Douce Lumière/12
XII
Auprès de la fragile petite fille qu’est Christine, il y a maintenant deux anges gardiens, ainsi qu’elle-même a dénommé Églantine et son père. L’organiste ne quitte l’enfant qu’à ses heures de travail, et Églantine lui donne tous les soins qui peuvent lui faire recouvrer la santé qu’elle a perdue par la faute de sa mère. Entre ces trois êtres, à défaut de gaieté, l’entente est parfaite. Christine rend à Églantine une tendresse toute pareille à celle qu’elle en reçoit. Et Jacques Hermont a pour sa voisine une amitié confiante et sans réserve. Il n’avait pas mis longtemps à deviner que cette jeune fille, triste et secrète, était, ainsi que lui-même, marquée d’une peine d’amour. Il n’avait en rien provoqué ses confidences, et les siennes avaient été courtes.
Le jour où Tensia leur avait annoncé son départ pour l’étranger avec une troupe de comédiens, il avait seulement dit :
« Son cœur n’est pas mauvais, mais elle n’aime rien de ce qui est simple. »
Ce jour de départ, qui datait de plusieurs années déjà, Églantine s’en souvenait comme d’hier. Tensia avait dit et fait mille folies. L’harmonium avait résonné sous ses doigts pour des airs de danse endiablés. Puis, malgré le temps froid et contre la volonté de son mari, elle avait enlevé la robe de laine de la petite Christine pour lui en mettre une de mousseline brodée qui la laissait presque nue. Et, l’enfant dans les bras, elle avait ri sans mesure et dansé sans retenue, en chantant son refrain habituel :
Versez, versez jusqu’à l’ivresse
dans la coupe du plaisir.
Arrêtée subitement au milieu d’un tournoiement
fou, elle avait déposé la petite
dans les bras de son père tout en disant :
« Mon pauvre Jacques, je suis désolée de te
faire souffrir. » Et elle s’était échappée,
comme on s’enfuit.
Jacques avait tout de suite échangé la robe de mousseline pour celle de laine, mais il était trop tard, l’enfant avait pris froid. Elle était restée longtemps très malade, et, depuis, les soins les plus suivis lui étaient nécessaires. De plus, son petit corps se développait mal, son épaule droite avait une déviation qui creusait encore sa frêle poitrine, déjà si creuse.
Ce soir, tandis qu’elle dort dans la pièce à côté, Églantine et Jacques parlent du prochain retour de Tensia. La nouvelle leur en est venue ce matin même. Tensia, qui ignore l’état maladif de son enfant, parle longuement d’étoffes merveilleuses rapportées spécialement pour elle et qui vont la vêtir comme une petite princesse. Pour elle-même, elle parle d’un très beau cheval, comme on en voit peu à Paris, et qui la promènera chaque jour dans les allées du bois de Boulogne.
Jacques Hermont relit tout haut la lettre. Sa voix a perdu son calme ordinaire. Il précipite les phrases ou coupe les mots par moitié. La lettre lue, il étale sous la lampe une grande carte sur laquelle il suit d’un doigt nerveux les villes étrangères où les acteurs se sont arrêtés. Et, pour finir, en riant un peu, il frappe du plat de sa longue main l’emplacement de l’Algérie et dit :
— C’est de là qu’elle rentre.
Il parle de ces pays lointains qu’il connaît pour la plupart, ayant passé une partie de sa jeunesse au côté de son père qui faisait alors ces mêmes tournées comme musicien, et qui, étant veuf, n’avait jamais voulu se séparer de son enfant. Il parle comme un homme un peu ivre, sautant d’un fait à l’autre, et s’embrouillant dans les dates autant que dans le nom des villes. Mais Églantine cesse bientôt de l’entendre. Elle regarde cette main dont les doigts repliés frappent impatiemment la carte. Ces doigts d’organiste, presque cornés du bout, font sur le papier glacé un bruit dur qu’elle voudrait faire cesser. Cette main, qui s’ouvre et se ferme, lui paraît être un nouvel obstacle entre elle et Noël. Elle voudrait consulter longuement la carte et tâcher de découvrir l’endroit où il a bien pu se fixer, mais la main est toujours là, ainsi qu’une menace. Excédée, elle fait un geste pour la repousser, tandis que de ses yeux deux larmes s’évadent et se répandent. À ce geste, l’animation de Jacques s’éteint. Il cesse de parler et replie la carte qu’il va ranger dans le tiroir d’où il l’a tirée. Quand il revient, Églantine a le front appuyé sur la table. Il voit sa nuque trop mince courbée par le chagrin. Il voit ce corps qui s’abandonne. Il entend le son brisé des sanglots que l’on refoule. Et, pris d’une pitié intense pour cette jeune fille dont il surprend le mal profond, il lui entoure l’épaule, ainsi qu’il le ferait pour une sœur chérie ; et, penchée sur elle, très près de son oreille, il murmure :
— N’ayez pas honte de pleurer.
Il se relève en ajoutant :
— Ah ! si nos larmes pouvaient emporter l’amertume de notre cœur.
Déjà Églantine essuie ses yeux. Elle essaye de sourire à Jacques avant de dire :
— C’est que moi, je suis tellement plus riche d’amertume que de larmes !
Jacques Hermont lui rend son sourire. Et, comme malgré lui, lorsqu’elle va le quitter après le bonsoir habituel, il la retient, et la regarde un long moment au visage.
Étendue dans son lit, où le sommeil refuse de venir, Églantine, pour la première fois, a une révolte contre Noël. Est-ce que ce mal qui lui déchiquetait le cœur et lui taraudait l’âme n’allait pas prendre fin ? Est-ce que ce regard ami qui s’était appuyé sur elle ce soir ainsi que la caresse affectueuse des longues mains, n’allaient pas emporter sa peine plus sûrement que des larmes ? Non. Elle le savait, son tourment ne finirait jamais. Depuis plus de dix ans que la séparation avait eu lieu, sa peine restait intacte. Devant cette certitude, sa pensée quitta la France et passa la mer pour faire ce reproche :
— Ah ! Noël, qu’as-tu fait ?
Sans Noël, un autre serait venu à elle, un être simple et pauvre qui l’eût aimée et lui eût donné des enfants. Que lui fallait-il pour être heureuse ? Un chien, un verger, une vieille maison proche d’une sapinière toute bruissante dans le vent et tout en or dans le soleil. Sans doute, de par le monde il ne devait pas manquer d’hommes faits sur le modèle de Louis Pied Bot et Jacques Hermont ; mais il avait fallu que ce fut Noël qui vînt. Noël qui était entré dans sa maison par escalade, comme un voleur, et qui, lui ayant tout pris, l’avait quittée sur un mensonge qu’il ne s’était pas même donné la peine de découvrir et s’en était allé par-delà les mers sans souci aucun du chagrin d’une jeune fille qu’il disait aimer.
— Ah ! Noël qu’as-tu fait ?
Et, redevenue craintive devant ce mal dont elle ne peut guérir, Églantine retourne à son jardin de souffrance, où, parmi les allées sombres et tortueuses, elle reste à errer sans fin.
Tensia ne devait jamais plus danser ni rire dans le logement de son mari. Le jour même de son retour à Paris elle s’était tuée en tombant de cheval dans une allée du Bois.
Églantine et Jacques se sont approchés ensemble du lit de parade sur lequel elle était exposée, vêtue d’une robe tissée d’argent et d’or, et chaussée de fins souliers brillants. Elle gardait une rageuse audace dans ses yeux ouverts et à peine ternis. Sur ce visage si beau il n’y avait aucune douceur, mais dans les traits, tendus vers on ne savait quoi, il y avait un tel désir de vivre, que l’idée vint à Églantine que tout n’était pas fini. Pour s’en assurer elle toucha la main raidie. Tout aussitôt un courant de glace lui monta jusqu’à l’épaule. Ce fut comme si Tensia, impatientée, lui disait : « Mais si ! Vous voyez bien que tout est fini. » Elle recula, ne pouvant supporter ce regard fixe qui semblait un reproche à tout vivant de l’avoir laissée mourir.
La blessure à la tête, qui avait eu raison d’elle, était dissimulée par une sorte de casque, formant couronne, d’où sortaient ses magnifiques boucles brunes cachant en partie ses joues délicates. Ah ! comme il devait l’aimer, celui qui l’avait parée ainsi. Et dans le silence de cette chambre, Églantine, malgré elle, cherchait une autre présence.
Le visage de Jacques marquait plus d’étonnement que de chagrin. Il pouvait soutenir, lui, ce regard fixe et mécontent. Mais, était-ce bien là Tensia ? La Tensia rieuse et frivole au cœur joli, malgré son insouciance et l’amour exagéré de sa beauté ? Non, c’était une jeune femme, très belle certes, mais dure et avide, qui avait dû prendre pour elle seule tout ce qui pouvait donner de la joie aux autres, et n’avait permis à personne d’entraver le moindre de ses caprices. Longtemps, il regarda cette forme rigide sous ses habits de reine. Il se pencha même sur les pieds, aussi brillants que la tête, et, se relevant, il fit de la main un signe d’adieu à cette idole d’or et d’argent. Dehors seulement il dit à Églantine :
— Là où elle va, puisse-t-elle retrouver tout ce qui faisait son bonheur ici !
Par quel invisible messager, la petite Christine fut-elle avertie de la chute mortelle de sa mère ? À l’heure même de cette chute, elle s’était dressée de son lit, pleurant et criant que sa maman ne reviendrait plus jamais, jamais. À la longue, elle s’était calmée mais le lendemain, alors qu’elle semblait avoir oublié son mauvais rêve, elle avait posé des questions si précises, et si au-dessus de ses dix ans, qu’il avait bien fallu lui dire la vérité. Elle n’avait montré aucune surprise. Seule, sa petite figure s’était flétrie et comme vieillie lorsqu’elle avait dit à son père : « Je savais bien que maman était morte. Je l’ai vue tomber de son beau cheval tandis que je dormais. »
Arrivé l’un des premiers à l’église de la Madeleine, pour la messe de l’enterrement, Jacques s’assied sur le banc le plus reculé. Il ne s’intéresse guère à l’entrée des jeunes femmes et des jeunes hommes qui se pressent comme au théâtre afin d’être au premier rang. Pourtant ce n’est pas son chagrin qui le rend indifférent à ce qui se passe autour de lui. Il n’en a pas, lui semble-t-il. Ces cierges, qui brûlent par centaines et illuminent l’église tout entière, ces larmes d’argent tombant sur du drap noir et couvrant les murs du haut en bas, ce n’est pas pour Tensia. C’est pour cette magnifique créature victime d’un accident, pour celle-là seulement, que cette foule élégante avait sans doute aimée autant qu’admirée. Quant à lui, il n’était là que pour entendre Églantine qui devait venir chanter le Dies Irae, accompagnée par un musicien inconnu, un riche étranger, disait-on, qui avait suivi la troupe d’acteurs et était venu lui-même supplier Églantine de donner cette marque d’amitié à celle qui n’était plus.
Jacques Hermont entend les premiers chants sans y apporter grande attention. Il les a si souvent accompagnés lui-même ! Que ce soient chants de douleur ou chants de triomphe, à la longue cela devient un métier que l’on fait sans y penser. Il ne sait pourquoi, aujourd’hui, il a si grande hâte d’entendre la voix d’Églantine. Il la connaît à fond pourtant. Mais il se souvient du Miserere. Il en garde le son dans l’oreille, et retrouve la surprise et l’émotion qui l’ont bouleversé alors. À entendre cette voix ici, dans cette grande église, il lui semble qu’il ne sentira plus ce poids qui lui écrase la poitrine, ni ces chocs qui heurtent ses tempes avec tant de violence. Soudain il s’inquiète de l’heure. Comme elle tarde, Églantine ! Encore quelques minutes, et ce sera le Dies Irae. Pourvu que rien ne l’empêche de venir. Il la revoit telle qu’il l’a vue ce matin, silencieuse et pâle, et le regard si lointain qu’il en paraissait égaré. Avait-elle donc, ainsi que lui-même, passé une de ces abominables nuits qui vident votre cerveau et vous ôtent le goût de vivre ? Pourvu qu’elle ne soit pas malade, pourvu qu’elle vienne !
Elle est venue, et, dès les premières strophes, il y a des chuchotements dans l’église. Des têtes se tournent, des gens se lèvent, comme à la recherche d’une chose qui les surprend.
Maintenant elle va, cette voix sonore et pure. Elle avance par des chemins tracés depuis toujours. Elle monte sans faiblesse ni recul vers un lieu inconnu des vivants et d’où les morts ne sont jamais revenus. Jacques Hermont la suit, comme s’il l’entendait pour la première fois. Il la suit avec une attention ardente, et dans ses modulations il entend distinctement les paroles de repentir qu’elle adresse à un juge redoutable en ce « jour de crainte et de détresse ».
« Coupable je gémis, la rougeur couvre mon front. »
Elle va, elle va toujours, cette voix si belle et si forte. Au Lacrymosa, elle s’élève encore, et sa plainte s’étend comme si elle voulait recouvrir le monde. Puis, suppliante et vibrante, dans le brusque silence des orgues elle lance comme un cri d’angoisse :
Pie Jesus Domine
Dona eis requiem.
Jacques Hermont en frémit de tout son
être. Ce cri de supplication miséricordieuse,
il ne l’a jamais entendu ainsi. Ce cri, il voudrait
le pousser lui-même vers un Dieu
d’amour et de bonté, implorant le repos
éternel pour cette morte qui est là, et qu’il
reconnaît enfin pour celle qui fut sa femme.
Par deux fois Églantine Lumière a jeté son appel de miséricorde. Cet appel, c’est celui qu’elle cultive en secret pour sa propre peine. Aujourd’hui la plante mystérieuse a donné sa fleur, une fleur de douleur et de regret qu’elle offre à Tensia, en signe du parfait amour de Jacques et du pardon de Christine.
Malgré les soins les plus assidus, Christine reste frêle et sans force. À travers sa faiblesse et les mauvais jours de fièvre, elle garde cependant son gentil caractère, et, ainsi qu’Églantine, on pourrait l’appeler Douce. Mais, à l’encontre d’Églantine enfant, elle n’aime pas le jeu. Elle évite même de parler, et refuse nettement d’apprendre à lire et à écrire. Elle dit : « Je n’ai pas besoin d’apprendre, puisque vous autres vous savez. » Elle montre une parfaite indifférence pour tout ce qui n’est pas nécessaire dans l’instant. Et à trop s’occuper d’elle on l’ennuie. Sans être très gaie, elle donne de la gaieté aux autres par ses réparties malicieuses et souvent moqueuses. Ce soir, parce que son père lui reproche de ne pas dormir malgré l’heure avancée, elle répond :
— Si tu veux que je dorme, va changer la lune de place ! Je ne peux pas dormir quand elle me regarde.
Tout comme son joli visage retient le regard, ce qu’elle dit retient l’attention.
Parce que la déviation de son épaule s’accentue, ses deux anges gardiens se voient obligés de se séparer d’elle, les médecins ayant ordonné un long séjour à la mer dans l’espoir d’une complète guérison. Tous deux sans se le dire appréhendent cette séparation. Ils ne verront plus la fillette assise ou étendue sur le balcon qui domine le patronage, ils ne la verront plus rire à cœur joie aux disputes des gamins, ou se moquer de leur maladresse. Ils ne l’entendront plus plaindre les acacias et les marronniers, lorsque, dépouillés et malmenés par le vent d’hiver, ils se courbent et se tordent comme le feraient des êtres de misère attachés par le pied. Et ses deux menottes qu’elle levait si haut pour supplier : « Pas si fort ! Monsieur grand vent, pas si fort ! »
Pour l’accoutumer, autant qu’eux-mêmes, à la séparation, Jacques lui parle de Marie-Danièle, une parente éloignée, habitant une petite île de la Vendée où il a passé sa première enfance. Il lui parle des qualités affectueuses de sa parente chez laquelle elle va demeurer. Il lui vante la beauté et l’étrangeté de l’île où elle n’aura pas le temps de s’ennuyer, la mer étant comme une personne agissante et bruyante qui apporte chaque jour du nouveau. Et, comme Christine reste boudeuse, il la menace de la Dame Blanche qui erre autour des villages par les soirs de haute lune. Il la menace même de la fée Gargourite, qui court sur la lande à la recherche des enfants boudeurs, et les emporte dans son trou d’eau où ils deviennent des poissons si méchants et si laids que les pêcheurs qui les prennent dans leurs filets les rejettent à la mer, personne ne voulant les acheter sur le marché. Christine rit à la fin, et pose alors mille questions sur la Dame Blanche et la fée Gargourite.
Au jour du départ les deux anges gardiens sont avec l’enfant sur le balcon. Tandis qu’elle fait ses adieux aux arbres qui ont retrouvé leur jolie robe de printemps, elle leur parle comme à des amis que l’on quitte malgré soi. Elle les prévient que son absence sera longue, et dit son regret de partir. À les voir se balancer mollement vers elle, on dirait qu’ils comprennent son adieu et le lui rendent. Elle agite une dernière fois ses mains, et ils se penchent un peu plus sous le vent léger que le doux mois de mai embaume et réchauffe.
Jacques Hermont, depuis la mort de Tensia, s’il n’a pas perdu sa santé, a perdu le peu de gaieté qui lui restait. Ce n’est pas la Tensia du lit de parade qu’il regrette. Celle-là s’est vite effacée de sa mémoire. C’est l’autre, celle qui est partie un jour, dansant, riant et chantant, et qui ne reviendra plus jamais, jamais, ainsi que l’a dit Christine.
Maintenant surtout que l’enfant n’est plus là pour éclairer les heures sombres, il se laisse aller tout entier à sa peine, et même à son ressentiment. Ce ressentiment devient parfois si violent qu’il ne peut le cacher. Il répète, à l’adresse de Tensia, et sans rien y changer, le reproche d’hier et des jours passés :
« Pourquoi n’a-t-elle pas suivi le droit chemin ? Être aimée de son mari et de son enfant, que faut-il de plus à une femme ? » Et, comme s’il venait de soulever un poids trop lourd pour sa force, il s’assied et revient à cet état morne et comme assommé, plus pénible à supporter pour Églantine que ses reproches et ses accès de colère.
À l’inverse de lui, Églantine continue de souffrir en silence. Jamais encore elle n’a laissé échapper un mot de son secret. Il lui est même impossible de parler de son pays ; et s’il lui arrive de vouloir le faire, les mots refluent comme des oiseaux nés en cage et que l’espace épouvante. Son silence peut durer des jours entiers. C’est alors au tour de Jacques de s’apitoyer. Ce matin à regarder cette bouche si durement close, il n’a pu s’empêcher de dire :
— Ayez pitié de vous-même, Églantine ! Dites seulement un mot de votre peine, afin que les larmes vous apportent un peu de soulagement.
Mais elle a levé sur lui des yeux d’une supplication telle, que c’est à lui que les larmes sont venues, et qu’il s’est éloigné, l’âme bouleversée de pitié.
Dans les moments plus calmes, Églantine s’efforce de rire en parlant de leur mutuelle douleur qu’elle réunit et compare. Celle de Jacques, dit-elle, peut s’échapper par quelques fissures de son cœur, alors que sur le sien quelqu’un a mis un si lourd couvercle que, malgré son désir, elle n’a jamais pu le soulever.
Dans le même temps Mlle Charmes vint augmenter l’ennui d’Églantine au lieu de l’apaiser, ainsi qu’elle en avait l’intention. Tout d’abord sa lettre parlait longuement du mois de mai toujours si beau à Bléroux. Elle parlait plus longuement encore de la vie si simple, si unie et si heureuse de Marguerite et de Louis Pied Bot, et enfin elle parlait de l’Algérie où dans le ménage de Noël venait de naître un troisième enfant. Elle citait même ces mots reçus de là-bas : « Si je savais qu’Églantine Lumière ait elle-même des enfants, je crois que je pourrais être heureux. » Tout de suite après venaient les conseils : Ne pas se confiner dans le regret d’une chose qui ne peut pas être. Est-ce que tout ne recommençait pas ? Elle disait à peu près les mêmes choses que Jacques : « Que faut-il à une femme ? un mari qui la protège, des enfants qui réclament toutes ses forces et toute sa tendresse. Cette Églantine, qu’elle aimait et connaissait bien, possédait justement les qualités qui peuvent apporter le bonheur au foyer. De plus elle touchait à la trentaine, et le temps passait pour elle comme pour tout le monde. Peut-être n’avait-elle pas à chercher bien loin, pour trouver celui qui pouvait lui faire oublier le passé. Enfin elle l’engageait vivement à méditer ce passage composé à son intention :
« Sur votre cheminée il y a un beau vase qui vous plaît infiniment et dont vous prenez un soin extrême. Un jour, sans que vous sachiez comment cela s’est fait, il glisse de vos mains et se brise. Désolée, vous ramassez les morceaux que vous essayez de raccorder, comme si par le fait de votre seule volonté tout allait se réparer. Mais très vite vous vous apercevez que de ce beau vase il ne reste plus que des débris informes. Et malgré votre répugnance pour ne plus voir sa place vide, il vous faut bien le remplacer par un autre. »
Après des adieux affectueux, Mlle Charmes donnait encore cet avertissement :
— Croyez-moi, Douce Lumière, faites attention au temps qui passe.
En lisant cela Églantine eut un rire bizarre. Est-ce que vraiment le temps passait pour elle comme pour tout le monde ? Depuis qu’elle était à Paris, à part son changement de métier, aucun événement n’avait marqué dans sa vie. Les mois avaient succédé aux mois sans qu’elle y prît garde en effet. Et voici qu’elle allait avoir trente ans, mais serait-elle plus vieille à trente ans qu’à dix-huit ? Elle ne le croyait pas. Et puis, qu’est-ce que cela pouvait faire ? Noël n’était-il pas à jamais perdu pour elle ?
Regarder autour de soi, pas très loin, pour trouver celui qui peut donner l’oubli ? Ah ! oui, il y a l’homme aux poches pleines de livres qui vient s’asseoir auprès d’elle, dans le jardin du Luxembourg. Cet homme-là, jeune encore, a un visage de bonté et des yeux pleins de rêve. Il y a aussi le mécanicien, aux traits fins et à l’air timide, qui lui parle de ses inventions et lui montre des dessins compliqués, tout en disant qu’il serait heureux d’être marié à une femme qui comprendrait ses efforts et l’aiderait de toute sa tendresse. Auprès de ces deux-là il lui était arrivé de se dire qu’un mariage sans amour pourrait peut-être lui donner tout de même une vie paisible et agréable. Mais, lorsqu’ils parlent, c’est la voix de Noël qu’elle cherche dans la leur. C’est le regard de Noël qu’elle cherche dans leurs yeux. Il en avait été de même pour d’autres, déjà, qui s’étaient approchés d’elle. Ah ! que tous ces hommes étaient loin. Elle avait même oublié leurs visages, comme elle oublierait, dans peu de temps, elle en était certaine, celui de l’homme aux livres et celui du mécanicien. Elle les évoque, dans l’instant, parce qu’ils lui sont sympathiques, mais à leur place se présente le souvenir très précis d’un jeune garçon au visage frais comme la fleur de pommier que le vent semait sur sa tête et sur ses épaules. Cela ramène son rire bizarre et, tout en froissant avec un peu d’agacement la lettre, elle dit à Jacques qui la regarde :
— Elle est drôle, Mlle Charmes, avec son vase brisé. Elle qui sait tant de choses, ne sait-elle pas que certains vases précieux ne peuvent se remplacer ?
Privés de la petite Christine, Églantine et Jacques se trouvaient privés de leur seule distraction, et rien d’autre n’avait le pouvoir de les éloigner de leur peine.
Depuis que la lettre de Mlle Charmes avait éteint la toute petite lueur d’espoir qui brillait pour elle de l’autre côté de la mer, Églantine ne sortait plus guère de son jardin de souffrance où elle recommençait à cultiver le goût du néant. Et les yeux las et les joues creuses de Jacques Hermont disaient toute sa détresse et son manque de courage pour s’en évader.
Par pitié l’un pour l’autre, dans l’espoir d’oublier un peu, ils en vinrent à se mêler à des fêtes où la gaieté s’exaltait jusqu’à la folie ; mais dans la joie des autres, leur peine montait comme une fumée noire et embrumait tout.
N’étant pas libres le dimanche, ils sortent de Paris pendant les jours de semaine. Ils vont par la campagne, tantôt unis comme un couple heureux, tantôt séparés par un écart qui fait dire aux gens rencontrés : « En voilà deux qui ne sont plus d’accord. » Leur ennui est tel que cela ne les fait même pas sourire. Dans l’été naissant, ils s’attardent sur les routes. Le soleil les quitte pour aller se coucher dans d’épais nuages qui gardent, de loin en loin, comme des croisées ouvertes dans le ciel. La nuit qui vient les rend craintifs. Ils aimeraient ne pas rentrer dans le logement où n’est plus Christine. Ils voudraient rester loin du bruit et de la foule. Lentement, très lentement ils regagnent la gare, où toujours un train les attend, et les ramène à toute allure vers la foule et le bruit.
Rentrés chez eux, attablés sans appétit devant quelques restes, ils reprennent la conversation de la veille. Jacques parle de Christine qui doit s’ennuyer loin d’eux comme ils s’ennuient loin d’elle. Il parle de cette île, en plein océan, où il a conduit Tensia pour le temps de sa lune de miel. Et, comme à un appel, les regrets accourent qui rendent plus amer que le fiel, le pain et le vin du repas.
La table desservie, assis à même le balcon ainsi que le faisait Christine, ils se taisent, comme lorsqu’ils l’écoutaient parler aux arbres. Dans l’air qui fraîchit une paix vient à eux. Les bruits de la ville commencent de s’assourdir. Aucun moineau ne pépie dans les branches, et les hirondelles ont cessé de voler. Seules les chauve-souris passent rapides au-dessus de leur tête, et parfois si près de leur front qu’ils craignent pour leurs yeux. De grands papillons de nuit les frôlent, attirés eux aussi par la lampe basse qui veille au fond de la pièce. Et, venant de la gouttière, un chat — pas toujours le même — se glisse à pas doux entre les barreaux du balcon et quémande une caresse avant de se coucher à leurs pieds. À cause du bruissement continu des arbres d’en bas, ils sont comme dans une forêt où ne viendraient à eux que des bêtes libres et inoffensives.
Face au nord, ils suivent des yeux la ligne claire de l’horizon qui contourne lentement la ville et remonte vers l’est. Encore quelques heures et le jour renaîtra. Et dans le silence qui augmente, Églantine et Jacques, immobiles et proches l’un de l’autre au point de se toucher, s’oublient mutuellement et s’enfoncent dans l’espace, à la poursuite de leurs rêves douloureux.