocents comme les miens, la lutte qui se livrait entre eux : lui, tenant la jeune femme par la main et l’attirant vers le pavillon, — elle essayant de retirer sa main et se refusant à le suivre… Ils m’aperçurent. M. de Norry devint tout pâle et laissa tomber la main de Mme Réal… Ah ! toute ma vie je verrai ce sourire frémissant de jeune femme, ses beaux yeux, où passait un éclair d’effroi tout ensemble et de délivrance, et j’entendrai sa voix m’appeler et me dire, étouffée et implorante : — « C’est toi, Claude… Quel bonheur !… Quel bonheur !… Ne t’en va pas. Nous allons nous promener, et tu m’aideras à cueillir un bouquet de houx… » Et elle répétait : « Ah ! mon petit Claude ! Ah ! quel bonheur !… »

V

… Ici mes souvenirs se brouillent, sans doute parce qu’à la suite de cette scène, comme il est probable, Mme Réal et M. de Norry me considérèrent, pour des raisons différentes, comme un témoin dangereux. Peut-être cette scène les avait-elle simplement rendus plus prudents. Peut-être aussi des pensées plus conformes à mon âge absorbèrent-elles mon attention. Nous approchions de Noël et du jour de l’An, et la curiosité de mes étrennes toutes voisines l’emporta, j’imagine, sur tout autre sentiment. Ce que je me rappelle très nettement, avant l’autre scène à laquelle j’arrive, c’est que mon grand-père m’interrogea en détail sur l’emploi de mon temps dans le jardin, au retour de ma promenade avec M. de Norry et Mme Real. Je lui racontai, non moins en détail, notre cueillette de branches de houx le long du mur du fond, et je ne lui mentionnai même pas le pavillon !… Une invincible pudeur, je ne trouve pas d’autre mot, me ferma la bouche. Je me rappelle aussi que led it grand-père s’absenta, vers cette époque, pour quatre ou cinq jours. Il fit un voyage à Paris, dont le motif m’est rendu aujourd’hui intelligible par le nom du ministre de l’Empereur dont j’ai déjà parlé. M. Larcher avait trop souvent stigmatisé la trahison de l’infâme R…, passé au bonapartisme, pour que je ne fusse pas bien étonné de l’entendre, à son retour, dire à sa femme, après lui avoir nommé le personnage : — « Hé bien ! Je l’ai vu, et ça sera fait au prochain mouvement… Il me l’a promis… Nous avons pleuré comme deux vieilles bêtes quand nous nous sommes revus… C’est un vieil ami tout de même. Et puis c’était le seul moyen… Mais est-il temps encore ?… Ca m’a coûté, tu sais… » Le brave homme était allé demander à son ancien ami le changement du conseiller de préfecture !… Cette démarche-là, aucun instinct romanesque ne pouvait me la faire deviner. Je pressentis bien, à l’accent des deux vieilles gens, qu’il devait s’agir encore de M. de Norry, mais d’une manière trop indécise pour que je me souvienne des pensées que ce voyage à Paris dut me suggérer, au lieu que toutes les ténèbres du passé se dissipent, et que je revis avec une acuité presque douloureuse, tant elle est intense, les sentiments que j’éprouvai pour ce même M. de Norry, deux semaines environ après ce retour de mon oncle… C’était le soir du 6 janvier 1860. J’ai une raison de nouveau pour savoir la date avec exactitude, puisque nous étions tous réunis chez Mme Réal au dîner du jour des Rois… La salle à manger de province était toute remplie du tumulte de la fin d’un long repas. La vaste table était éclairée par une vieille lampe carcel suspendue au centre d’un lustre parmi vingt bougies. Je vois encore le trou carré, par où on introduisait la clef indépendante qui la remontait. M. François Réal présidait, haut en couleur, échauffé par les vins, ayant à sa droite ma grand’mère, très digne avec ses longues anglaises blanches. Mon grand-père était à la droite de Mme Réal, qui avait à sa gauche M. de Norry. La physionomie de la jeune femme, altérée par la lutte qu’elle soutenait contre elle-même depuis plusieurs mois, faisait ce soir-là mal à voir. Ses grands yeux bleus brûlaient d’une espèce de clarté fiévreuse, et la pâleur de son teint avait un éclat de porcelaine. Quelque chose de douloureux émanait de sa personne, qui contrastait de la manière la plus saisissante avec la joie singulière des yeux et du visage de son voisin. Le conseiller de préfecture ne m’était jamais apparu dans un tel rayonnement de beauté virile et dans un tel prestige de supériorité. Une certitude de triomphe était comme répandue sur tout son être, et ses moindres mouvements, ses gestes, ses regards, ses sourires, étaient empreints de cette grâce conquérante, que l’homme peut avoir aussi bien que la femme, à de certains moments. Je n’étais pas seul à constater cette transformation de l’amoureux qui se croyait à la veille de devenir l’amant (car je suis bien sûr qu’il ne l’était pas encore. Non. Mme Réal n’aurait pas eu, si elle lui eût cédé déjà, cet égarement de souffrance autour de sa bouche et dans ses prunelles.) La visible préoccupation de M. Larcher attestait qu’il trouvait que le déplacement, promis par son renégat d’ami, tardait beaucoup, et, plus que cette préoccupation de mon grand-père, plus que cette fièvre de Mme Réal, ce qui me frappait durant ce dîner, ce qui me poignait, au point de me faire, pour la première fois, haïr cette beauté de M. de Norry, cette élégance, cette supériorité, tout ce qui le mettait à part des provinciaux réunis là, c’était qu’une autre personne fût hypnotisée par lui ; — et cette personne était ma voisine à moi, la charmante Isabelle Réal, venue de son couvent pour passer les fêtes dans sa famille. Je l’avais retrouvée plus jolie que jamais, plus pareille à sa mère par l’aristocratique finesse de ses traits et de ses manières ; mais si grandie, si changée, si perdue pour moi ! Les quatre ans qui nous séparaient en semblaient six, en semblaient dix. J’étais encore un petit garçon. Elle était déjà une jeune fille. Ses cheveux blonds ne tombaient plus, comme autrefois, en longs anneaux ondulés sur ses épaules. Ils étaient relevés en un chignon serré. Sa robe longue allongeait sa faille. Ses gestes, un peu brusques et masculins jadis, s’étaient comme assouplis, comme affinés. Elle avait eu, pour me dire bonjour, quand nous nous étions revus, une familiarité à la fois affectueuse et distante, qui m’avait d’autant plus peiné que je m’étais senti moi-même si étrangement intimidé devant elle, et voici qu’à cette table de dîner, cette sensation d’un abîme, tout d’un coup creusé entre nous, ne faisait que se préciser. En même temps, une autre douleur naissait en moi, une jalousie soudaine, animale, irrésistible, à l’égard du jeune homme assis à côté de Mme Réal, et vers qui allaient tous les regards, tous les intérêts, toutes les impressions, toutes les pensées de ma voisine. Pure comme elle était, et transparente d’âme autant que de regard, Isabelle ne songeait même pas à cacher l’admiration naïve que lui inspirait le voisin de sa mère : — « M. de Norry est beau, ne trouves-tu pas ?… » m’avait-elle dit, au moment où nous nous mettions à table, et je lui avais répondu, par un instinct de contradiction qui prouve que l’homme est déjà tout entier dans l’adolescent : — «  Mais non, je ne trouve pas. Il est trop pâle d’abord… » — « Ah ! » m’avait-elle répondu : « c’est si distingué !… » J’avais pu, tandis qu’elle me prononçait cette phrase enfantine de pensionnaire, m’apercevoir moi-même dans une des glaces qui garnissaient le mur, avec mes joues rougeaudes et hâlées de galopin toujours à l’air. Je n’avais pas répliqué, mais j’avais commencé de souffrir, et, tout de suite, une idée s’était emparée de mon esprit : « On va tirer le gâteau des Rois. Pourvu qu’Isabelle n’ait pas la fève !… Je suis sûr que c’est lui qu’elle choisirait… » Je n’eus pas plutôt conçu cette possibilité qu’elle fit certitude dans ma pensée. Ma gorge se serra. Une insupportable angoisse d’attente m’étreignit le cœur, qui ne fit que s’accroître et s’accroître encore, à travers les interminables services d’un succulent festin de province, jusqu’à la minute où l’on déposa devant Mme Réal l’énorme galette dorée, déjà divisée en autant de parts que nous étions de convives… Les domestiques vont, remettant à chacun un mince morceau. Les couteaux et les fourchettes dépiautent gaiement la pâte feuilletée qui exhale sa cordiale odeur de beurre frais et d’épices… Un petit cri de joie éclate à côté de moi. Mon pressentiment se réalisait : Isabelle avait la fève. — « C’est moi la Reine », disait-elle, et, pour une seconde, l’enfant qu’elle était hier reparaissait sous la demoiselle d’aujourd’hui. Elle battait des mains, en répétant : « Je suis la Reine », et aussitôt une voix lui répondit, qui la fit devenir toute grave et toute rouge, celle de son père qui lui criait : — « Tu es Reine. Il faut te choisir un Roi… » Elle regardait autour de la table, comme hésitante, et tous les visages des hommes étaient tendus de son côté, les uns avec malice, les autres avec curiosité. Le visage de M. de Norry se tournait aussi vers elle, avec cette expression de condescendance qu’il devait avoir pour une petite fille. Elle était pour lui ce que j’étais pour elle, l’être qui ne compte pas. Et je percevais cela avec le reste, cette indifférence amusée qui m’irritait davantage encore. Isabelle semblait toujours hésitante. Un instant ses prunelles bleues se fixèrent sur moi. J’eus l’illusion qu’elle allait me choisir. Ces claires prunelles passèrent de nouveau du côté de celui que j’avais prévu, et, plus rougissante encore, elle balbutia plutôt qu’elle ne dit : — « Je prends M. de Norry pour mon Roi… » — « Alors », reprit M. Réal, « remplis ton verre de Champagne et va trinquer avec ton Roi… » Isabelle prit dans sa main la flûte de mousseline, où le domestique versa le vin pétillant qui se couronna de sa mousse légère, et elle se leva pour marcher vers M. de Norry. Là, comme elle lui tendait son verre avec un sourire ému pour le choquer avec le sien, le jeune homme, par un geste de câline affection qui prouvait combien il la considérait comme une enfant, lui prit la main, et, l’attirant à lui, posa ses lèvres sur son front… A peine eus-je le temps de sentir la morsure de la jalousie, devant cet innocent baiser, car j’entendis tout d’un coup la voix de mon grand-père, cette fois, qui disait : — « Mais, madame Réal, qu’avez-vous ? Qu’avez-vous ?… Elle se trouve mal… Vite de l’air… » — « Ce ne sera rien, » répondit la mère d’Isabelle. « C’est la chaleur sans doute… Messieurs, je vous demande pardon… » Elle fit un effort, pour sourire et pour se lever, puis elle retomba en arrière, évanouie.

VI

— « Hé bien ! » disait mon grand-père à sa femme en lui tendant le journal une semaine ap rès ce dîner des Rois, si étrangement interrompu, « R… a tenu sa parole, notre oiseau s’envole, il est nommé à Marseille. C’est encore un avancement. » — « Est-ce que Mme Réal le sait ? »demandait ma grand’mère. — « Je suppose que Réal le lui aura dit » répondit mon oncle. « Elle ne s’est pas levée depuis son évanouissement. En voilà un, ce Réal, qui me devra une fière chandelle », conclut-il après un silence « mais il n’en saura jamais rien. D’ailleurs, ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait pour lui… Enfin, elle est sauvée… » M. de Norry quitta en effet la ville pour gagner son nouveau poste, sans avoir revu Mme Réal qui mit bien des jours à se relever de ce que les médecins qualifièrent du nom de fièvre nerveuse. Et elle fut sauvée du séducteur. — Par cette fièvre ou par mon grand-père ? Le digne avocat est mort persuadé qu’il était l’auteur de ce sauvetage. Aujourd’hui que l’enfant qui écoutait, tapi dans un coin, les propos des deux vieilles gens, sans qu’ils y prissent garde, est devenu un homme, il n’est pas tout à fait de l’avis de son aïeul, et il ne croit pas davantage à la vérité de cette fièvre. Il se rappelle la mère regardant sa grande fille, toute troublée, presque amoureuse et qui offrait son front au baiser de celui qu’elle allait prendre pour amant — Et il croit que c’est cette vision-là qui a empêché cette femme d’aller plus loin sur la dangereuse route…

Janvier 1900.