Douce Lumière/2
II
Douce ne devait plus jamais sauter la grille. L’automne, avec ses brouillards et ses pluies, l’hiver, avec sa neige et ses gelées, séparèrent les deux enfants plus sûrement encore que la présence constante au verger du père Lumière.
Qu’il était dur, ce premier hiver à l’école, pour la petite Églantine ! Comme elle souffrait du froid aux pieds pendant les heures de classe, et les gronderies répétées de la maîtresse qui, pour lui faire honte de son peu d’application, la laissait seule sur le dernier banc. Jusqu’à son joli nom d’Églantine qu’on avait changé en celui de gnangnan. Et les bourrades de ses compagnes, qui reprenaient les mots de Mlle Charmes pendant le jeu ! « Tu sautes comme une oie ». Et, pendant l’étude, les pincements sournois de Juliette Force, une grande de dix ans, chargée d’apprendre l’alphabet aux dernières venues. Oh ! ces pincements qui lui faisaient fermer les yeux sous la douleur, tandis que la méchante disait :
— Mademoiselle, y a gnangnan qui fait semblant de dormir pendant que je lui montre !
Devant la nouvelle réprimande, Églantine Lumière rouvrait les yeux, et des larmes s’en échappaient sans que son petit visage fit la moindre grimace ; mais sa gorge serrée ne pouvait laisser passer les sons, et c’était tout bas, avec une bouche tremblante, qu’elle répétait les mots après celle qui la pinçait à la fin de la leçon, comme elle l’avait pincée au commencement. La classe finie, d’autres tourments l’attendaient sur la route qu’elle suivait en compagnie de filles et garçons regagnant leur demeure. Toutes les malices étaient bonnes à faire à cette gnangnan qui ne se défendait pas et ne se méfiait jamais. On la poussait brusquement dans un fossé vaseux, ou dans un buisson plein d’épines d’où elle sortait salie et déchirée. Quand vint la neige, elle fut toute désignée pour recevoir les boules, qu’on lui jetait de préférence au visage. Elle pensait à Noël. S’il était là, il saurait bien la défendre. Mais la ferme des Barray était peu éloignée du village, et Noël n’avait rien à faire sur la route qui conduisait au Verger, distant de plus d’un kilomètre. Il y avait bien Marguerite Dupré, une grande qui prenait parfois sa défense, mais alors c’était elle qu’on attaquait, Marguerite Dupré, dont la maison n’était pas très éloignée de celle de la petite, prenait, en même temps qu’elle, le même sentier. Mais, arrivée là, Douce ne craignait plus rien, elle courait plus vite qu’une oie et devançait facilement les méchants. Un jour qu’elle cherchait à gagner rapidement le sentier, une boule de neige, chargée d’un caillou, l’avait frappée rudement au menton. Elle avait poussé un cri aigu et s’était affaissée presque évanouie. Toute la bande alors avait reculé, prête à désigner le coupable à la mère de Marguerite qui accourait pour secourir l’enfant. Mais Tou, qui avait entendu le cri, arrivait plus vite encore. Il lécha le petit menton saignant, et, se retournant vers les méchants, il grogna si fort contre eux qu’ils s’enfuirent tous en débandade.
Le lendemain, la mère de Juliette Force
vint se plaindre à Mlle Charmes que gnangnan
avait fait mordre sa fille par son chien.
Inquiète, la maîtresse appela les deux fillettes :
— Montre un peu, Juliette, où tu as été mordue ?
Juliette fit voir sa main droite, puis la gauche. Elle ne se souvenait plus bien, mais ni l’une ni l’autre de ses mains ne portait trace de morsure.
— Et toi, Lumière, pourquoi lances-tu ton chien sur tes camarades ?
La petite, étonnée de la question, ne répondit pas. Et dans le même instant la maîtresse vit le petit menton tuméfié :
— Qu’est-ce que tu as là ?
— Rien, fit Douce.
— Où t’es-tu fait cela ?
— Je ne sais pas.
Marguerite Dupré parla, sans quitter son banc :
— Mademoiselle, c’est un garçon qui lui a jeté une boule de neige. Elle a crié et son chien est venu. Il nous a fait peur, mais il n’a mordu personne. Maman peut le dire !
À partir de ce jour, Mlle Charmes surveilla du coin de l’œil la leçon d’Églantine. À ses brusques reculs, et à ses violents sursauts elle devina les pincements sournois de Juliette Force. Elle vit les larmes s’échapper du rideau des longues paupières. Et, prêtant l’oreille, elle entendit la petite voix étranglée qui s’efforçait de répéter les mots qu’il lui fallait retenir.
Et, comme une fois de plus Juliette se plaignait du mauvais vouloir de gnangnan, la maîtresse, d’un ton fâché, dit :
— C’est bon, laissez-là ! Elle sera privée de récréation !
Privée de récréation, où elle recevait plus de bourrades que de gentillesses, c’était plutôt là une récompense pour la petite. Dès qu’elle fut seule dans la classe, elle commença de jouer au cheval avec son banc, puis, ses sabots rejetés, elle se mit à courir d’un bout à l’autre du banc, se retournant d’un mouvement preste pour repartir de plus belle. Puis, d’un bond elle fut sur la table, marchant sur l’extrême rebord réservé aux encriers. Cet exercice lui était facile. N’avait-elle pas fait à peu près le même, maintes et maintes fois, sur le tronc lisse du bouleau que Noël avait jeté par-dessus le large fossé qui coupait en deux la sapinière ? La première fois qu’elle avait traversé ce pont étroit, ses deux pieds avaient glissé ensemble, et son corps avait heurté rudement les cailloux du fossé. Elle s’en souvenait, et dans la crainte d’une chute, ici, sur le dallage, elle allait doucement ; puis elle s’enhardit, oublia tout danger et commença de marcher en arrière comme en avant. Elle allait, le corps bien droit, les bras en balancier, ses pieds se posant rapides l’un devant l’autre, évitant adroitement les trous noirs des encriers.
Ce fut ainsi que Mlle Charmes l’aperçut. La surprise autant que la crainte d’effrayer l’enfant, la retint dans l’ouverture de la porte. Elle la vit encore, les poings aux hanches, tourner comme une toupie sur l’étroit espace, avec des sauts en hauteur, ne touchant la table que de l’extrême pointe de ses pieds.
L’étonnement de l’institutrice était si grand qu’elle dit sans le vouloir :
— Oh ! Cette gnangnan !
Douce l’entendit. D’un saut léger, elle fut à terre, chercha ses sabots, s’assit sur le banc et attendit une nouvelle punition.
Il n’y eut pas de nouvelle punition. La maîtresse s’assit elle-même sur le banc et dit sans colère :
— Pourquoi ne veux-tu pas apprendre à lire ?
Douce hésita, baissa la tête et répondit :
— Je ne sais pas.
Mlle Charmes lui prit la main, défit le poignet du tablier, releva la manche au-dessus du coude où se voyaient des taches bleuâtres, et interrogea, comme à une leçon :
— Qui t’a fait ça ?
— Personne.
— Est-ce que tes camarades te pincent ?
— Non.
— Pourtant quelqu’un t’a pincé aujourd’hui, les marques sont toutes fraîches ?
— Non, personne.
La maîtresse regarda longuement celle qu’elle appelait gnangnan. Après ce qu’elle venait de voir, elle ne savait que penser de ces yeux baissés, de ces lèvres serrées, et de l’ennui profond qui s’étendait comme toujours sur ce petit visage, et le faisait morne jusqu’à l’indifférence. Mais lorsqu’elle se leva pour partir, elle vit nettement frémir les ailes du petit nez. Une pitié lui vint. Elle dit doucement :
— Lorsque tes compagnes te font du mal, il faut me le dire, je les punirai.
La petite baissa un peu plus la tête et rabattit sa manche.
Avant de s’éloigner, Mlle Charmes dit encore :
— À partir de demain, ce sera Marguerite Dupré qui te fera lire !
Cette fois, Douce releva vivement le front et ouvrit tout grands ses trop grands yeux sur sa maîtresse. Sa bouche s’ouvrit aussi pour un gai sourire, et son visage en fut si éclairé soudain que la maîtresse en resta comme intimidée. Elle s’éloigna cependant, mais ne put s’empêcher de se retourner vers la petite fille qui la suivait du regard, les lèvres toujours ouvertes. Jamais elle n’avait vu une telle clarté sur un visage d’enfant.
Elle sortit de la classe, toute songeuse, ne sachant pas bien ce qui lui arrivait. Et tout à coup elle comprit qu’elle venait de découvrir la nature vraie de sa jeune élève. Et, dans sa nouvelle surprise, au lieu de dire tout haut comme la première fois : « Oh ! cette petite gnangnan » elle dit tout bas, pour elle seule, avec une sorte de respect :
— Oh ! cette petite Lumière.
Et, par son ordre, le jour même, le vilain nom de gnangnan s’effaça pour toujours devant celui d’Églantine.
La vieille règle usée dont se servait Marguerite Dupré pour faire lire Églantine Lumière, devait être une baguette de fée car, peu de temps après, la mauvaise élève
n’était plus la dernière de la classe.Au début du printemps, il y eut un grand changement au Verger.
Le père Lumière, obligé de reprendre son travail au loin, et ne voulant plus laisser seule sa petite fille, avait prié mère Clarisse de revenir comme autrefois dans sa maison. Âgée déjà, et gagnant péniblement sa vie à faire des gros travaux dans les fermes avoisinantes, mère Clarisse avait accepté avec joie, heureuse d’un travail sans grande fatigue, plus heureuse encore de retrouver la petite qu’elle avait surnommée Douce, et qu’elle aimait si tendrement.
L’enfant n’en était pas moins heureuse. Elle n’avait pas osé le montrer devant son grand-père, mais, après son départ, elle s’était livrée à une danse désordonnée, à laquelle s’était mêlé le chien, et qui avait fait rire aux larmes mère Clarisse.
Les escapades du jeudi reprirent. Noël entrait maintenant par la barrière, comme tout le monde. « Papa sait que je joue avec Douce. » disait-il, comme si cela lui donnait le droit d’entrer à sa fantaisie et d’emmener sa camarade où il voulait.
Mère Clarisse recommandait :
— Prenez le chien avec vous, et n’allez pas trop loin !
Ils promettaient, mais à la façon dont ils partaient tous les trois on pouvait croire qu’ils feraient beaucoup de chemin avant de s’arrêter.
Souvent mère Clarisse les accompagnait dans la sapinière. Assise bien à l’aise sur un tas de fougères sèches, elle cousait ou tricotait tandis qu’ils jouaient ou pêchaient dans l’étang. À l’heure du goûter, elle emplissait les gobelets des enfants à la toute petite source qui se cachait sous les herbes pour creuser son ruisseau à sa guise. Puis on voyait arriver le père de Noël. Il ne s’arrêtait guère que pour sortir le goûter de sa poche, et faire des recommandations aux enfants ; et, tournant le dos, il disparaissait aussi lentement qu’il était venu.
Les grandes vacances apportèrent leur joie de chaque jour. Aux heures de pleine chaleur, lorsque le jeu devenait une fatigue, mère Clarisse racontait des histoires, ou chantait de très vieilles chansons du pays. Sa voix chevrotante et basse n’allait pas loin quand elle disait :
Qu’avez-vous donc la belle ?
Qu’avez-vous à chanter ?
Ah ! si je chante c’est la tendresse
De trop aimer mon aimable berger.
Et la chanson se déroulait, simple et claire, fraîche et saine comme l’eau du tout petit ruisseau de la source voisine.
Douce écoutait avec ses yeux autant qu’avec ses oreilles, et Noël n’apportait pas moins d’attention. Tous deux, épaule contre épaule, avec le chien couché par moitié sur leurs jambes, ils en oubliaient le jeu et la pêche. Dès que la mère Clarisse avait fini une chanson, vite ils en réclamaient une autre. Ils ne la prenaient pas au dépourvu, elle en savait tant ! Noël réclamait surtout la chanson du roulier :
La grand’route comme un ruban,
tout le long se déroule.
Il reprenait au refrain, d’une voix déjà
forte :
Entendez-vous
l’essieu crier
sur le gravier
Il semblait que c’était lui le roulier, il balançait
le torse comme s’il marchait allègrement
auprès de Cadet, le beau limonier, et ses longs trala-la-la-la avaient la cadence
d’un solide attelage marchant au pas, et
faisant sonner ses grelots sur la route.
Lorsqu’il se trouvait seul avec Douce, il n’oubliait pas de lui parler de Mlle Charmes :
— Quand elle vient chez nous, elle a toujours quelque chose à dire de toi ! Elle t’aime, maintenant, tu sais ? Hier elle a dit que c’était bien ennuyeux que tu ne saches pas te défendre, parce que les gens qui ne se défendent pas sont toujours malheureux dans la vie !
Douce riait, sans souci de ce que pouvait dire d’elle sa maîtresse. Elle lui savait gré seulement de ne plus l’appeler gnangnan, et de l’avoir séparée de Juliette Force. Auprès de Noël, elle ne pensait qu’au jeu. Agile et légère, elle ne connaissait pas la fatigue. Par contre, elle était imprudente au delà de tout. On eût dit que le danger n’existait pas pour elle. Deux fois déjà, elle s’était engagée dans des fondrières d’où elle ne serait peut-être pas sortie sans le secours de son camarade. Il lui arrivait de grimper à des peupliers si hauts que le garçon tremblait pour elle, et la suppliait de descendre au plus vite. Elle descendait pour ne pas le contrarier ; mais toujours elle se moquait de ses craintes. Il en était de même pour l’étang autour duquel ils s’amusaient à courir. Rien ne pouvait empêcher Douce de se tenir très au bord. Un jour qu’elle avait buté contre une grosse racine, Noël avait poussé un cri en la saisissant au bras. Et mère Clarisse, tout de suite debout, avait entendu :
— Prends garde ! tu pourrais te noyer.
— Mais non ! s’il m’arrive de tomber à l’eau je nagerai.
— Tu ne sais pas nager !
— Oh ! ce n’est pas difficile, il n’y a qu’à remuer les bras et les jambes.
Ce fut au tour de Noël de rire et de se moquer. Elle le laissait rire. Elle était tellement sûre de ce qu’elle disait ! Rien ne lui paraissait impossible. Il lui semblait même qu’elle pourrait voler et planer aussi facilement que ces grands oiseaux dont les ailes lourdes se soulevaient et s’abaissaient lentement et sans bruit.
Elle ne tarda pas, du reste à savoir nager aussi bien que le garçon, quoiqu’elle ne voulut jamais se mettre à plat sur l’eau ainsi qu’il le lui conseillait.
— Je n’aime pas que l’eau vienne jusqu’à ma bouche, disait-elle.
Une après-midi que le père s’attardait à regarder les deux enfants au milieu de l’étang, Noël lui cria :
— Dis-lui, papa, qu’elle nage comme une oie, et qu’il faut absolument que l’on voie ses pieds !
— Elle nage plutôt comme un cygne ! dit en riant le père.
Et de fait, son cou mince et flexible soutenant bien droite sa petite tête, les mouvements souples et lents de ses bras qu’on ne voyait pas beaucoup plus que ses jambes, et son petit jupon de laine grise tout gonflé aux hanches, lui donnaient réellement l’allure de ce bel oiseau nonchalant et fier.
Plusieurs années passèrent sans que rien ne vînt troubler la bonne entente des deux enfants. Tout comme le père de Noël à Douce, le père Lumière faisait bonne figure à Noël lorsqu’il le rencontrait au Verger. Il aimait le regard franc du garçon et son manque de timidité. Il aimait sa bonne humeur toujours présente et la politesse dont il faisait preuve envers les pauvres tout autant qu’envers les riches. Lui qui ne parlait jamais à sa petite fille, il avait toujours quelque chose à dire à Noël. En ce moment il s’intéressait surtout au départ prochain du garçon pour une école d’agriculture en Algérie, d’où il reviendrait beaucoup plus savant que les gens d’ici sur les choses de la terre, et capable de tenir une ferme plus grande encore que celle de ses parents.
Églantine, à l’école, faisait de rapides progrès et cela sans se donner la moindre peine. Jamais on ne la voyait étudier. Elle lisait sa leçon une fois et ne l’oubliait plus. Elle comprenait avant qu’on ait fini de lui expliquer, mais il lui fallait toujours aller au fond des choses. Et s’il lui arrivait de lire ou d’entendre un mot qu’elle ne comprenait pas, elle le tournait et retournait dans sa tête jusqu’à ce qu’elle en ait trouvé la signification.
Elle n’avait pas attendu d’être une grande de dix ans pour apprendre à lire aux nouvelles. Celles-ci riaient au lieu de pleurer, comme elle l’avait fait elle-même au temps de Juliette Force. Mlle Charmes la prenait à part pour la gronder : « Elles ne doivent pas rire pendant la leçon, il faut être sévère, il faut vous faire craindre. »
Églantine ne savait pas se faire craindre. Elle essayait bien de froncer les lèvres et le front, mais cela faisait rire encore plus fort les autres. C’était elle aussi qui apprenait aux petites les chansonnettes de classe. Mlle Charmes écoutait cette voix de fillette, qu’elle ne pouvait comparer à aucune autre, et s’en réjouissait.
Noël, qui continuait de rapporter les propos de la maîtresse, disait :
— Elle n’en revient pas ! Elle dit qu’à vingt ans, tu auras la plus jolie voix de France.
L’hiver était moins rude maintenant pour Églantine Lumière. Vêtue de laine tricotée par mère Clarisse, et ses sabots bien bourrés de paille fraîche, elle pouvait faire le trajet de l’école par tous les temps sans trop souffrir du froid. Et puis, sur la route, c’était à son tour de défendre les petites. Une pitié sans limite la retenait partout où il y avait du secours à donner. Sa pitié s’étendait aux bêtes. Tant que durait la neige, elle emportait des graines plein ses poches, et les jetait aux oiseaux qui se trouvaient sur son passage. Une bonne partie de son pain y passait de même. Il arrivait qu’au repas de midi elle n’en retrouvait plus dans son panier, et qu’il lui fallait manger son fricot tout seul.
Mère Clarisse, en apprenant cela, avait ajouté un autre morceau de pain au fond du panier ; mais ce deuxième s’en allait souvent avec le premier.
Et Noël rapportait encore :
— Elle a dit que tu deviendrais sœur de charité !