Bernard Grasset (p. 7-31).
II  ►



I


Depuis son lever, tout comme les autres jours, elle joue avec son chien. Elle joue à courir dans le verger qui entoure la très vieille maison où, par un clair matin de mai, sa venue au monde apporta aux siens l’angoisse, le deuil et un désespoir sans limite.

Aujourd’hui, elle a sept ans et c’est encore un clair matin de mai. Et si la vieille maison reste grise et triste sous les rayons du frais soleil, le verger brille, embaume et jette au vent les mille et une fleurettes qui se séparent, comme à regret, des fruits naissants.

La fillette court pieds nus, tête nue, bras nus, n’ayant pour tout vêtement qu’une souquenille de grosse toile toute rongée par le bas, et dont les accrocs mal recousus menacent de s’ouvrir, au moindre effort. Elle court le long de la haie d’aubépine taillée à hauteur d’homme et aussi impénétrable qu’un gros mur. Elle court sous les arbres, les contournant l’un après l’autre et parfois, grimpant sur l’une des grosses branches, elle reste là, perchée, à rire au nez du chien qui s’essouffle en des bonds énormes et pleure de ne pouvoir la rejoindre. Parfois aussi tout en courant elle se baisse pour ramasser une poignée de fleurettes qu’elle lance adroitement dans la gueule de son compagnon, rien que pour le voir éternuer, souffler, et rejeter les fleurettes, puis bondir sur elle, la renverser et la pousser du museau jusqu’à ce qu’elle soit debout pour repartir. Elle joue sans bruit, la bouche seulement ouverte pour des rires muets ; car si elle ignore la peur de rester seule dans sa maison isolée, elle craint les gamins qui rôdent dans les champs d’alentour et viennent lui jeter des pierres comme à un vilain animal. À cause d’eux, depuis longtemps déjà elle a pris l’habitude du silence. Il y a encore, derrière la maison, l’entrée du potager qui lui donne des soucis, malgré sa large et forte grille dont les barreaux se terminent en lances pointues comme des fuseaux. Cette entrée-là fait face à une haute et vaste sapinière dont on ne voit pas la fin. Cette grille, elle ne l’a jamais vue ouverte. Cependant elle a dû s’ouvrir autrefois pour laisser entrer et sortir des charrettes dont on voit encore la trace à deux ornières qui se perdent au loin, entre les sapins. Elle ne joue plus de ce côté depuis qu’elle a vu un homme à besace s’acharner contre la serrure massive et rouillée, et cela sans s’inquiéter des aboiements furieux du chien qui disaient clairement que personne n’avait le droit d’entrer par là. La serrure avait résisté, mais l’homme était parti avec des jurons et des menaces qui avaient épouvanté l’enfant et la laissaient sous la crainte constante d’elle ne savait quel danger. Et voici qu’à l’instant même où elle y pensait, et sans qu’aucun bruit de la grille ne l’eut avertie, elle apercevait tout à coup, venant du potager, un jeune garçon qui s’avançait en lui souriant comme à une amie de toujours. Le chien, lancé pour une nouvelle course, s’arrêta net et gronda ; mais il s’apaisa vite ; sa petite maîtresse, comme attirée par le sourire joyeux de l’arrivant, marchait lentement à sa rencontre.

— Tu es donc toute seule avec lui ? demanda le jeune garçon en désignant le chien.

— Oui, dit la petite, il joue avec moi et il n’est pas méchant.

— J’ai bien vu qu’il n’était pas méchant, reprit le garçon, et j’ai sauté par-dessus la grille pour venir jouer avec vous deux.

Et comme si cela eût été une chose convenue depuis longtemps, les deux enfants se prirent par la main et se mirent à courir de toutes leurs forces, suivis du chien qui les dépassait, revenait en aboyant, manquait de les faire tomber, et repartait pour revenir encore. À bout de souffle, ils s’arrêtèrent enfin. Assis près des pommiers dont les fleurs tournoyaient au-dessus de leurs têtes comme de fins papillons, ils jouaient à les attraper. Puis, subitement lassé de ce jeu, le garçon posa des questions précises.

« Pourquoi était-elle seule à la maison ? Comment s’appelait-elle ? Et son chien, comment s’appelait-il ? Et ses parents, où étaient-ils ? »

Les réponses étaient faciles et la petite les faisait au fur et à mesure des demandes. Elle était seule parce que son grand-père travaillait loin du verger. Elle s’appelait Douce et son chien s’appelait Tou. Elle n’avait pas de parents parce qu’elle était née sans père ni mère.

Et pour s’excuser de n’être pas semblable aux autres enfants, elle ajouta très vite :

— Tou aussi est né sans père ni mère. Je l’ai trouvé dans le bois, sur la mousse. Mère Clarisse a dit qu’il était tout frais naissant et qu’il était mon petit frère puisqu’il n’avait pas de parents non plus.

La voix était devenue si grave en disant cela que le garçon n’osa même pas sourire. Et tous deux, comme à l’annonce d’un malheur, firent silence un long moment. Puis le garçon parla de lui-même. Il s’appelait Noël Barray. Il était aussi du village de Bléroux, et demeurait avec ses parents dans une ferme, de l’autre côté de la sapinière, une grande ferme où il y avait beaucoup de chevaux, beaucoup de vaches et beaucoup de moutons, il y avait encore trois chiens, mais c’étaient des chiens méchants qui restaient à l’attache et ne sauraient pas jouer comme Tou. Et depuis que Luc, son grand frère, était parti pour le régiment, il s’ennuyait à la maison où ne venaient pas de petits camarades ; mais maintenant qu’il connaissait Douce et son chien, il viendrait chaque jeudi jouer avec eux.

Le soleil était déjà haut lorsque Noël se souvint qu’il lui fallait être de retour à la ferme pour le repas de midi. Les nouveaux amis l’accompagnèrent jusqu’à la grille du potager par où il était venu. À pleines mains, il empoigna les gros barreaux rouillés, se hissa au faîte, enjamba les lances pointues avec adresse, se laissa tomber de haut, et tout courant, s’en fut parmi les grands sapins.

Après son départ Douce resta longtemps à regarder le sous-bois. Quelque chose, venant du plus profond d’elle-même, la ravissait et la peinait tout à la fois.

Elle souriait à ce sous-bois, elle souriait aux flèches d’or que le soleil lançait à travers les branches, elle souriait au ciel bleu, à la clarté vive et au vent frais. Mais soudain son petit visage se crispa et elle se mit à pleurer bruyamment.

Les jeudis qui suivirent, à la grande joie des trois amis, le jeu continua. Dans le verger il n’était plus question de silence ni de rire muet. Noël et Tou menaient au contraire un vrai tapage, et le rire éclatant de Douce ne s’arrêtait guère. Toute crainte s’était éloignée d’elle. Qui donc pourrait lui faire du mal aux côtés du garçon et du chien ? Les quelques gamins qui s’approchaient encore pour dire des injures et jeter des pierres n’y revenaient pas, ayant appris qu’il ne faisait pas bon se mesurer avec ce Noël Barray, garçon de dix ans, leste et fort, qui sautait les barrières en se jouant et vous rattrapait sans peine quelque avance qu’on eût sur lui.

Aux courses désordonnées s’étaient tout de suite ajoutés les jeux hardis et violents. Douce, légère et souple, suivait avec intérêt tous les mouvements de son camarade. Et derrière lui, elle faisait des culbutes savantes, franchissait des obstacles, grimpait jusqu’au faîte des arbres pour se nicher entre les feuilles ou se balancer entre les branches. Puis Noël se lassa de tout cela. Il parla de la sapinière voisine où l’espace était grand, où il y avait un ruisseau dans lequel on pouvait se baigner et un étang dans lequel on pouvait pêcher. Douce ne demandait pas mieux que de se baigner dans le ruisseau et que pêcher dans l’étang, mais pour cela il fallait sortir du verger, et son grand-père le lui défendait sévèrement, quoique la barrière fût fermée d’un solide cadenas dont il gardait la clé. Noël, que rien n’embarrassait, trouvait tout simple de faire franchir cette barrière à la fillette, mais elle refusait. Elle pouvait être vue de la route et dénoncée, disait-elle. Elle craignait fort ce grand-père taciturne qui ne lui adressait la parole que pour lui défendre une chose ou une autre. Noël ne comprenait pas cette crainte. Il connaissait bien maintenant le vieil homme que tout le monde, à Bléroux, appelait le père Lumière, et que ses propres parents employaient au jardin, et plaignaient pour le grand malheur qui lui était arrivé. Mais, puisque Douce avait si peur d’être vue, il n’y avait qu’à sortir comme lui, par la grille du potager. Et tout de suite il entraîna la petite fille pour l’escalade. Il fallut y renoncer pour ce jour-là, Douce, n’ayant réussi qu’à élargir les accrocs de sa souquenille et augmenter les éraflures de ses jambes et de ses bras. Noël, dépité, ne cessait de dire : « Il te faudrait une culotte. Je t’apporterai une culotte. »

Le désir d’aller dans la sapinière avec son camarade fit que Douce essaya de grimper seule à la grille. La difficulté pour elle était grande cependant. Lorsque Noël apporta la culotte, elle la mit rapidement, rentra sa souquenille dans la ceinture qu’elle serra fortement avec une ficelle. Puis, échappant à Noël qui voulait la soulever de terre, elle prit, ainsi que lui, les barreaux à pleines mains, se hissa jusqu’aux lances qu’elle évita de justesse et se laissa glisser de l’autre côté, un peu étourdie, un peu tremblante aussi de l’effort. mais si fière d’avoir parfaitement imité le garçon.

En les voyant s’éloigner, Tou, qui ne pouvait sauter la grille, poussa de véritables clameurs. Noël tirait Douce par la main :

— Viens ! viens ! disait-il. Laisse-le ! Il saura bien nous retrouver !

Et de fait, Tou, qui ne s’inquiétait pas de dénonciation, avait vite compris que, si la grille était trop haute, il lui restait la barrière d’entrée si souvent franchie déjà. Et peu de temps après, la langue pendante et le souffle court, il rejoignait dans l’eau claire les deux autres qui barbottaient en riant comme de jeunes fous.

Avec les grandes vacances, les journées de baignade, de pêche et de randonnées par les bois se multipliaient. Dans cette grande sapinière où les chemins tracés étaient rares, les trois amis eurent la chance de ne pas être vus. À l’heure de midi, assis au bord de l’étang, les provisions posées sur l’herbe, ils faisaient trois parts. Puis, alourdis de chaleur et de fatigue, bercés par le bruit soyeux et continu des grands sapins, étendus côte-à-côte, insouciants et confiants, ils s’endormaient.

Vers le milieu de septembre, ils durent cesser les jeux et les courses, le père Lumière restant à la maison pour la récolte de son verger et de son potager.

À vivre des journées entières auprès de sa petite fille, le grand-père silencieux s’aperçut vite du changement qui s’était fait en elle pendant ce dernier été. Elle parlait peu, habituée à ne jamais recevoir de réponses à ses questions, mais le regard qu’elle posait sur lui à certains moments montrait une intelligence qui l’étonnait comme une chose tout à fait inattendue. Le nouveau visage de l’enfant ne l’étonnait pas moins. Tout y était clarté, douceur et gaîté. La petite bouche, autrefois serrée comme par une crainte constante, s’ouvrait sans cesse maintenant pour le rire ou le sourire. Elle s’ouvrait de même pour le chant. Ce n’était que des bribes de cantiques entendus à l’église qu’elle chantait, mais d’une voix étendue et si pure qu’elle semblait l’avoir empruntée aux anges du paradis, ainsi que le disait mère Clarisse, la nourrice qui l’avait élevée jusqu’à l’âge de cinq ans. Et surtout, du matin au soir, elle sifflait comme un garçon. Son corps avait changé. Elle n’avait plus ses membres ronds de toute petite, ni cette façon de marcher en sautillant qui lui laissait toujours un pied en l’air. Menue et droite, elle avançait d’une allure ferme, et ses moindres gestes étaient sûrs et bien posés. Il y avait encore cette audace qui lui était venue de demander à tout propos, quoique ne recevant pas de réponses : « Grand-père, est-ce que j’irai bientôt à l’école ? » Avec cela elle devenait une vraie petite ménagère, nettoyant la maison, préparant les repas, et toujours prête à aider le vieillard dans ses travaux du dehors. Au verger, tandis qu’il cherchait la meilleure place pour son échelle, elle étreignait l’arbre et se trouvait tout de suite dans les plus hautes branches, réclamant un panier qu’elle accrochait à sa portée et qu’elle emplissait rapidement. La cueillette finie, elle redescendait avec une légèreté d’oiseau. La dernière branche atteinte, elle la suivait, la courbait et se laissait glisser à terre avec une telle souplesse que le père Lumière ne pouvait s’empêcher de l’admirer.

Cependant cette adresse de l’enfant, tout autant que sa gaîté, faisait naître en lui une sourde inquiétude. Ne l’avait-il pas aperçue ces jours derniers accrochée aux lances pointues de la haute grille et se balançant dans le vide, lâchant tantôt une main et tantôt l’autre, au mépris de tout danger ? La manière dont elle était descendue, en se voyant surprise, lui avait fait comprendre que ce n’était pas la première fois qu’elle se livrait à ce jeu. Passe encore qu’elle eût appris toute seule à grimper et sauter des obstacles plus hauts qu’elle-même, comme ce gros tas de pierres qui était au fond du jardin, sans jamais hésiter ni trébucher, mais ces airs nouveaux qu’on chantait au village et qu’elle sifflait sans retenue tout le long du jour, où les avait-elle entendus ? Ce n’était pas chez mère Clarisse, qui vivait seule, et où il la conduisait le dimanche après la messe, ni ici au verger, où jamais ne venait personne. Mère Clarisse, interrogée, n’avait rien remarqué, sinon que la chère petite, qu’elle aimait par-dessus tout, grandissait et embellissait tous les jours. Elle pensait qu’il serait bon de la mettre à l’école. Elle devait tellement s’ennuyer, lorsqu’elle était seule à la maison. Certes oui, le père Lumière allait mettre à l’école cette gamine qui devenait effrontée autant qu’intelligente. Et le temps venu, Douce, vêtue comme une écolière, se trouva en face de Mlle Charmes, l’institutrice du village de Bléroux.

Mlle Charmes gardait à quarante ans passés un corps bien fait et de beaux cheveux châtains. Seul son visage était un peu fané et comme tourmenté. Il y avait pourtant un sourire facile dans ce visage, mais ce sourire était la plupart du temps si plein d’ironie qu’il valait mieux ne pas le provoquer pour soi-même. Elle avait des gestes autoritaires et précis ; et ses yeux, de la même couleur que ses cheveux, semblaient s’appuyer sur vous, et vous presser comme deux mains.

Elle regarda l’enfant, puis elle dit :

— Elle est grande. Êtes-vous sûr, père Lumière, qu’elle n’ait que sept ans ?

— Sûr, oui bien sûr ! dit le vieux. Sept ans du dernier mai.

Et comme l’institutrice ne paraissait pas convaincue, il reprit, la voix plus dure :

— Le trois mai, au matin les coqs ont chanté sa naissance, et au soir tombant la cloche de l’église a sonné le glas pour son père et sa mère.

Son regard, qu’il tenait fixé sur sa petite fille, devint plus dur encore lorsqu’il ajouta :

— C’est une date que je n’oublierai pas, vous pouvez m’en croire, Mademoiselle.

Et le corps plus tassé, et les pieds plus traînants, le père Lumière s’en retourna vers sa maison.

Pour ce jour de rentrée de classe, il y avait plusieurs élèves nouvelles. Toutes répondaient avec empressement à l’appel de leur nom. Mais à l’appel d’Églantine Lumière, personne ne répondit. Il fallut que Mlle Charmes vînt prendre Douce à l’épaule pour la conduire à sa place :

— C’est à vous, petite ! Il faut répondre !

Tout en se laissant conduire, la fillette avait un air si étonné que la maîtresse, un peu bourrue, lui dit :

— Oui, je sais ! Votre nourrice vous appelle Douce, mais ce n’est pas votre nom. Vous vous nommez Églantine, tâchez de ne pas l’oublier !

Ce nom d’Églantine, dont il lui fallait se souvenir à l’école, elle devait l’oublier souvent dans le cours de son existence. Lorsqu’elle était obligée de s’en servir, il lui apparaissait comme un titre dont elle se parait à certains moments. Mais pour elle son vrai nom était Douce, et ceux qui vivaient auprès d’elle oubliaient aussi qu’elle pouvait en porter un autre.

Assise au dernier banc de la classe, elle ne fit aucune attention à ce qui se faisait ou se disait sur les autres bancs. Elle entendit seulement l’ordre de la maîtresse, à l’heure de la récréation :

— Faites jouer les nouvelles !

Elle se laissa entraîner dans la ronde, mais il lui fut impossible de sauter. Ses jambes étaient devenues aussi lourdes que sa tête, dans laquelle la voix triste et dure de son grand-père redisait sans cesse : « Au frais matin les coqs ont chanté sa naissance, et, au soir tombant, la cloche de l’église a sonné le glas pour son père et sa mère. » Ses compagnes la tiraient et la poussaient en se moquant de sa maladresse. Elle n’y était pas sensible. Un étonnement sans bornes était en elle. Ainsi, comme son ami Noël et les autres enfants, elle avait eu un père et une mère, et pour eux le glas avait sonné, comme il sonnait pour tous ceux qui mouraient au village.

La classe finie, sur la route du retour, où elle traînait les pieds presque autant que son grand-père, elle comprenait bien que, pas plus que lui, elle n’oublierait la date du trois mai avec son frais matin et son soir tombant.

Octobre était bien près de finir lorsque Douce et Noël purent enfin se retrouver. Ce jeudi-là n’avait pas un clair matin ; au contraire, le ciel se cachait derrière un épais rideau gris d’où sortait une pluie si fine qu’on avait peine à y croire. Tard dans la matinée, le père Lumière passa le seuil, et Douce, lui voyant mettre sa pèlerine, essaya de le retenir :

— Il pleut, grand-père ! Voyez, tous les arbres pleurent.

C’était vrai, les arbres pleuraient, et leurs larmes, peu nombreuses pourtant, faisaient quand même du bruit sur les feuilles sèches qui s’amoncelaient à leurs pieds. Le père Lumière s’en allait à regret. Depuis l’entrée de la petite à l’école il ne l’avait plus jamais laissée seule, craignant il ne savait trop quoi ; mais aujourd’hui il lui fallait absolument terminer un travail qui ne pouvait attendre. Douce aussi le voyait partir avec regret. L’idée de passer seule cette journée de pluie lui enlevait toute sa gaîté. En l’accompagnant à la barrière, elle dit encore :

— Il va pleuvoir tout le temps et vous rentrerez mouillé !

Sa petite voix inquiète et les yeux suppliants qu’elle levait sur lui eurent raison de son silence.

— Non, non, le brouillard tombe, il fera beau à midi !

Et, comme elle restait sous la pluie, il commanda :

— Rentre, et ne t’ennuie pas ! Je serai là de bonne heure !

Elle n’eut pas le temps de s’ennuyer. Moins d’un quart d’heure après, Noël arrivait, disant son propre ennui des jeudis passés à guetter du haut d’un arbre le départ du grand-père qui ne s’éloignait jamais, et sa joie de l’avoir vu partir enfin, malgré le mauvais temps. Les arbres avaient pleuré sur lui aussi, car ses vêtements étaient mouillés par place. La joie de Douce n’était pas moins grande. Son intelligence, déjà si vive, s’avivait encore depuis qu’elle allait en classe. Il y avait tant de choses qu’elle entrevoyait, et ne pouvait comprendre. Mais Noël était grand ; il devait tout savoir. Et, heureuse de lui annoncer qu’elle a eu, comme lui, des parents, elle répète les paroles de son grand-père à la maîtresse d’école.

Justement, la veille, on avait parlé de Douce à la ferme des Barray où allait souvent l’institutrice. Noël avait écouté sans en avoir l’air. Et c’est ainsi qu’il pouvait apprendre à sa petite camarade que sa mère était morte en la mettant au monde et que son père, fou de chagrin, s’était sauvé de la maison pour aller se noyer dans l’étang de la sapinière.

Douce lui dit seulement :

— C’était le 3 mai.

Ils ne dirent plus rien, et pendant un moment il y eut sur eux comme une tristesse qui semblait entrer avec la bruine pour assombrir encore la pièce, déjà si sombre, où ils se tenaient. Puis Noël parla de Mlle Charmes.

— Elle ne t’aime pas, tu sais ? Tu lui fais peur avec tes grands yeux. Et puis elle dit que tu es douce jusqu’à la stupidité. Il paraît que tu ne te plains jamais quand les autres te battent. Et par dessus le marché tu n’es bonne à rien, pas même capable de sauter à la corde. Une vraie gnangnan.

Et Noël ajouta avec malice :

— Si elle te voyait sauter la grille, elle ne te trouverait pas si gnangnan !

Les rires revinrent, bruyants et prolongés, comme si la gaîté, lasse d’attendre à la porte, était entrée soudain pour chasser à tout jamais la tristesse.

Noël n’était pas un garçon à rester longtemps au repos. Si la pluie empêchait les courses et les gambades au dehors, elle n’empêcherait pas de remuer au dedans. Il commença de fureter dans tous les coins, puis il entra dans toutes les pièces, suivi du chien tout heureux d’en faire autant. Il s’étonnait de la petite quantité de meubles qui garnissaient cette grande maison :

— Chez nous, disait-il, les armoires et les commodes sont en double partout !

Il parlait d’épais rideaux tombant jusqu’au bas des fenêtres et de larges fauteuils où l’on pouvait dormir comme dans un lit. Ici, il n’y avait aux fenêtres que de tout petits rideaux de calicot, et dans les chambres, sans armoires ni commodes, qu’une ou deux très vieilles chaises de paille et quelques meubles de rebut. Les portes s’ouvraient facilement devant Noël. L’une d’elles cependant résista, quoiqu’elle ne fût fermée qu’au loquet. Il fallut la pousser fortement du genou et de l’épaule avant qu’elle ne s’ouvrît. Il n’y avait, de l’autre côté, qu’un escalier presque droit aboutissant à une autre porte.

— C’est le grenier, là-haut demanda le garçon.

Douce l’ignorait. Jamais elle n’avait vu cette porte ouverte, et jamais l’idée de l’ouvrir ne lui était venue. Elle restait surprise et apeurée de cet escalier qu’elle ne connaissait pas. Elle refusait de monter les marches derrière Noël, mais il la tirait par la main. « Viens ! Allons ! Tu n’as pas peur des rats ? » Et tous deux entrèrent ensemble dans la pièce dont la porte s’était ouverte sans aucune difficulté. Ce n’était pas le grenier ; ils avaient devant eux une grande chambre, blanchie à la chaux, meublée d’un lit, d’une vaste armoire à ferrures ouvragées, et d’une lourde commode, à dessus de marbre blanc, contre laquelle s’appuyait un joli berceau d’osier fin. Le berceau, tout comme le lit, était recouvert d’une toile bise qui traînait jusqu’à terre. Et sur le marbre poussiéreux de la commode, au milieu des bibelots dont il était encombré, se haussait un grand cadre doré contenant la photographie en couleurs de deux jeunes mariés. La mariée, très blonde et de petite taille, montrait un visage enfantin. Elle souriait autant avec ses yeux bleus qu’avec ses lèvres roses, tandis que le marié, très jeune aussi, avait un visage pâle, grave et résolu. Une épaisse mèche de ses cheveux, échappée de la masse, retombait sur son front et faisait penser à une aile brisée. Et, sous les sourcils très allongés vers les tempes, on voyait des yeux immenses dont le regard était comme perdu au loin, des yeux qui semblaient pouvoir s’agrandir encore et envahir tout le visage :

— Le marié a des yeux comme toi ! dit Noël.

Il mit le cadre dans les mains de Douce.

— Tiens ! Vois ! C’est peut-être ton père et ta mère, le jour de leur mariage ?

Il remarqua encore deux lignes d’écriture à l’envers du cadre, mais il ne put les déchiffrer, il y avait trop de poussière dessus. Il regarda encore chaque bibelot et disparut à la recherche du grenier. Douce ne le suivit pas. Elle restait sans pensée devant la jolie créature vêtue de blanc qui lui souriait, appuyée au bras de son compagnon dont les prunelles, sombres et très larges, semblaient regarder une chose visible pour lui seulement.

Le bruit que faisait Noël, en furetant et remuant de la ferraille, la tira de sa contemplation. Elle remit la photographie à sa place, fit plusieurs fois le tour de la pièce, touchant à tout, même à une branche de buis séché, posée sur une petite table, auprès du lit. Puis la fenêtre l’attira. Elle souleva le rideau et fut tout étonnée de découvrir la sapinière si proche. On la voyait bien, la sapinière. On la voyait sur une grande étendue, et, tout là-bas, les arbres, par places, se mettaient en rang comme les petites filles à l’école. La voix joyeuse de Noël éclata soudain :

— Ah ! enfin on voit clair !

Seulement alors, Douce vit que la bruine avait fondu, et que le soleil s’ouvrait un grand passage à travers les nuages.

Ils redescendirent. Ils avaient faim. Midi était loin déjà. Du pain, du fromage et quelques fruits, et tous deux, oubliant le mauvais temps du matin, sautèrent une fois de plus la grille et s’en allèrent vers l’étang. Il était à pleins bords, aujourd’hui, et seuls les grands roseaux des rives se montraient au-dessus de l’eau. Jamais Douce ne l’avait vu si plein, et tout de suite elle pensa qu’il devait être ainsi le jour où son père s’y était noyé. Et tout de suite aussi elle revit le cadre doré et les prunelles sombres du jeune marié.

Le soleil brillait maintenant et faisait briller les gouttes de pluie qui restaient accrochées aux herbes et aux aiguilles de sapins. Il y avait dans l’air une douceur, comme au printemps. De temps en temps on entendait un coup de feu au loin. Et Douce, qui s’était tout d’abord inquiétée de la venue d’un chasseur, avait été rassurée par Noël :

— Cette sapinière est à nous. Papa seul a le droit d’y chasser. Il sait que je viens pêcher ici et il prendrait bien garde.

Tout en parlant, il préparait les lignes apportées le matin et déposées dans une cachette. Mais Douce n’avait pas envie de pêcher. Tout ce qu’elle avait vu et entendu la laissait étourdie, et elle n’apportait d’attention à rien.

— Tu tiens ta ligne comme une oie ! disait Noël en riant.

Il répétait ainsi les mots que Mlle Charmes avait l’habitude de dire à ses élèves maladroites. À peine si Douce riait. Elle était lasse, si lasse qu’elle quitta bientôt la pêche pour aller s’étendre, à quelques mètres, sous un sapin qui gardait à son pied un rond de terre sèche.

Et ce qui devait arriver arriva.

Noël, occupé à dégager sa ligne des herbes, n’entendit le pas de son père que lorsqu’il fut tout près de lui. Troublé par cette arrivée, il eut un regard inquiet vers sa camarade. Mais le père avait déjà vu :

— Qui est cette petite fille ? demanda-t-il.

— C’est la petite Lumière !

— Ah ! fit seulement le père.

Il ôta son fusil de l’épaule, le mit en sûreté et vint s’asseoir auprès de Noël. Il dit son inquiétude à cause de la pluie, et s’étonna que le garçon ne fût pas mouillé.

— Tu n’étais donc pas dehors, ce matin ?

— Non ! Je suis entré chez le père Lumière pour m’abriter. Douce était toute seule avec son chien. Nous avons joué, et, dès qu’il a fait beau, nous sommes venus ici !

— Mais tu n’avais rien emporté à manger ?

D’un léger signe de tête, le garçon désigna Douce :

— Elle a partagé avec moi !

Le père prit la ligne de la fillette ; mais son attention était ailleurs. À tout instant il se retournait pour regarder l’enfant. Elle dormait, ses bras minces repliés sous sa tête. On voyait sa lèvre inférieure qui s’écartait un peu, une lèvre pleine, ronde et rouge comme un petit fruit déjà mûr. Ses cheveux embroussaillés lui recouvraient le front et descendaient jusqu’à ses longues, trop longues paupières, dont les cils bruns faisaient une frange épaisse sur ses joues menues. Elle s’éveilla soudain, et son regard se posa sur le père de Noël qui lui fit un signe amical :

— Approche, petite Lumière !

Il rit, et la petite Lumière rit aussi en s’avançant. Puis, sa ligne posée, le père tira de sa poche des friandises qu’il partagea entre les deux enfants.

Le temps a passé vite. Le rideau gris du matin se tend de nouveau sous le ciel et le soleil s’efface. Et, tandis que le père range les lignes, Noël et Douce, courant et sautant, regagnent le verger où le chien les attend, dressé de toute sa hauteur contre la grille du potager.