Double Histoire — Histoire d’un fait divers/Histoire d’un fait divers

Pour les autres éditions de ce texte, voir Histoire d’un fait divers.

Librairie de L. Hachette et Cie (p. 125-229).

HISTOIRE D’UN FAIT DIVERS

(NOUVELLE)

Par un assez beau jour de février 1863, dans l’omnibus de Batignolles au Jardin des Plantes, qui roulait en ce moment le long de la rue Saint-Honoré, se trouvait une jeune femme, en proie à une préoccupation marquée. C’est d’elle seule que nous nous occuperons, au détriment des autres voyageurs, bien que chacun d’eux aussi, laid ou beau, riche ou pauvre, nature choisie ou vulgaire, porte en lui l’histoire secrète de ses vues particulières, de ses souffrances et de ses désirs. C’est elle d’ailleurs qui attire le plus l’attention, par ces harmonies où se plaît le regard. Elle porte une robe de laine grise, ruchée de taffetas noir, et s’enveloppe avec grâce dans un bournous de drap noir, dont l’entrebâillement laisse apercevoir la riche agrafe de sa ceinture, et des lignes exquises : son chapeau de velours noir, orné en dessous d’un cordon de volubilis bleus, encadre une chevelure blonde et la plus charmante figure. Pureté, sensibilité, douceur, telles sont, au premier abord, les idéalités écrites sur le visage de la jeune femme, en ces caractères universels dont tout œil reçoit le sens. Son front n’est pas très-haut, mais ouvert et bombé ; ses yeux ne sont pas très-grands, mais d’une profondeur extrême ; des yeux gris, voilés par de longues paupières, où toutes les impressions semblent plus mouvantes, où tous les contrastes semblent s’unir. On compare les yeux bleus à l’azur céleste ; moins monotones, les yeux gris rappellent la mer, changeante, mystérieuse, étincelante. Et que la mer ne soit pas humiliée d’une telle comparaison ; si grande qu’elle soit, un regard humain est plus vaste encore. En la résumant, il l’agrandit, et bégaye le mot de ses mystères.

Obstinément attachés sur la vitre de l’omnibus, les yeux de la jeune femme révélaient une inquiétude, un doute. Évidemment des questions contradictoires s’agitaient en elle. De temps en temps les ailes du nez frémissaient un peu ; ses lèvres roses et bien dessinées, tantôt s’avançaient pour former une moue légère, comme si elle se disait : non ; tantôt se serraient dans une attention pleine d’anxiété. Que pouvait-elle considérer ainsi ? Ce n’était pas un objet fixe, puisque ses yeux restaient attachés sur la même vitre et que l’omnibus roulait toujours.

Peut-être cette contemplation était-elle intérieure ? et la jolie voyageuse s’enfonçait-elle dans une de ces recherches pendant lesquelles nous fixons notre vue pour ne pas voir ? — Non, son regard voyait ; même il s’efforçait de mieux saisir, et puis, toute distinguée que fût cette aimable figure, elle n’avait rien qui annonçât le travail de la pensée. Dans ces contours pleins et arrondis, sous ce teint d’une blancheur transparente, sous ce front sans plis, à je ne sais quelle empreinte déposée par les habitudes frivoles qui remplissent d’ordinaire la vie des femmes, on reconnaissait l’absence de soucis intellectuels. Toutefois, de ce minutieux examen ressortait une autre révélation : sous les yeux, au coin de ces lèvres, si roses et si fraîches pourtant, çà et là, de légers sillons affirmaient que cette jolie créature n’avait pas été respectée par la souffrance.

L’objet que la jeune femme contemplait avec une ardeur de plus en plus vive, à mesure qu’une certitude semblait l’envahir, c’était l’image de l’omnibus, réfléchie dans les glaces des boutiques, avec les voyageurs de ce côté de l’impériale, dont les figures et l’attitude s’y trouvaient reproduites assez nettement.

Une ressemblance l’avait frappée ; et d’abord, elle s’était dit : « Ce ne peut être lui. » Mais chaque fois que l’omnibus passait devant une devanture plus haute et plus claire, elle s’écriait en elle-même : « C’est lui ! c’est bien lui ! »

« Oui, c’est bien son front bas, son épais sourcil, ses yeux vifs, qui regardent avec impatience à droite et à gauche, son pied petit et bien chaussé, qu’il met toujours en avant. Ce geste saccadé ! oui, c’est bien cela ! Il serre son cigare entre ses lèvres, qui disparaissent, et son menton se plisse, comme lorsqu’il songe ou travaille. C’est lui ! et voici bien le pantalon rayé qu’il a mis ce matin, et son cache-nez à bandes violettes. Mais comment n’est-il pas à Saint-Germain ?

« Il paraissait pressé de partir et avait seulement une commission à faire dans le quartier. On ne va pas à Saint-Germain par le Jardin des Plantes. Il avait donc changé d’idée, ou plutôt il avait menti, sans doute. Et alors, où allait-il ? »

Sans les glaces, qui étaient fermées, car l’air était froid, cet homme, en descendant, vers la rue de la Monnaie, eût aperçu le brusque mouvement de la jeune femme, quand elle se pencha pour le mieux voir. Complétement certaine alors de ne s’être pas trompée, elle rougit, le suivit des yeux, et tout à coup se souleva comme pour descendre ; mais, pendant son indécision, l’omnibus roulait toujours, et la rue de la Monnaie était déjà loin. Elle prit alors son parti, s’enfonça plus profondément sur son siége, croisa son manteau, baissa ses beaux yeux avec tristesse, et, cette fois, se mit à songer profondément.

Place Saint-Victor, elle descendit, pénétra dans une maison neuve et alla sonner à la porte d’un appartement où son entrée fut accueillie par les acclamations joyeuses d’une autre jeune femme.

« Emmy ! À la bonne heure ! tu es charmante ! Je me disais : On ne la voit plus ! Enfin, te voilà ! »

Et bientôt les deux amies se trouvèrent assises sur une causeuse, en face d’un feu de coke, dans un petit salon. Débarrassée de son manteau et de son chapeau, Emmy était encore plus jolie.

On n’aurait pu refuser la même épithète à sa compagne ; mais ceci eût prouvé que le sens d’un mot peut varier à l’infini, selon l’objet auquel il s’applique. Victorine Levert est une de ces petites femmes brunes, blanches et fluettes, aux traits délicats et réguliers, que vous avez si souvent rencontrées, un peu partout. Elle a de grands yeux, mais ils semblent vides, car la pensée n’y est pas et l’émotion ne s’y peint jamais. L’ovale de son visage est très-allongé ; ses lèvres sont fines et molles. Elle est mise avec goût, et sa taille menue se prête à des enjolivements un peu surchargés. C’est pour elle que semble avoir été faite l’expression : une petite femme… nous ajouterons fort bien, si vous voulez, réservant pour Emmy le nom de charmante.

Celle-ci, quoique peu développée, a de l’intérieur ; on peut chercher en elle, et, qui mieux est, trouver. Tout en causant avec son amie, elle songe à la rencontre qui l’a tant préoccupée, et sa rêverie devient si visible que Victorine s’écrie :

« Mais qu’as-tu donc ? On dirait que tu es tourmentée de quelque chose. Ta petite fille n’est pas malade ?

— Je ne serais pas ici, répond Emmy.

— Qui donc alors ? ton père ? ta mère ?

— Ils vont bien, je pense. En te quittant, je me rendrai chez eux, comme à l’ordinaire.

— Et ton mari ?

— … Il m’a dit qu’il allait passer la journée à Saint-Germain.

— Ah ! c’est cela, tu es mécontente qu’il ne t’ait pas emmenée.

— Non, vraiment, c’est si ennuyeux une bâtisse ! Gervais n’en bouge pas, et je n’ai que la vue lointaine de la forêt.

— Est-ce que tu en es encore à pleurer quand ton mari te laisse seule ? »

Emmy baissa la tête, et d’un accent doux et mélancolique :

« Non, à présent je suis plus raisonnable ; il faut bien se résigner. Mais il y a pourtant des choses que je trouverais difficiles à accepter… Oh ! pour cela, non, dit-elle vivement, comme se parlant à elle-même.

— Dis-moi ce que c’est, voyons, demanda Victorine, émue de curiosité.

— Mais… ce n’est rien peut-être. Pourtant, ça me paraît louche et me tourmente… beaucoup. Figure-toi… mais tu me promets de n’en pas parler ?

— Par exemple, pour qui me prends-tu ? Est-ce que je ne suis pas ta confidente, ta meilleure amie ?

— Il y avait près d’une heure que Gervais était parti, ma chère, quand j’ai pris l’omnibus, Chaussée-d’Antin. Y était-il déjà ? Non, sans doute, car il m’aurait vue. Il est sans doute monté sur le boulevard, un peu plus loin ; je ne lui avais point dit que je viendrais te voir. Enfin, je l’ai bien reconnu rue Saint-Honoré, sur l’impériale, en jetant les yeux sur les glaces d’un magasin. Puis il est descendu rue de Rivoli, et a pris par la rue de la Monnaie. Pourquoi m’a-t-il dit qu’il allait à Saint-Germain ? »

Victorine pinça les lèvres et remua la tête de haut en bas :

« Eh bien, c’est gentil. Ma chère, il fallait le suivre.

— Je n’ai pas osé.

— Tu étais dans ton droit. Ton mari te trompe, c’est clair. Ma foi, j’aurais voulu connaître ma rivale, au moins voir la maison où il entrait. Tu as manqué là une occasion !…

— J’y ai bien songé ; mais s’il s’était retourné, et s’il m’avait vue ?…

— Tu lui aurais dit : « Je vous suis, monsieur. N’est-ce pas le devoir d’une femme ? »

— Ma chère, tu ne sais pas combien il est vif et emporté ?

— Le fait est qu’il a l’air dur. Oh ! moi, je te l’ai dit, tout franchement, quand j’ai bien vu que la lune de miel était passée, M. Talmant ne m’a jamais convenu pour toi. Il est trop brun, trop sec, trop. enfin, c’est un homme qui ne me va pas du tout ; je ne sais pas pourquoi tes parents se sont tant pressés de te marier. Il était riche, c’est vrai ; Mais tu aurais pu trouver autant de fortune avec un meilleur caractère. Ah ! à ce propos : je ne m’étais pas trompée. Ce pauvre M. Martel est amoureux fou de toi, ma chère ; il me l’a avoué, autant vaut dire. Il ne fait que parler de toi. Ne t’a-t-il pas fait visite ?

— Il est déjà venu deux fois, dit Emmy en souriant. C’est pour parler à mon mari, mais il arrive toujours avant ou après l’heure, et Gervais est sorti.

— Alors, tu le reçois ?

— Que veux-tu que je fasse ? Il me demande. Ces provinciaux, on ne sait comment…

— Et que te dit-il ?

— Oh ! nous parlons de Paris, et puis… de sa province. Mon Dieu, la conversation traîne un peu ; cependant il ne peut pas se décider à partir.

— Je le crois bien, un provincial et un amoureux ! C’est égal, il est très-aimable. En voilà un, tiens, qui t’aurait rendue heureuse. Un si brave garçon ! Et plus riche que M. Talmant.

— Oh ! ne parle pas ainsi, dit Emmy confuse ; ce n’est pas bien. Gervais est mon mari, et je ne dois pas même penser que j’aurais pu en aimer un autre.

— Tu as raison, c’est aussi ce que je dirais s’il s’agissait de Jules et de moi. Mais pourtant, si ton mari te trompe, ma foi… ce n’est pas bien.

— Je n’en suis pas sûre.

— Dame, ça y ressemble. Quel dommage que tu ne l’aies pas suivi ! »

Elle revint tant et si bien là-dessus, ainsi que sur les perfections de M. Martel, qu’Emmy emporta ces deux idées mêlées dans sa tête, comme si elles eussent été liées par d’étroits rapports.

Tandis que cette jeune femme se rendait à pied, lentement, de la place Saint-Victor à la rue Saint-Denis, elle repassait en elle toute sa vie antérieure, depuis l’enfance jusqu’à présent, depuis son désir de l’oiseau bleu jusqu’à ce vide qu’elle éprouvait au cœur aujourd’hui. Elle n’avait pas dix-huit ans quand on l’avait mariée. Son prétendu ne lui plaisait pas d’abord. Il avait plus de trente ans et l’intimidait beaucoup avec ses yeux perçants et sa barbe noire. Elle n’avait pas encore désiré de se marier. Mais M. et Mme Denjot, le père et la mère d’Emmy, faisaient sans cesse l’éloge de M. Talmant. Il avait offert des cadeaux superbes ; puis elle songeait aux splendeurs de la noce, au plaisir d’être mariée avant toutes ses jeunes amies, qui l’enviaient, de porter des bijoux et de beaux châles, d’être appelée madame et d’avoir un salon à elle, où elle recevrait du monde ; enfin d’être maîtresse en tant de choses où il lui fallait toujours consulter sa mère et lui obéir.

À l’église, elle avait prié de tout son cœur et s’était sentie émue ; elle avait alors pris la résolution d’aimer son mari et de surmonter la crainte qu’il lui inspirait. Il l’aimait tant alors ! Il était si complaisant et si bon pour elle, que, décidément, elle l’avait aimé tout à fait et s’était donnée à lui de toute son âme. Pendant près d’une année ils avaient été heureux ; mais, depuis la naissance de Paulette, Gervais n’était plus le même. Il fuyait la maison de plus en plus ; il était devenu sévère, grondeur, emporté. Loin de prévenir, comme autrefois, les désirs de sa femme, il ne lui accordait qu’avec peine ce dont elle avait besoin. Plus de ces adorations, de ces enthousiasmes qui, d’abord, l’avaient étonnée, qu’elle avait acceptés ensuite, et qui, enfin, lui étaient devenus nécessaires, puisqu’elle n’avait rien à faire en ce monde qu’aimer son mari. Elle avait donc pleuré, gémi de sa solitude ; elle s’était trouvée malheureuse.

Souvent, elle prenait sa fille dans ses bras et l’embrassait à l’importuner ; souvent, la contemplant avec amour, elle cherchait dans cette petite âme la tendresse intelligente qui donne autant qu’elle reçoit ; mais elle ne parvenait qu’à fatiguer et ennuyer l’enfant. L’enfant avait tout à recevoir et rien à donner. Emmy n’avait donc pour consolation que le dévouement ; mais, à vingt et un ans, presque enfant elle-même encore, elle ne trouvait pas que ce fût assez.

Cependant, ne pouvant mieux, elle s’était efforcée de se distraire. Elle avait plus fréquemment visité ses amies et sa mère. Celle-ci lui avait assuré que l’amour ne dure jamais qu’un temps, et qu’ensuite il suffit au bonheur d’une jeune femme d’être bien mise, d’avoir une maison convenable, de faire des visites, de recevoir ses parents et d’aller chez eux. Le père ajoutait que, puisque M. Talmant était agent d’affaires, il était bon qu’il sortît et vît du monde, et qu’il fallait songer à la dot de Paulette, qui serait bonne à marier dans quinze ou seize ans.

Emmy s’était donc résignée, et comme endormie, dans sa vie uniforme de petits soins journaliers. Mais l’aventure de ce jour, cette rencontre de son mari, venait de tout remuer en elle, et c’était un tumulte de réclamations passionnées, de colères, d’indignations, qu’elle ne pouvait apaiser. Si Gervais la trompait !… S’il avait une maîtresse !… Oh ! pourtant, c’était trop indigne ! elle ne pouvait pas accepter cela. Elle, à son âge, délaissée, méprisée ainsi ! Elle était digne d’être aimée cependant, et à la place de Gervais, bien d’autres… C’est alors qu’elle revoyait le regard de M. Martel, ce regard timide et brillant, tout chargé d’amour, et c’était lui que dans sa pensée elle prenait à témoin de l’injustice qui lui était faite. Il lui semblait le seul à qui elle pût s’en fier pour la sentir profondément, aussi profondément qu’elle-même. Jusque-là, elle n’avait fait que sourire, par vanité, de la passion de ce jeune homme. Il devenait tout à coup son ami, presque son protecteur.

La nature humaine est une. Affirmation trop naïve, si elle n’était nécessaire, en face des différences extrêmes que l’on veut établir. On aura beau prêcher deux morales pour l’homme et la femme, il se produira toujours dans la conscience ce double fait : que toute injure inspire le désir d’une revanche ; qu’une rupture du contrat par l’un des contractants a pour effet de délier l’autre — du moins quant à ce qu’il doit à celui-là.

Emmy, qui n’était point raisonneuse, n’entra pas dans ces réflexions ; mais elle pouvait n’en glisser que mieux sur la pente où elle se trouvait, quitte à s’éveiller plus tard à quelque rude choc et à mesurer d’en bas la hauteur de sa chute. Elle en était à se rappeler le prénom de M. Martel, Olivier, qu’on avait prononcé devant elle une fois. Elle trouvait ce nom-là tout à fait poétique et doux, lorsqu’à l’entrée de la maison paternelle elle s’éveilla en se disant : « Mais, après tout, Gervais aura peut-être songé à quelque affaire de l’autre côté de l’eau, et il aura renoncé à son voyage de Saint-Germain. S’il en est ainsi, nous l’aurons à dîner ce soir, chez ma mère, et mon imagination et celle de Victorine auront travaillé pour rien, heureusement. »

M. et Mme Denjot, les parents d’Emmy, tenaient depuis vingt-cinq ans une boutique de mercerie dans la rue Saint-Denis, à la hauteur de la rue du Petit-Lion. Contents d’une belle fortune qu’ils avaient amassée, ils fermaient tous les dimanches à midi précis et consacraient le reste de la journée à recevoir leur fille et leurs amis. Depuis longtemps, la jeune femme venait seule à ce rendez-vous de famille. Elle y trouva Paulette, que la bonne avait amenée, et deux ou trois vieux amis ; mais Gervais n’y était pas et ne parut point de toute la soirée. On fit après le dîner une promenade sur les boulevards ; puis on prit des sirops dans un café. La soirée était belle ; on voyait la foule se presser à la porte des théâtres illuminés.

« Il ne me mène plus au spectacle, se dit Emmy ; c’est qu’il y mène une autre, sans doute. » Elle étouffait de chagrin, de colère et de dépit, et se promit d’éclaircir à tout prix ses soupçons.

M. Talmant rentra dans la nuit et ne parla ni le lendemain, ni les jours suivants, qu’il ne fût point allé à Saint-Germain. Emmy était froide et boudeuse ; il ne s’en aperçut même pas.

M. Martel vint plusieurs fois pendant cette semaine pour parler à M. Talmant. Et, bien que celui-ci ne reçût qu’à deux heures de l’après-midi, c’était toujours à une heure qu’arrivait M. Martel.

« Après son déjeuner, vous trouverez toujours M. Talmant au café du Helder, » avait dit Emmy. Mais le jeune homme sans doute n’avait pas entendu, et cet avis n’avait pas été répété. Il restait, presque suppliant, parlant peu d’abord et couvrant son embarras par des taquineries à Paulette, à laquelle il apportait chaque fois un sac de bonbons. C’était Emmy qui était obligée de soutenir la conversation, et, pendant qu’elle parlait, M. Martel la contemplait avec tant d’adoration, qu’à son tour elle se sentait confuse et intimidée. Peu à peu, il s’animait, et bientôt parlait avec charme.

Quand il n’était plus là, en songeant à lui, Emmy se sentait doucement émue, et se disait : « On entend la voix de son cœur dans tout ce qu’il dit. Comme il est sensible et bon ! »

Simplement, c’est qu’il aimait, et que la présence d’Emmy surexcitait tout ce qu’il y avait en lui de sentiment. Sa mère, qui le trouvait un peu égoïste, comme les enfants le sont presque tous, eût été surprise de l’entendre parler avec tant de sensibilité. Il racontait aussi ses voyages, et il n’avait rien trouvé dans le monde qui valût l’amour. Ce n’est pas qu’il osât prononcer ce mot ; mais la pensée n’en était pas moins exprimée et revenait à chaque instant.

Toutes ces réticences fort claires, le langage de ses yeux, bien plus expressif que des paroles, plus persuasif surtout, cela était plus dangereux pour Emmy que des aveux ; elle n’avait point à y répondre ; elle ne pouvait s’en fâcher. M. Martel l’occupa tant qu’elle s’en effraya. Emmy était faible, ou croyait l’être ; on ne lui avait jamais appris du moins qu’elle dût chercher sa force en elle-même. Jetant autour d’elle des regards éperdus, elle ne voyait que son mari qui lui fût un appui naturel et sûr. Mais, s’il l’avait abandonnée ? S’il la trompait ?…

Le dimanche suivant, elle se tint prête, et peu d’instants après que son mari fut sorti, elle descendit de son appartement, situé rue Taitbout, au premier étage, et, se rendant à la station la plus proche, elle prit une voiture : « Rue de Rivoli, en face de la rue de la Monnaie, » dit-elle au cocher.

Là, elle le fit stationner près d’un magasin et attendit. L’impatience et la crainte l’agitaient. S’il avait pris un autre chemin ?

Bientôt, cependant, elle vit M. Talmant descendre de l’omnibus comme la première fois et enfiler la rue de la Monnaie. Alors, d’une main tremblante, glissant cinq francs dans la main du cocher, la jeune femme désigna son mari et ordonna de le suivre.

M. Talmant prit par le Pont-Neuf. Il marchait à grands pas sans tourner la tête, comme un homme préoccupé de son but. Rue Dauphine, il s’arrêta tout à coup devant une boutique de mercerie et modes, à demi fermée, où il entra.

« À présent, ma petite dame, que faut-il faire ? » demanda le cocher en se penchant vers Emmy d’un air familier et protecteur.

Elle le pria d’arrêter un peu plus loin, puis, le renvoyant, elle se dirigea vers la mercerie. Elle était toute pâle sous son voile baissé, tremblante, et ses mains crispées serraient avec force son manchon sur sa poitrine. Cependant, elle était résolue à s’éclairer.

Sur la vitre de la porte, en lettres dorées, était écrit : Mme Léocadie Bodin. Emmy, entrant, demanda un chapeau.

Il n’y avait là que deux jeunes filles qui s’apprêtaient à sortir, et que l’arrivée d’une cliente sembla contrarier un peu. Cette contrariété s’accrut quand les exigences de la jeune femme parurent difficiles à satisfaire, et la plus âgée des demoiselles déclara bientôt nettement que ce que demandait madame ne se faisait pas ici.

« Mais, répliqua Emmy, cela se peut faire, et Mme Bodin s’en acquitterait à merveille. On m’a recommandé votre magasin ; je tiens à m’arranger avec vous. Ne puis-je parler à Mme Bodin ? »

Car elle avait bien vu que ni l’une ni l’autre de ces fillettes n’était la femme qu’elle cherchait.

« Madame est occupée, dit la première demoiselle en regardant la plus petite ; je ne crois pas qu’on puisse la déranger.

— Elle n’est pas dans sa chambre, dit l’enfant. Elle est encore là. Vous pouvez lui demander. »

Son regard indiquait une porte à droite, au fond, où la première demoiselle se décida enfin à aller frapper. À sa timide question, jetée à travers la porte entre-bâillée, une voix impérieuse répondit : « J’y vais. »

Des instants longs pour Emmy s’écoulèrent. Elle couvait la porte du regard ; son cœur battait. On entendait causer, mais les intonations arrivaient confuses. Enfin, apparut une femme, une femme brune, belle, richement parée, qui se présenta d’un air de reine, et, saluant Emmy légèrement, lui demanda ce qu’elle voulait.

Son prétexte, Emmy ne se le rappelait plus ; elle balbutia une réponse équivoque. Cette femme lui faisait mal à voir. Elle avait des cheveux d’un noir admirable et la peau d’une blancheur extrême, de grands yeux noirs bien fendus, le sourcil beau ; son front, bas et peu large, était bien modelé ; le nez droit, un peu trop pointu peut-être, les lèvres charnues et bien dessinées, le menton fort et le bas du visage plein ; une taille abondante, mais ferme et gracieuse ; des bras à demi-nus, d’une beauté parfaite ; dans la physionomie quelque chose de hardi, de spirituel et de nonchalant ; le regard plein d’éclairs endormis ; une Athénienne, augmentée d’une grisette, avec l’accent de Paris.

En la regardant, le doux cœur d’Emmy se gonflait de haine. Plus cette femme lui semblait belle, plus elle la trouvait haïssable. Et quelque chose lui disait que cette beauté-là devait bien plus charmer M. Talmant que sa délicate beauté à elle, Emmy.

La demoiselle de magasin, prenant la parole, avait expliqué ce que demandait l’étrangère, et Mme Bodin, en femme entendue, proposait diverses combinaisons. Mais, en vérité, la nouvelle cliente était trop irrésolue ou trop distraite. Elle répondait à peine, songeant : « Il est là ! Mais comment le voir ? Vais-je partir sans une certitude ? »

Elle cherchait un expédient, quand l’objet de sa préoccupation vint de lui-même, impatient ou flâneur, se présenter dans le cadre de la porte restée ouverte. En l’apercevant, Emmy releva son voile.

« Gervais ! s’écria-t-elle ; quoi, vous êtes ici ? »

Un moment, il resta frappé de stupeur ; puis il s’avança.

« Mais oui, dit-il, un de mes clients désire acheter le magasin de madame, et j’étais venu…

— Un dimanche ! reprit-elle ; et voilà comment vous allez à Saint-Germain ? »

Elle s’arrêta et sentit les forces lui manquer sous le regard plein de fureur que lui jeta son mari.

« Voilà une drôle de scène ! s’écriait Mme Bodin. Qu’est-ce que c’est que cette petite dame ?

— Venez ! » dit brutalement M. Talmant en prenant le bras de sa femme.

Et il l’entraîna hors du magasin. Quand ils furent dehors :

« Ainsi vous me surveillez, vous m’espionnez ? Je ne vous croyais pas de cette force. Ah ! vous voilà toute tremblante à présent ! Ce que c’est que de faire des choses pour lesquelles on n’est pas né ! Ma chère, il faut rester occupée de votre fille et de vos chiffons, à moins que vous ne teniez absolument à être malheureuse… »

Il fit signe à un cocher qui passait à vide.

« Avec moi, je vous en préviens, ça ne vous manquera pas, si vous n’êtes pas raisonnable.

— C’est ainsi, dit-elle, que vous me parlez, quand…

— Montez, reprit-il durement, en ouvrant la porte de la voiture ; montez donc. »

Il la poussa dans l’intérieur, ferma la porte sur elle, donna l’adresse de sa maison et rentra chez la modiste.

Le trouble, la stupéfaction, le chagrin d’Emmy étaient à leur comble. La froide colère de son mari l’épouvantait et brisait d’un seul coup tout son plan d’attaque. Eh quoi ! il ne cherchait pas même à nier, à s’excuser ! De droit, il n’en était nullement question ; mais seulement de force, de pouvoir ! Eh bien, que pouvait-elle contre lui ? Rien. — Et lui, que pouvait-il contre elle ? Tout.

Il la tenait dans sa main tout entière ; il pouvait à son gré la faire souffrir. D’un mot, par cela seul qu’il s’en tenait à son droit légal vis-à-vis d’elle, rejetant ainsi les palliatifs que l’opinion et les mœurs ont apportés aux lois, il anéantissait toute réclamation, coupait court à tout reproche. Serments violés, confiance trahie, bonheur perdu, tout cela n’était rien, ne comptait pas. Ni droit, ni justice, ni pitié. Sa volonté seule. Il ne restait plus à Emmy qu’à se faire pardonner sa faute, la faute qu’elle avait commise de découvrir la trahison et de protester contre elle.

Maintenant, elle regrettait amèrement sa démarche. Sa situation vis-à-vis de son mari venait de changer profondément. Il y avait une heure, elle n’avait que des doutes et l’aimait encore. À présent, elle ne pouvait que le maudire, presque le haïr… Dans quelle situation, à vingt ans, il la jetait ! Un veuvage éternel ! Toute la vie à passer ainsi, sans amour, sans joie, sous le joug de cet homme qui ne l’aime plus et qui — elle le pressent — se vengera sur elle de ses propres fautes.

Elle arriva chez elle pâle, défaite, éperdue. Mme Denjot, venue pour chercher Paulette, et qui mettait la dernière main à la toilette de la petite, en voyant sa fille, jeta un cri.

« Qu’as-tu ? bon Dieu ! qu’y a-t-il ? »

Emmy, trop émue pour se contenir, au milieu d’un torrent de larmes dit son malheur.

Certes, si contre l’instinct de la jeune fille ce mariage s’était fait, une moitié au moins de la responsabilité en revenait à Mme Denjot. Affolée de ce gendre, qu’elle trouvait un homme superbe, et qui l’avait séduite par ses attentions, c’est elle qui avait pris à tâche de vaincre les répugnances confuses d’Emmy. Elle avait employé pour cela toute l’influence que possède une mère sur l’esprit d’une fille de dix-huit ans, et cependant que savait-elle de cet homme ? Il avait deux cent mille francs, une agence accréditée, une famille recommandable, voilà tout. De plus, il était plein de déférence pour Mme Denjot, la menait au spectacle et lui offrait des bouquets. Il paraissait fortement épris d’Emmy. Sur tout cela, Mme Denjot n’avait point eu de paix que sa fille n’eût dit oui, et le père Denjot, fier de la position de son gendre, le jour du mariage se frottait les mains.

Cependant, au récit d’Emmy, Mme Denjot éclata en lamentations et en invectives. « Gervais était un scélérat ! Comme il l’avait trompée ! Oh ! les hommes ! Si l’on pouvait se fier à aucun être de cette espèce-là !… Depuis longtemps, elle voyait bien qu’il n’était plus le même. Il ne venait plus chez eux. C’est à peine à présent s’il daignait dire bonjour à sa belle-mère, quand il la rencontrait ; il ne l’embrassait plus et l’appelait Madame, comme si elle ne lui était de rien. Un homme autrefois si attentionné ! si insinuant ! » Elle tourna ensuite sa fureur contre ces coquines qui débauchent les hommes mariés. Est-ce pour mieux repousser une solidarité compromettante ? ou servilité d’opinion ? ou plutôt lâcheté instinctive de notre pauvre nature, qui préfère s’en prendre au moins fort ? Toujours est-il qu’en pareil cas c’est contre la femme surtout, ou même contre elle seule, que s’exerce la colère des femmes. « On devrait couper le cou à ces créatures-là ! dit en terminant son réquisitoire Mme Denjot. Ah ! si je la tenais ! Mais laisse-moi faire, ma fille ; il faudra bien que je trouve moyen de te rendre ton bonheur. »

Cela semblait à Emmy n’être plus possible. Elle s’efforça de dissuader sa mère de parler à Gervais. Elle savait le peu de considération que ses parents inspiraient à son mari. Et puis, si cet amour, que trop jeune et trop naïve elle avait cru éternel, le souvenir de tant d’heures, si intimes et si vraies, tout le bonheur qu’il avait reçu d’elle, et tant de confiance, et leur enfant, si tout cela pour lui n’était plus rien, que pouvaient des remontrances ?

D’ailleurs, elle sentait qu’à présent c’était fini, qu’elle n’aurait plus de confiance en son mari. À vingt ans, l’âme a trop de vigueur et d’innocence pour savoir tolérer et pardonner. « Maintenant, se disait-elle, je serai toujours malheureuse ! » Et elle pensait ensuite avec terreur combien ce serait long, jeune comme elle était.

Emmy passa le reste du jour, rue Saint-Denis, chez ses parents, dont les récriminations augmentaient sa peine, au lieu de la consoler. À force de rêver à l’aventure du matin, elle se rappela qu’elle avait déjà vu quelque part cette Léocadie, et finit par retrouver dans sa mémoire la scène, l’époque et le lieu. C’était dans les bois de Meudon, il y avait plus d’un an. Cette femme faisait partie d’un groupe folâtre qui passa près d’eux avec des rires et des quolibets. L’un des hommes avait tutoyé Gervais ; et cette femme, elle, lui avait fait signe, d’un air mystérieux et familier qui avait donné fort à penser à Emmy. « C’est une artiste que j’ai vue trois fois, avait dit Gervais ; ces femmes-là sont ainsi. » Emmy l’avait cru ; et maintenant elle voyait bien que, dès ce temps, son mari la trompait ; que sa liaison avec cette femme datait de loin ; que c’était une maîtresse en titre, c’est-à-dire, outre l’humiliation et le chagrin d’un tel partage, un malheur de famille, un danger sérieux.

Le lendemain Gervais se montra sombre et dur, mais il n’y eut pas d’explication. Emmy, brisée et fiévreuse, ne se sentait pas la force de supporter une nouvelle épreuve, et s’entourait de Paulette comme d’un bouclier. Décidément, c’était elle la coupable. Jour à jour, elle se remit cependant un peu. Ses joues avaient si bien l’habitude du rose qu’elles le reprirent sans y songer. Mais au cœur, la plaie restait. Parfois, sur une naïveté de sa petite fille, les lèvres de la jeune femme laissaient échapper un éclat de rire ; mais, tout de suite après, elle pleurait d’avoir ri. C’était en elle un combat perpétuel entre la douleur qui dédaigne les biens de la vie et la jeunesse qui veut en jouir. Un rayon de soleil, les premières violettes, les modes du printemps, un concert, une promenade, l’attiraient instinctivement ; mais ensuite elle s’obstinait à rester chez elle, assise, immobile pendant des heures, tenant à la main sa broderie, qu’elle n’augmentait pas d’une fleur, et pleurant silencieusement.

Olivier Martel vit ces larmes, ou les devina. Il aimait trop sincèrement pour songer à profiter du chagrin de la jeune femme ; mais il en fut si touché, si malheureux, et chercha si naïvement à l’égayer et à la distraire, que la vérité en ceci — comme toujours peut-être, — lui servit mieux que l’habileté. La tromperie n’a d’autre but que de remplacer par des fantômes les trésors absents ; les cœurs vides en ont seuls besoin. Emmy se sentit aimée. Dès lors, elle continua à se dire de temps en temps, avec de grands soupirs, qu’elle était bien malheureuse, tandis qu’au fond elle ne l’était plus.

Cette pauvre enfant, à vrai dire, n’avait pas aimé. Mariée par ses parents à un homme fort amoureux d’elle, elle s’était mise à adorer son mari, comme font en pareil cas toutes les jeunes femmes, avec une spontanéité de décision qui fait certainement honneur à leur bonne volonté, mais plus encore à ce pouvoir surhumain qu’on appelle force des choses. Reconnaissance, devoir, intérêt, tous ces mobiles avaient créé l’illusion dans le cœur d’Emmy, et cette illusion-là peut durer toujours chez une honnête femme, quand son mari le veut bien. Mais enfin cet amour, brutalement imposé, que n’avaient point précédé des émotions plus hautes et plus chastes, il ne pouvait avoir de bien fortes racines. — Dans l’ordre moral aussi, la liberté seule est féconde et forte. Ce que nous avons nous-même choisi, seulement, devient nôtre.

Maintenant, elle sentait se réveiller en elle, sous le regard d’Olivier, toute une nichée d’émotions pures et charmantes, qui sans lui ne seraient jamais écloses, et qui l’étourdissaient de leur chant divin. Elle redevenait jeune fille et recommençait son printemps. Elle se sentait vivre dans un autre avec délices. Tous les mouvements du cœur d’Olivier, qu’elle percevait par une vue nouvelle, étaient les siens ou le devenaient. Elle vivait double, plus encore peut-être, car l’amour a le don de tout agrandir, et les âmes où il entre, et le milieu qu’elles habitent. C’est le grand créateur de l’idéal, matière intarissable, dont l’homme forge sa vie, et c’est pourquoi, sans doute, — bien qu’à tâtons souvent et sans lumière, — l’homme cherche si avidement l’amour.

Il entrait, la saluait du regard plus que de la voix, s’asseyait timidement, et prenait tout de suite Paulette sur ses genoux. À ses premières visites, autrefois, il se plaçait très-loin de la jeune femme ; c’était presque ridicule ; on eût dit qu’il avait peur. Mais il s’était rapproché de plus en plus, et il osait, enfin, s’asseoir près d’elle sur le canapé. Quelquefois, en causant de choses qui les émouvaient, il prenait la main d’Emmy et la gardait longtemps dans les siennes. Elle eût trouvé cela inconvenant d’un autre ; de la part d’Olivier, cela lui semblait si naturel, et son désir allait si bien au-devant de ces hardiesses, qu’elle n’en remarquait pas l’importance ; elle craignait seulement que la fréquence des visites de M. Martel ne fût remarquée. Il venait presque tous les jours, de bonne heure. Une ou deux fois, il eut l’esprit de s’en aller avant la rentrée de M. Talmant, bien qu’il fût venu pour affaires, comme toujours. M. Talmant commençait à trouver extraordinaire que ce jeune client l’attendît au salon. Puis, les affaires n’aboutissaient pas. « M. Martel paraît fort empressé de placer son argent, mais il ne se décide à rien, » disait l’agent d’affaires un peu mécontent.

Olivier Martel, fils de famille du Berry, venait, à vingt-trois ans, d’hériter de son père une fortune considérable. Au bout de six mois de deuil, il était arrivé à Paris, sous prétexte de placer ses fonds, mais avec l’intention d’en dépenser une partie à vivre dans ce Paris, dont il rêvait ; c’était une nature naïve et audacieuse, pleine d’aspirations, indécises encore. Il connaissait M. Levert, le mari de Victorine, qui l’avait mis en relation avec M. Talmant. Dès la première visite, faite avec Mme Levert, il avait vu Emmy, et cette douce et gracieuse figure l’avait si vivement frappé, qu’il fut sur le point, le lendemain, d’obéir à sa raison, qui lui conseillait de partir pour Londres, et peut-être pour New-York.

Mais c’était un garçon plein de politesse, et il ne put se résoudre à manquer si gravement à M. Talmant, qui lui avait parlé d’une excellente affaire, et qu’il s’était engagé à revoir.

Peu de jours après, Victorine avait cru devoir lui apprendre qu’Emmy n’était pas heureuse. Il forma aussitôt le projet de l’enlever, quand il aurait pu se faire aimer d’elle, projet qui lui paraissait plein de délicatesse. Il avait pour excuses une passion vraie, sa bonne foi et la morale flottante de son époque. Il avait tout de suite conquis l’enfant, complice ordinaire et victime naturelle de ces trahisons domestiques. Olivier, lui aussi, depuis quelques jours, était bien heureux ; car il espérait d’être aimé, avec assez de doute, toutefois, pour que son bonheur fût mêlé d’une agitation délicieuse.

Les choses en étaient là, quinze jours après la scène de la rue Dauphine, quand un dimanche matin M. Denjot entra chez sa fille. M. Denjot ne sortait jamais que le dimanche, et il était déjà venu huit jours auparavant, mais un peu tard : Gervais était déjà sorti. M. Denjot n’avait pas été fâché peut-être de ruminer tout ce temps l’allocution qu’il devait adresser à son gendre. Franchement, il était bien mal à son aise, M. Denjot, bien que sa toilette et son air fussent solennels ; mais son gendre l’intimidait, et si sa femme ne lui eût fait un devoir aussi absolu de cette démarche, il eût certainement trouvé des raisons de s’en dispenser.

On allait déjeuner. Emmy, en entendant la voix de son père dans le corridor, courut l’embrasser, un peu inquiète, et voulut l’entraîner dans le salon. Mais il la repoussa doucement :

« Ton mari est-il là ? je veux lui parler.

— Il est dans son cabinet, » murmura la jeune femme, et plus bas encore elle ajouta : « Que veux-tu lui dire ? Non. Viens, je t’en prie. Nous causerons.

— Laisse-moi, ma petite, c’est une chose que je dois faire ; il faut que ton mari sache que tes parents n’entendent pas que tu sois malheureuse. Ah ! par exemple ! c’est bien pour cela que nous t’avons mariée ! »

En même temps il heurtait à la porte du cabinet.

« Entrez, » dit M. Talmant.

Emmy, tremblante, s’éloigna.

Il y avait dans les traits du bonhomme, dans son attitude, et dans les gants noirs qu’il avait mis, quelque chose d’inusité qui agaça dès l’abord M. Talmant. Il offrit en silence un fauteuil à son beau-père.

« Il faut bien que je vienne vous voir, Gervais, puisque vous ne venez plus chez nous.

— Je suis fort occupé, monsieur, vous le savez.

— Sans doute, sans doute ; mais il y a occupations et occupations. Quand on est bon mari et bon père, on s’occupe de ses affaires et puis de son intérieur. On ne peut pas toujours faire le jeune homme… on a des devoirs, et… quand on possède une femme charmante, un bijou d’enfant, eh bien, monsieur, c’est tout ce qu’il faut à un honnête homme et…

— Où voulez-vous en venir ? demanda M. Talmant, dont les sourcils se froncèrent.

— Vous le savez bien, monsieur. Ma fille a eu connaissance de votre conduite, et elle ne méritait pas… Vous lui manquez de fidélité, monsieur… »

M. Talmant se leva :

« Monsieur, ceci ne regarde que moi. Croyez-vous que je m’en vais écouter humblement vos remontrances ? Je ne suis plus d’âge à être en tutelle. Je fais ce qui me plaît.

— C’est juste, balbutia M. Denjot fort troublé. Mais vous avez promis de rendre ma fille heureuse…

— C’est sa faute. De quoi se mêle-t-elle ? A-t-elle le droit de m’espionner ? Je n’ai pas de maîtresse chez moi ; donc, elle n’a rien à voir à ma conduite.

— Je ne dis pas, monsieur, je sais bien que c’est la loi. Pourtant, si vous nous aviez parlé ainsi le jour du mariage… »

M. Talmant poussa un éclat de rire sec :

« Évidemment ! Que voulez-vous, monsieur, il y a deux manières de comprendre les choses, à ce qu’il paraît. Dans ce temps-là j’étais de votre avis : les lois du cœur ! la fidélité ! l’amour !… À présent je suis un peu las de ces niaiseries.

— Monsieur, permettez-moi de vous dire que ceci est du cynisme !

— Comment ! mon cher monsieur, du cynisme ! Quand j’observe et vénère la loi ? Prenez garde !… Et puis, monsieur Denjot, entre hommes, voyons, n’est-il pas puéril de tant se fâcher ? Que diable ! chacun n’a-t-il pas eu ses petites incartades, dans le temps, hein ? »

C’était une allusion sans doute à quelque phase de la vie du bonhomme ; car au moment où son gendre, en disant ces mots, le regarda en face, d’un air ironique et insultant, M. Denjot, déconcerté, bégaya des mots incohérents. Mais, tout à coup, le père domina tout en lui.

« Tout ça ne signifie rien, s’écria-t-il. La vraie loi, la vraie justice, la raison des raisons, c’est que ma fille doit être heureuse ; qu’est-ce qu’elle a donc fait pour ne l’être pas ? Si vous voulez votre plaisir, vous, est-ce qu’elle a mérité de passer sa vie toute seule, sans autre joie que celle d’élever une petite fille — afin que celle-ci peut-être soit malheureuse à son tour ? Quand on ne veut pas rester attaché à une femme, on ne doit pas se marier ; au moins on ne trompe personne. Belle et charmante comme elle l’est, notre Emmy, la voilà donc, elle aussi, épousée comme pour son argent et tenue à la gêne pour vos affaires et pour vos plaisirs ! Elle n’a rien à elle ! Vous lui avez pris sa dot, son bonheur, sa liberté, tout ! Et c’est pour ça, croyez-vous, que nous élevons nos filles ? pour que vous jouissiez de notre bien, en les tenant à la chaîne ! Oh non ! c’est trop fort ! ça ne se peut pas ; je ne le veux pas ! j’empêcherai ça ! Je l’empêcherai, quand je devrais… car enfin, il est impossible que des choses pareilles soient souffertes dans le monde. Il y a des pères ! Ah ! si j’avais su !… »

M. Talmant s’était rassis à son bureau ; il sifflotait entre ses dents. Évidemment, M. Denjot lui agaçait les nerfs au plus haut point. La main crispée sur le bras de son fauteuil, il se réfugiait dans l’ironie, pour échapper à la colère. Il sourit :

« Ne vous emportez pas comme cela, monsieur Denjot. Vous n’avez rien à faire en ces choses. C’est moi qui suis, de par la loi, le seul protecteur d’Emmy et… son maître. Ne savez-vous pas que si je lui ordonnais de rompre toute relation avec vous, elle serait forcée de m’obéir ?

— Monsieur ! s’écria le père, nous ne sommes pourtant pas dans un pays où la loi autorise tous les crimes. Il faudra voir…

— Je vous demande pardon, elle autorise tout, sauf les sévices et la dilapidation des biens. Je ne l’ai point battue, du moins nul n’en peut témoigner ; je fais de bonnes affaires, et la dot de votre fille est en sûreté. Vous n’avez pas à vous occuper du reste.

— Et elle ne dispose de rien ! Elle ne peut pas se permettre une fantaisie ! Vous allez de côté et d’autre vous amuser, vous ! et la laissez seule ; et si elle se permettait d’aller aux spectacles et aux réunions sans vous, on la croirait légère ou malhonnête, et vous le lui défendriez. Que voulez-vous donc qu’elle fasse ? Enfin, elle n’a que vingt ans ! Elle est mère, je sais bien ; mais on ne se marie pas seulement pour être mère ; on se marie aussi pour avoir un mari. Que vous a-t-elle fait ? Elle s’est toujours bien conduite ; elle est douce, bonne, tout le monde l’aime. Il n’y a que vous qui, après l’avoir adorée, à présent, ne l’aimez plus… Et puis, croyez-vous que c’est pour fournir à vos débauches que j’ai travaillé ? C’était pour elle, ma pauvre petite ! Vous la privez de son bien, vous la volez ! »

Gervais haussa les épaules.

« Pas de gros mots, monsieur, » dit-il.

Mais le vieillard reprit avec emportement en se levant :

« Ah ! vous avez tous les droits sur elle ! Son argent, son bonheur, tout ! Moi, je vous dis que cela n’est pas possible ! Vous n’avez pas le droit de la tuer, peut-être ? Eh bien ! n’est-ce pas tuer une femme que la rendre malheureuse ? La santé d’abord s’en va peu à peu, et puis vient une maladie, et… l’on meurt. Et vous croyez que je souffrirai cela ? Je vous attaquerai partout, devant tous les tribunaux ; je dirai du mal de vous ; on saura ce que vous êtes…

— Et vous perdrez partout, cher monsieur Denjot. Que voulez-vous ? la loi est la loi : la femme appartient à son mari, corps et âme, sauf les biens, et avec cette restriction qu’il n’est pas permis de la battre ; mais vous sentez bien… »

Il se leva aussi, s’approchant de son beau-père et baissant la voix :

« Tenez, à votre place, cher monsieur Denjot, moi, je ne trouverais pas prudent d’irriter comme cela le mari de ma fille, un homme qui peut tout contre elle ; car enfin, dans ce tête-à-tête à huis-clos de la vie conjugale tout est possible : la femme, non-seulement physiquement faible, mais privée de tout droit ; l’homme, non-seulement vigoureux, mais armé de tous les pouvoirs… Oui, à votre place, je prendrais bien garde. Le public n’est pas toujours là. Le scandale même, ce scandale que les femmes craignent tant, parce que le monde le leur tient à déshonneur, il n’est pas toujours facile. Voyez, supposez que nous sommes seuls, elle et moi ici, comme nous le sommes, vous et moi. Il fait nuit, la bonne dort là-haut, au sixième… Ma foi ! les plaintes de votre fille, ses reproches, ou bien le souvenir de ceux de ses parents, m’agacent les nerfs. Je cède à la colère ; je la prends par le cou — remarquez bien, elle ne peut pas même crier — et je martèle un peu le mur avec sa tête. — On peut avoir de ces moments-là. — Ça ne paraît pas, ou bien rien ne prouve que ce soit moi ; puis encore, le respect humain, la crainte de violences nouvelles, la faiblesse de volonté qu’ont généralement les femmes, enfin la famille, le nom, l’enfant, tant de motifs… Une femme peut souffrir ainsi des années sans qu’on le sache, ou que rien le puisse prouver, et, dans cette situation, un coup maladroit, la peur, la fatigue, que sais-je ? Une fièvre peut venir, qui devient bientôt mortelle ; je vous le répète, ce n’est pas prudent.

— Ô mon Dieu ! s’écria le pauvre vieillard en joignant ses mains tremblantes, j’ai donné ma fille à un scélérat ! »

Le but de M. Talmant, en parlant ainsi à son beau-père, évidemment, avait été de le réduire au silence par la crainte, et de s’en débarrasser. Mais, naturellement violent, il se maintenait avec peine dans ce ton cynique et persifleur. Au nom de scélérat qui lui était appliqué, se levant d’un bond, il saisit sur son bureau un porte-cigares en porcelaine et le brisa par terre aux pieds du vieillard :

« Voulez-vous enfin me laisser la paix ? s’écria-t-il. Voilà une heure que vous m’écrasez de vos radotages et j’en ai les oreilles assez échauffées. Partez !

— Je vous laisse, dit M. Denjot épouvanté. Aussi bien, puisque vous n’avez ni âme, ni conscience, il est inutile de vous parler. Je ne sais pas comment je ferai, mais je défendrai ma fille. Et pourtant, vous êtes fou d’agir comme cela ; car enfin, que voulez-vous que fasse une jeune femme délaissée de son mari et qui se voit dépouillée de toute joie, de tout plaisir pour une étrangère ? Ne comprenez-vous pas que la maison devient pour elle comme une prison… Que bientôt elle doit perdre le goût de ses devoirs, porter ailleurs ses pensées… Le plus faible peut se venger, et maintenant elle ne vous doit rien…

— Vous croyez cela ! s’écria M. Talmant, dont le visage s’empourpra jusqu’aux yeux, — et ces yeux jetèrent des flammes. Ah ! vous croyez qu’elle pourrait se venger ? Eh bien, je le lui conseille ! On ne joue pas avec moi, monsieur ; je ne raisonne pas, moi, j’agis. Prenez garde à elle ! et aussi prenez garde à vous. Sortez ! sortez ! » répéta-t-il avec fureur en ouvrant la porte et en foudroyant du regard et du geste le vieillard, qui, terrifié, craignant une insulte plus grave, passa en chancelant devant lui.

« Où est papa ? » demanda Emmy timidement, quand son mari entra dans la salle à manger, où elle se trouvait avec Paulette.

M. Talmant l’enveloppa d’un regard furieux :

« Laissons ce vieil imbécile, dit-il en marchant vers elle, et si vous vous permettez dorénavant de me suivre et de parler à qui que ce soit de vos découvertes… »

Il la saisit des deux mains par la taille et l’enleva de terre, en la serrant si fort, qu’elle pâlit comme étouffée.

« Dire que je pourrais briser ça comme un roseau ! » dit-il en la repoussant.

Et comme la bonne entrait, apportant le déjeuner, il alla vers la fenêtre, se pencha au dehors et respira bruyamment. Emmy, tombée sur une chaise, tremblait d’un mouvement convulsif, et des larmes s’amassaient à ses paupières. Du coin où elle était, au milieu de ses joujoux, l’enfant, qui avait vu cette scène d’un œil effaré, s’approcha de sa mère : « Papa t’a fait mal ? » La bonne se tourna vers sa maîtresse ; mais en voyant le regard de M. Talmant peser sur elle, elle sortit.

« Ah çà, pas de simagrées, dit M. Talmant, mettez-vous à table. »

Emmy obéit en silence, mais ne mangea pas. Comme il s’en fâchait, elle dit :

« Vous m’avez fait mal.

— Bah ! ce n’est rien encore, fit-il en ricanant.

— Hélas ! balbutia-t-elle, vous me haïssez donc à présent ?

— Peut-être ! répondit-il du même ton.

— Tu es un méchant ! » s’écria Paulette.

Il se tourna vers l’enfant d’un air fâché ; mais elle soutint son regard, en le fixant avec cet œil noir qu’elle tenait de lui, et en fronçant le sourcil, comme il le faisait lui-même. Il se mit à sourire et ne dit rien. Après avoir déjeuné à la hâte, il partit.

La jeune femme se sentait incapable de sortir. Elle envoya la bonne avec Paulette chez ses parents et les fit prévenir qu’elle irait seulement à l’heure du dîner. Puis, seule, elle se jeta sur un canapé, brisée, fixant d’un regard morne sa destinée qui l’épouvantait. Oh ! mon Dieu ! qu’avait-elle fait pour être si malheureuse ? Gervais ! il était devenu pour elle un ennemi. Lui, dont seul elle devait tout attendre, dont elle dépendait, il n’avait plus pour elle que de la haine et de mauvais traitements ; et son oubli, son indifférence, dont elle avait tant souffert, elle en était réduite à les regretter. Lui qui l’avait adorée ! lui qu’elle avait aimé !

Les souvenirs d’une affection à jamais éteinte, les peines et les dangers de sa situation, brisaient le cœur d’Emmy, et depuis longtemps ses larmes coulaient quand elle entendit sonner. Son premier mouvement fut de ne pas ouvrir. Qui ce pouvait-il être ? Un fournisseur, peut-être ; ou plutôt sa mère, inquiète ; peut-être encore… Les battements plus vifs de son cœur nommèrent Olivier. Un second coup retentit. Emmy essuie ses yeux, cherche à se remettre. Si pourtant c’était Mme Denjot ! Elle va ouvrir, et, bien qu’un pressentiment secret l’eût décidée, faible et nerveusement ébranlée comme elle l’est en ce moment, elle ne peut retenir un léger cri en voyant Olivier devant elle.

« Vous ne m’attendiez pas ? lui dit-il.

— Mais… non… aujourd’hui… Je devrais être sortie.

— C’est que… je passais tout près d’ici… et j’ai voulu savoir… seulement de vos nouvelles. Mon Dieu ! qu’avez-vous ? demanda-t-il avec anxiété en la regardant.

— Rien, je suis un peu souffrante. »

Elle passa devant lui, entra dans le salon, et ferma les rideaux. Elle éprouvait, outre son chagrin, un grand trouble, qu’elle eût voulu cacher. Mais le regard doux et perçant d’Olivier ne la quittait pas. Il vint s’asseoir près d’elle, et lui prenant la main :

« Je vous en supplie, Emmy, qu’avez-vous ? »

Il osait la nommer ainsi pour la première fois. Elle pensa qu’elle devait le rappeler aux convenances ; mais l’accent d’Olivier la rendait si émue ! Cette sollicitude qu’il avait pour elle la touchait si vivement dans son abandon, qu’elle sentit les larmes la gagner, et put seulement détourner la tête.

Olivier se laissa glisser à genoux :

« Emmy, je ne veux pas que vous pleuriez. Oh ! c’est une chose infâme, horrible, qu’on puisse vous faire pleurer, vous ! Je vous adore, vous le savez bien. Je veux que vous soyez heureuse ! Emmy, je vous en supplie, venez avec moi : je vous emporterai à l’autre bout du monde, et là, je vous servirai, je vous adorerai ainsi… toujours !… à genoux ! Oh ! si vous saviez ! si vous saviez quelle confiance vous devez avoir en moi ! Je vous aime !… C’est immense ! Je n’ai plus besoin à présent de mon bonheur, mais du vôtre, Emmy !… »

La jeune femme ne pouvait répondre ; elle pleurait. Elle savait qu’Olivier disait vrai ; elle en était sûre. Être aimée d’Olivier, c’était un bonheur !… Et le rendre heureux ! ah ! bien plus encore ! Mais cela était impossible ; elle ne devait pas. Hélas ! le devoir et le bonheur séparés à jamais pour elle ! Cependant… avait-elle des devoirs encore vis-à-vis de ce mari infidèle, injuste, brutal ? Un moment, elle fut ébranlée ; mais, tout à coup lui apparut le cher visage de Paulette attachant sur sa mère ses yeux vifs et purs.

« Mon enfant ! s’écria-t-elle. Vous oubliez que je suis mère, Olivier.

— Paulette sera ma fille. Nous l’emmènerons aussi. Pourrais-je ne pas aimer votre enfant, Emmy ? Oh ! chère… chère aimée, confiez-vous à moi sans crainte. Emmy ! dites que vous m’aimez.

— Ah !… ne le voyez-vous pas ? Mon Dieu, que je suis coupable d’être si peu forte ! Mais je souffre tant, Olivier ! Quand vous êtes venu, c’est vrai, je pleurais. Mais j’aurai le courage d’être malheureuse, et vous… je veux, oui, je veux que vous m’oubliiez. Mon ami, ne vous révoltez pas, nous n’y pouvons rien. Je ne vous porterais que malheur. Mon existence est perdue… Ah ! pourquoi m’a-t-on mariée si jeune !… Mais, c’est fini. Malheur ou faute, n’est-ce pas toujours malheur ?… Olivier, si vous m’aimez vraiment, abandonnez-moi.

— Jamais ! » s’écria-t-il.

Et, avec toute la fougue d’un désir ardent et d’une conviction nouvelle, il s’efforça de lui persuader que le mariage n’était qu’un lien temporaire, dont la seule raison d’être était l’amour. Il parla éloquemment, au nom de la liberté, de la dignité de l’être. Il peignit comme il les rêvait les grandeurs et les enivrements de l’amour, et la tremblante Emmy voyait s’ouvrir devant elle des perspectives inconnues et sentait la passion envahir à torrents son âme. Si vraiment elle pouvait rester pure, en étant heureuse ?… Mais le souvenir de sa fille lui revint encore. Ah ! — qu’elle se perdît ou non, — elle pouvait se donner, elle, mais pouvait-elle disposer aussi de la destinée de Paulette ?

« Et l’enfant ! répondit-elle, vous oubliez toujours l’enfant.

— Je vous l’ai dit : elle nous suivra ; je l’aimerai. Que puis-je vous promettre de plus pour elle, mon Emmy ?

— Je puis renoncer à tout pour vous, Olivier ; à mon honneur aux yeux du monde, à ma famille elle-même, et courir tous les risques d’une vie nouvelle dans un monde nouveau. Mais de tels sacrifices, les imposer à ma fille, sans l’amour, qui pour moi en effacerait les amertumes, briser sans compensation toute sa destinée, le devons-nous ? »

Il ne répondit pas et devint pensif, les yeux fixés sur les mains de la jeune femme, que tout à l’heure il couvrait de baisers.

« Vous ne pourriez consentir… à la quitter ? demanda-t-il lentement.

— Abandonner ma fille ! je serais une mauvaise mère ! vous ne m’aimeriez plus !

— Je t’aimerai toujours, quoi que tu fasses, dit-il. Ah ! si tu m’aimais autant !… »

Un geste d’Emmy, geste plein d’effroi, arrêta la parole sur ses lèvres. La porte extérieure de l’appartement venait de s’ouvrir et se refermait. Olivier eut à peine le temps de se jeter sur une chaise, à quelques pas de Mme Talmant ; celle-ci, par un violent effort, tâcha de rendre un peu de calme à ses traits ; mais ses yeux étaient rougis par les larmes. Gervais entra.

Il était calme en apparence, le sourire aux lèvres, mais dans l’œil une lueur fauve.

« Comment ! vous êtes ici ? dit-il à M. Martel. Ma foi, vous êtes d’un acharnement en affaires !… Je ne m’attendais guère à trouver, aujourd’hui dimanche, un de mes clients chez moi.

— J’espérais, monsieur, vous rencontrer aussitôt après votre déjeuner. Je venais vous dire que décidément cette affaire du gaz parisien ne me tente pas. Je préférerais entrer dans quelque entreprise nouvelle… aider à la réalisation d’une de ces tentatives économiques…

— Mais que faites-vous, ma chère, de cette obscurité ? » dit M. Talmant en marchant vers une fenêtre, celle qui était en face de sa femme, et en ouvrant les rideaux brusquement. Puis, revenant vers elle : « Comme vous êtes pâle ! et défaite !… Vous lui aurez trop parlé d’affaires, monsieur Martel, cela ennuie les femmes. Aussi, monsieur, — je vous dis ceci parce que vous êtes provincial, — les agents d’affaires ouvrent aux clients leur cabinet, mais non leur salon.

— Monsieur, dit Olivier en se levant, je n’accepte pas facilement les leçons, et je trouve la vôtre si inconvenante…

— Comment donc ! mon cher monsieur, vous méconnaissez à ce point les plus cordiales intentions ? Moi, qui ai tant de désintéressement vis-à-vis de vous, que je vais vous donner l’adresse d’un de mes confrères, un honnête homme, fort intelligent, et plus à même que moi de vous satisfaire. Tenez… »

Il tendit une lettre à M. Martel, et celui-ci, qui attendait une provocation, y lut avec étonnement la véritable adresse d’un agent d’affaires. En même temps, l’attitude polie mais significative de M. Talmant indiquait la porte au visiteur. Sur un regard suppliant d’Emmy, Olivier, sans protester davantage, se retira. Cependant, sur le seuil de cette demeure d’où on le chassait, il s’arrêta :

« Monsieur, votre conduite vis-à-vis de moi exige une explication.

— Mais c’est fort simple, monsieur. Je ne puis vous servir comme vous l’entendez et je vous adresse à un autre. J’ai bien l’honneur de vous saluer. »

Et M. Talmant referma la porte, avant qu’Olivier, plein de rage, mais contenu par la crainte de nuire à Emmy, eût pu lui répondre.

De la part de Gervais, était-ce prudence ou lâcheté ? Les natures despotes, généralement, ont pour la force et la vaillance un grand respect et s’exercent plus volontiers contre la faiblesse. La distance de la porte d’entrée au salon suffit à M. Talmant pour dépouiller son masque de politesse, et quand il revint se placer devant Emmy, il était hideux de colère.

« Ainsi donc, s’écria-t-il, il vous faut des amants pour vous consoler ? Vous vous arrangez chez vous pour être seule, et vous les recevez les rideaux fermés. Vous êtes une infâme ! Vous avez donc perdu tout respect de vos devoirs, toute pudeur ? C’est ainsi que vous respectez mon nom ! Vous êtes une créature odieuse, ignoble ! Mais vous avez trouvé votre juge, et maintenant…

— Je ne suis pas coupable, dit-elle d’une voix brisée ; et c’est vous ! vous ! qui pouvez me traiter ainsi !…

— Il ne s’agit pas de moi, cria-t-il ; moi, je suis le maître. Moi, j’ai le droit d’avoir une maîtresse, si cela me plaît, et vous n’avez pas le droit d’avoir un amant. Et si cet homme entre désormais chez moi, je le tue, et vous aussi. La loi m’en donne le droit. »

Il continua d’exhaler sa rage dans un débordement d’insultes, et, ramassant dans sa mémoire les mots les plus vils, il les jetait à la face de cette jeune femme, qui les entendait pour la première fois. Tout ce que, jusque-là, il lui avait instinctivement caché des fanges de son imagination, des impuretés de sa vie, il le déversa devant elle, et ce fut seulement au bout d’une heure qu’il la laissa enfin, demi-morte d’épouvante et de dégoût.

Le temps est le régulateur de la vie moyenne ; mais on comprend que dans ses rêves d’un autre monde l’homme l’ait supprimé, car au sein des grandes émotions il n’existe plus. L’âme humaine alors, échappant aux lois du système dont elle fait partie, habite le monde absolu de l’idée, où la durée s’absorbe dans l’éternité de l’être. Emmy restait plongée dans ce double malheur : la haine de son mari, qui lui promettait une vie de souffrances, et la douleur de ne plus revoir Olivier. C’était du second malheur qu’elle souffrait le plus. On a dit aux femmes : Vous aurez l’amour ; elles le veulent. Emmy sans lui n’avait que faire au monde. On ne l’avait jamais occupée d’autre chose ; elle ne se croyait née que pour cela. Or, ayant une valeur humaine, elle ne pouvait vivre de rien.

Olivier ne pouvait plus revenir chez elle. Le verrait-elle ailleurs ? Oh non ! non ! puisque cet amour était coupable, impossible ; l’occasion, l’heure du sacrifice était venue. Mais quel déchirement ! Elle se disait : « Je ne le verrai plus ; je ne l’entendrai plus ! celui qui tout à l’heure me versait du fond de son âme tant d’idéal et tant de bonheur ! » Elle trouvait que tout en lui était beau, plus encore, sacré. Elle confondait, comme toujours, l’idéalité de l’amour avec l’être par qui elle en recevait la révélation. Il était grand son amant, elle l’adorait. Et quand elle songeait qu’il daignait lui faire le don le plus précieux, le plus complet, le don de son âme, elle se sentait engagée à lui par une reconnaissance immense, enthousiaste. Où trouverait-elle donc le courage de le faire souffrir ? Comment pourrait-elle se résigner à ne plus le voir, à ne plus l’entendre ? Il lui apparaissait désespéré, pâle, avec un regard qui pénétrait le cœur, et où elle lisait déjà des reproches. Il souffrirait pour elle, lui, Olivier ! — Elle brûlait de fièvre et pleurait amèrement.

Cependant, à côté d’elle, les heures s’écoulaient, et sa mère, ne la voyant pas venir à la nuit tombante, la vint chercher.

L’imagination de Mme Denjot, surrexcitée déjà par le rapport de son mari, acheva de s’exalter à la vue du désespoir de sa fille. Elle prit la résolution d’agir vigoureusement et d’attaquer la situation par son côté en apparence le plus imprenable. Dans son jugement, la source de tout le mal, c’était toujours Léocadie Bodin. Aussi, le lendemain, endossant sa robe de soie noire, et prenant son air le plus comme il faut, elle se rendit rue Dauphine.

Mme Denjot ne possédait ni une grande intelligence, ni un esprit cultivé, mais elle avait pourtant sa philosophie. Elle avait appris, dans sa boutique, à connaître le caractère humain par ses côtés d’intérêt et de vanité, et, qui plus est, à les faire mouvoir à son profit, comme eût fait un Louis XI dans son royaume. C’était le côté vulgaire ; mais avec Léocadie Bodin, il suffisait.

La bonne dame entra donc dans le magasin de mode, acheta quelques articles, dont elle loua la bonne qualité, observa tout à son aise pendant ce temps la belle modiste, et, d’un air à la fois digne et insinuant, finit par demander à celle-ci un entretien secret. Quand Léocadie, assez intriguée, l’eut conduite dans l’arrière-boutique et l’eut fait asseoir, Mme Denjot, avec autant de douceur que de gravité, lui dit :

« Ma chère dame, je suis la belle-mère de M. Gervais Talmant. »

L’autorité de la famille en impose toujours, et surtout à ces pauvres femmes qui, rarement, se trouvent en dehors d’elle par le fait de leur volonté. Léocadie fit un pas en arrière, mais resta polie pour Mme Denjot.

Celle-ci commença par excuser son hôtesse et tout rejeter sur son gendre. Les hommes étaient bien coupables, tandis que les femmes souvent n’avaient pas le choix. Cependant, il valait toujours mieux, dans ces situations-là, avoir affaire à un célibataire qu’à un homme marié. D’abord, on ne sait pas comment les choses peuvent finir, puis, celui-là a bien moins de charges…

Elle parla ensuite en mère désolée du chagrin d’Emmy, des mauvais traitements que celle-ci éprouvait, et ne répugna point à la faire plaindre par sa rivale. Quant à Gervais, il fut peint au vif, avec les plus noires couleurs, et Mme Denjot, au nombre de ses défauts, ne manqua pas de dire, négligemment, qu’il était fort mal dans ses affaires. Ils voulaient pourtant sauver la dot de leur fille, et si cela durait, il faudrait plaider en séparation. « Je vous en préviens, madame, car il vous déplairait de paraître dans tout ceci. Enfin, nous voulons, mon mari et moi, patienter encore et voir une dernière fois si notre gendre veut se ranger. C’est pourquoi, nous étant permis de prendre des renseignements sur vous, madame, et ayant appris que vous étiez une personne intelligente, bien née et tout à fait distinguée dans votre position, je suis venue, au nom de mon mari, vous proposer un échange de services. On a toujours besoin dans le commerce de bonnes relations et d’un peu d’aide. Consentez seulement à mettre mon gendre à la porte — car il est trop clair pour moi, maintenant que je vous ai vue, que ce n’est pas de lui-même qu’il peut vous quitter — et vous gagnerez des amis qui ne se borneront pas envers vous à des compliments. »

La réponse de la modiste fut très-verbeuse, et un peu confuse. « Elle avait, certes, beaucoup à se plaindre de M. Gervais. Il l’avait écartée du sentier de l’honneur, et l’avait doublement trompée ; car elle ne savait pas du tout qu’il fut marié. — Elle tira son mouchoir et versa des larmes sur le sort des femmes trop confiantes. Elle était bien touchée de tout ce que venait de lui dire Mme Denjot, et cette pauvre petite dame, elle la plaignait de tout son cœur… Mais, à présent, hélas ! c’était bien délicat ; elle s’était attachée, et malgré tous les torts de M. Gervais… elle avait le cœur si constant !… Pourtant, elle pouvait dire que c’était pur désintéressement ; car il ne l’avait pas payée de ses sacrifices, et elle eût mérité de lui plus de générosité. Les échéances dans le commerce étaient une chose bien désagréable… M. Gervais eût pu lui épargner des difficultés qu’elle avait eues… Après cela, s’il était gêné… Précisément, elle avait encore une inquiétude… et ça la mettait au tourment de lui en parler ; car il ne prenait pas ces choses avec l’empressement convenable, et comme elle avait trop de délicatesse ; etc., etc. »

Mme Denjot alors, en véritable amie, conseilla à Léocadie de rompre courageusement cette coupable liaison. En agissant ainsi, elle serait approuvée de tous les honnêtes gens, et s’assurerait des protecteurs. La preuve, c’est que, moyennant ce sacrifice, Mme Denjot se trouverait toute disposée à tirer la jeune modiste de l’embarras où elle se trouvait.

Le chiffre de l’embarras se trouva être de huit mille francs, que promit Mme Denjot ; mais, habilement, en deux termes, afin de tenir Léocadie par l’appât de la seconde somme. En outre, elle lui fit des questions sur son commerce, vit qu’elle n’en savait guère les finesses, lui indiqua de bonnes maisons et proposa ses conseils. Elle se donnait ainsi l’entrée de la maison et le moyen de surveiller l’exécution du contrat. Léocadie promit donc de fermer sa porte à M. Talmant.

Ce n’avait pas été sans verser des larmes, et sans alléguer les tortures d’un cœur déchiré. Mais les choses une fois convenues, la belle modiste se laissa aller davantage, et se montra presque soulagée de ce parti pris.

Certes, M. Gervais était un bel homme, mais on n’en faisait pas du tout ce qu’on voulait, et il avait parfois des moments peu aimables. Jaloux comme un tigre !…

« Et tenez, ma chère dame, l’autre soir il m’a menée voir jouer Othello. J’en avais la chair de poule. Et je me disais : « Te voilà bien, avec un homme capable d’en faire autant. » Oui, oui, je plains sa femme, allez, et pour mon compte je n’aurai pas de peine à… »

Elle se mordit les lèvres. Mme Denjot la quitta, fort contente de son œuvre.

Le lendemain, elle envoyait chez Léocadie son premier commis chargé de remettre les quatre mille francs. Le commis était un grand blond fadasse, mais sournois, auquel, en confidence, Mme Denjot conta l’affaire.

« Quelle admirable femme tout de même ! avait-elle dit comme péroraison. On comprend, à la voir, la folie de mon gendre. C’est dommage ; un homme comme il faut la remettrait dans le bon chemin. »

Puis, en femme pieuse qu’elle était, elle abandonna le reste à la Providence, en se disant qu’elle avait fait pour le bonheur de sa fille ce qu’elle avait pu.

Mais Emmy, désormais, pouvait-elle être heureuse ? Ce n’était plus l’infidélité de son mari qui l’affligeait. Faut-il le dire ? Quand Mme Denjot lui rendit compte du succès de sa démarche près de Léocadie, elle n’en conçut que regret. Eh ! qu’on le laissât porter son amour à d’autres ! et qu’il ne revînt jamais à elle ! maintenant qu’elle ne l’aimait plus, maintenant qu’elle appartenait tout entière à d’autres rêves, si chers et si purs !

Les duretés de Gervais, ses soupçons, ses mauvais traitements, elle acceptait tout, pourvu qu’on lui laissât, abritée dans son cœur, et sans l’offenser par une fausse réconciliation, par aucune insulte, l’image chérie d’Olivier. Elle ne le voyait plus sous ses yeux, mais il était constamment dans sa pensée. Elle était dévorée d’inquiétude pour lui. Il était si malheureux de ne plus la voir ! Ah ! s’il pouvait l’oublier ! du moins ne plus penser à elle que comme à une amie. Elle se disait cela, mais des lèvres, en pleurant. Puis, elle séchait vaillamment ses larmes en répétant : « Il le faut ! » Elle embrassait Paulette, la faisait causer, lui contait des contes, et déjà s’efforçait de lui apprendre ses lettres. Certaines âmes peuvent vivre d’une souffrance aussi bien que d’un bonheur, pourvu que cette souffrance leur soit chère et sacrée.

Emmy ne voyait plus Olivier, mais elle voyait Victorine Levert. La petite femme eût jeté des cris d’horreur, si on l’eût accusée de favoriser d’illicites amours. Mais elle arrivait essoufflée chez son amie, l’embrassait fortement, la regardait sans parler, et, d’un air gros de réticences, entamait une conversation banale. Puis, s’interrompant tout à coup :

« Mon Dieu ! je m’étais promis de ne rien dire, mais voilà la figure de ce pauvre garçon qui me revient. Il est si triste ! Il ne vit que des nouvelles que je lui donne de toi. Et ce soir il va m’étourdir de questions : Comment est-elle ? Que fait-elle ? A-t-elle à souffrir de son mari ? Pense-t-elle à moi ? Qu’a-t-elle dit ? Il est si drôle qu’il a l’air de trouver extraordinaire que je ne lui rapporte pas toutes tes paroles, exactement. « Ah çà ! lui dis-je, mais écoutez donc, mon cher, je l’aime bien ; mais je ne suis pas amoureuse d’elle, moi. » Si tu savais comme il m’attend ! et comme il m’aborde ! et comme il m’écoute ! Il semble que j’ai retenu quelque chose de toi. C’est heureux que Jules ne soit pas jaloux. Enfin, il m’a chargée de te dire, — je ne devrais pourtant pas m’acquitter de cette commission ; mais si tu savais comme il est insistant !… d’une manière vraiment irrésistible !… Mon Dieu, qu’il a de beaux yeux ! Quand il me regarde en me disant : « Chère madame Levert, vous ne savez pas combien je l’aime. C’est sérieux, voyez-vous ! » il me donne envie de pleurer ; et si j’ai confiance en quelqu’un, c’est bien en lui. Oh ! ce n’est pas un séducteur, celui-là, un conteur de fleurettes ; non, ma chère : c’est un homme qui sait aimer, un homme vraiment comme il y en a peu. Certes, je n’ai pas à me plaindre de mon mari ; mais… la plupart des hommes deviennent si indifférents…

— Il t’avait chargée d’une commission pour moi ? demande Emmy, qui n’avait point, elle, perdu le fil du discours de son amie.

— Ah ! oui. Il dit qu’il veut un ordre de toi, quelque chose ; il faut que je lui apporte un mot de ta part. Il ne peut vivre ainsi, dit-il ; il attend tout de toi ; il faut que tu lui commandes ce qu’il doit faire.

— Qu’il m’oublie et se console, dit Emmy, fondant en larmes.

— Ah ! ma chère, si je lui rapporte cela, il va se désespérer. Mon Dieu ! mon Dieu ! quel dommage ! Un homme si intéressant ! Qui sait même s’il n’est pas capable, dans sa douleur… Non, je ne devrais pas te dire cela. Car, tu as raison. Oui, tu as bien du courage !… Ton mari est un homme si mauvais ! Pauvre amie ! »

Un beau jour du commencement d’avril, Emmy alla promener sa fille aux Tuileries. Elle s’assit à gauche de la grande allée, sous les marronniers. Le soleil brillait et venait réchauffer sous ses fourrures la pâle jeune femme. Tandis que Paulette, suivant un cerceau, décrivait des routes de papillon, Emmy regardait un coin du ciel bleu, entre deux nuages, qui lui semblait, elle ne savait pourquoi, avoir quelque chose à lui dire. Une rêverie la prit, une de ces rêveries qui nous enlèvent à ce coin de réalité que nous appelons ici la vie. Une sorte d’oubli la pénétrait, comme le sommeil un malade, et son cœur se reposait, comme il n’avait pas fait depuis longtemps. Là-bas, loin, si loin de la terre, qu’y avait-il ?…

Et cette pensée d’appel à l’inconnu et d’asile en lui, qui est le point d’éveil le plus pur du sens religieux, se produisit en elle, d’un élan, première et vive.

À côté du rayon visuel qu’elle projetait ainsi de ce monde aux régions du rêve, et le brisant parfois, quand le vent s’élevait, une branche nouvelle, éclose hier, d’entre ses écailles luisantes et vernies, toute frileuse encore et de ce vert jaune qu’a aussi le duvet des petits oiseaux, s’agitait et lui faisait signe. Elle était heureuse au soleil, la petite branche, et quand Emmy la regardait elle semblait lui dire : « Vois comme la terre est belle, notre mère à tous. Je suis avril, je suis la jeunesse, et je vis de soleil, comme tu vis d’amour. » Puis, s’inclinant au vent, elle murmurait, d’une voix si douce que seule Emmy l’entendait : « Olivier ! Olivier ! »

« Tout me parle de lui, » se dit-elle, et elle détourna ses yeux, qui se portèrent du côté de la statue de César.

Contre le piédestal, un homme était appuyé : c’était lui. De quel air il la contemplait ! Que de choses dans son regard ! C’était bien l’être en qui l’intelligence et l’amour, conscients d’eux-mêmes, rayonnent et aspirent. Dans le regard d’Olivier, dans son attitude, Emmy lisait tout ce que cette âme enthousiaste contenait de souffrance et d’adoration, et les yeux de la jeune femme s’emplissaient de larmes, et son cœur se gonflait de folles tendresses. À la fin, elle rougit d’elle-même, voulut partir, se leva et chercha des yeux Paulette. Mais alors M. Martel vint rapidement à elle :

« Vous acceptez donc de ne plus nous voir ?

— N’est-ce pas impossible, hélas !

— Non, ce n’est pas impossible ; mais vous ne le voulez pas. Emmy, je ne puis tenir à cette torture ! Écrivez-moi, répondez-moi ; demain… je vous en prie ! »

En même temps il avait pris la main de la jeune femme et y déposait un papier. Il s’éloigna. La nuit tombait ; et Paulette, occupée de ses jeux à quelque distance, n’avait pas vu Olivier.

C’était toujours avec serrement de cœur, dans l’attente de paroles insultantes ou de procédés mauvais, qu’Emmy rentrait dans sa maison. La vue seule de Gervais, sombre et dur, lui faisait mal. Mais ce soir-là elle ne songeait qu’à sa lettre, à la lire dès qu’elle serait seule, et sous le cher papier, caché dans son corsage, son cœur battait plus vite et plus largement.

Depuis quelques jours M. Talmant était en proie à une sourde rage. Léocadie lui avait signifié son congé par lettre, et à quelque heure de la journée qu’il se fût présenté chez elle, on lui avait dit qu’elle était absente ; il n’avait pu la voir. Les demoiselles de magasin l’accueillaient d’un air maussade, et l’une d’elles maintenant travaillait derrière la porte, comme si elle eut fait le guet. Gervais essaya bien de pénétrer dans l’arrière-boutique ; mais un verrou l’avait averti de ne pas aller plus loin, à moins d’esclandre public. Il devina la main des Denjot dans l’affaire, et dans son âme la haine se mêla aux regrets.

Il aimait cette maîtresse, il la lui fallait. Cette femme avait pour lui des attraits que n’avait nulle autre. Depuis près de deux ans il n’en était point lassé ; la perdre maintenant, surtout par la volonté d’une autre, exaltait son orgueil jusqu’à la rage et son amour jusqu’à la folie. Sa femme en était la cause ; il la haïssait. En outre, depuis le jour où il l’avait trouvée en tête à tête avec M. Martel, il avait contre elle de vifs soupçons. Irrité de tous côtés, tiraillé en deux sens contraires, ne pouvant ni garder Emmy à vue, ni l’empêcher absolument de sortir, il prit le parti de la faire espionner par sa domestique.

C’était une de ces bonnes de passage, dont la vénération s’applique au culte d’un seul dieu, l’argent, vénération qui n’exclut point la tendresse. Elle prit sans façons les deux pièces d’or que lui présentait son maître, et promit « de rendre compte de tout à Monsieur, comme c’était son devoir. »

Deux amants séparés, dont l’un au moins est bien décidé à ne pas renoncer à l’autre, ne peuvent manquer de s’écrire longuement et fréquemment. Chaque lettre d’Olivier se terminait ou par des questions pressantes auxquelles il fallait répondre, ou par des emportements qu’il fallait calmer, ou par des doutes et des désespoirs auxquels Emmy sentait encore plus le besoin de venir en aide. Ces lettres étaient apportées par Victorine, vaincue par les prières de M. Martel, et les réponses d’Emmy étaient jetées par elle-même à la poste. Il se passa donc plusieurs jours pendant lesquels Mlle Maria n’eut aucune occasion de prouver sa bonne volonté.

Mais un jour qu’Emmy venait de terminer une lettre pour Olivier, elle se sentit si épuisée, si défaillante, qu’elle ne put sortir. La fatigue d’avoir à combattre ses plus chers désirs, la continuité de cette lutte, les exigences imprudentes de son amant, tout cela enfin la brisait. Elle éprouvait des éblouissements, un cercle de fer lui serrait les tempes, les jambes lui manquaient. Forcément elle s’assit, et pendant longtemps elle chercha en vain à se remettre. Une demi-heure après, un peu plus forte, elle mettait son chapeau quand M. Talmant rentra :

« Où allez-vous ? lui demanda-t-il.

— Prendre l’air un moment.

— Vous êtes folle ! il pleut ; il n’y a dehors que des affairés, et vous n’avez rien à faire ; restez.

— Mais, enfin, j’ai mal à la tête.

— Raison de plus ! Y pensez-vous ? Restez, vous dis-je, votre santé m’est trop chère pour que je puisse céder à un tel caprice. »

En parlant ainsi, il la regardait d’un air si haineux qu’elle frémit. Elle ôta son chapeau et se retira dans sa chambre. Mais Olivier ! qu’allait-il devenir ? lui qui attendait toujours sa lettre avec des transports d’impatience, lui qu’une heure de retard pouvait jeter dans une crise de doutes, de suppositions extrêmes, et peut-être pousser à de folles démarches.

En songeant à cela, Emmy médita de sortir malgré la défense de son mari. S’il s’en apercevait, comme c’était probable, eh bien, une fois de plus, elle subirait ses insultes, peut-être même le contact de sa main brutale… Qu’importe ? Olivier n’attendrait pas ! Mais une pensée l’arrêta : cette démarche exalterait les soupçons de M. Talmant ; il pouvait la tenir enfermée et désoler Olivier bien autrement.

Elle appela la bonne et la chargea de quelques commissions de ménage ; puis, au moment où cette fille sortait, elle la rappela. Elle hésitait cependant encore ; un instinct la retenait ; mais, en pensant à l’inquiétude d’Olivier, elle se décida :

« Ah ! tenez, Maria, j’oubliais. N’y manquez pas. »

D’un œil inquiet, elle suivit la bonne jusqu’au bas de l’escalier.

« Il n’y a plus rien à craindre, se dit-elle ensuite ; dans quelques minutes la lettre sera partie. »

Mais, tandis qu’Emmy s’applaudissait de ce mauvais pas franchi, sa lettre revenait à la maison dans la poche de Maria, qui la remettait à M. Talmant.

La vue seule de cette adresse : À monsieur Martel, écrite de la main d’Emmy, persuada Gervais qu’il était un mari trompé. Et, dès lors, cette persuasion, rien ne put la modifier, même quand il lut ce passage :

« Non, Olivier, je vous l’ai dit, et sur ce point vous me trouverez toujours invincible, je ne veux point sacrifier ma fille. Je ne puis pas la laisser à son père, qui la rendrait malheureuse et l’élèverait mal, et nous n’avons pas le droit de l’enlever à sa famille et à sa fortune, au milieu où elle est née, et de lui ravir les avantages de la considération sociale, qu’elle perdrait aussi bien que moi. Toutes ces choses, pour nous, sont de bien peu de valeurs en comparaison de notre amour ; mais la volonté de l’enfant et sa destinée ne nous appartiennent pas. Elle porterait tous les maux de notre situation sans partager notre bonheur, et plus tard la faute de sa mère serait un obstacle à son mariage. Dieu me l’a donnée, mon bien cher ami, c’est pour que je l’élève et la protége. Celle que vous aimez ne s’appartient plus. »

Mais il lut et relut, en frémissant de rage, les phrases où s’accusait le plus vivement la chaste passion de cette pauvre femme, heureuse d’être aimée. Lire n’est pas comprendre. Ce que nous voyons partout et dans tout, en réalité, c’est nous. Aux yeux de M. Talmant, Emmy ne pouvait être qu’adultère. Ses luttes, ses refus, n’étaient que les répugnances d’une femme qui craint le scandale. Elle préférait se donner à l’abri du toit conjugal.

Alors, une épouvantable colère s’empara de lui. Ah ! on le trompait ! lui !… Sa femme le trompait ! Elle osait le trahir ! Elle ne l’aimait plus ! Mais c’était odieux ! Mais elle était indigne, cette femme, de manquer à ses devoirs d’épouse, ainsi !… Eh quoi ! ce n’était pas assez qu’on lui ravit sa maîtresse ! Sa femme le trompait ! Mais, véritablement, ils étaient insensés de l’irriter à ce point ! Car enfin, il se vengerait ! Il ne se laisserait pas ainsi désoler et bafouer ; non ! quand il devrait abîmer le monde, se perdre lui-même !…

Il était dans un de ces paroxysmes sous l’empire desquels un sauvage saisit sa hache et frappe ; mais Gervais, nous l’avons vu, s’il était violent, savait se maîtriser. La vie civilisée lui avait donné cette somme de prudence qui est la seule conscience de beaucoup de gens.

Il ne lui vint pas à l’idée une fois que la faute d’Emmy était la conséquence naturelle, presque inévitable, des siennes ; qu’il était justement puni ; que, délaissée, maltraitée par lui, femme, elle avait aimé pour ne pas mourir. Non, doué par son sexe et par sa fortune de tous les avantages dans l’ordre social, il avait toujours trouvé cela naturel, et sa réflexion ne s’était appliquée jamais qu’à ses intérêts. Ne trouvant point sous sa main de croyances toutes faites, incontestées, il n’avait pas pris la peine de s’en former et n’en avait pas senti le besoin, tant il était occupé de vivre. Il n’était pas d’humeur à passer sa vie dans une recherche incertaine, et se contentait de croire à son existence et à son plaisir. Sa parole était railleuse, ironique — superficiellement. Il avait reconnu tant de différences entre la parole et l’acte ; il avait tant entendu parler de morale par ceux qui n’avaient, ainsi que lui, d’autre culte que leur intérêt, que toute expression de beaux sentiments le faisait rire, dans le Moniteur aussi bien que dans la Gazette, et dans la conversation comme au sermon. Il ne manquait pas d’amis. Le fond de ses idées était celui de bien d’autres, qui se trouvaient être, les uns bons, les autres mauvais, selon le gré de la nature et des circonstances. Plusieurs fois, nous l’avouerons, il était arrivé à M. Talmant de trouver du plaisir à obliger, ce qu’il avait fait, en conséquence, avec bonne grâce et empressement. Ses amis disaient de lui : « C’est un bon vivant, excellent, quoique un peu vif. »

Mais en cette occurrence, où il se sentait frappé au plus vif de son être, dans ses désirs, dans son orgueil, il n’appartenait tout entier qu’à mille projets de vengeance et de haine, sans considérations d’aucune autre sorte. Il s’estimait atteint dans ses droits les plus sacrés, et de la manière la plus coupable. Pourquoi ne l’aurait-il pas cru, puisque l’expression la plus arrêtée des croyances humaines en fait de justice, la loi, lui affirmait qu’il avait le droit de faire ce qu’il avait fait, et que l’infidélité d’Emmy, au contraire, était un crime digne des plus sévères châtiments ? Ce n’était pas dans le désordre de son courroux qu’il pouvait réviser ce qu’avait décidé de sang-froid la sagesse des hommes.

Il s’abandonna donc, très-logiquement, à toute sa colère. Non-seulement Emmy, soutenue par sa famille, lui était un obstacle, mais elle devenait sa honte. Oh ! pourquoi l’a-t-il épousée ? Que ne peut-il s’en débarrasser ! Entrave insupportable qui le gêne à chaque pas ! Menace perpétuelle contre son honneur ! Ah ! s’il était libre ! ou veuf ! L’espoir seul du mariage aurait bientôt ramené Léocadie dans ses bras. Mais il le lui laisserait espérer toujours, bien que cette créature belle et passionnée lui convint mieux cent fois que la pâle Emmy, cette créature niaise et perfide. Oh ! Léocadie ! l’impétueuse ! la voluptueuse ! l’insinuante ! Il l’aime ! il la veut ! il la lui faut !

Quand ses premiers emportements se furent un peu calmés, M. Talmant se jeta dans son fauteuil, devant son bureau, et, le front dans ses mains, il tomba dans une longue et profonde méditation.

Le lendemain matin, Emmy, assise dans la salle à manger, tenait sa fille sur ses genoux et lui faisait épeler ses lettres, quand Gervais entra. Ce n’était pas encore l’heure du déjeuner ; aussi la jeune femme eut-elle peur de quelque querelle, et Paulette sentit que les genoux de sa mère tremblaient.

Mais Gervais montrait une sorte de belle humeur et se frottait les mains. Il s’approcha de la fenêtre en disant :

« Un temps superbe ! Nous aurons demain, sûrement, une belle journée. C’est, tu le sais, jour de fête. Ma foi, nous pourrions bien aller à Saint-Germain. »

Après une minute de silence, tirant légèrement une des boucles de sa fille, il reprit :

« Veux-tu, Paulette, y venir avec moi ?

— Et avec maman ? dit l’enfant.

— Certainement. Veux-tu venir, Emmy ? »

Étonnée de cette proposition, et du ton amical dont elle était faite, Emmy s’efforçait d’articuler un consentement, quand M. Talmant se ravisa :

« Non, pas demain ! C’est partout encore plein de plâtre et de débris. Il faut que ce soit plus convenable pour de fines chaussures et de petits pieds. Non, j’irai seul demain faire déblayer tout cela et rendre ma villa plus digne de votre visite. Quelles charmantes parties nous y ferons cet été ! »

Il joua quelque temps avec l’enfant, puis s’écria tout à coup :

« Encore cette diable de douleur ! Je ne sais pas ce que j’ai dans la main droite, des élancements, on dirait la goutte. J’ai cessé d’écrire tout à l’heure à cause de cela. Et cependant, j’ai des lettres pressées. Veux-tu me servir de secrétaire ? demanda-t-il à sa femme.

— Volontiers, » répondit-elle.

Ils passèrent ensemble dans le cabinet de M. Talmant, et sous sa dictée la jeune femme écrivit deux lettres d’affaires.

« Ah ! fit-il ensuite en frappant du pied.

— Qu’y a-t-il ?

— Un mot à écrire à ce Martel.

— Si ce n’est qu’un mot, vous pourriez peut-être l’écrire vous-même.

— Pourquoi donc ? Il ne connaît pas, je pense, votre écriture. Écrivez ! » poursuivit-il d’un ton impérieux.

Elle obéit. C’était une réclamation de frais occasionnés par certaines démarches. Quand la lettre fut achevée, M. Talmant la signa ; puis, la mettant sous enveloppe, il fit écrire aussi l’adresse de la main d’Emmy. Elle n’osait refuser, mais elle souffrait de la déception que son écriture sur cette lettre allait causer à Olivier.

« Mais je vais lui écrire moi-même, se dit-elle, et je verrai sans doute Victorine aujourd’hui. »

« Encore une, la dernière, dit M. Talmant en posant devant sa femme une nouvelle feuille de papier. »

Tout de suite elle mit en haut : Monsieur.

Il la lui arracha des mains.

« Ce n’est pas cela. Pas de titre. Faites ce que je vous dis et rien davantage, écrivez :

« Demain, à deux heures, chez moi. Nous serons seuls. »

« Donnez, c’est tout ce qu’il faut, je signerai. »

Emmy le regardait avec surprise ; il poussa un éclat de rire :

« Te voilà bien intriguée ? C’est pour Saint-Germain. Si tu y tiens, je t’expliquerai ça plus tard. Pour le moment, va presser le déjeuner. Je meurs de faim. »

Quand il fut seul, il tira de son enveloppe la lettre qu’il disait destinée à M. Martel, la réunit aux deux autres, qu’il avait fait écrire en premier lieu, et les brûla toutes les trois dans le foyer. Puis, dans l’enveloppe qui portait l’adresse de M. Martel, écrite de la main d’Emmy, il inséra la feuille où se trouvait cette seule phrase : « Demain, à deux heures, chez moi. Nous serons seuls. »

Il cacheta, prit son chapeau et se dirigea vers la porte. Là, son pas se ralentit, son regard devint indécis, et il s’arrêta :

« Eh bien, murmura-t-il, n’est-elle pas coupable ? »

Alors, d’un brusque mouvement, il sortit.

Quand il revint, il était un peu pâle. Il entra dans la cuisine, et trouvant la bonne seule, il dit :

« Si Mme Levert venait aujourd’hui, vous lui diriez que Madame est sortie, et n’y sera pas non plus demain. »

Pendant le reste de la journée, Emmy espéra en vain la visite de Victorine et des nouvelles d’Olivier. Deux ou trois fois, la sonnette retentit, et chaque fois elle crut voir paraître son amie ; mais c’était seulement, lui dit Maria, des personnes qui demandaient Monsieur, ou qui se trompaient de porte.

Elle écrivit à Olivier ; mais quand elle voulut porter la lettre, son mari se trouva à la porte en même temps qu’elle, lui offrit son bras, l’accompagna tout le temps qu’elle fut dehors, et la ramena à la maison. Elle ne put mettre sa lettre à la poste, et dut encore la confier à Maria.

Des rêves incohérents, affreux, remplirent sa nuit, et elle se leva, brisée. Quand elle se plaça devant sa glace pour peigner ses beaux cheveux, elle se vit pâle comme une morte.

« Qu’ai-je donc ? se dit-elle, quel poids sur mon cœur ! Serait-il arrivé quelque chose à Olivier ? »

Tandis qu’elle songeait ainsi, Paulette, descendue de son petit lit, se roulait sur les chats de la tapisserie et leur parlait en les agaçant.

« Tu vas avoir froid, ma chérie, » dit la jeune mère ; et, saisissant l’enfant demi-nue, elle l’enveloppa de son sein et de ses bras. En contemplant cette jolie tête blonde, ses yeux se mouillèrent : « Paulette ! dit-elle en la serrant contre elle, Paulette ! ma chère fille ! » Un nouveau transport la prit au cœur et elle serra l’enfant plus fort encore, en répétant ! « Ma chère fille ! »

« Oh ! tu me fais mal, dit la petite. Qu’est-ce que tu as comme ça à pleurer toujours ? ajouta-t-elle avec son bégayement enfantin, les yeux fixés sur sa mère.

— Ce n’est rien, dit la jeune femme, rien, mon ange. » Et, fâchée d’avoir inquiété l’enfant, elle ouvrit la fenêtre en disant :

« Vois comme il fait beau ! »

Au dehors brillait un soleil radieux, ce doux premier soleil qui dore les feuilles naissantes et va éveiller sous la mousse les fleurs des bois. Des marmots joyeux gazouillaient sous la fenêtre. Sur le trottoir, en face, une jeune fille souriante choisissait un bouquet dans un panier de fleurs. C’étaient des muguets.

« Un bouquet ! » demanda Paulette.

Emmy envoya la bonne en acheter un, et quand elle eut ces fleurs à l’enivrant parfum, elle les respira longtemps.

« Oh ! le printemps ! murmura-t-elle. Est-ce bon ! »

Un instant après, elle éloigna le bouquet, pensant qu’il lui faisait mal. Mais son oppression et son malaise persistèrent.

Cependant elle voulut s’habiller ; elle passa une jupe de soie grise, garnie de bleu, un corsage blanc, et serra sa jolie taille d’une ceinture bleue, à longs bouts. Au réseau qui soutenait sa blonde chevelure pendaient aussi de longs rubans bleus. Elle était ainsi charmante à ravir. Tout en s’habillant, elle se demandait : « Irai-je chez ma mère ? ou bien resterai-je ici ? » Car elle s’était interdit la maison de Victorine, chez qui elle aurait pu rencontrer M. Martel. Elle n’y songeait pas moins, mais en se disant : « Non, je ne dois pas. »

Le déjeuner fut morne ; au milieu du silence, le babillage de Paulette seul prenait ses ébats. Gervais, en se levant de table, dit à sa femme :

« Je vais donc prendre le chemin de fer ; avez-vous l’intention de sortir ?

— Mais… je ne sais, répondit-elle.

— Veuillez ne pas sortir avant trois heures. Il pourrait venir une personne… M. de Saurres. Vous lui diriez que je passerai demain chez lui, et vous auriez la bonté d’être fort aimable. C’est un de mes plus précieux clients. N’envoyez-vous pas Paulette à la promenade ? Il fait très-beau.

— Quand la bonne aura fini son ouvrage. Mais comme vous êtes pâle, Gervais ! Seriez-vous malade ?

— Je me porte fort bien, » dit-il sèchement ; et il sortit.

Après son départ, Emmy s’occupa de la toilette de l’enfant ; et elle ne pouvait se lasser de la regarder, allant et venant dans la chambre, de son petit air important et fier. — Comme elle était jolie ! sa Paulette ! Aux Tuileries, souvent, on se retournait pour la voir. Elle a le cœur bon aussi ; elle est aimante, autant qu’à cet âge on peut l’être. Emmy, du moins, est une heureuse mère. Cependant, plus elle contemple sa fille, plus ses yeux se remplissent de larmes, et elle se demande encore : « Mon Dieu, qu’ai-je donc ? »

Paulette partie avec la bonne, la jeune femme alla s’asseoir, toute pensive, dans le salon. Sur le canapé de velours bleu, cette harmonieuse figure, penchée, se détachait idéale ; et de la glace placée derrière elle les autres glaces la répétaient à l’envi.

Par moments, elle respirait fortement, tout oppressée ; elle regardait la pendule, puis le ciel. « N’aurons-nous pas de l’orage ? » se demandait-elle ; et de temps en temps elle pressait de la main son cœur agité.

La pendule marquait deux heures à peine, quand un coup de sonnette fit tressaillir la jeune femme.

« Sans doute, ce M. de Saurres, » pensa-t-elle en allant ouvrir.

Mais une exclamation étouffée de joie, de surprise et de terreur, lui échappa. C’était Olivier.

Il entra vivement et referma la porte.

« Nous sommes bien seuls ? vraiment ? » demanda-t-il ; et il la serra dans ses bras avec transport.

« Ah ! mon ami, lui dit-elle, quelle imprudence !

— Oui ; mais qu’importe ! Merci ! mille fois ! Oh ! que tu es bonne ! »

Par lettres, dans le lyrisme de sa passion, il l’avait tutoyée déjà, et les angoisses de l’absence, et ces épanchements de l’âme que, de loin, rien n’intimide, avaient rendu profonde leur intimité.

Quand elle eut repris sa place dans le salon, il dit encore, en s’agenouillant devant elle :

« Oh merci ! Je voulais te voir ; il le fallait ! Je rêvais des choses impossibles, folles ! quand ta lettre m’est venue. Que je suis heureux !

— Ma lettre n’autorisait pas une telle imprudence. Olivier ! si mon mari, comme l’autre fois, revenait ! Je meurs de terreur.

— Ne m’as-tu pas écrit de venir à deux heures, que nous serions seuls ?

— Non ! non !

— Comment ! tu rêves, mon amour, j’ai ta lettre, la voici. »

Elle reconnut la phrase écrite par elle-même, la veille, sous la dictée de son mari ; et les yeux pleins d’épouvante :

« Que veut dire cela, mon Dieu ! Oh ! que va-t-il faire ? Je ne comprends pas ; mais j’ai peur ! Olivier, pars, je le veux, tout de suite, je t’en supplie, pars !

— Soit, s’écria-t-il, mais avec toi. Et moi aussi, je le crains pour toi cet homme, et je n’aurai ni bonheur ni sécurité que je ne t’aie arrachée à lui. Suis-moi ; viens aujourd’hui même !

— Je vous l’ai dit, mon ami, c’est impossible.

— Alors, vous ne m’aimez pas. Vous ne comprenez pas que loin de vous la vie m’est insupportable. Je ne puis plus, non, je ne veux plus souffrir ainsi. Vous ne m’aimez pas. Votre fille, toujours ! Eh qu’importe ? Que m’importe ma mère à moi ? Elles vivront sans nous. Quand on s’aime comme nous nous aimons, on est seul au monde, et le devoir, l’honneur, Dieu même, c’est l’amour ! »

Il l’enveloppait de ses bras et la pressait sur son cœur en parlant ainsi. Elle se taisait ; il crut qu’elle était vaincue, et, se levant, il la prit par la main pour qu’elle se levât aussi :

« Va mettre ton chapeau ; je cours chercher une voiture, et nous serons libres, heureux !

— Olivier, dit-elle d’une voix faible, oh ! vous n’êtes pas généreux ! Ce n’est pas bien ! Vous êtes fort, vous. On vous a fait connaître le devoir, la justice ; on vous a donné la science et la réflexion. Moi, je suis restée ignorante et faible, et vous voulez m’entraîner au mal. Je vous aime ! oui, oh oui ! je vous aime, Olivier ! mais je ne dois pas abandonner mon enfant. »

Il resta muet un instant, debout devant elle, restée assise sur le canapé. Tout à coup, il vit les traits de la jeune femme exprimer une vive terreur ; elle étendit le bras en avant, comme pour écarter quelque chose d’horrible. Un coup sec se fit entendre : les bras d’Emmy s’écartèrent, sa tête se pencha sur sa poitrine, et un flot de sang rougit au-dessous du sein la mousseline blanche.

M. Talmant était debout au milieu du salon, un révolver à la main. Comme Olivier, revenu de sa stupeur, allait se précipiter sur lui, il l’ajusta et lui cassa l’épaule. Se dégageant alors facilement de l’étreinte du jeune homme, il sortit. Sur l’escalier, à la première personne qu’il rencontra, il dit :

« Je viens de venger mon honneur ! J’ai tué ma femme dans les bras de son amant ! »

Il se rendit ensuite chez le commissaire de police le plus proche, et se constitua prisonnier.

Les personnes accourues sur le lieu de cette catastrophe y trouvèrent Olivier, qui, fou de douleur, s’efforçait en vain, par les appels les plus tendres et les caresses les plus passionnées, de rappeler Emmy à la vie. Elle était morte. La balle avait frappé le cœur. Elle était là, dans sa fraîche toilette, maintenant toute souillée de sang, ployée comme une fleur que la faux vient de trancher ; et son front, son doux visage, gardaient encore une expression de pureté qui du sein de la mort repoussait l’outrage.

Le lendemain je lisais ce fait-divers dans les journaux, entre une réclame de fête et le récit d’un vol. De tous ceux qui lurent, moi seul peut-être y pensai l’instant d’après. Ces tristes annales de la troisième page offrent cependant la mesure de la moralité de nos temps et mériteraient les méditations du philosophe.

Peut-être les temps et les peuples que nous appelons barbares auraient-ils des mépris à nous rendre à ce sujet ?

Pour moi, ce fait me frappa et me jeta en des réflexions tristes et profondes.

J’appris bientôt qu’Olivier Martel était le héros de cette histoire. Je le connaissais un peu et l’allai voir. Il n’avait à Paris d’autres amis que les Levert, et ne voulait point appeler sa mère. Je le soignai : c’est lui qui m’a tout raconté. Maintenant, il est guéri, mais fort triste encore. Il assure même qu’il ne sera jamais consolé. Le temps en décidera.

Absous par la loi et par ses juges, M. Talmant n’a subi qu’un mois de prison. Il avait renoué avec Léocadie ; mais elle vient de partir pour l’Amérique avec un banquier de New-York dont elle a fait connaissance au Château des Fleurs. M. et Mme Denjot élèvent Paulette. Ils arrondissent magnifiquement sa dot et se proposent de la marier aussitôt qu’elle aura seize ans.

FIN.