Bernard Grasset (p. 198-224).
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XIII


En ce premier dimanche d’août, sur la lande roussie de l’île vendéenne, Christine se hâte vers le port où ne tardera pas d’entrer La Ville d’Auray, amenant pour plusieurs semaines les seuls êtres qu’elle aime vraiment, Jacques Hermont, son cher papa, et Douce Lumière dont la tendresse ne lui a jamais fait défaut. Elle marche si vite que Marie-Danièle, qui l’accompagne, la gronde un peu : à ce train là elles arriveront beaucoup trop tôt. Christine sera en nage, et d’attendre sur le quai, où l’air est si vif, elle risquera de prendre froid. Mais Christine tient tête : elles n’ont que le temps, elle en est sûre. Il leur reste encore beaucoup de chemin à faire. À son tour elle fait sa voix grondeuse :

— Aussi, quelle idée d’avoir pris par la lande et les plages, où les pieds s’enfoncent dans le sable, au lieu d’avoir gardé la route où la marche est facile et la distance plus courte.

Marie-Danièle ne se fâche pas de cette mauvaise humeur dont elle n’a pas l’habitude. Elle en rit au contraire. Pour calmer l’enfant, elle donne ses raisons : si elle a choisi ce chemin, c’est parce qu’elle sait bien qu’elles arriveront encore en avance. Elle trouve même qu’il est nécessaire de se reposer un peu sur ce beau rocher blanc que la mer découvre par moitié, comme pour offrir, à ceux qui passent, un siège uni, commode et tout lavé de frais. Christine grimpe sur le rocher, au lieu de s’y asseoir. Haussée de deux fois sa taille elle aperçoit au loin une chose noire qui touche le ciel autant que l’eau et qu’elle reconnaît pour la cheminée du bateau en route. Elle balance un peu, cette cheminée, elle disparaît et reparaît comme pour jouer à cache-cache avec l’enfant. Christine, pour mieux la voir, tient à deux mains ses cheveux que le vent soulève et lui rabat dans la figure. Parce que c’est dimanche, aucune barque n’est sortie du port. Au large, la mer est sans une voile pour arrêter le regard ; rien que cette chose noire qui grandit et vogue vers son lieu de repos. Christine, reprise d’impatience, descend de son rocher blanc, et supplie Marie-Danièle de repartir. Elles arrivent juste pour voir La Ville d’Auray se diriger vers la bouée rouge qui marque l’entrée du port. Ce qui n’était au loin, qu’une cheminée touchant le ciel et l’eau, est maintenant un gros bateau chargé de passagers, tous debouts sur le pont, cherchant à reconnaître un visage ami dans la foule groupée sur le môle.

Un cri sonore de sa sirène, un joyeux bonjour dirait-on, à ceux qui l’attendent, et La Ville d’Auray lourde, basse sur pied, oblique un peu, contourne la bouée et la voilà dans la passe. Elle trébuche en y entrant, roule d’un côté sur l’autre, se relève d’un coup, et droite et fière ainsi qu’un personnage de marque qui se sait attendu, elle avance lentement entre les barques de pêche qu’elle fait danser au passage. Et, soudain silencieuse, son hélice comme endormie, elle vient se ranger à quai, juste devant Christine dont les petites mains tremblent et dont le joli visage se déforme comme pour pleurer.

Sur la route qui la ramène au village, Christine, entre ses deux anges gardiens, parle et rit à en perdre le souffle. Jacques le corps penché, rit avec elle, n’entendant qu’elle, ne voyant qu’elle, et lui posant mille questions. Églantine se réjouit seulement de la musique gaie que fait à son oreille la voix de la fillette. Elle est tout occupée à reconnaître les choses dont parlait Jacques Hermont, lorsqu’il préparait sa fille à venir habiter l’île. Christine, alors, n’entendait que la voix un peu triste de son père. Têtue et boudeuse, elle n’apercevait, à travers toutes les beautés qu’il lui décrivait, que le chagrin d’être séparée de lui.

Églantine, au contraire, avait écouté attentivement. Cette île, située en plein océan, la rapprochait de Noël, lui semblait-il. N’allait-elle pas, comme lui, passer l’eau ? Et peut-être que cette île ressemblait à l’Algérie ? Aussi, tout en tenant la main de Christine, marche-t-elle la tête levée et les yeux à l’affût. Cette lande, si différente de tout ce qu’elle a vu jusqu’alors, la remplit d’étonnement. Ce sol, avec son tapis de joncs, — tapis sur lequel il ne fait pas bon marcher pieds nus, avait dit Jacques — d’où sort de loin en loin un arbre grêle, souvent tordu et toujours penché comme s’il cherchait un appui ; ces pierres énormes aux formes inattendues recouvertes d’une mousse dure, courte et jaune comme de l’or, elle les reconnaît et cherche leurs noms. Celle-ci, biscornue, trouée de partout, aussi volumineuse qu’une maison, et qui semble venir à elle portée par des êtres invisibles, n’est-ce pas la roche aux farfadets ? Et ce drôle de chemin qui se creuse et s’enfonce entre deux haies de jeunes tamaris dont les fines branches s’agitent comme de longues plumes vertes aux brins souples, n’est-ce pas le chemin d’où sort la Dame Blanche par les soirs de lune ? Et encore, ce petit bois arrêté au bord de la route, qui a l’air d’attendre quelqu’un, avec ses ormes groupés, chétifs, pas plus gros que le bras et qui pourtant semblent si vieux, n’est-ce pas là le bois d’amour ? Un tournant brusque, et voici les premières maisons du village où habite Christine. Ces maisons-là, Églantine n’en a jamais vu de pareilles, si blanches avec un toit si rose qu’elles font penser à des fleurs écloses le matin même. En les apercevant, à la descente du bateau, sa surprise avait été grande ; mais, prise tout entière par la joie de retrouver l’enfant, son attention ne s’y était pas arrêtée. Voici celle de Christine, qui ne diffère en rien des autres, à part ses contrevents, tout fraîchement peints d’un vert tendre, qui font paraître les murs plus blancs et les toits plus roses encore. Un beau mûrier lui donne l’ombre l’été et l’abrite, l’hiver, des mauvais vents.

L’intérieur est vaste, simple et propre. Dans la pièce commune : deux lits, deux armoires, un large buffet et une longue table se rangent contre les murs, comme pour laisser plus de place au chien Marsouin qui étale son grand corps au beau milieu, et tient autant de place qu’un homme. Églantine et Jacques doivent partager la deuxième pièce dont les lits sont séparés par un large paravent.

Habituée à ses nuits solitaires, Églantine, dans cette chambre à deux, ne peut s’endormir malgré la fatigue du voyage. Tout l’inquiète. Un léger vertige lui fait croire qu’elle est encore sur le pont de La Ville d’Auray. Et puis la lune n’en finit pas de quitter la fenêtre où elle s’encadre, pour regarder par-dessus le paravent. De plus, un bruit étrange se fait, au loin. On dirait une voix sourde et menaçante dont la colère grandit, en même temps qu’une force méchante cherche à démolir la terre en la frappant à grands coups. Pourtant ce n’est pas le vent qui détonne ainsi, Églantine ne peut s’y tromper. Bientôt, au dehors, des sabotements s’unissent à des appels. Il y a des courses rapides, comme si des gens se hâtaient pour conjurer un danger. Réellement inquiète, Églantine se lève et va vers la fenêtre pour savoir. Mais c’est Jacques qui la renseigne :

— La mer se fait dure, et il y a grande marée.

Elle voudrait bien en savoir davantage, cependant elle ne pose pas de questions, parce qu’elle entend Jacques se tourner contre le mur pour retrouver son sommeil interrompu. Elle-même s’endort enfin, les sabotements et les appels ayant cessé.

Au matin, elle retrouve Christine et son père debouts sur le mur de la petite terrasse. Levés depuis longtemps, ils regardent la mer, hier si calme et si brillante sous le soleil, aujourd’hui d’un vert si sombre sous le ciel gris ; sans les bandes d’écume qui se poursuivent et l’éclairent on pourrait la croire devenue noire. Jacques hoche la tête. Il craint du mauvais temps. Christine ne l’écoute pas. Sautée à bas de son mur, elle tire Églantine par la main :

— Viens, viens la voir sauter sur les rochers !

Et comme elle a déjà pris la manière de parler des gens d’ici, elle ajoute :

— Y a rien que j’aime tant !

D’instant en instant le vent grandissait. Et bien avant l’heure de midi, la tempête était sur l’île. Une tempête qui dura deux jours entiers. Deux jours pendant lesquels Églantine ne quitta pas le bord, se glissant et rampant le long des rochers, attirée partout où le flot battait le plus fort.

Pour l’instant, accoudée à une roche faisant partie d’une masse étagée à vingt mètres au-dessus de l’eau, elle regarde cette mer en furie qui se hausse comme pour escalader la masse et passer sur l’île. Elle rit de sa fureur. Elle rit de la voir reculer pour prendre son élan. Elle rit de la voir bondir, hurler, frapper et toujours se briser à moitié chemin. Elle a envie de lui crier, ainsi que le faisait Christine au vent de Paris : « Pas si fort, voyons, pas si fort ! »

Mais, très vite, son rire cesse. La main en abat-jour pour éviter l’embrun qui lui brûle les paupières, elle regarde se former un affreux bouillonnement au pied même des rochers. Dans le creux apparaissent des choses brunes qui se déplacent, et il lui semble voir des corps emmêlés luttant pour regagner la terre. Une terreur lui vient. Son imagination, qui s’était affaiblie à Paris où tout était toujours si précis, retrouve d’un coup toute sa vigueur. Elle pense à un navire du temps passé qui se serait englouti là, et dont les passagers, réveillés par la nouvelle tempête, reprendraient vie et chercheraient à se sauver malgré tout. La mer fait sa voix plus dure, plus haute et plus menaçante encore, comme si, par ses cris, ses hurlements et ses grondements de bêtes enragées, elle s’efforçait de faire taire les voix plaintives de ceux qu’elle garde dans ses profondeurs. Églantine écoute et regarde avec une attention extrême ; quelque chose va sûrement sortir de ce bouillonnement. Soudain deux vagues se dressent comme pour atteindre le ciel. Crochues toutes deux, l’écume aux dents, elles se font face et se frappent avec un bruit semblable à un coup de canon, puis, réunies, telles deux ennemies allant à leur propre perte, elles s’enfoncent et laissent à leur place un vide profond.

— Baissez-vous ! baissez-vous ! dit précipitamment un jeune garçon qu’Églantine aperçoit tout à coup accroupi auprès d’elle.

Il la saisit par sa robe et l’oblige à se courber ; mais elle ne le fait pas assez vite. Du vide profond monte une vague énorme qui grimpe les rochers, arrive sur elle et la jette rudement sur une roche basse et coupante qui menace de lui fendre la poitrine. Cette fois, Églantine a compris le danger. Elle sait que ce torrent écumeux va faire retour à l’instant même et la reprendre au passage pour la descente. Aveuglée, son front touchant terre, elle lance ses pieds autant que ses mains à la recherche d’un point d’appui. Ses pieds ne rencontrent que du sable, mais ses mains sont tout de suite crochetées par d’autres mains dont elle sent à ses doigts les ongles durs et solides comme des crochets de fer.

Et la vague, dans sa colère de ne pouvoir l’entraîner au gouffre, la couvre de sable et de cailloux, et redescend les rochers en sifflant comme une mauvaise bête.

Redressée et tirée vers une encoignure sans danger, Églantine reconnaît Raymond, le fils de Marie-Danièle. Il rit, quoique son visage soit affreusement décoloré ; mais il ne peut empêcher ses lèvres de trembler lorsqu’il dit :

— C’est à vous qu’elle en veut !

Trempé autant qu’Églantine, il se secoue comme un jeune chien, avant d’ajouter :

— J’étais là bien avant vous, et elle n’était pas si méchante.

Il rit en aidant Églantine à se débarrasser de tout ce qui s’est collé à sa robe mouillée. Il rit en voyant qu’elle a perdu dans la lutte une de ses sandales, et qu’elle garde son pied nu sous elle, ce qui rend son équilibre instable et lui donne l’air d’un grand oiseau s’essayant au repos. Et il rit plus fort encore en apercevant, au bas des rochers, la sandale que la mer tourne et retourne, comme si elle cherchait à reconnaître un objet lui appartenant et qu’on vient de lui rendre. Églantine, à l’encontre de Raymond, reste silencieuse. Pour la première fois elle a craint pour sa vie. Son cœur en reste tout désemparé et bat à torts et à travers. Et puis, la roche qui lui a meurtri la poitrine, l’a également blessée au front où elle ressent des élancements douloureux. Cependant, ainsi que son compagnon, elle ne peut s’empêcher de regarder encore les vagues lutter les unes contre les autres dans une bataille folle qui semble ne devoir jamais finir. Elle ne peut s’empêcher non plus de regarder à la dérobée le garçon, dont le visage intelligent et malicieux a retrouvé sa bonne mine. Et, à l’entendre rire de si bon cœur, elle retrouve elle-même sa bonne mine ; et son propre rire éclate enfin, clair et frais, lorsque Raymond tout joyeux dit sur le même ton que Christine :

— Y a rien que j’aime tant !

Les oreilles bouchées par le vent qui les poursuit et les transperce, ils quittent leur abri. Et, ruisselants, échevelés et rieurs, ainsi que deux enfants retour d’une escapade dangereuse, ils regagnent la maison où Christine et Jacques les reçoivent avec des exclamations bruyantes et variées qui éloignent pour un instant le bruit de la tempête.

Toute la nuit encore le vent hurla, tournant comme un fou autour de la maison, frappant à la porte et aux volets, courant sur le toit dont il faisait craquer les traverses, arrachant les tuiles roses et se glissant par les trous pour composer une musique de terreur et de folie. Églantine pense aux paroles de Raymond : « C’est à vous qu’elle en veut. » Peut-être que le vent lui en veut aussi, et que c’est contre elle qu’il hurle si fort. Son cœur se dérange de nouveau. Elle craint ces tuiles qui roulent et se brisent au-dessus de sa tête. Elle a peur de ces charpentes qui gémissent comme des êtres humains. Serait-elle donc la cause de cette tempête dont s’étonnent même les vieux marins en cette saison d’été ?

Écrasée par une lassitude de tout le corps, elle sommeille pendant les minutes d’accalmie ; mais son sommeil est trop faible pour chasser la peur qui veille et la trouble. Elle ne sait plus mettre les choses à leur place. Qu’est-ce donc que ces éclairs blancs, plus rapides que des flèches, se succédant sans relâche et coupant en deux la fenêtre toujours au même endroit ? Et cette lune, plus pâle que la mort, qui court d’un nuage à l’autre avec une rapidité incroyable, comme pour échapper au vent qui la menace de son grand souffle ? Réveillée par l’affreuse musique du toit, elle reprend conscience, et reconnaît les éclairs blancs du phare et les nuages déchiquetés roulant les uns sur les autres comme des vagues, et fuyant, tel un troupeau pris de panique. Elle voudrait se lever et sortir de la maison ; elle voudrait parler à Jacques ; mais elle comprend que Jacques dort profondément, sans aucun souci du vacarme qui l’entoure.

Le jour suivant, si la mer bruissait encore avec force, le vent s’était enfui, laissant à sa place une pluie drue qui mouillait l’île à fond, emplissant et faisant déborder ses ruisseaux qui se hâtaient de courir à la mer comme au refuge le plus sûr. Puis, brusquement, ce fut le beau temps. Dès lors, Églantine abandonna les rochers pour courir sur la lande, à travers les ajoncs, les fougères et les ronces. Elle retrouvait là tout ce qui avait fait sa joie de petite fille : des fondrières et des haies, des fossés à franchir et des buttes à escalader. Elle rentrait à la maison, les mains saignantes, les jambes couvertes d’éraflures et les pieds pleins d’épines que Christine arrachait patiemment de ses petites mains adroites. Elle refusait obstinément la compagnie de Raymond qui s’offrait à la guider par des chemins où l’on pouvait marcher sans se blesser. C’est que seule, dans ses courses à l’aventure, elle pouvait laisser courir sa pensée autant que ses jambes. Elle avait tout de suite imaginé que Noël était dans l’île, et qu’elle allait le rencontrer, ici ou là. Elle en arrivait, par instant, à croire réellement à cette présence. Une émotion arrêtait net sa marche et la laissait le cœur tout tremblant. « C’est bien Noël qui fait signe, là-bas ? Non, c’est une pierre de forme bizarre. Et cet homme au loin, dormant en plein soleil ? Non, c’est un petit arbre renversé par la tempête. »

Les jambes lourdes, elle s’étend alors, les mains jointes sous sa tête et les yeux fermés, afin que rien ne vienne la détourner de son rêve. Derrière ses paupières closes, tout se détruit et renaît. Son corps devient une plante de la sapinière de Bléroux, transplantée au milieu des mousses d’or et des ajoncs piquants. Dans le cœur de cette plante, une tige d’amour a poussé que des méchants ont brisé sans lui laisser le temps de s’épanouir, mais si cette tige ne doit jamais fleurir, elle garde toute sa sève et ne veut pas mourir. Puis, sous le chaud soleil qui la pénètre toute, Églantine retrouve sa forme ; et elle lui parle comme à un être séparé d’elle-même dont elle a grande pitié :

— Je te le dis, il faut te résigner à ne vivre que de cet amour brisé. Et comment pourrais-tu faire autrement ? Cet amour a poussé ses racines dans ton cœur trop jeune, trop tendre ; elles sont maintenant fortes et vivaces, et rien ne peut les déraciner. Et comment donc feraient d’autres racines pour s’insinuer dans ton cœur ? Celles-ci ont pris toute la place.

Reposée, Églantine reprend sa marche en se moquant de ses divagations et de ses élans vers tout ce qui lui paraît être Noël. Elle s’en inquiète même. N’est-ce pas là une folie commençante ? Elle ne s’inquiète pas moins de ces malaises subits qui précipitent les battements de son cœur, lui donnent des vertiges, lui serrent les tempes et semblent vouloir lui ouvrir les flancs. Cela non plus, n’est pas naturel. Elle essaye de se rassurer en mettant la faute sur l’air vif du large succédant à l’air vicié de Paris ; mais malgré cela elle cherche des signes de dérangement cérébral chez ses parents. Son père, le doux Marc, qui a préféré mourir plutôt que d’être séparé de sa femme ; le grand-père, qui par amour pour son fils n’a vécu que de haine pendant de si longues années ; elle-même, avec ses yeux trop grands, et ses cheveux rebelles, dont les épais bandeaux se soulèvent et s’écartent de ses tempes, ce qui lui donne, au dire de Jacques Hermont, l’air d’un oiseau peureux cherchant toujours à s’envoler sans jamais y parvenir ; ses cheveux au parfum mystérieux et indéfinissable dès que l’eau vient à les toucher. Oui, certainement, les Lumière étaient marqués de folie, comme les Barray étaient marqués d’avarice ; ceux-là, qui ne vivaient que pour la terre, semblaient en porter tout le poids sur leur tête, ce qui rapetissait leur front et y creusait des lignes verticales et profondes, toutes pareilles à celles qui se creusaient au front de leurs bœufs.

Attristée soudain, Églantine va et s’égare dans la lande où les petits arbres courbés s’en vont seuls, comme des maudits.

La première semaine écoulée, on ne vit plus Églantine courir par la lande ainsi qu’un mouton égaré. Elle marchait au contraire très posément, comme accompagnée d’un ami avec lequel elle s’entretenait. Cet ami, c’était Noël, que seule elle voyait et entendait. Elle ne s’inquiétait plus d’une folie possible. Elle s’en réjouissait plutôt, s’efforçant de vivre, comme d’une réalité, de tout ce que créait son imagination. À force de chercher Noël dans l’île, elle l’avait trouvé. Il lui était apparu soudainement à la tombée du jour, debout sur la plus haute pierre de l’endroit où elle avait été en danger. Ah ! comme elle avait couru à sa rencontre. Peut-être était-il là depuis longtemps déjà, il y était sûrement, lorsque la vague l’avait frappée, cherchant à la briser sur les rochers avant de l’engloutir. Les doigts solides auxquels s’étaient si fortement accrochés les siens, étaient certainement ceux de Noël lui portant secours. Comment un frêle garçon de treize ans aurait-il pu la maintenir avec tant de force contre cette eau bouillonnante dont la descente était aussi rapide qu’une pierre qui tombe. Et maintenant, dans la brise qui voltige en tous sens, elle entend parler Noël. Elle reconnaît sa voix affectueuse et tendre, cette voix qu’elle a tant cherchée et jamais retrouvée parmi tant de gens qui l’entouraient à Paris.

Il arrive que Noël la quitte pour quelques heures. Ne faut-il pas qu’il aille voir sa femme et ses enfants ?

Elle attend son retour, assise sur une large pierre tapissée de cette mousse jaune et dure qu’elle aime, sans comprendre la raison de sa couleur. Elle n’a plus peur de la mer ; elle l’a longuement regardée, et Jacques a parlé des lames de fond très dangereuses à certains endroits de la côte, surtout par gros temps. Elle voit maintenant la mer comme une créature intelligente et forte, belle et capricieuse, soumise seulement au vent doux qui vient de la terre et passe sur elle comme une caresse. Pour ce vent-là, seulement, elle la voit mettre sa robe bleue, brodée de blanc, dont les plis traînent sur le sable et sur les rochers. Elle la voit aussi tracer, pour de longues promenades, des chemins, des routes, des carrefours. Ces routes et ces chemins s’en vont vers des buts inconnus d’Églantine, mais qu’elle devine facilement. Noël, pour s’en aller, a sûrement pris ce sentier qui mène droit à ce grand bateau qu’on aperçoit au loin, et dont la fumée s’allonge et reste à la traîne, comme ennuyée de suivre. Un désir subit vient à Églantine de rejoindre ce bateau qui emporte Noël à son foyer. Elle voudrait tant connaître ce foyer. Comment sont les enfants de Noël ? Comment est sa femme ? Très belle, sans doute, et aussi très bonne. Elle ne ressent aucune jalousie contre celle qui a pris sa place. Son amour à elle est si vaste et si profond qu’elle est heureuse de penser qu’une femme belle et bonne peut rendre heureux Noël.

À son tour elle s’engage dans le sentier de traverse. Accompagnée du vent doux et soutenue par la mer, elle marche longtemps sur ce chemin d’eau, le regard fixé sur la fumée qui peu à peu devient un mince nuage parmi d’autres nuages. Lasse enfin, elle s’assied à un carrefour. Des milliers et des milliers de petites étoiles d’argent scintillent autour d’elle, tandis qu’un peu plus loin d’énormes barres d’or se rapprochent en se balançant sous la nappe d’un bleu vert.

Le soleil, las aussi, sans doute, d’un trop long parcours, descend pour se reposer. Comme il descend vite ! On dirait qu’il court au-devant de la nuit. Voici déjà qu’il touche la mer, juste au bout de cette belle route qu’il fait miroiter. Et tout de suite il entre dans l’eau pour le bain du soir. Et lentement, très lentement il se laisse glisser dans les profondeurs qu’il éclaire de quelques rayons ; puis, sans hâte, il éteint sa lampe et s’endort.

Ah ! si Églantine ne craignait pas d’inquiéter Christine et Jacques, comme elle irait dormir auprès de lui, bien étendue sur les herbes du fond, ces herbes couleur de bronze poli qui se balancent d’un mouvement doux et lent.

Mais voici que les routes s’effacent, et que montent, d’en bas, des bois sombres dont la cime effleure la surface de l’eau. La mer a ôté sa robe bleue. Elle frissonne en mettant sa robe couleur d’ardoise tandis que le vent léger regagne la terre.

De retour en même temps que lui, Églantine, assise sur son rocher au tapis jaune, écoute un murmure qui vient du large. Ce murmure qui semble bercer et endormir les vagues, elle le connaît bien et s’en réjouit. C’est la mer qui vient lui parler, comme chaque soir, à l’heure de la veillée. Elle lui parle du soleil clair et du vent doux qui s’en sont allés loin d’elle, et qui, peut-être, mettront longtemps à revenir. Elle parle du passage dans la nuit de grands bateaux dont le falot a l’air d’une étoile en voyage traçant son chemin pour le retour. Elle parle aussi de la lune, triste et pâle, qui vient se mirer dans l’eau avec l’espoir d’augmenter son éclat. Et surtout elle dit la joie silencieuse des amants qui profitent de l’heure tardive pour s’éloigner du rivage dans une toute petite barque, et voguent sous le ciel serein, sans souci de l’air qui fraîchit ni des méchants qui les guettent.

À la mer, qui lui dit tant de choses, Églantine peut parler de son pays.

— Dans notre sapinière, les chemins étaient à peine tracés, et cependant nous les suivions dans l’obscurité sans jamais nous tromper.

Elle dit la beauté d’un verger fleuri où dort, près de la barrière d’entrée, un ami qui fût toujours fidèle, et qui mourut pour la sauver. Elle parle aussi de son étang :

— Il était tout petit, pas plus grand que cette crique qui est à mes pieds. Nous en faisions le tour à la nage, des fois et des fois, sans que l’envie d’un plus grand nous soit jamais venue. Il se trouvait juste au milieu de la sapinière. Les arbres qui l’entouraient étaient forts et droits ; tous se tenaient proches les uns des autres ainsi que des frères, et ils nous protégeaient autant du soleil que de la pluie.

Églantine dit bien d’autres choses encore.

Certain soir elle reste si tard sur son rocher que Christine et Jacques Hermont se mettent à sa recherche et unissent leurs voix pour l’appeler dans la nuit devenue noire.

Reculez, reculez encore, jardin de souffrance ! Et vous, âme désolée, cessez de gémir ! La miséricorde est sur vous ! Églantine Lumière a trouvé une amie. Une grande amie qui berce et console, et à laquelle elle peut parler de Bléroux sans se lasser. Elle en parle à lèvres fermées, et cependant elle est sûre que les mots sortent de sa bouche ; elle les voit et elle les entend ; ils s’envolent, tantôt douloureux et lents comme l’appel de certains oiseaux de mer perdus dans le brouillard, tantôt vifs comme des mouettes qui s’élancent dans l’air pur en criant de joie.

Leurs vacances finies, Églantine et Jacques Hermont devaient quitter l’île ensemble, ainsi qu’ils y étaient venus, mais à l’instant du départ Christine avait montré un chagrin si violent, qu’Églantine, dont la présence à Paris n’était pas indispensable, avait décidé de rester quelque temps encore auprès d’elle. Il lui fallut bien alors abandonner ses rochers pour partager les jeux de l’enfant. Elle passe presque tout son temps dans le petit village où Christine retrouve des camarades qui lui font oublier l’absence de son père. La vue ne s’étend guère dans ce port encaissé entre de hautes roches, et dont l’étroit goulet est bizarrement disposé. Mais Églantine se plaît auprès des pêcheurs qui goudronnent leur barque ou raccommodent leurs filets. Des femmes sont là aussi, qu’elle écoute parler. Elle partage la joie de celles dont le mari vient de rentrer, mais surtout elle partage plus encore le tourment de celles dont le mari, au loin, pourrait ne pas revenir. Et puis, ces pêcheurs, au visage hardi et intelligent, ont des conversations pleines d’imprévu, et savent des histoires pleines d’intérêt. L’un d’eux, Bénoni, vieux marin de tout bateau comme de toute mer, parce qu’il voit Églantine attentive à ses paroles, n’a jamais fini de raconter. Il chante aussi ; mais le plus souvent, il chante une mélopée qu’il entrecoupe de longs silences, et qui semble faite à la mesure de sa voix comme à la mesure de ses gestes. Églantine l’accompagne en sourdine :


    Là une s’en va
       Ça ira
    Là deux revient
       Ça va bien
    La jolie une
    La jolie deux.


Lorsque les pêcheurs sont absents, Églantine s’efforce de jouer avec les enfants. Elle a pris en amitié le petit Tralala, ainsi que le nomme Christine. C’est un joli enfant de sept ans, menu de corps et de visage, qui vient de perdre sa maman, et qu’on voit chaque matin pleurer à chaudes larmes, juché sur la quille d’un vieux bateau renversé. Ce vieux bateau, avec sa chaîne rouillée, ses planches vermoulues et décolorées, semble la carcasse d’un grand poisson échoué sur les galets, attendant on ne sait quelle résurrection qui lui permettrait de regagner la mer. L’enfant, las de pleurer, joue au cheval sur la quille rongée. Et soudain, sans un sourire, sans regarder personne, il chante à tue-tête :


        Tralala-la-la
        Tralala-la-la


À travers les distractions qu’elle s’impose, Églantine continue cependant sa vie mystérieuse. À l’heure du bain, après avoir aidé Christine, elle se retrouve seule avec Noël. Sa nage, qui étonne les marins, lui donne, tout comme dans l’étang, l’air d’un bel oiseau souple glissant avec lenteur d’une vague à l’autre. Elle s’éloigne considérablement de la côte malgré les recommandations des pêcheurs. Autour d’elle les mouettes plongent en criant, comme si elles avaient peur de se noyer. Elle sait que le danger dont on la menace n’existe pas pour elle, puisque Noël est là. Et puis, pour elle la mer se fait tiède et lisse à l’aller comme au retour.

Le dimanche Christine entraîne Églantine à la messe « où elle voit, sans les voir », dit-elle, les anges du paradis. La fillette prie avec une ferveur qui attire l’attention de ses voisines. Elle prie pour le repos de cette jolie maman dont elle garde le souvenir ; elle prie pour son père qu’elle aime si profondément, et dont les lettres journalières disent le regret de ne plus être auprès de son enfant. Églantine ne prie pas ; elle accompagne seulement tout bas les hymnes chantés, mais elle se tait et baisse le front lorsque les jeunes filles, de leurs voix fraîches, entonnent le beau cantique :


        Élève-toi, mon âme, à Dieu


Sa voix pourrait s’élever vers Dieu. Mais son âme, elle l’a donnée avec son amour à Noël ; et cet amour est si grand qu’il lui cache Dieu et les beaux anges de son paradis.

Le retour de la messe se fait en silence. Églantine et l’enfant, serrées l’une contre l’autre sur le chemin, sont plus séparées que si elles marchaient aux deux extrémités de la lande, chacune d’elle parlant en secret à un être aimé que personne ne voit. Un peu avant l’heure du coucher, assise sur le petit mur blanc, Églantine s’applique à écouter la fillette qui parle de son père, seul dans la grande ville et n’ayant, pour compagnons de veille, que les acacias défleuris et les marronniers aux feuilles déjà sèches.