Double Histoire — Histoire d’un fait divers/Double Histoire

Librairie de L. Hachette et Cie (p. --124).

DOUBLE HISTOIRE


Le jour baissait ; les derniers rayons du couchant, qui teintaient de lueurs fauves les rideaux fermés, pâlissaient. Au fond de la chambre, sous les draperies du lit où j’étais couché, l’ombre, d’abord humblement tapie dans les plis les plus profonds, s’étendait et envahissait ma couche tout entière. Je n’éprouvais cependant ni l’alanguissement qui se fait sentir, le soir, à ceux qui ont rempli leur journée, ni ce malaise plein d’angoisse qui, d’ordinaire, saisit le malade à l’entrée des nuits. Au contraire, je me sentais dispos, léger, plus prêt à l’action qu’au sommeil, et sans la présence de ma garde je me serais levé pour essayer mes forces.

Il y avait si longtemps que mon pied n’avait goûté le plaisir de fouler la terre ! Oui, maintenant cela me semblait un vif plaisir, et je ne voulais plus me rappeler combien j’en avais été las. Cependant, j’avais cherché dans la mort le repos ou le changement ; cette terre, je l’avais repoussée et maudite ; j’avais cru la fuir bien loin dans d’autres espaces ; mais, à mesure que mes sens se ranimaient, je sentais se renouer entre elle et moi ces liens instinctifs, doux et mystérieux, qui attachent l’enfant à sa mère. Ses dons les plus humbles, autrefois dédaignés, me ravissaient. Une pêche aux vives couleurs, qui était là sur la cheminée et dont Julienne m’avait permis de goûter un seul quartier, m’avait remis en mémoire Homère avec l’ambroisie, et le parfum d’une rose sur mon oreiller m’emportait au milieu de bosquets fleuris et de rêves charmants. Les bruits de la rue — dont les plus discordants me semblaient empreints malgré tout de quelque harmonie — me faisaient songer qu’il y avait des gens assez fortunés pour aller et venir en liberté, au soleil de tout le monde, et cela seul me semblait presque suffisant pour être heureux.

Bien d’autres pensées aussi, bien des souvenirs amers me revenaient à l’esprit ; mais je les évitais. Mes facultés, trop faibles, repoussaient la douleur, et l’instinct de la conservation, si puissant au sortir de la maladie, me conseillait d’attendre le retour complet de mes forces avant de rentrer en lutte avec l’ennemi terrible qui m’avait déjà terrassé. Je savais bien que j’avais beaucoup — trop — souffert ; mais ces choses-là me paraissaient un peu de l’autre côté d’un abîme, comme si mon suicide et ma maladie avaient opéré dans ma vie une solution de continuité et m’avaient réellement amené au seuil d’une existence nouvelle.

Il est certain que je n’étais plus le même. Cette amertume, qui se répandait autrefois comme un poison sur tout ce que je touchais, avait fait place à une sorte de rafraîchissement. La vie, si rudement refoulée, se ranimait en moi comme une plante au printemps et jetait de toutes parts ses vrilles, comme un lierre, pour embrasser quelque appui. Physiquement du moins, j’éprouvais de la joie à me sentir revivre, et j’espérais un peu, bien qu’il m’eût été impossible de donner à cette espérance aucun objet.

Surtout j’avais besoin d’un peu de tendresse. Il y avait bien longtemps que ma garde était là, derrière les rideaux de la fenêtre, à travailler à l’aiguille, sans paraître s’occuper de moi. Ses soins m’étaient devenus si doux et si nécessaires, que j’inventai un prétexte pour l’appeler. Elle vint, et je crus voir que ses yeux étaient rouges, comme si elle avait pleuré.

Quand je dis ses yeux, je veux dire le seul qui ne fût pas couvert de ce bandeau noir qu’elle portait en balafre oblique sur une moitié du visage, et qui disparaissait sous son bonnet, à droite, en haut du front, au-dessous de l’oreille, à gauche. Le peu qu’on voyait ensuite de son visage pâle était peu de chose, d’autant plus que la joue restée libre était occupée par un large sein orné de poils noirs ; un étroit bandeau de cheveux noirs paraissait au-dessous de son bonnet, et, pour compléter le portrait, peu flatteur assurément, sa taille paraissait contrefaite sous le gros châle à carreaux qu’elle nouait à l’entour. Elle était veuve et élevait un fils de six à sept ans, qui tous les jours allait à l’école et me disputait ses soins le soir.

Le jeudi seulement et le dimanche il venait dans ma chambre, et j’aimais à voir sa tête blonde, que déjà une teinte de mélancolie assombrissait. Il était doux, intelligent, et les soins qu’il prenait pour ne pas faire de bruit autour de moi témoignaient d’une âme aimante. Depuis que j’étais mieux, je lui avais permis de jouer aux billes dans ma chambre ; la mère en était reconnaissante, et ce n’était que de l’égoïsme de ma part, car j’avais besoin de les avoir là près de moi. Quand j’étais seul, parfois, les vieux fantômes revenaient m’entourer ; chaque jour ils devenaient plus distincts, et j’essayais en vain de les chasser. J’avais peur de retomber dans cet enfer d’âpres soucis et de solitude amère que j’avais fui. Mais la présence de Julienne et de l’enfant me rafraîchissait et me calmait : ils m’aimaient.

Oui, j’en étais sûr. Il était impossible de s’y tromper. Comment expliquer de la part de Julienne cette attention toujours présente ? Comment, sans affection, aurait-elle pu deviner ainsi mes pensées ? Et sa voix, cette voix que je ne pouvais entendre sans un étrange frémissement de cœur, d’où lui venaient ces accents si intimes, si tendres ? Évidemment c’était un jeu de la nature, ou de mon imagination ; mais cette voix me rappelait des souvenirs adorés, flétris hélas ! un remords !

C’était la première fois que Julienne remplissait l’état de garde. Elle habitait la mansarde au-dessus de mon cinquième. Au bruit du coup de pistolet, elle était descendue, avait appelé ; on avait enfoncé ma porte. En me voyant tout sanglant, les voisins accourus s’étaient répandus en cris, en exclamations ; mais le médecin n’avait trouvé que Julienne qui parût en état de comprendre les prescriptions et disposée à les exécuter. Depuis ce temps, elle ne m’avait pas quitté. Il y a de ces êtres pour qui la souffrance est l’attrait suprême. Peut-être n’y a-t-il que ceux-là qui savent bien aimer ?

« Vous me laissez très-seul, lui dis-je : il y a plus d’une heure que vous ne m’avez parlé.

— Je travaillais, monsieur.

— Était-ce donc si pressé ?

— Vous le demandez ? N’avez-vous jamais entendu dire que le travail d’une femme ne suffit guère à la nourrir seule, et ne savez-vous pas que le petit ne gagne pas sa vie ?

— Vous avez, dis-je, vos appointements de garde. Il est vrai que jusqu’ici je ne vous les ai point remis : mais ne disposez-vous pas de mon argent ? Il faut l’employer pour vos besoins.

— C’est ce que j’ai fait, monsieur, dans les premiers jours, parce que la nécessité m’y forçait et que vous ne me laissiez pas un moment pour tenir l’aiguille ; je vous rendrai compte de cela ; mais à présent que vous êtes guéri, du moins à peu près, il faut que je reprenne mon travail.

— Je suis ruiné, repris-je, et il ne me reste guère que le nécessaire ; mais j’ai besoin d’une femme pour tenir ma maison. Pourquoi ne serait-ce pas vous ? J’en serais heureux. »

Julienne fut un moment sans répondre ; quand elle parla enfin, sa voix tremblait.

« C’est impossible ! dit-elle.

— Pourquoi ? »

Mais elle répéta : « C’est impossible ! » et je la pressai de questions inutilement. Cela me blessa ; je cessai de lui parler, et comme alors, inquiète de mon silence, elle voulut causer à son tour, je répondis brusquement. Elle fondit en larmes.

Aussitôt, je fus honteux de ma dureté, et, prenant sa main dans les miennes, — une petite main vraiment plus jeune et plus élégante que son visage :

« Chère Julienne, lui dis-je, vous n’êtes point une garde ordinaire. Depuis deux mois, vous avez fait bien plus que me donner des soins, vous m’avez aimé. Le bien que j’en ai ressenti, pour le comprendre, il vous faudrait savoir à quel point mon âme était sèche et désolée. Quand j’ai recouru à cet acte de désespoir, j’étais seul, abandonné de tous…

— N’avez-vous jamais été aimé ? me demanda-t-elle d’un accent qui me frappa.

— Oui, répondis-je, et… j’ai trahi l’amour. J’étais puni justement. »

Il y eut un silence ; puis je repris ma pensée :

« Nous ne sommes donc plus étrangers, lui dis-je, et nous devons pouvoir nous entendre sans réticences, complétement. Dites-moi votre histoire, et je vous dirai la mienne.

Elle tressaillit, et je pressentis un refus.

« Je n’ai donc point votre confiance ? demandai-je.

— Oh ! si, monsieur ; mais… après tout, dit-elle, mon histoire est celle de bien d’autres.

— Qu’importe ! Elle n’en est pas moins la vôtre. Dites-la-moi…

— Elle est bien triste.

— Et la mienne bien amère.

— Vous, monsieur ? Je croyais que vous aviez été autrefois riche, heureux.

— Riche, oui : heureux, seulement deux ans. »

Elle répéta : « Deux ans ! » et me quitta brusquement pour aller recevoir l’enfant, qui rentrait de l’école à peu près à cette heure-là.

Le lendemain, j’obtins du médecin la permission de me lever chaque jour pendant quelques heures, et il me quitta en déclarant que je n’avais plus besoin d’autres soins que ceux de Julienne.

« C’est elle d’ailleurs, et non pas moi, qui vous a sauvé, » me dit-il pour la dixième fois.

Pourquoi la regardait-il par moments avec une attention aussi soutenue ? Il lui fit ses adieux en lui serrant la main, d’un air amical et respectueux.

Malgré toute la joie que me causait mon premier acte de force et de liberté, je dus regagner mon lit plus tôt que je ne l’avais pensé. Julienne alors s’assit avec son ouvrage près de moi, et, sur mes instances nouvelles, consentit, non sans émotion, à me raconter son histoire. Je l’attendais, faut-il l’avouer ? avec une impatience extrême. Dans la vie d’un malade, comme dans celle d’un prisonnier, tout événement prend de l’importance. L’intensité de la vie réside en nous-mêmes et non dans l’objet de notre action.

« Mon histoire, monsieur, me dit-elle, savez-vous par où cela commence et par où cela finit ? par la misère. Pendant quelques années, j’ai eu de la jeunesse, un peu de beauté, quelques jolies robes et un grand amour ; puis le malheur m’a reprise, le malheur, dans lequel j’étais née et qui, assurément, ne me laissera plus.

« Mon enfance est confuse comme un rêve. J’entendais bien des choses sans les comprendre, et je voyais sans bien voir, — C’est ce qui sauve l’enfant malgré tout. — Nous vivions dans une vieille maison très-sombre, que pourtant j’aimais. On ne m’apprenait rien, on me défendait tout, et je n’avais d’autre distraction que d’aller jouer dans la rue avec mes frères et les autres enfants du voisinage. Mais on s’ennuie de jouer toujours. Nous nous battions parfois et nous nous disions de vilaines injures, que nous avions entendu les hommes échanger entre eux. Cependant, je n’ai jamais aimé les querelles, et je passais plutôt de longues heures à regarder le ciel au-dessus des maisons, les nuages qui passaient, les hirondelles coupant l’air, et entre deux toits abaissés la tête d’un peuplier, dont les petites feuilles frémissaient au vent. Tout cela me semblait beau. Les enfants voient beaucoup plus beau que les hommes, et c’est pour cela, sans doute, que le blanc de leurs yeux n’a pas la même teinte, azuré qu’il est. Une preuve, c’est que lorsque je suis retournée dans notre rue, plus tard, je ne pouvais pas reconnaître ces choses, qui m’étaient restées dans le souvenir toutes charmantes. Tout me sembla plus terne, alors, et plus petit ; ce n’était plus ça.

« Comme je l’ai dit, on ne m’apprenait rien du tout, pas même à lire, et en attendant que je fusse obligée de travailler du matin au soir, je n’avais quoi que ce fût à quoi me prendre et je m’ennuyais un peu. Je n’avais dans la tête que des imaginations bien drôles, je vous jure ; car on ne m’avait donné le vrai mot de rien, et les choses s’arrangeaient dans mon esprit n’importe comment, la plupart au rebours de ce qu’elles sont. J’ai entendu parler de ces animaux étranges que les anciens hommes, ne sachant pas l’histoire naturelle, avaient bâtis à leur manière, mettant la tête d’une espèce sur le corps d’une autre. C’était dans mon idée un peu comme cela, et jusqu’à près de vingt ans j’étais si sotte, qu’on pouvait me faire croire tout ce qu’on voulait.

« Ma mère, qui était blanchisseuse, allait en journée. Nous ne la voyions que le soir, et c’était ma sœur ainée qui gardait les deux plus petits, tandis que mon frère et moi nous restions chargés de nous-mêmes. On m’envoya cependant à l’école communale pendant un an ; j’appris à lire et je commençais à tracer mes lettres quand, ma sœur aînée ayant atteint ses douze ans, on l’envoya travailler à la fabrique, et c’est moi qui restai chargée des enfants.

« C’était très-fatigant, car le plus petit demandait toujours à être porté, et cela me pliait le corps, tant il était lourd et moi toute fluette. Je tâchais cependant de leur faire entendre raison ; et puis je les aimais. Quand je les voyais courir après moi, se pendre à ma robe et me tendre leurs petits bras, j’en étais plus que fière ; ça me remuait tout le cœur et je les embrassais à les étouffer. Je ne sais pas pourquoi, monsieur, quand on parle des plaisirs de ce monde, comme on fait tant, on ne parle pas de cette grande joie d’être nécessaire aux autres, de pouvoir donner du bonheur, de l’aide seulement, à de pauvres créatures qui attendent cela de vous, et dont vous êtes l’espoir et comme la providence. Je ne connaissais point alors d’autre plaisir que celui-là, pauvre et abandonnée que j’étais moi-même, et cela me suffisait pour aimer la vie.

« Un beau jour, c’était le dimanche, quand notre mère nous revenait, — si ce n’est que nous n’aimions pas à être débarbouillés, n’en ayant pas l’habitude ; — mais elle nous embrassait ensuite de si bon cœur ! et puis, c’était notre mère, et nous nous sentions tout réchauffés quand elle était là. Ce n’était pas pour se reposer, hélas ! qu’elle prenait son dimanche, car elle avait tant à laver, à coudre et à nettoyer, qu’elle restait tout le jour pliée sur l’ouvrage et ne se couchait souvent qu’à minuit et même plus tard, du moins quand elle avait pu acheter de l’huile. C’était une toute petite femme, si maigre et si pâle qu’on aurait dit sa figure transparente. Elle n’avait pas toujours été ainsi, m’a-t-on dit : avant son mariage, c’était une jolie jeune fille, fraîche et rosée ; mais moi, je l’ai toujours connue pâle, parce que déjà trop de travail et d’enfants l’avait tuée. Et pourtant, notre père avait encore le courage de la battre, les soirs où il rentrait ivre.

« Quand j’entendais cette pauvre mère, épuisée, gémir sous les coups, je me sentais prise d’indignation, et je haïssais mon père. Tout le corps me tremblait d’une sorte de fureur ; et une fois je me levai pour défendre ma mère. Mais il me prit par le cou et faillit m’étrangler, et ma mère me défendit sévèrement de bouger en ces moments-là, « car, me dit-elle, c’est une folie, vois-tu, que lui donne le vin. »

« Hélas ! oui, une folie furieuse, contre laquelle on ne prend aucune mesure de sûreté, je ne sais pourquoi. Puisqu’on enferme les fous, ne devrait-on pas enfermer les ivrognes, et ne point exposer à leurs fureurs, soit dans la rue, soit dans la famille, les gens faibles et inoffensifs ? Et n’est-ce pas contre toute justice et toute raison de conserver les droits de père de famille à un fou furieux ? J’ai fait cette question plus d’une fois ; car c’est la grande plaie de nos familles, à nous autres, et nous rencontrons à chaque instant les malheurs qu’elle fait. On m’a répondu par d’étranges raisons comme celle-ci : qu’il fallait que la liberté fût respectée. — Mais alors, comment n’y a-t-il de libres que les mauvaises libertés ?

« Quant à moi, aucun mal ne me semble plus profond que celui-là, dont j’ai tant souffert, et dont j’ai vu souffrir autour de moi toute ma vie. Et lorsque je vois arrêter des sens pour un rien, je me dis que puisqu’on accepte bien qu’il y ait une police, elle devrait s’occuper surtout des ivrognes, qui mettent journellement la vie et la tranquillité des autres en danger, et qui sont de plus une honte publique. Enfin, quand j’entends les gens traiter ce mal comme peu de chose et en rire, Dieu leur pardonne ! je pense, moi, que cela m’a tué ma mère et a perdu l’âme de mes deux frères ; oui, du plus jeune aussi, ce pauvre ange d’autrefois, que j’ai tant aimé ! J’ai vu ma sœur aussi écrasée sous le même fardeau, et tant d’autres ! Et j’ai été forcée de mépriser mon père et de le haïr !

« Un jour notre pauvre mère s’en alla d’épuisement, de chagrin aussi. Elle n’avait cessé d’aller en journée que depuis trois jours, ne pouvant plus remuer les bras, ni les jambes, et mon père disait que c’était paresse ; et le pain manquait à la maison ! Elle s’éteignit en tirant l’aiguille, et on la trouva penchée sur une de nos loques, dont elle essayait de boucher les trous. De ce moment, notre sort devint si cruel, qu’il fallait bien que nous fussions des enfants pour ne pas maudire la vie.

« Heureusement les petits ne pensaient qu’à vivre, tout bonnement, et moi je ne pensais qu’à les protéger. Du vivant de notre mère, le père se dérangeait, il est vrai, mais seulement le dimanche et le lundi, faisant ses journées le reste de la semaine. Mais, du moment où il vit ne s’en pouvoir tirer, comme il dit, il perdit tout cœur, et se plongea tout à fait dans la débauche. Nous tremblions le soir quand nous entendions son pas lourd et sa voix rauque, et il avait toujours quelque dure parole à nous dire ; notre présence l’irritait, car nous étions pour sa conscience de rudes témoins. Ce que notre sœur aînée gagnait à la filature nous achetait du pain, Mais nous n’avions du reste ni feu, ni chaussures, ni vêtements ; et encore fallait-il que Marie fût habillée, sans quoi on l’eût chassée de l’atelier. Bien souvent donc il nous fallut mendier, et plus d’une fois le souper manqua.

« Mais il serait trop long de raconter en détail toutes les misères de notre pauvre ménage. À douze ans, moi aussi j’entrai à la filature, grâce à la charité d’une dame qui me donna de vieux vêtements, et il me fallut laisser seuls mes pauvres petits : Ninette et Jeannot. Ce fut le frère alors qui dut les soigner ; mais il n’avait jamais fait que jouer dans la rue avec de mauvais garçons, et ne pensait déjà qu’à devenir grand pour boire et fumer. Ne voyait-il pas le père et les autres ? Où aurait-il pris de meilleures pensées ? Il ne faut pas trop lui en vouloir.

« J’eus donc le chagrin de voir les deux petits se gâter aussi, et apprendre tant de mauvaises paroles et tant de mauvaises idées que je pleurais quelquefois de les entendre. Ce n’était pas trop leur faute, n’est-ce pas, non plus ? Ma sœur aînée me disait que j’étais trop susceptible, et qu’après tout ils s’élèveraient comme ils pourraient. Mais je n’en souffrais pas moins de voir que tout me manquait pour les instruire et les rendre bons. Quant à les envoyer à l’école, il n’y avait pas moyen, dans l’état de malpropreté, de nudité même où ils étaient.

« Quand je me rappelais notre mère, si honnête et si distinguée, j’avais encore plus de peine à leur sujet. Le père aussi d’abord avait été un bon ouvrier, comme il faut, bien mis, et gagnant de bonnes journées. Il avait aimé sa femme et s’était bien conduit pendant quelque temps. Mais, s’étant mis à boire avec les autres, peu à peu tout ce qu’il possédait de sens, de cœur et d’habileté s’en était allé, et maintenant ce n’était qu’une sorte de brute. Il ne nous inspirait plus que terreur et dégoût ; il nous frappait cruellement ; je me rappelle une nuit d’hiver qu’il nous mit tous à la porte en chemise ; nous y serions morts de froid, peut-être, sans l’intervention d’une voisine, qui menaça le père du commissaire et nous fit rentrer.

« Je n’y puis plus tenir, disait ma sœur bien souvent, je ne resterai pas plus longtemps dans cet enfer-là ! »

« Mais je prenais cela pour des paroles d’impatience, bien naturelles, et je ne pensais point qu’elle dût les exécuter. Cependant, hélas ! elle le fit, pauvre Marie ! Elle quitta l’inconduite pour l’inconduite, et la misère sans doute pour une autre misère. Je ne l’ai jamais revue. Ce n’était ni une tête folle, ni un mauvais caractère, et sûrement elle serait restée honnête sans d’aussi grandes raisons de découragement.

« Enfin, un secours nous arriva. Une dame bonne et riche, qui nous vit si misérables, nous prit en pitié, nous habilla tous et fit mettre mon frère en apprentissage. Les deux petits, étant propres, furent admis dans un asile. J’avais alors quatorze ans, et les ouvriers de la filature commençaient à me parler de près en passant, ce dont j’étais si honteuse, qu’il me prenait des palpitations de cœur à l’idée seule de les rencontrer. La bonne dame avait un peu deviné cela, dont je n’avais pourtant osé lui rien dire ; elle voulut me donner un meilleur état et me mettre aussi en apprentissage. Mais puisqu’on ne pouvait compter sur le père, qui aurait donné du pain aux enfants ? Il me fallut donc bien continuer mes journées. Seulement, j’allais chez la dame tous les dimanches, et là elle-même et sa femme de chambre me donnaient des leçons de couture, de broderie, et m’apprenaient à faire des robes et à repasser. Cela allait bien lentement sans doute ; mais j’avais si bonne volonté que je faisais pourtant des progrès. Au bout de deux ans, ma protectrice me recommanda comme ouvrière à plusieurs personnes de sa connaissance ; j’eus aussi de l’ouvrage chez moi, et Ninette fut mise en apprentissage à son tour.

« Mais alors un grand malheur nous frappa : notre protectrice mourut. Ses héritiers ne s’occupèrent point de continuer ses bonnes œuvres, et les frais de l’apprentissage de Ninette, qui était loin encore d’être au pair, tombèrent à ma charge. Pourtant, j’avais bien assez de peine déjà à nous nourrir tous. Il me fallut passer les nuits au travail, tant pour faire l’ouvrage qui m’était donné que pour entretenir mes vêtements et ceux des enfants. L’aîné de mes frères, qui gagnait quelque chose, ne m’apportait que ses vêtements à raccommoder. Par moments, je pliais sous le faix à croire que j’allais mourir, et je me couchais parfois avec de si grandes douleurs dans le dos et dans la poitrine, que j’avais peur de ne plus pouvoir me lever le lendemain.

« On croit généralement que le travail d’aiguille n’est pas fatigant et convient aux personnes faibles. C’est une grande erreur ; car il n’en est pas de plus nuisible, quand il devient excessif. D’abord, tout le reste du corps languit et perd ses forces par manque d’exercice ; puis, on est forcé d’être constamment plié sur l’ouvrage, avec un petit mouvement du bras, toujours le même, qui agit sur les muscles du dos et les rend à la longue très-douloureux. Quelquefois, le soir, j’éprouvais là une telle chaleur et de telles morsures, qu’il me fallait me retenir d’en crier, et je sentais bien que, pour pouvoir reprendre mon travail le lendemain, il ne fallait me forcer davantage.

« Enfin, je n’avais pas le choix ; ou plutôt je l’avais bien ; mais plutôt que de sortir Ninette d’apprentissage et la mettre à la filature, je serais morte à la peine. J’avais le souvenir des propos malhonnêtes qui m’avaient été tenus, tant par les hommes que par les femmes, et des vilaines propositions qui m’avaient été faites. La petite n’était point mauvaise ; mais j’en avais vu plus d’une qui s’était perdue par l’exemple et seulement parce qu’il y en avait parmi elles qui faisaient les dames et les élégantes, avec des bonnets à rubans.

« Et ne savais-je pas moi-même combien cela tente les jeunes filles ? À présent, je puis le dire, je n’étais pas du tout laide ; mais les petits béguins que je portais me semblaient affreux, et, je l’avouerai, puisqu’une histoire vraie ce doit être comme une confession, cela me faisait battre le cœur d’envie et de jalousie, de voir les autres passer pimpantes et parées, et moi de ne l’être point. C’était, me semblait-il, comme un tort qu’on me faisait ; il me semblait que c’était un droit pour ma jeunesse qu’un peu de parure et un peu de fête. Mais, par bonheur, je savais enfin à quel prix seulement on pouvait obtenir ces choses, et cela m’en ôtait bien vite la tentation.

« Sans doute c’était à cause de la conduite de mon père, — les ouvriers débauchés me faisaient horreur ; et un jour que l’un d’eux, malgré moi, m’avait embrassée, j’en avais eu autant de dégoût que de me trouver entre les replis d’un serpent. En ceci, j’obéissais à mon sentiment, car autrement rien ne m’eût appris si je faisais bien ou mal. Aussi, quand je vois tant de mépris jeté sur de pauvres filles, je trouve que c’est injuste. On ne peut demander compte aux gens de ce qu’ils n’ont point appris. Aucune instruction ne nous est donnée. On s’élève dans l’ennui de la misère, en ayant sous les yeux les joies du mauvais exemple, qui, si elles ne sont pas profondes, ont du moins l’apparence du bonheur et de l’éclat.

« Et voilà tout. Et la seule idée de mal et de bien qui nous soit donnée, c’est quand nous voyons des voleurs passer dans la rue, escortés par des gendarmes ; ou quand, à certains jours, a lieu le spectacle de l’égorgement d’un homme qui en a tué un autre. C’est là tout ce que nous savons.

« Il y a bien, il est vrai, le catéchisme et la première communion, mais ce sont là des choses tellement de l’autre monde, et en si grande contradiction avec celui-ci, que — cela se voit partout — on les reçoit sans en faire usage et par habitude seulement. Dans ce temps-là, j’eus pourtant bien envie d’être dévote, ne sachant où m’appuyer ; mais quand j’eus appris que Dieu punissait les pères dans les enfants, qu’il favorisait de sa grâce les uns et non point les autres, qu’il se plaisait à voir souffrir et voulait qu’il y eût toujours des pauvres, quand Je vis enfin qu’il n’était pas meilleur que les hommes, j’y renonçai.

« Pour ce qui est des mœurs, quels enseignements nous sont donnés ? Sont-ce les mauvaises maisons situées dans nos quartiers populaires et patronnées par l’autorité, qui nous inspireraient le respect de notre nature ? Et puisqu’ils ne peuvent pécher l’un sans l’autre, l’immoralité de la femme se peut-elle distinguer de celle de l’homme, qui s’en vante et qui en rit ?

« En haut comme en bas, les filles du peuple savent à quoi s’en tenir, et plus d’une peut rire de certains discours austères, prononcés par les défenseurs de la famille et des lois. Enfin, la plupart n’ont que le choix entre ces deux choses : être exploitées et battues par un mari, ou entretenues par un amant.

« Il y a de nombreuses exceptions, sans doute ; mais grâce au progrès de l’ivrognerie, elles deviennent de plus en plus rares. Or, nous sommes dans un temps où tout le monde réfléchit, les femmes aussi bien que les hommes, et où les habitudes ne tiennent pas longtemps contre l’évidence des intérêts. Aussi je crois que cette immoralité dont on se plaint ne fera qu’aller en croissant, tant que des garanties plus sérieuses ne seront pas données à la femme dans le mariage. Je sais ce que j’ai entendu dire à beaucoup sur ce sujet-là et ce que j’en pensais moi-même, m’étant bien promis, après l’exemple de mon père, de ne point me marier. Ce ne fut donc, aussi longtemps que je restai sage, que l’instinct qui me sauva. Les joyeusetés de nos ouvriers me répugnaient, et puis je me voyais si nécessaire aux enfants, que je ne me permettais de penser qu’à eux.

« Quand mon père me vit établie comme ouvrière, ayant des pratiques et travaillant presque jour et nuit, il pensa que je pouvais bien le nourrir de mon travail, et même lui donner de l’argent pour boire. Ce qu’il gagnait maintenant était peu de chose, et ses patrons l’eussent même renvoyé tout à fait s’ils avaient pu choisir ; mais les ouvriers raisonnables étant assez rares, on est forcé de s’accommoder souvent des plus mauvais ; aussi, quand, n’ayant plus d’argent, il se présentait à l’atelier sans être ivre, le plus souvent on le recevait, bien que de plus en plus sa main devint lourde et tremblante. Mon père donc me demanda de l’argent sous divers prétextes, et, sur mes refus, se mit en colère et me battit.

« Non, monsieur, on ne comprendra jamais l’horrible misère de pauvres enfants livrés à l’autorité absolue d’un être sans cœur et sans raison, abruti par l’ivrognerie, et que la loi, malgré ça, continue de laisser jouir de ses droits de chef de famille. Mes forces déjà fléchissaient sous le fardeau ; j’eus beau faire, j’eus beau me cramponner à ma volonté, penser à ma sœur, à mon petit frère, et faire de nouveaux efforts : le jour où, croyant compléter le payement du mois de ma sœur, je trouvai le tiroir vide et l’argent volé, je tombai par terre, et pendant un mois, je fus bien malade, entre la vie et la mort. Heureusement il se trouva de braves cœurs autour de moi ; mes voisines me soignèrent, nous eûmes çà et là quelques secours ; mais la maladie, voyez-vous, chez ceux qui vivent au jour le jour du travail, c’est comme un coup de feu en pleine poitrine dans une bataille. Si vous n’en mourez pas, vous en avez pour longtemps à vous remettre, et la chance de rester infirme toute votre vie.

« Quand je pus reprendre l’aiguille, au bout de six semaines, bien faible encore, plusieurs de mes pratiques, ne pouvant attendre, m’avaient quittée ; nous avions un compte chez le boulanger, un autre chez l’épicier ; je devais pour ma sœur deux mois et demi d’apprentissage, — et comment combler tout cet arriéré, quand mon travail ne suffisait pas encore aux besoins journaliers ? J’avais toujours sous les yeux cette grosse dette ; c’était comme une montagne qui m’ôtait le jour, et J’en avais le poids sur le cœur. Je demandai du secours à mon frère, qui gagnait maintenant sa journée ; mais il me refusa, disant qu’il n’avait pas trop pour lui, et je vis avec chagrin que mon père le débauchait et qu’ils allaient boire ensemble.

« C’est ainsi qu’ils se perdent les uns par les autres, faute d’un peu d’instruction qui leur élèverait l’esprit et leur ferait chercher de meilleurs plaisirs. Mon frère continua de m’apporter ses hardes à raccommoder, et je n’avais pas le courage de le refuser, bien que je fusse indignée. C’est de leur force que les hommes parlent toujours pour se mettre au-dessus des femmes, et en même temps cela ne les empêche point, dans les pays sauvages, m’a-t-on dit, de les charger des travaux les plus rudes, et, chez les civilisés, de les écraser de même sans merci, et de s’en remettre à elles, bien souvent, du soin d’être nourris et soutenus. Enfin ! ce n’est bien sûr pas de justice et de bon sens que l’on s’occupe le plus en ce monde.

« Tout cela me contraignit à une chose à laquelle je n’avais pu, sans trop savoir pourquoi, me décider jusque-là. C’était de mettre mon petit frère dans un couvent où l’on prenait des enfants pauvres pour peu de chose, et même pour rien. Je me disais : « Non, j’aime encore mieux le voir jouer dans la rue, comme un poulain échappé, et même jurer et se battre, et dire de vilains mots qu’il ne comprend pas, que de le voir les bras pendants, la face inerte, le regard éteint ou faux, mais faisant des vilenies en dessous, comme les petits garçons conduits par les frères en robe noire. » On me l’avait déjà suffisamment hébété à l’asile ; car toute l’idée pour l’éducation, partout, plus ou moins, c’est de contenir l’enfant, au lieu de guider sa liberté ; c’est de le façonner dans un moule, nommé règlement, où la nature et l’air ne pénètrent point. Mais à l’asile, du moins, il me revenait le soir ; il pouvait s’ébattre chez nous ; je le bordais moi-même dans sa pauvre couchette ; nous faisions ensemble comme une prière à Dieu et à notre mère, et puis il me passait les bras autour du cou et l’on se donnait de bons baisers en se disant : bonne nuit. Mais l’asile, à cause de son âge, le renvoyait ; j’aurais voulu pouvoir le mettre à l’école ; mais il grandissait et avait bon appétit, et le pain manquait. Les gens me disaient : « On ne comprend pas que vous refusiez un si grand avantage pour vous et pour lui, puisque les bons pères le veulent bien instruire, loger et nourrir pour rien. » Voyant que je ne pouvais suffire et que Jeannot pâtissait, je cédai enfin.

« Hélas ! c’est là tout le remords de ma vie. Pour un peu plus de nourriture qu’on lui donna, l’enfant y perdit son âme, et son corps aussi. Je le vis bientôt plus pâle que lorsqu’il mangeait mon pain. Quand je le regardais, il baissait les yeux et ne répondait à mes questions qu’après avoir, d’un coup d’œil furtif, consulté le frère, qui nous écoutait. Un jour de sortie (il venait me voir tous les mois seulement, pendant quelques heures), j’eus tant de peine de le voir froid et embarrassé près de moi et de ne plus retrouver mon Jeannot, que je le pris dans mes bras et lui donnai plusieurs gros baisers où je mettais tout mon cœur et cherchais le sien. Mais il se dégagea et s’alla rasseoir sur sa chaise, et je ne pus m’empêcher de fondre en larmes en lui disant :

« Tu ne m’aimes donc plus ?

— Si, me dit-il, quoique toujours d’un ton gêné. Seulement les bons pères m’ont dit que c’était indécent de s’embrasser. »

Une idée pareille me rendit tout étonnée, et puis, ce fut ensuite comme un flot d’indignation qui me souleva, et je m’écriai :

« Il faut que ce soient des brigands que ces hommes-là !

« — Tais-toi ! tais-toi ! s’écria le petit, tremblant ; Satan nous emporterait ! »

« Et il regardait autour de lui comme fou de terreur. Je vis aussi qu’il me considérait comme une damnée, parce que je travaillais le dimanche. Et sur tout cela, je me dis : « Tant pis ! on mourra de faim s’il le faut ; mais je ne laisserai pas l’enfant là-dedans. » J’allai donc le réclamer ; mais on ne voulut pas me le rendre, et ces hommes ne rougirent pas d’en appeler à l’autorité de mon père, tout dégradé qu’il était, et de lui acheter son fils pour un pourboire. Ah oui ! cela me fut un grand chagrin que la perte de cet enfant ! Une voisine me dit alors à l’oreille des choses que je ne pus croire ; mais je me demandais, pourtant, pourquoi l’enfant était si honteux, si pâle, et je finis par croire qu’il avait un secret qu’il n’osait pas dire. Il se murmurait là-dessus bien des choses dans le quartier ; mais on craignait les bons pères, et nul parmi notre pauvre monde ne se trouvait assez fort pour attacher le grelot. Je l’aurais fait, moi, pour ravoir mon frère ; mais je n’en pus rien tirer à temps, et bientôt on refusa de me l’envoyer et de me recevoir au parloir. Je n’avais pas de droits, vous comprenez ; je l’avais seulement élevé et je l’aimais.

« De ce coup-là, je fus triste longtemps et ne vis rien autre chose. Je ne pensais plus ni que j’étais jeune et assez gentille, ni à tout ce dont les autres s’occupaient autour de moi. Le cœur me saignait en dedans du sort de mon frère, et de la honte de tout ce que j’apprenais, et des peines que j’avais à la maison par la conduite de mon père. Il en vint à m’amener ses compagnons de bouteille boire et fumer le soir autour de moi, et, dans le nombre, il y en avait de jeunes qui, le faisant exprès pour me tourmenter, ou dans des intentions plus méchantes encore, me tenaient de vilains propos. Je pris alors un parti. Ma sœur ne me coûtait plus de dépenses, étant maintenant ouvrière chez sa patronne ; je pouvais donc peut-être payer le loyer d’une petite chambre meublée et vivre toute seule, en attendant que Ninette vint avec moi. J’exécutai ce projet, non sans toutes sortes de persécutions de la part de mon père, qui voulut me forcer à le recevoir chez moi.

« Un jour, étant aviné, mon père tomba du haut d’un échafaudage et se tua. Ma sœur, quoique bien jeune, venait de se marier ; mon frère, l’aîné, était devenu soldat ; le plus jeune était toujours à l’école des frères ; on n’avait point de nouvelles de ma sœur aînée. Je me trouvais donc seule et n’ayant plus à penser qu’à moi ; cela me parut d’abord un grand repos, mais bientôt après un grand vide.

« Et puis, quelle tristesse j’éprouvais en pensant aux miens ! J’avais tant lutté pour eux ! Et, malgré mes efforts, le monstre de la misère les avait tous dévorés ! Car ils n’étaient devenus abjects que par l’effet de leur mauvaise destinée. Quand rien ne soutient, il est bien facile de tomber. Le cabaret est là, seul plaisir offert au pauvre, qui, lui aussi, veut du plaisir. Mais celui-ci, au lieu de rafraichir et d’élever l’être, le dégrade ; au lieu de combattre les mauvaises influences de la misère, l’aggrave, la rend bientôt absolue, et tue par le père toute la famille, soit de corps, soit d’âme. Je n’étais pas exempte de craintes pour ma jeune sœur, dont le mari déjà se dérangeait. Donc, j’avais souvent des heures de grande tristesse ; mais, en même temps, dans ma solitude et dans le repos relatif dont je jouissais, il me prenait aussi des rêveries toutes nouvelles.

« C’était, après l’hiver de tant d’épreuves, comme un printemps qui poussait en moi ; je sentais dans mon cœur toute une nichée de désirs qui battaient de l’aile et voulaient prendre l’essor ; mais où ? de quel côté ? je n’en savais rien. Les plaisirs des autres ne me tentaient pas. Deux ouvrières, qui logeaient près de moi, m’avaient une fois entraînée à un bal de barrière, et je n’y avais pas voulu retourner. J’avais sur ma fenêtre des fleurs que je soignais, et quelquefois, en regardant les belles teintes du soleil couchant dans les nuages, il me prenait envie de pleurer. J’aurais voulu embrasser tous les enfants que je rencontrais, et quand je pouvais aller avec ma sœur, le dimanche, me promener dans la campagne, c’était une journée de ravissements. Je me mis à lire tous les livres qu’on put me prêter. Pour la plupart, c’étaient des romans ; il y en avait que je trouvais vraiment bêtes ; mais d’autres me charmaient. Je vis par là que je désirais aimer et être aimée ; seulement, cela ne me semblait pas possible, tant c’eût été beau.

« Les hommes qui me parlaient me déplaisaient tous. Ils commençaient toujours par vouloir m’embrasser, et moi, je les détestais tout de suite. Cependant, j’avais le goût de la toilette, et j’aimais à me parer ; mais quelquefois, après avoir pris plaisir à bien arranger mes cheveux et à m’habiller coquettement, je ne voulais plus sortir et je passais la journée dans ma chambre à lire, ou à songer, en cousant. J’avais une bonne clientèle ; j’étais adroite, jeune et forte ; mon travail me suffisait.

« Et maintenant… c’est la grande époque de ma vie que je vais vous raconter. Tout ce que j’avais pressenti dans mes rêves d’amour n’approchait point de cette passion qui me prit le cœur ; tout ce que j’avais souffert déjà n’était rien auprès des tortures que j’ai ressenties… »

Ici, Julienne s’arrêta quelque temps, puis reprit d’une voix émue :

« Comment je l’ai rencontré, cela vous importe peu. Comment je l’ai aimé, je n’en sais rien moi-même. Il m’avait d’abord intéressée par son air fier, ardent et rêveur. Je ne l’avais pas vu une dizaine de fois que, lorsqu’il me dit qu’il m’aimait, je sentis que je l’adorais. Je ne voulus pas d’abord le lui laisser voir ; je me disais : « Tu vas donc faire comme les autres, être la maîtresse d’un homme qui te prendra pour jouet et qui te délaissera ? » Car c’était un jeune homme de la bourgeoisie, qui étudiait à Paris. Mais je me disais cela sans le croire. Je l’aimais tant, que je ne pouvais imaginer qu’il ne m’aimât pas ; et il me semblait si différent de tous les autres, que je ne pensais pas qu’il pût agir comme eux.

« Cependant, je luttai contre mon propre cœur ; mais devant le chagrin de celui que j’aimais, je n’eus plus de courage. Après tout, je ne sacrifiais que moi-même, et pour le rendre heureux, mon Dieu ! qu’était-ce donc ? Il fut heureux, j’en suis sûre. Il y a eu dans sa vie, comme dans la mienne, deux années d’amour…

— Deux années ! dis-je, frappé de cette coïncidence. Deux années !

— Oui, seulement ! Il était heureux ; mais il voulut autre chose. Il crut l’ambition meilleure que l’amour. Sa famille et l’influence du monde agirent sur lui ; il me quitta, désolé, dit-il, de notre séparation, en m’alléguant les intérêts de son avenir et sa considération dans le monde. Est-il donc vrai, monsieur, que dans votre monde, pour être honoré, il faut trahir ? »

Julienne s’arrêta. Cette dernière phrase, sous forme de question, elle me l’avait adressée d’un ton si âpre, d’une voix si stridente, que j’en avais été troublé comme un accusé. Certes, elle avait eu raison de le dire, son histoire était celle de bien d’autres. Plus d’un pouvait répondre pour son amant ingrat. Moi-même, si je me sentais si fortement remué par ce récit, c’est qu’il troublait ma conscience dans ses plus intimes profondeurs, et me semblait retracer mes propres souvenirs. Elle reprit, en luttant contre son émotion :

« Oui, après avoir vécu pendant deux ans de mes soins et de mes caresses, il me quitta, sous prétexte que j’étais indigne de lui. Après m’avoir pris toute la fleur de mon âme et de ma jeunesse, il me rejeta dans la vie, seule, déshabituée d’un travail assidu, et initiée par lui à la vie de la pensée comme aux joies de la passion. Et c’est pour cela, monsieur, qu’il y a des femmes que les hommes méprisent !

— Ils ont tort ! m’écriai-je, et, — je le sais par moi-même en ce moment, — c’est à eux de rougir devant elles.

— Vous le croyez, vraiment ? me dit-elle d’une voix tremblante.

— Oui, maintenant. »

Elle se mit à pleurer avec tant d’abondance que ses larmes prirent bientôt le caractère de sanglots, et alors elle quitta vivement la chambre.

Je n’aurais plus osé lui demander la fin de cette histoire, si d’elle-même, quelque temps après, venant se rasseoir près de moi, elle n’eût repris son récit :

« Oui, c’est un bien grand danger que celui qui menace en pareil cas une fille pauvre et abandonnée. Pour moi, heureusement, j’aimais tant celui qui m’avait trahie, que la douleur me sépara de tout le reste du monde. Je vécus dans mes souvenirs, ne voyant rien, ne sentant rien que l’horrible peine de son abandon. Je comptais bien mourir ; mais je m’aperçus que j’étais mère. Alors, il me sembla que je n’avais pas perdu mon amour tout entier. Je me fis un devoir de vivre, et je travaillai avec courage pour mon enfant.

— Votre amant sut-il qu’il avait un fils ? demandai-je.

— Non : il n’avait pas le droit d’en être le père, puisqu’il m’avait abandonnée. Et il ne me vint point à l’idée de lui demander de l’argent pour un enfant qu’il volait de sa tendresse. Oh ! la vie fut dure, c’est vrai, pour nous deux. Plus d’une fois, quand le pain manquait, l’hiver, j’allai, l’enfant dans mes bras, chanter dans les cours des maisons les airs qu’il m’avait appris, au temps de nos fraîches et joyeuses amours. J’ai mendié, je n’en rougis pas. Quand la société n’accorde à la femme qu’un salaire insuffisant, sous prétexte que l’homme doit la nourrir ; et quand l’homme, après lui avoir pris sa beauté, sa force et sa jeunesse, l’abandonne, ce n’est pas à elle qu’en revient la honte !

« Encore eûmes-nous du bonheur, car je ne fus pas malade, et l’ouvrage, des mieux payés, ne me manqua guère. Le moindre accident nous eût tués. Nous étions comme ces petites plantes qui se nourrissent d’un peu de sable sur un rocher et que l’ébranlement le plus léger fait glisser à terre. Malgré toutes nos privations, mon fils a grandi. Mal vêtu, mal nourri, en fait d’amour, du moins, il a été mieux doué que le fils d’un prince ; car cela prend peu de temps de se donner un baiser : tandis que l’aiguille vole, de doux regards et de douces paroles se peuvent échanger. Bien qu’il n’ait pas huit ans, il sait aimer déjà. Il est heureux comme peu d’enfants riches, car sa mère est toute à lui. Tous les dimanches, avant votre maladie, je l’emmenais promener dans la campagne : ces petites créatures, entre les murs de Paris, sans cela, blanchiraient comme des liserons en cave.

« Nous ne mangions ces jours-là que du pain sec, mais nous nous emplissions la poitrine d’un air pur et l’âme d’harmonies. Enfin, mon Charles est suffisamment fort et bien venu ; il apprend tout ce qu’il veut ; il est bon et tendre, et quand je regarde ce cher trésor, je n’en veux plus à celui qui me l’a donné.

« Mais un grand souci me tourmente, c’est d’en pouvoir faire un honnête homme, au milieu des mauvais exemples qu’il recevra. Bientôt, sa nourriture et son vêtement vont excéder mes ressources. À douze ans, au plus tard, il devra délaisser, pour se livrer au travail des mains, tout développement de l’esprit, et, à cause de cette double incapacité de la pauvreté et de l’ignorance, il ne trouvera à sa portée que des plaisirs grossiers. Hélas ! ce serait donc trop beau d’élever un homme pour être noble et bon !…

— Mais le voici qui frappe à la porte ; cette pauvre histoire a duré longtemps. »

Julienne se hâta d’ouvrir, et le petit Charles entra, d’un air confiant et heureux qui, après ce que je venais d’entendre, m’émut, et je pris à le considérer un intérêt tout nouveau. C’était vraiment un aimable garçon, avec ses blonds cheveux, ses joues un peu pâles, ses yeux candides, son maintien à la fois doux et déterminé. Il y avait en lui tout ce qu’il fallait pour exciter l’orgueil et la joie d’un père, et cependant cet enfant était abandonné et déshérité. Étrange division, en légitimes et illégitimes, de ces innocentes créatures, nées également selon la grande loi ! Les conventions humaines peuvent-elles donc prévaloir contre les décisions de la nature et ses affirmations vivantes ?

Si le sentiment, si le devoir paternel existe, quelle autre raison d’être lui assigner que la naissance de l’enfant ? Ici, cependant, pour créer différentes justices, il ne faut pas tant que des Pyrénées ; une feuille de papier suffit, et par elle, au recto, l’amour paternel fleurit, au verso, s’éteint. Pour celui-ci, des entrailles de père, le nom, la fortune, la tendresse, l’adoration, joies et honneur ; pour celui-là, rien que l’indifférence, l’abandon, l’oubli, le mépris, dans la misère. Oh ! qu’elle est touchante cette tendresse officielle qui se répand en odes et en dithyrambes sur l’enfant adoré de l’hymen, tandis que l’autre, rejeté, agonise n’importe où ! L’homme a tort de parler de sa nature comme décidant de ses actes ; il est plus fort qu’elle ; il la commande et la plie, en tous lieux, à sa fantaisie. De nature, il n’en a point, ou n’en a d’autre que le préjugé ; partout où il l’a voulu, et par le seul empire de ses conceptions, l’homme l’a dominée ; il est lui-même son propre créateur.

Était-ce donc sous l’empire d’un reste de fièvre, ou à cause du récit de Julienne ? Était-ce la présence de ce doux et bel enfant qui me faisait rêver ainsi ? Car c’étaient là des choses que je ne m’étais jamais dites à moi-même. Et cependant, je les sentais avec énergie à ce moment. J’attirai à moi le petit Charles et l’embrassai. Il me regarda de ses grands yeux comme pour dire : « Tu m’aimes donc ? » Et Julienne, qui était debout au pied du lit, s’y appuyant d’une main, cacha, je ne sais pourquoi, son visage dans les rideaux.

Si les soins tendres et intelligents de Julienne me l’avaient fait aimer, la connaissance de sa vie me la fit estimer davantage. Avoir résisté à tant de causes de dégradation marquait une force peu commune, et je me disais avec elle qu’une étrange sévérité, où bien une profonde ignorance, présidait à nos jugements sur ces malheureuses femmes, que la société semble également jalouse de perdre et d’insulter.

Hélas ! qu’était-elle devenue, celle que plus que toute autre j’avais trahie, cette suave et charmante figure qui n’avait cessé de hanter mes rêves et de me poursuivre des plus doux souvenirs, des plus vifs remords ? Assurément, comme Julienne, elle devait avoir lutté courageusement. Mais, comme Julienne, avait-elle eu du bonheur ? Une seule chance contraire dans ces durs combats d’un seul être contre le destin social, et tout est fini. Cette idée m’obséda. Dans mes rêves, je voyais Fanny, seule et agonisante, sur un grabat, ou, d’autres fois, pâle et exténuée de travail, allumant un réchaud pour son suicide, et l’impression de ces cruelles images me poursuivait encore pendant le jour.

Mes angoisses n’échappèrent point à Julienne ; anxieuse de les calmer, elle m’interrogea. À mon tour, je lui devais ma confiance et j’avais besoin de la lui donner. Une après-midi, comme, après m’avoir installé dans mon fauteuil, elle reprenait son travail de couture, m’étant recueilli pendant quelque temps, plein d’une profonde mélancolie, je lui fis ce récit :

« La vie de famille a si peu existé pour moi — car j’entrai à huit ans au collége — que j’en ai peu de souvenir. J’étais encore tout petit, qu’on me prit au milieu de mes jeux pour me placer devant un livre et me faire répéter des sons. Je répétais, puisqu’on le voulait, mais sans y penser du tout, ne sachant pourquoi c’était faire ; aussi n’avais-je aucun souvenir le lendemain de la leçon de la veille. Ma mère, impatientée, me donnait sur les doigts ; je me mettais à pleurer ; on me renfermait dans une prison, et mon père disait d’un air sombre : « Cet enfant-là n’a pas le goût de l’étude ; il ne fera jamais rien. »

« Menaces, punitions, prédictions sinistres, tout cela m’ahurissait, et je sentais de moins en moins de goût pour l’étude. Quand je voyais le livre, toutes mes facultés compréhensives s’évanouissaient ; quelque chose se figeait en moi ; je devenais stupide, et si malheureux, que je ne comprenais pas comment ma mère n’avait pas pitié de moi.

« Un jour, on eut l’idée de m’acheter un abécédaire où il y avait des bêtes encadrées dans de grandes lettres, avec leur nom à côté. Cela m’intéressa, et me fit sourire au milieu de mes larmes ; je lus bientôt : « Mou — ton, lé — zard, mi — net, » etc. Enfin, après un temps d’épreuves qui fut très-long pour les miens et pour moi, je sus lire, et presque aussitôt l’on m’assit à une table, sur une grande chaise, pour me donner ma première leçon d’écriture. Que d’encre je me mis aux doigts ! avant d’arriver à tracer des pleins fort grêles et des déliés-très-gros. « Après tout, dit mon père, on peut se passer d’être calligraphe, et pourvu qu’il fasse bien ses humanités… »

« Ce fut la première fois que j’entendis ce mot-là : humanités. Il devint bientôt pour moi synonyme de barbarie et de torture, et ce ne fut que longtemps après ma sortie du collége que je parvins, non sans peine, à lui restituer en moi son sens véritable. C’est en prononçant ce mot terrible que mon père me présenta un jour un étroit in-18, revêtu de carton, qu’il ouvrit en me disant : « Voici ta grammaire latine. C’est en étudiant ceci que tu deviendras un homme utile, et que tu pourras prétendre à tout. » Je devais avoir six ans à cette époque-là ; l’ambition ne me touchait pas encore, et l’enfance a ses instincts. À la vue du livre, je fondis en larmes.

« Que j’en ai versé depuis sur ce rudiment affreux ! tout souillé d’encre, presque en lambeaux, aux feuilles recroquevillées, où mes yeux se fixaient, il le fallait bien, mais où mon esprit ne se posa Jamais, je l’affirme ; car ce fut seulement dans l’adolescence que l’ambition de dépasser mes camarades m’ayant saisi, je me donnai la peine d’y entendre quelque chose. Une moitié de mon enfance donc se passa à regarder ce livre, tandis que la vie, au dehors pleine de soleil et d’harmonies, m’appelait, et que les bêtes et les plantes du bon Dieu y prenaient leurs ébats, sans que je fusse de la fête. Ainsi, tandis que votre enfance, Julienne, était complétement dépourvue d’exercice intellectuel, la mienne pécha par l’excès contraire, et en somme ne fut guère plus heureuse ni plus éclairée. L’homme ne sait point encore élever l’enfant : il le gâte ou le despotise ; il le délaisse ou l’écrase. On n’a point encore adopté de transition entre le lait de la nourrice et la moelle abstraite des choses.

« En ce temps-là, je me le rappelle, on fonda dans notre ville de province un gymnase. J’étais pâle et malingre. Un ami parla de m’y envoyer. Mais ma mère craignait que je ne me rompisse le cou, et mon père dit que cela me détournerait de mes « humanités » et que je n’avais pas besoin d’être un saltimbanque pour faire mon chemin. Je continuai donc mes humanités, et tous les mots de mon rudiment défilèrent dans ma tête, comme des soldats au théâtre sans que j’en soupçonnasse le commencement ni la fin. Mon père disait : « Il a de la mémoire. » Mais je faisais des thèmes et des versions détestables, aussi répétait-il avec désespoir : Cet enfant-là ne parviendra pas ! »

« Malheureux ! tu ne veux donc pas parvenir ? » me criait-il souvent, au vocatif, pendant que j’étais là, debout devant lui, pétrifié dans ma honte, le nez dans ma collerette et la main derrière l’oreille. Parvenir ! grand Dieu, je ne demandais pas mieux, moi, — bien que j’ignorasse tout à fait ce que c’était ; — mais l’avenir m’attirait peu, je l’avoue. Je l’aurais donné tout entier pour une heure de récréation au jardin ; puis, mon père m’ayant dit qu’il fallait savoir le latin pour être un homme, la vie m’apparaissait toute hérissée de déclinaisons, et j’enviais, à ce point de vue, le sort des enfants du peuple, que je voyais jouer dans la rue tout le jour.

« Toutefois, je me serais bien gardé de changer mon sort pour le leur, et si peu de joie que me donnât mon titre de fils de bourgeois, j’y tenais déjà par fierté. Une des premières choses que nous apprenons à distinguer, c’est la démarcation qui existe entre les gens du peuple et les gens de loisir, ou de professions libérales. Ceux-ci étaient reçus dans le salon avec de grandes chatteries ; ceux-là à la cuisine, et on les appelait par leur nom, d’un air supérieur. Le mépris est une de ces choses subtiles que perçoit l’instinct ; je l’avais donc compris et m’en étais imprégné moi-même pour tous ceux que leur costume rangeait à mes yeux dans la classe des méprisés. On commença vers ce temps à m’apprendre un peu de catéchisme, et le curé avait grand soin de nous répéter que nous étions tous frères… en Jésus. Mais comme je voyais ses politesses pour les dames et ses manières sans façon avec les pauvresses, et comme je savais bien que mes pareils et moi nous aurions les premières places au jour de la première communion, je pensais que cette phrase-là n’était qu’une déclinaison comme une autre, et je n’y attachais pas d’importance, d’autant mieux que tout le monde, c’était clair, pensait comme moi là-dessus.

« Outre la valeur de l’habit en lui-même, celle de la toilette et des agréments extérieurs m’était enseignée par ma mère et ma sœur aînée. On me bichonnait pour les processions et les soirées ; ma pauvre tête, meurtrie de latin dans le jour, l’était la nuit de papillotes. On me faisait très-beau. J’en pleurais quelquefois ; mais alors on me portait devant la glace en disant : « Vois comme tu es gentil. — Il sera le mieux de la fête, n’est-ce pas, cher amour ! » s’écriait ma sœur en m’embrassant. Un jour de Fête-Dieu, j’entendis répéter de toutes parts que j’avais été le plus beau de la procession, et j’en vis ma mère et ma sœur si fières, que cela me rendit tout à fait convaincu de mon mérite personnel. Ce fut ainsi que le désir d’une priorité reconnue et consacrée par l’opinion s’établit en moi, — bien qu’elle n’allât pas encore toutefois jusqu’à éprouver le besoin d’être le premier dans mes classes, ainsi que mon père le désirait absolument.

« Donc, l’on me mit au collége à huit ans. Là, je reçus un numéro, je fus, comme tous les autres, enrégimenté, et l’on m’appela par mon nom de famille comme un homme. Je portais un uniforme de drap, boutonné jusqu’au menton, et dont les pans s’embarrassaient dans mes jambes ; un uniforme d’hiver, sous lequel j’étouffais pendant l’été. Nous avions une cour spacieuse, mais entourée de hautes murailles. Nous sortions tous les mois en ville chez nos correspondants ; car je n’étais plus dans ma ville natale et je ne devais plus recevoir les soins de ma mère. En hiver, nous nous levions avant le jour et nous cassions la glace dans nos lavabos. J’avais des engelures aux mains et aux pieds ; mais ce qui m’en consolait un peu, c’est que je ne pouvais plus écrire. On m’envoyait alors à l’infirmerie, où l’on s’ennuyait formidablement, c’est vrai, mais où l’on ne travaillait pas. Le goût de l’étude persistait à ne pas venir.

« Tout d’abord, j’avais été le jouet des plus grands et des plus forts, ainsi que cela se pratique d’ordinaire. Moi et quelques autres petits de mon âge, quand les taloches ou le froid aux pieds nous faisaient pleurer, on nous huait et l’on nous écrasait de taquineries, tant qu’il fallait bien que la rage nous en vînt au cœur. Mais, n’étant pas les plus forts, il fallait attendre de pouvoir le rendre à d’autres, et plus tard nous n’y manquâmes point. Ce sont toutes ces choses qui font dire aux gens sages que le caractère se forme au collége et qu’on y apprend à vivre. Rien n’est plus vrai. On y apprend à supporter l’injustice lorsqu’on est faible, et à l’exercer lorsqu’on est fort. Excellentes leçons ! et bien propres à perpétuer le système traditionnel adopté dans les rapports humains !

« J’appris également à mépriser en cachette l’autorité des maîtres, à laquelle je me soumettais ostensiblement. Nous les appelions entre nous de leur nom, un tel, sans y ajouter monsieur, et nous nous entendions admirablement pour faire enrager les pions, qui étaient des jeunes gens pauvres et pour la plupart d’anciens piocheurs. Comme cela nous amusait de les humilier ! Un jour, nous vînmes à bout de faire pleurer l’un d’eux : il n’avait qu’un vieux parapluie. Tenez, ce souvenir me fait mal à présent. Passons là-dessus… Alors cependant, avec les autres, j’en triomphais.

« Ceux que nous estimions le plus parmi nous, c’étaient — exactement comme dans le monde — les plus forts de poignet et les plus forts de cerveau ; mais surtout les plus riches. Un grand, parmi les externes, jouissait de la considération la plus haute, parce qu’il passait pour avoir une maîtresse et qu’il fumait.

« Ce fut au collége que j’appris ce que c’était que de parvenir, ou du moins le but de la chose : un jour, en veine de confidence, un moyen m’en instruisit. C’était pour avoir du plaisir, beaucoup de plaisir, et envoyer promener l’étude, pour faire enfin comme font les hommes : aller au café, jouer, fumer, avoir des maîtresses et le plus d’argent possible pour ses fantaisies.

« Quoi ! c’était là le mystère ! Pourquoi mon père ne m’avait-il pas dit tout de suite cela ?

« En y songeant, je vis en effet que ce devait être ainsi ; je me rappelai que mon père et ses amis, leur fonction remplie, se réunissaient dans un cercle où ils fumaient, buvaient, causaient très-fort, jouaient au billard. J’y avais pénétré un jour, et j’avais vu en outre, autour d’une table verte, des messieurs qui remuaient des cartes et des pièces d’or. Quant aux autres plaisirs indiqués par mon camarade, ce n’était pas leur mystère qui pouvait les rendre moins intéressants pour mon imagination. Il m’apprit aussi qu’un des grands plaisirs des hommes était de faire courir des chevaux et de parier à cette occasion.

« Tout cela me transporta, et je commençai dès lors à songer sérieusement à mon avenir. Que ce fût le latin qui dût me procurer toutes ces choses, je n’y comprenais rien, à la vérité ; mais depuis que j’étais au monde, n’étais-je pas entouré de mystères, et ne vivais-je pas d’inexpliqué ? Je m’épargnai donc la peine de réfléchir, y voyant trop à faire, et n’y étant point d’ailleurs sollicité, hors du cercle étroit de l’application de mes règles de grammaire ou d’arithmétique. Tout ce que je recevais de notions m’était imposé sans bénéfice d’inventaire. Dans toutes les maisons d’éducation, le mot raisonner n’est-il pas synonyme de révolte ? « Vous raisonnez, je crois ? » C’était un des péchés dont je me confessais à l’aumônier du collége.

« Celui-ci représentait au milieu de nous le plus gros des mystères dont notre existence était composée. Tandis que nos professeurs laïques ne juraient que par Aristote, Virgile, Horace et Cicéron, et que l’on s’efforçait de nous pénétrer de l’esprit de l’antiquité et de l’excellence de la société païenne, l’aumônier nous disait que la science n’était qu’un mensonge et n’avait aucune importance aux yeux de Dieu ; que les païens étaient tous des damnés et leurs prétendues vertus une pure apparence ; et, tandis que, dans nos classes, on nous excitait sans cesse à travailler en vue de parvenir, à l’église, on nous exhortait à renoncer au monde et à mépriser la vie, afin de gagner le ciel.

« Tout cela cependant ne nous préoccupait guère. C’était bien assez d’avoir nos versions à expliquer. Puis, à cet égard, les grands nous donnaient le ton. Ils parlaient dédaigneusement de la robe noire, nous racontaient l’histoire de Galilée, et terminaient en disant d’un air profond que, toutefois, il fallait de la religion pour le peuple et pour les femmes, et que c’était pourquoi l’État payait les prêtres. Pendant les vacances, je m’aperçus bien que cette opinion des grands était aussi celle des hommes, et même il me semblait que ma mère et ma sœur n’avaient pas trop peur de l’enfer et ne croyaient pas à tout cela autant qu’elles voulaient en avoir l’air ; car elles aimaient beaucoup le monde ; et, quand elles allaient à la messe, elles songeaient bien plus à leur toilette qu’à toute autre chose.

« Quand je fis ma première communion, la peur de l’enfer me prit pourtant, en écoutant les terribles menaces de notre catéchiseur. Je fus très-dévot pendant quelques mois ; je pensai même à entrer dans un couvent, car je voyais bien qu’il n’était pas possible de faire ailleurs son salut ; mais, mon père s’opposant à ma vocation, cela me découragea ; je pris le parti de n’y plus penser, et, voyant qu’il était par trop difficile d’être logique en cette vie, je me laissai aller au gré des circonstances, vivant au jour le jour de devoirs et de pensums, et attendant avec impatience le moment où je sortirais de ma prison et où je deviendrais homme et libre.

« Je n’avais pas encore mordu au latin ; c’était avec la résignation d’un condamné aux travaux forcés que je subissais ma tâche, et mes cahiers étaient du nombre de ceux qui n’obtiennent aucun encouragement, et pas même l’aumône d’une explication. Entre les hautes murailles du collége et sur les bancs, je croissais en hauteur seulement, comme une de ces herbes pâles qui pénétraient dans la grande classe par la fente du mur. Il me vint l’idée de copier, pour plus de rapidité, le devoir d’un des bons auprès de qui j’étais, et, dès lors, trouvant la chose commode, j’en pris l’habitude. Un jour, mon cahier eut les honneurs d’une lecture, et je fus un des dix premiers. Mon père, enchanté, m’écrivit une lettre des plus solennelles, où il me félicitait de ce que j’arrivais enfin à comprendre le but de la vie ; c’était un succès qu’il me fallait renouveler ; il y comptait ; j’allais devenir, il en était sûr, un des premiers du collége, et plus tard un homme des plus distingués. Une pièce de cinq francs venait à l’appui de cette lettre, comme témoignage de satisfaction.

« Il paraît que, malgré tout, j’étais né avec une conscience ; elle s’agita en moi. Je rougis des éloges et du cadeau de mon père, et, tout en continuant de copier les devoirs de mon camarade, je m’efforçai de les comprendre. Ce fut avisé ; car il se refusa bientôt à cette complaisance, quand j’eus obtenu une place au-dessus de la sienne, malgré la complète ressemblance de nos productions. Livré à mes propres forces, d’abord je dégringolai, au grand scandale paternel ; mais l’âge et l’ennui aidant, j’éprouvais enfin le besoin de me prendre à quelque chose. Le latin étant là, je le saisis corps à corps et l’emportai, après quelques mois d’une lutte désespérée. À la distribution, j’eus un second prix de thème. J’étais lauréat.

« Mon père fut content, mais non satisfait.

« Il faut avoir au moins un premier prix, ou plusieurs, l’année prochaine, me dit-il ; si tu le veux, tu peux être le premier. »

« Où puisait-il cette assurance ? Je ne sais ; mais tous les pères de mes camarades l’avaient également et tenaient à leur fils le même discours. Toujours est-il que je trompai la confiance paternelle. Pendant le cours de l’année suivante, je fus plusieurs fois troisième, une fois second, mais jamais premier. Mon père était outré.

« Je ne puis pas comprendre, m’écrivait-il sans cesse, que tu n’aies pas à cœur d’être le premier ! »

« Je le voulais moi aussi pourtant ; même j’avais fini par le désirer avec une sorte de rage, et je m’épuisais en efforts ; mais d’autres faisaient de même, stimulés de même, sans doute, par leurs pères. À la distribution, j’eus de nouveaux succès ; mon nom fut proclamé six fois avec honneur. Mais pas un premier prix !

« Ce garçon-là est plein d’intelligence, mais il ne travaille pas, disait mon père. Il n’aurait qu’à vouloir pour être le premier. »

« De sorte que, après m’être éreinté de travail, je passais pour un paresseux. Eh bien, ma vanité, modelée sur la vanité paternelle, y trouvant son compte, je me laissai parer de facultés naturelles plus grandes, au détriment de ma bonne volonté. Nous en sommes là encore dans notre conception du mérite personnel. Après tout, cette obligation d’être le premier, qui nous est imposée à tous, nécessite bien quelques compromis et quelques arrangements.

« Mes quinze ans étaient accomplis ; un léger duvet commençait à ombrer ma lèvre ; j’avais la taille élancée, et l’uniforme, qui m’avait si longtemps écrasé et empaqueté, me seyait à présent très-bien. Parmi les amies de ma sœur, il se trouvait de jolies personnes, qui voulurent bien s’occuper de moi, tout en affectant de me traiter en enfant. Je commençai plus d’un rêve amoureux ; mais les jeunes gens de vingt et vingt-cinq ans obtenaient sur moi la préférence, d’une manière à mon avis si scandaleuse, que cette ambition d’être le premier, que mon père s’efforçait d’attiser dans mon cœur depuis tant d’années, acheva de m’embraser. Je compris, à tout ce qui se passait sous mes yeux, que, pour être considéré, préféré et même, hélas ! aimé, il fallait conquérir à son profit le plus d’avantages sociaux possible. Je n’en doutai plus quand la belle brune pour laquelle je soupirais en silence épousa, sous mes yeux, un gros homme qui avait passé la cinquantaine, le lendemain de sa nomination à un poste important. Tous les actes de mon entourage confirmaient d’ailleurs mes observations. On plaignait les pauvres, on adorait les puissants, on recherchait les riches, on humiliait les petits. De toutes preuves, et avec la dernière évidence, m’était imposé ce fait que, pour jouir de la vie avec plénitude (il n’était pas question d’une ridicule simplicité), il me fallait dépasser, dans mon ascension vers le faîte des honneurs et de la fortune, le plus de concurrents possible, dussé-je écraser çà et là quelqu’un.

« C’était si clair, que tous mes camarades avaient là-dessus la même conception que moi. Nous étions six qui nous voyions fréquemment. L’un, qui se destinait à la marine, visait à être amiral ; un autre entendait bien devenir général ; un troisième rêvait les lauriers de l’Institut, et deux futurs avocats s’exerçaient déjà, l’un vis-à-vis de l’autre, à des luttes de paroles pleines d’acrimonie. Quant à moi, j’étais encore indécis sur ma vocation. J’avais seulement, comme tous les autres, celle de parvenir au plus haut degré possible de richesse et de considération. non-seulement pour satisfaire toutes mes fantaisies, mais, en outre, pour que ma supériorité fut bien constatée. La pensée de mon père était devenue la mienne : être le premier me paraissait un engagement d’honneur vis-à vis de ma dignité, et tout échec dans cette poursuite une honte insupportable. Il me semblait que le monde attendait cela de moi.

« Cette idée, il faut le dire, avait bien sa raison d’être dans les remarques, favorables ou défavorables, que j’entendais faire continuellement sur tous ceux qui composaient notre société, où la préoccupation générale semblait être bien moins l’échange sympathique des idées et des sentiments que le classement de chacun suivant ses mérites. Il s’ensuivait un incessant travail d’épluchage des qualités et des faiblesses de chacun, par lequel la vanité, sans cesse tenue en éveil, était fortement excitée. Deux ou trois personnages seulement, que l’éclat de leur fortune mettait à part du reste, imposaient silence à la critique et commandaient une complète admiration.

« Ce fut sous ces influences que j’achevai mes études et que je devins bachelier ès lettres. Je n’avais pas encore compris comment Phèdre et Cicéron pouvaient m’introduire dans la société actuelle et m’y créer une utilité ; mais je m’en fiais à l’assertion générale sur ce point. D’ailleurs, en dehors des vers latins, je m’exerçais à la vie réelle.

« Les jours de sortie, avec mes camarades nous fumions des cigares et buvions du punch ; et comme nous étions maintenant trop grands pour que nos correspondants se crussent obligés de nous suivre dans la rue, deux des moins scrupuleux entraînèrent les autres à des rendez-vous honteux. Pour moi, ce ne fut, je puis le dire, ni sans scrupules, ni sans honte ; mais quand on me railla de ma bégueulerie, je cédai. Un des nôtres, d’ailleurs, qui avait de l’éloquence, nous demanda jusques à quand les préjugés mèneraient les hommes ? Si ce qui n’est pas défendu est permis, à plus forte raison ce qui est autorisé ne peut être défendu. Le gouvernement, qui se regarde comme chargé de la direction des citoyens et comme le tuteur né de la moralité et de la raison publiques, peut-il errer sur ce qu’il patronne et réglemente ? N’avions-nous pas lu, ou entendu lire, tant de discours bien sentis, qui témoignaient de sa profonde sollicitude pour le bon ordre et la vertu ? Avec quelle ardeur ne défère-t-il pas aux tribunaux tous ceux qui lui semblent y porter atteinte ? et surtout à la confiance entière que l’on doit avoir en lui !

« On pouvait donc, les yeux fermés, accepter hardiment tous les bénéfices d’un ordre social dirigé par des vues profondes. Si notre conduite n’était pas tout à fait en accord avec les idées étroites de nos mères, il ne s’agissait là que de préjugés que nous ne pouvions partager, mais qu’il fallait respecter toutefois, parce qu’ils étaient nécessaires ; car, la femme étant faite pour l’homme, il est bon qu’il y en ait d’honnêtes et de malhonnêtes, selon le temps, le rang et l’occasion.

« Ce garçon-là, qui était vraiment fort pour son âge, avait beaucoup d’influence sur nous, parce qu’un de ses oncles occupant une haute fonction politique, il passait pour initié aux grandes questions. Il avait effectivement beaucoup profité de tout ce qu’il avait entendu.

« Mais il y a des sentiments plus forts que les meilleurs arguments. Je sentis je ne sais quels élans mourir en moi, et mon âme retomba lourde comme un oiseau privé d’ailes. De même, un âpre vent, passant comme un retour de l’hiver sur une prairie printanière, en enlève les parfums. À dater de ce moment, je devins sceptique. Il est vrai que je n’avais pu me dispenser quelque peu de l’être depuis que j’étais entré dans la classe des grands ; mais je le devins de bonne foi, ce qui était plus grave. Une précoce maturité se fit en moi, et je pensai si sérieusement à mon avenir que je fus extrêmement empressé, pendant les vacances, près d’une affreuse petite fille, gourmande et menteuse, qui devait avoir cent mille francs de dot.

« Malgré tout, j’étais jeune ; la source des émotions pures n’était pas tarie en moi, ou s’alimentait encore, sans doute ; je devins amoureux.

« C’était une jeune fille que l’on disait peu jolie, mais qui me prit le cœur par un charme étrange dès les premières fois que je la vis. Elle était vive et simple ; elle avait de grands yeux noirs qui arrêtaient le sang dans mes veines, quand ils se fixaient sur moi ; sa parole prompte révélait des sentiments spontanés, et tout ce qu’elle faisait et tout ce qu’elle disait était rempli d’une grâce et d’une bonté si charmantes, que je n’osais parler ni respirer, de peur de perdre une de ses paroles et un seul de ses mouvements. Je l’aimai longtemps ainsi en silence, n’osant que rêver son amour. À la fin, elle comprit ce que voulait dire ce regard ardent, constamment attaché sur elle, et je la vis rougir et détourner les yeux quand elle rencontrait les miens.

« Elle m’aima ; j’obtins sa promesse, et je sollicitai le consentement de mon père à cette union.

« À cette époque, j’étais dans ma vingt-troisième année, étudiant en médecine à Paris, et je formais le plan, aussitôt que j’aurais été reçu docteur, d’aller me fixer en province avec Élise, et d’y tenter la fortune dans ma ville natale. C’était renoncer pour ce mariage à des rêves plus ambitieux qui m’assignaient une place dans la capitale et m’y faisaient parvenir aux plus hautes distinctions ; car je n’espérais point que la dot d’Élise fût assez forte pour nous maintenir dans un état brillant à Paris ; mon amour-propre du moins prenait sa revanche en rêvant là-bas une première place, qu’ici de longs travaux ne m’obtiendraient peut-être jamais.

« Le premier mot de mon père fut pour s’enquérir de la dot d’Élise. J’en ignorais le chiffre et n’étais pas sans inquiétude sur ce point, que nul renseignement, nulle indiscrétion volontaire n’avait éclairé, présage menaçant. Dans la maison régnaient les apparences de la richesse ; voilà tout, et plus d’une fois des voix importunes s’étaient élevées en moi pour me dire que ce n’était pas assez ; mais mon amour les avait écartées, et, par une répugnance que mon père blâma fort, je n’avais pas voulu prendre moi-même des informations directes.

« Mes idées de mariage parurent à mon père très-prématurées.

« Tu as vingt-trois ans, me dit-il, du talent, de l’ambition, par conséquent un bel avenir : te marier maintenant, c’est au moins dix ans trop tôt pour ta fortune. À trente-trois ans, ou plus tard, avec un nom que tu te seras fait et une position officielle que tu auras obtenue, tu peux épouser un million. Or, d’après ce que tu présumes, et tu n’en es même pas sûr, ton adorée ne t’apporterait tout au plus que le dixième ; c’est donc une folie. Et que ferez-vous avec cela ? — Vous vivoterez. — Tout jeune encore, te voilà dans les chaînes de la vie de famille, dans les embarras du pot-au-feu, de tous côtés à l’étroit, attaché, retenu, lié par la patte, en dehors désormais de toute combinaison matrimoniale avantageuse, trop embarrassant et embarrassé pour entrer dans beaucoup d’autres, distrait de tes études par les fantaisies de madame, ou les maladies du petit, un homme éteint, en un mot, dès le début. Il n’y a chez une femme, crois-moi, qu’une richesse hors ligne qui puisse balancer les inconvénients du mariage à vingt-trois ans. »

« J’objectai en rougissant mon amour et ma promesse. Mon père haussa les épaules :

« Je te croyais plus raisonnable. Il faut savoir commander à son cœur. »

« Cependant, tout en grommelant, il vint à Paris, fit une ouverture, et parla chiffres dès le premier mot. La réponse fut loin de le satisfaire ; il exigea des preuves, et acquit la conviction que la dot, si mesquine fût-elle à nos yeux, n’était pas même assurée. Aussitôt, et sans me consulter, il rompit avec les parents d’Élise, ne doutant pas qu’il ne fît une des actions les plus sages qu’un père puisse accomplir.

« Je pouvais renouer, moi, cependant ; j’en avais le droit, — et ma conscience ajoutait : le devoir. Une lutte terrible s’éleva dans mon âme entre l’ambition et l’amour : Élise comptait sur moi ; je l’aimais. Depuis deux ans, je ne désirais que d’avoir près de moi pour compagne cet être gracieux, cette âme profonde et charmante. Après tout, nous aurions l’aisance ; une aisance, il est vrai, bornée de toutes parts ; mais qui n’a ses bornes ? L’ambition seule n’en a point.

« Oui, l’aisance dans la retraite avec l’étude et l’amour… et puis ? Et puis, l’obscurité, le dédain, la morgue de ceux qui, mieux pourvus, me distanceraient dans cette carrière, où j’avais rêvé des triomphes. Vivre humble ! avoir besoin des autres peut-être, au lieu de les dominer ! paraître pauvre à tous mes amis ! subir l’insultante pitié de mes égaux ! que dis-je, de mes inférieurs eux-mêmes ; car les gens du peuple ne font cas, eux aussi, que des riches, et s’égalent insolemment à qui ne les éblouit pas de son luxe et de ses largesses !…

« Oh non ! non ! jamais ! c’était impossible ! Non, je n’avais pas jusqu’ici vécu du besoin de dominer, pour anéantir ainsi d’un coup toutes mes espérances, renoncer à tous mes désirs. Non, je sentais bien que je vivrais mal dans l’abaissement d’une position inférieure ; que j’en serais confus devant tous et malheureux en moi-même. Non ! Et devais-je même offrir à Élise un cœur dont je devrais lui cacher les tourments ? N’étais-je pas incapable de la rendre heureuse ? Mieux valait donc, à l’abri de la volonté paternelle, briser nos liens et l’abandonner.

« Je m’en tins à cette conclusion, non sans désespoir. Plus tard, j’appris qu’Élise avait beaucoup souffert ; une fois, le hasard me fit la rencontrer ; je la vis pâle, abattue, et pris la fuite lâchement devant elle. Hélas ! je n’étais pas des hommes forts de ce temps-ci. Je vivais partagé entre mes calculs et mes élans ; j’avais des remords.

« Comme on fait toujours en ce cas, je cherchai à m’étourdir et me plongeai tour à tour dans l’étude et dans la dissipation. Il n’est pas besoin ici de dire ce que chacun sait, et qui est compris dans le discours de tout père honnête et sage, conseillant à son fils de ne se pas marier trop tôt. Cela signifie qu’il y a deux classes de femmes — et nulle part le système des castes, ou du prolétariat, ne fut plus nettement affirmé qu’il ne l’est sur ce point dans la société actuelle : — l’une destinée au plaisir de l’homme, l’autre à sa fortune. Élise elle-même ne faisait point partie d’une classe intermédiaire ; car, toutes les conditions étant relatives, elle pouvait servir à l’élévation d’un manant.

« C’était donc dans la société de cette classe de femmes destinées à nos plaisirs que j’attendais, ainsi que tant d’autres, le moment où je pourrais faire un mariage honorable et devenir un chef de famille ; je travaillais tout d’une haleine de dix heures à sept ; puis j’allais m’étirer les nerfs et me délasser le cerveau dans une compagnie où chacun et chacune s’évertuaient à dire le plus de sottises et à commettre le plus d’extravagances que faire se pouvait.

« Il en doit être ainsi, quand rien n’assigne un but élevé aux efforts de l’intelligence. L’étude qui n’a point pour appât et pour récompense la recherche de la vérité, et qui ne poursuit d’autre but que de s’assimiler le plus de forces possible pour le combat, l’étude égoïste et stérile use le cerveau et lasse, comme une route solitaire et sans horizon. Ainsi comprise, elle devient un excès qui en appelle d’autres, et dans cette existence sans contre-poids nous oscillons de l’esprit à la matière, du travail à la débauche, de la science à la folie. Au bout de quelque temps, cependant, le dégoût me prit. Cette gaieté folle et fausse me glaça, et bientôt je me renfermai chez moi, me donnant tout entier à l’étude. Mais alors la tension sans trêve de l’esprit me tuait.

« Un soir que mes paupières brûlaient, que mon front semblait près d’éclater, je sortis et me dirigeai vers le Luxembourg, à l’heure où le soleil s’éteint. C’était jour de fête sans doute, car, outre l’essaim ordinaire d’enfants rassemblés autour du bassin, la foule endimanchée se pressait de toutes parts dans la grande allée et sous les ormeaux et les marronniers.

« J’étais fatigué de silence, et pourtant cette foule banale m’importunait. Je regardais les derniers rayons qui se traînaient sur les branches des arbres tomber un à un dans la nuit, quand, tout près de la statue de Jeanne d’Arc, mes yeux se fixèrent sur une jeune fille qui était là seule, et marchait à petits pas, timidement.

« Elle tenait à la main une fleur de marronnier qu’elle contemplait de temps en temps avec une sorte de tendresse, et elle jetait des miettes de pain aux moineaux languissants, qui songeaient à la feuillée. Une fois que je l’eus regardée, mes yeux ne la quittèrent plus ; mais elle, ne me voyait pas. Un à un les moineaux s’allèrent percher, et il ne lui resta que la fleur de marronnier pour compagne unique.

« Je les trouvais bien ensemble. Ce parfum de grâce innocente que la fleur exhale se retrouvait chez la jeune fille, à ce degré supérieur de puissance et d’incarnation que recèle la vie humaine. De plus, elle semblait ignorer son charme aussi bien que la fleur le sien.

« Elle paraissait avoir vingt à vingt-deux ans. Ses cheveux, d’un blond délicat, étaient relevés en masse autour de son front ; mais les plus follets, échappant aux liens, se roulaient, flottants, sur ses tempes et sur son cou. Elle avait des regards d’un bleu pur, qui la disaient innocente ; un front d’artiste, large et bombé ; une bouche rose, à la fois naïve et fine. Cela me rafraichissait l’âme de la regarder ; heureusement, grâce à la foule des promeneurs qui défilaient le long de la terrasse, elle ne me voyait pas.

« Elle s’assit enfin sur le bout d’un banc, près d’une vieille femme qui gardait des enfants, et bientôt elle se mit à parler aux marmots et à les aider dans leurs jeux. Le timbre de sa voix, doux et voilé, accusait les impressions déjà reçues de la souffrance et une âme impressionnable, mais jeune et pure. Son costume, d’une simplicité rigoureuse, était coquet en dépit de tout. Je cherchais à me moquer de moi-même de rester là si longtemps, et j’avais tout à la fois le désir d’aborder cette femme et une sorte de honte d’oser m’adresser à elle, quand un de mes amis passa, ayant au bras sa maîtresse, qui, s’arrêtant près de la jeune fille, lui dit bonsoir.

« Elle connaissait Florence ! ces innocents dehors m’avaient donc trompé ! Je fus bientôt de leur groupe, et, après quelques minutes de conversation, j’offris mon bras à la jeune fille pour retourner dans Paris. Elle refusa d’abord ; nos compagnons la raillèrent d’être si farouche, et elle accepta, comme à regret.

« Pendant la demi-heure que je la tins à mon bras, je fis tous mes efforts pour lui paraître aimable. J’obtins plus d’un sourire, et, une ou deux fois elle me regarda, comme surprise et charmée de ce que je lui disais ; mais aussitôt ses beaux yeux s’abaissaient et elle redevenait timide. En la quittant à sa porte, je demandai à la revoir. Cette fois, une sorte de frayeur parut dans ses yeux ; elle devinait l’ennemi et refusa net. Mais je ne pouvais déjà plus renoncer à elle. Cette demi-heure de quasi intimité, pendant laquelle sa main avait reposé sur mon bras, m’avait embrasé d’un des plus vifs désirs que j’eusse encore éprouvés.

« Je cherchai ardemment les moyens de la revoir, et mon ami et sa maîtresse s’y prêtèrent lâchement, comme à une aimable plaisanterie. On entraîna Fanny au spectacle, où je l’abordai. Un peu effarouchée d’abord à ma vue, elle se remit, et nous causâmes toute la soirée. Elle me parlait avec un mélange de cet aplomb parisien qu’ont de bonne heure ici les enfants, et de crainte instinctive qui me touchait, et qui pourtant m’enflammait davantage. Son innocence native et l’éducation du milieu corrompu où elle vivait produisaient dans ses paroles et dans son air d’étranges rencontres ; de doubles lueurs vacillaient dans son esprit. Sa vraie ligne eût été le droit chemin, et elle y eût marché d’un pas ferme. Elle avait déjà plus d’une fois refusé de se vendre ; on me l’avait dit. Le seul moyen de la perdre était de s’en faire aimer.

« À son air, à son embarras, je le voyais, elle me sentait redoutable pour elle. Je la poursuivis partout de ma présence, de mes regards ardents, de ma muette prière. Le dimanche, au Luxembourg, j’étais sur ses pas ; si elle me congédiait, je restais à distance ; et partout où j’étais, elle me voyait bien. Je pus enfin louer une mansarde vis-à-vis de la sienne. La première fois que, se mettant à la fenêtre, elle m’aperçut, je la vis pâlir et s’affaisser presque, comme si elle se fût dit : « Je ne pourrai donc point lui échapper ! » Cela m’enivra. Je descendis en courant, montai chez elle, et dès qu’elle eut ouvert, je saisis sa main et lui dis ardemment combien je l’aimais. Elle, me repoussant doucement, pleura sans rien dire. Pauvre chère fille ! elle sentait bien quelle destinée je lui apportais. Certes, je l’aimais tout autrement que ces pauvres créatures qui avaient déjà passé dans ma vie ; je l’eusse protégée et défendue contre tous… excepté contre moi-même.

« Et cependant, sans y songer, elle me contraignit de la respecter longtemps. Notre amour eut son idylle. Nous fîmes seuls, aux bords de la Seine, dans la campagne, des promenades enchantées, où pourtant elle me défendait de l’embrasser ; mais quand elle me vit triste, brusque et morose ; ce fut elle qui, de son propre mouvement, jeta les bras autour de mon cou et posa sa joue sur mes lèvres.

« Comme auparavant, elle ne songeait qu’à vivre de son travail et ne me demandait rien. Mais j’obtins enfin qu’elle vint habiter un petit appartement contigu à ma chambre. Nous prîmes ensemble nos repas ; nous étions chez nous. Quel charme ! Au milieu de mes livres et dans nos conversations, le charmant esprit de Fanny se développait, en même temps que sa beauté. Je n’étais plus seul ; dans cet échange humain où nos facultés se retrempent, je vivais heureux, et je devins avec elle plus jeune que je ne l’avais encore été.

« Elle-même, dans une aisance et une liberté qu’elle n’avait jamais connues, confiante en mon amour, sentait, me disait-elle, comme des ailes qui lui poussaient, et remplissait de chants notre bocage.

« Par une fierté qui me plaisait, elle n’avait point voulu abandonner son état de couturière ; elle était seulement moins assidue au travail ; mais, tandis que j’étudiais dans ma chambre, de ses petits doigts agiles elle tirait l’aiguille sans relâche. Nous vivions réellement comme si nous avions été mariés. Tous nos plans étaient communs ; par respect de Fanny et de notre amour, j’avais renoncé à toute compagnie équivoque. Fanny voyait seulement, de loin en loin, deux ou trois de ses anciennes compagnes, des plus honnêtes, et je ne recevais mes amis que dans ma chambre. Aucune orgie désormais ne me tentait plus.

« Dans ce calme, fait de douces émotions, mes études étaient plus fécondes ; au lieu de ce chaos d’effets amoncelés dont je bourrais ma mémoire, l’ensemble des causes m’apparaissait de plus en plus simple et grand ; la recherche m’agitait ; j’avais de splendides mirages et me passionnais pour la science. Enfin, sous le mouvement des théories, sous l’entassement des faits, peu à peu grandissait en moi une impression nouvelle, émouvante et douce comme un des mots que me disait Fanny à l’oreille, grande, et qui de plus en plus se faisait l’âme de ce dédale et de mes efforts : l’amour de l’humanité.

« Pendant les deux années que dura ce bonheur, nous n’eûmes qu’un chagrin, ce fut une maladie de Fanny, qui, un jour, se blessa en sautant d’une voiture. La chère enfant surtout fut inconsolable. « Il me semblait qu’il venait entre nous comme le maire ou le prêtre, me disait-elle en pleurant, et même c’eût été bien mieux ! »

« Elle était rétablie depuis plusieurs mois quand je fus obligé d’aller passer les vacances dans ma famille. C’était inévitable ; je venais d’être reçu docteur avec éclat ; on se plaignait de ma longue absence ; on allait marier l’aînée de mes nièces ; ma mère, enfin, m’accusait de l’oublier, se disait souffrante et m’attendait pour la guérir. Je quittai Fanny en promettant de revenir au bout d’un mois au plus tard. Nous devions nous écrire tous les deux jours au moins. Fanny me fit ses adieux avec tristesse, mais sans inquiétude.

« Quand je fus arrivé dans ma ville natale, il me sembla que j’avais changé de monde tout à coup. Je retrouvais en face de moi, solides comme des rocs, ces inébranlables préjugés de province qui sont à l’épreuve de tout argument. Je n’avais, du reste, aucune intention de les attaquer, et me contentai d’en refaire le tour en curieux. Mais je ressentais véritablement l’influence d’une autre atmosphère et la haute pression de cette opinion implacable, qui étreint des pieds à la tête l’individu, et ne le rejette que passé au crible et percé à jour.

« Dans ma famille on remarquait tout, on me questionnait sur tout ; on me força, par mille questions, de bâtir une foule de mensonges ; mais j’eus beau me dérober, la vie que mènent les jeunes gens à Paris — et ailleurs — est si bien connue, et si parfaitement acceptée, que ma sœur me dit en riant :

« Allons, je vois que tu es un saint. Mais prends garde cependant, quand j’irai te voir, de ne pas m’introduire au sein de ta famille. Je ne tiens pas à l’honneur de lui être présentée. »

« Savait-elle quelque chose ? Qu’importe ? De telles paroles, dites de cet air délibéré par une mère de famille, me firent froid au cœur. Était-ce l’effet de la vie réellement pure que je menais depuis deux ans, mais j’eus honte de tant d’impudeur et d’insensibilité ; et, surtout en songeant aux regrets touchants de Fanny, je me demandais où ces femmes de bien prennent les bases de leurs vertus de temps, de lieu, de situation, et le respect et l’amour de liens si fragiles que pour elles ils existent, ou n’existent pas, en raison de telle ou telle formalité.

« Telle fut ma première impression ; mais ensuite… il faut convenir que le nombre possède une grande puissance et que tous contre un seul sont bien forts. On a beau croire aux certitudes que l’on porte en soi, toutes les certitudes contraires qui vous entourent sont là comme autant de fers de lance dirigés contre vous et qu’une seule arme ne peut écarter. Bientôt, des affirmations si péremptoires, si indiscutées, vous intimident au moins par leur majesté ; peu à peu, l’on se sent pénétré par ce qu’elles ont de juste et de valable dans leurs raisons d’être ; on n’avait pas osé les combattre, on n’ose plus les désapprouver. Déjà, l’ennemi s’est emparé du for intérieur ; vous n’êtes plus seul en vous-même, et pour peu qu’un intérêt d’ambition ou de vanité vous sollicite de suivre l’opinion commune, le jugement, ébranlé, cherche des excuses à sa défection, la conscience faiblit, et l’homme se parjure.

« Dès Les premiers jours, il m’avait été facile de reconnaître qu’en m’appelant auprès d’elle, ma famille avait eu un autre but que celui de me revoir. Le nom d’une jeune et riche veuve revenait obstinément dans toutes les conversations, et je la vis enfin apparaître elle-même. Le diable de la tentation l’avait faite jolie, en outre distinguée, surtout dans le milieu sur lequel elle se détachait, et pourvue d’un esprit assez fin pour tenir avantageusement sa place dans le monde et y servir l’ambition d’un mari. C’était tout mon fait, il faut bien le dire, et précisément la femme que j’avais rêvée, dans ces visions qui flottent entre des coussins de soie et des tentures de velours, parmi des habits chamarrés de décorations. Quand j’eus reconnu tous ces avantages, je fus profondément troublé du choix qui s’offrait à moi.

« Mon cœur se révoltait ; mais ma raison pouvait-elle hésiter longtemps ? N’était-ce pas d’honneurs et de richesses que j’étais affamé depuis que j’étais au monde ? N’étais-je pas né pour parvenir ? N’avais-je pas trouvé cet aiguillon dans mon berceau ? Ne m’avait-on pas dit sans cesse, non pas : « Deviens homme, sois utile et juste ; » non pas même : « Sois heureux ; » mais : « Sois le premier. » Mes camarades n’avaient guère été que mes concurrents. J’avais grandi sans enfance et sans jeunesse, dans les ennuis d’une étude aride, à l’ombre des hautes murailles du collége, nourri de vanité et de rêves sordides. Puis, au sortir de cette claustration, j’avais été lancé dans la vie, seul, sans autre guide intérieur que l’éternel mot d’ordre de l’ambition personnelle ; et, las d’une longue immobilité, avide de mouvement et de fruit défendu, n’ayant point appris l’exercice de la liberté, je m’étais jeté dans la licence. Faute de lumière, j’avais étudié la vie à tâtons, au milieu de chocs formidables, mais donnés plutôt que reçus ; car j’étais des bien armés dans la lice. Rencontrant l’amour, du premier coup je l’avais brisé. Maintenant, j’aimais Fanny. Assurément elle m’avait donné du bonheur ; assurément, je l’aimais. Hélas ! Mais, ce n’étaient là que choses secondaires, sans considération, sans éclat, et méritant à peine un sourire, ou un haussement d’épaules, de la part des gens sérieux. Beaucoup plus haut, brillait, au sommet social, ce phare des honneurs et de la fortune vers lequel je gravitais depuis ma naissance. Biens convoités, encore inconnus, tandis que le cœur de mon amante n’avait rien retenu de tous les bonheurs dont elle m’avait pu combler. Non, hésiter était impossible ; c’était folie. L’amour, le bonheur intime, cela ne tient pas généralement contre l’ironie ; mais les invoquer au nom d’une fille de rien, ma maîtresse, en vérité, c’eût été me perdre à jamais dans l’esprit public, et ce n’était pas le fils de mon père qui pouvait infliger à sa famille une pareille honte, un pareil chagrin.

« La honte et le chagrin, ce fut en moi-même qu’ils se produisirent, et je les dévorai seul. Quelque puissants que fussent en moi l’influence d’autrui et les conseils de ma propre ambition, mon cœur et ma conscience crièrent longtemps de la violence que je leur faisais. Le ton de mes lettres avait promptement averti Fanny de mon changement. Dans sa naïve imprudence, elle m’adressa des reproches qui m’irritèrent et qui envenimèrent plus vite nos rapports. Le jour où j’obtins de la riche veuve un engagement formel, j’écrivis à Fanny ; et, prenant en main la cause de la raison, des bonnes mœurs, des saintes traditions de la famille, je lui démontrai la nécessité de notre séparation, en l’engageant, de son côté, à faire le bonheur de quelque honnête ouvrier. Un billet de mille francs, escompté sur l’apport futur de ma fiancée, était joint à cette lettre. Le renvoi du billet fut la seule réponse de Fanny. Elle disparut de son logement, comme des amis me l’affirmèrent ensuite, et je ne sus, n’osant la chercher, ce qu’elle était devenue.

« Je ne manquais pas d’autres préoccupations : ma femme et la petite comédie d’amour que, décemment, nous devions jouer l’un pour l’autre, le soin de notre installation à Paris, dans un hôtel de la rue Miroménil, les hautes relations que me procura ma nouvelle fortune, les dîners, les bals, le monde, que ma femme vit avec fureur. Ce qui de son côté l’avait décidée à m’épouser, c’était ma réputation naissante et le désir de vivre à Paris. Ma vie se partagea de nouveau entre des études acharnées et des plaisirs fatigants. Mon rôle d’amphitryon me procurait des jouissances d’amour-propre que je savourais avec délices ; les compliments flatteurs de quelques hauts personnages me promettaient une réputation facile et rapide, et ma clientèle se forma dans le monde le plus distingué. Ce fut dès lors une vie fiévreuse, impossible. À peine avais-je chaque nuit deux heures à consacrer au sommeil, que la tension extrême des nerfs du cerveau me rendait souvent difficile. Malgré le temps que prenaient mes visites et ma consultation, je tenais à poursuivre les recherches scientifiques que j’avais entreprises ; car mon but le plus cher était de conquérir les palmes de l’Institut et la gloire d’une découverte.

« Mais cette action du hasard, que la plupart des découvertes recèlent, et qui fournit au génie humain le choc nécessaire pour l’enflammer, ne m’ayant pas servi promptement, j’y suppléai, dans mon impatience, par une supposition plausible que toutes mes expériences et tous mes raisonnements tendirent à étayer de preuves irréfutables. Malheureusement ces expériences mêmes amenèrent quelques objections sérieuses qui auraient dû suspendre mes conclusions, si le mobile de mes recherches avait été le désir de la vérité, au lieu d’être celui de ma gloire personnelle. Il n’en était pas ainsi ; donc, toutes naïves et sans mauvaise intention qu’elles étaient, ces objections malencontreuses, qui n’avaient point demandé à naître, je m’irritai de les trouver sous mes pas et les regardai comme ennemies. Il me parut plus facile de les nier que de les combattre, et, tout en me gardant bien de révéler leur existence, je ne pus m’empêcher de les attaquer çà et là, préventivement, par des insinuations terribles, mais qu’elles seules pouvaient comprendre. Ce mémoire, que je comptais présenter à l’Académie des sciences, m’occupait beaucoup ; j’y pensais presque constamment, et il m’occasionnait dans le monde des distractions qui achevèrent de me poser en homme de génie dans mon entourage.

« Il me parut cependant à moi-même que mes distractions allaient trop loin, et je trouvai celles de ma femme sans excuse, lorsque je m’aperçus que nous dépensions à peu près le double de nos revenus. Il fallait obvier à cela. Ma femme trouva mauvais que je prétendisse régler sa toilette, qui, disait-elle, était déjà d’une simplicité presque ridicule ; elle attaqua mes propres actes à son tour, et au lieu de nous concerter dans notre intérêt commun, qui était d’empêcher notre ruine, nous continuâmes, en haine l’un de l’autre, à y travailler chacun de notre côté. Notre mariage n’avait été que l’association de deux vanités. Ma femme eût cependant, et par-dessus le marché, accepté mon adoration ; mais me voyant complétement absorbé, d’un côté par la science et de l’autre par le monde, elle devint à son tour sèche et froide et me traita en étranger.

« Elle était coquette et jolie ; tous les dangers d’une pareille situation ne laissaient pas que de m’effrayer parfois ; mais je n’avais le temps ni de surveiller sa conduite, ni de m’emparer de cette âme, que je n’avais jamais possédée. Je ne pouvais non plus faire agir sur elle ni les droits ni les souvenirs d’une affection antérieure, et je ne connaissais même que très-imparfaitement son caractère et ce qu’elle était capable de faire en bien ou en mal.

« Cependant, toute la nouveauté de ce luxe et de cet éclat, que j’avais tant désirés, s’effaça, et je commençai de sentir la banalité des liens qui m’unissaient à des amis si abondants en paroles, si flatteurs et si empressés, mais dont l’indifférence réelle se révélait à l’occasion, sans la moindre gêne.

« Je ris de m’être laissé tromper à cette comédie, qui ne trompe personne, et en vins au propos plus raisonnable de ne demander à ces gens que les services faciles qu’ils pouvaient me rendre en faisant leurs propres affaires, ou seulement en parlant de moi et en m’accueillant parmi eux. Mais en même temps il se fit en mon âme un vide que ne pouvaient pas toujours remplir mes espérances de gloire, et il m’arriva, — oui, dans mon cabinet, un matin, — j’eus un souvenir si vif du passé, que, me croyant encore dans notre petit appartement du quartier Latin, je m’imaginai entendre le pas léger de Fanny dans la chambre voisine, ce pas qui, au milieu des sécheresses du travail, m’apportait la douceur furtive d’un baiser muet, ou d’un mot du cœur, goutte de rosée sur mon sol aride. Et alors une larme vint à mes yeux, car je sentis avec amertume que je n’étais plus aimé. »

Jusque-là, absorbé par mes souvenirs, j’avais parlé pour moi-même autant que pour mon interlocutrice, et sans m’occuper de l’émotion que pouvaient exciter en elle des faits qu’à les rappeler je voyais sous un jour nouveau, et qui me dévoraient l’âme. À peine avais-je remarqué l’action de Julienne, qui s’était glissée entre les rideaux et la fenêtre, comme pour avoir plus de jour sur son ouvrage ; mais à ce moment, sous le voile qui me séparait de l’ouvrière, j’entendis très-distinctement un sanglot. Pauvre femme ! En effet, que d’analogie entre son histoire et celle de Fanny ! Je repris :

« Cependant, car l’ambition a pour loi de ne s’arrêter jamais, la contemplation idéale des honneurs que je convoitais me servait d’aiguillon constant et me fournissait le but dont toute vie a besoin, qu’il soit vrai ou faux, grand ou misérable. Le mien, je le sens, n’avait de grandeur que par les proportions extérieures que je lui donnais, et se trouvait aussi bien contenu dans la plus misérable des flatteries, dont en attendant je me repaissais. Ma vanité, toutefois, devenait de plus en plus exigeante, et la plus légère blessure à mon amour-propre, les attaques de mes adversaires, me causaient mille fois plus de tourments et de douleurs que ne me donnaient de joie mes triomphes. J’avais parfois des heures bien amères quand un trait mordant, soit calomnie perfide, soit médisance envenimée, était venu s’attaquer à ma réputation, ou quand les intrigues de mes adversaires me paraissaient devoir ébranler cet édifice que j’élevais avec tant de soin et d’ardeur. Car enfin, je n’avais plus, moi, que ma fortune, je lui avais tout sacrifié ; si elle m’était enlevée, j’avais tout perdu ; je ne voyais que vide et néant autour de moi, et mon rêve devenait un de ces brouillards, emportés par un coup de vent, sous lesquels on ne découvre que précipices.

« Il devenait urgent de combler les brèches faites à notre capital ; mais réformer notre train de vie semblait impossible à ma femme aussi bien qu’à moi. D’abord, aux yeux du monde, c’eût été une déchéance ; puis, non-seulement le luxe qui nous entourait nous semblait indispensable, mais nos désirs le trouvaient fort insuffisant. Ma femme, au bout de trois ans, s’irritait de ne pouvoir changer son ameublement, et je voyais partout autour de moi, dans les maisons où j’allais, des objets dont la possession m’eût semblé très-nécessaire pour embellir le cadre de mon importance. Ma femme ayant refusé de s’engager pour une dette importante que j’avais contractée, et son bien consistant surtout en domaines, dont elle refusa la vente, j’eus des créanciers ; elle-même faisait des mémoires.

Ainsi, d’un côté, nous vivions d’angoisses, de l’autre, de désirs inassouvis. Nous étions pauvres.

« Mais j’avais déjà la croix, entre deux décorations étrangères. Mon mémoire s’achevait et je ne doutais pas d’être nommé professeur à la Faculté, puis bientôt académicien, plus tard, sénateur. Mes angoisses s’apaisaient en contemplant ce rêve ; mais… s’il se réalisait trop tard !

« Enfin, je présentai mon mémoire, et il fut l’objet d’un rapport qui me décerna d’éclatants hommages. La presse, à la suite de l’éminent rapporteur, saisit la trompette de la renommée ; partout des ovations m’accueillirent ; la louange m’arrivait de toutes les bouches, et je marchais dans mon triomphe comme un dieu dans un nuage. J’étais enivré ; déjà, cependant, l’impatience d’une récompense plus solide m’agitait, quand le silence tout à coup se fit. Des sourires, des réticences, des mots inquiétants se produisirent. Je ne compris pas d’abord, et, pourtant, je ne sais quelle appréhension me glaça. Un jour, enfin, je reçus sous enveloppe un mémoire imprimé, dont le titre seul m’apprit mon arrêt. C’était la réfutation de tout mon système, basée sur ces objections fatales que j’avais dissimulées à dessein, et qui, mises dans tout leur jour, développées, agrandies, exagérées avec un art odieux, réduisaient à néant tous mes travaux.

« Il avait bien su trouver le défaut de la cuirasse, lui, ce Satan qui, plus âpre que tous les autres, s’attachait à mes pas ! lui dont l’ironie froide, au milieu de mes triomphes, se glissait dans mon cœur comme une lame d’épée ! lui qui, poursuivant le même but que moi, s’attachait à m’en écarter. J’étais au désespoir ; mais la rage grandit mon audace, et, saisissant la plume et appelant à mon aide tout le talent que je possédais, j’allais développer de nouveaux arguments, obscurcir les siens, porter la question sur un terrain moins défavorable, et, sinon me justifier complétement, du moins l’attaquer lui-même, et l’écraser s’il m’était possible… Mais un événement nouveau suspendit ce projet et bientôt l’emporta : je perdis ma femme. Elle ne laissait point d’enfants, et toute sa fortune retournait à sa famille ; toute… mais une part manquait et j’en répondais. J’étais ruiné.

« Ruiné de toutes parts ! abandonné par mes prôneurs, harcelé par mes créanciers, rejeté même par mes débiteurs ; car la clientèle distinguée à laquelle je donnais mes soins me jugeait suffisamment honoré par sa confiance, et se composait en majeure partie de ces gens très-considérés qui vivent de crédit aussi bien qu’un gouvernement, et possèdent également une énorme dette flottante. J’aurais pu faire comme eux, si ma réputation scientifique s’était soutenue ; mais ces deux coups se complétaient l’un par l’autre, et m’abattaient aussi sûrement que deux entailles pratiquées en sens contraire, sur un jeune arbre, par la hache du bûcheron.

« Peindre ma rage et mon désespoir serait difficile, et votre âme, Julienne, est trop humble et trop douce pour en deviner l’excès. J’essayai de mille moyens de me relever ; mais je fus trop irritable, peut-être, ou trop impatient. Ce qui me fut offert me sembla toujours fort au-dessous de ce qu’il me semblait légitime de prétendre. J’en vins pourtant à abaisser mes prétentions, mais trop tard ; comme par un jeu cruel, l’offre s’abaissa encore, et toujours plus tôt que ma fierté.

« La fortune que me laissa mon père a servi presque tout entière à solder mes créanciers. J’ai dû venir louer cet humble cinquième, moi qui trouvais là-bas notre hôtel trop petit ; enfin, tout dernièrement, une déception nouvelle m’a rempli d’un si amer découragement, que ma main s’est armée contre moi-même. Depuis cette secousse, je me sens mieux d’âme et de corps ; mais j’ai presque peur de recommencer à vivre ; car je suis bien seul, et vous auriez peut-être mieux fait, bonne Julienne, de me laisser mourir. »

Elle ne répondait pas, et je vis qu’elle pleurait toujours. Cependant, je désirais un mot d’elle, et j’attendis. Le cœur d’un malade s’ouvre facilement à la tendresse ; et les soins de cette femme avaient été si patients et si dévoués ! Cette compassion maternelle qu’elle faisait couler comme un baume sur toutes mes plaies m’était si douce ! et je lui savais tant de gré de me l’avoir accordée, sans que j’y eusse aucun droit que mon malheur ! Pour tout cela, Julienne était devenue pour moi, dans l’isolement où les autres m’avaient laissé, l’objet à peu près unique de mon affection et de ma confiance. J’avais voulu me faire connaître à elle et soulager mon âme par cette confession ; mais je craignais à présent de m’être nui dans son esprit, et d’avoir part aux ressentiments qu’elle devait éprouver contre celui qui l’avait trahie. Elle se taisait toujours et je n’entendais derrière le rideau que sa respiration entrecoupée, lorsque l’enfant, revenant de l’école, frappa à la porte. À partir de ce moment, Julienne, comme à l’ordinaire, fut tout entière aux soins du ménage. Elle prépara mon dîner, me le servit, fit manger l’enfant et l’alla coucher.

Moi, je restai seul et triste. Je n’avais pas voulu regagner mon lit à l’heure habituelle, et, plongé dans un fauteuil et déjà bien las, je sentais tant d’amertumes remuées me serrer le cœur, et la peur de l’avenir, d’un avenir triste, désolé, stérile, me reprenait. Dans nos relations journalières, nous ne savons pas combien nous avons d’influence les uns sur les autres pour éveiller en nous les dispositions joyeuses ou tristes. La bienveillance est aussi nécessaire aux âmes, dans la vie, que la rosée aux plantes, pendant l’été. Une bonne parole, un serrement de main de Julienne, ce soir-là, m’eussent endormi le cœur sur les malheurs du passé et sur les maux de l’avenir. Mais son silence jetait sur tout des teintes sombres, et je me sentais comme abandonné.

Enfin, elle revint, éclaira ma chambre, et, du même ton affectueux qu’elle avait toujours, elle m’engagea à me mettre au lit. Eh quoi ! c’était là tout ce qu’elle avait à me dire après mes longues confidences ! L’impatience me fit brusquer une explication.

« Vous m’en voulez, n’est-ce pas, Julienne ? »

Elle me coupa la voix par un cri, un cri où l’on sentait une sorte de terreur.

« Moi ! vous en vouloir ? et pourquoi ?

— Ne dois-je pas être à vos yeux aussi coupable que celui que vous maudissez ?

— Oh ! je ne maudis pas ! Je n’ai jamais maudit ceux que j’ai aimés. J’ai horriblement souffert, voilà tout. Mais pourquoi maudire ? Ceux qui se privent d’être aimés, vous l’avez senti, sont bien malheureux.

— Et bien coupables.

— Oui ; mais tenez, c’est pour beaucoup notre éducation qui fait notre vie. Il y a bien peu de nous qui soient assez forts pour dire et faire autrement qu’il ne leur a été appris. Vous êtes né dans une condition bien supérieure à la mienne, et, cependant, il ne me semble pas que vous ayez été mieux élevé. On serait trop bien partagé dans votre monde, si l’on y avait de la justice en même temps que le bien-être et l’instruction. Et comment y auraient-ils la justice, tant que les autres en seraient privés ? Non ; le mal porte, suivant les lieux, des vêtements différents ; mais il est partout le même. Tandis que la misère abaisse, la fortune gâte. On n’est pas plus heureux d’être tyran que d’être victime ; il ne faut donc nous rien reprocher les uns aux autres, et attendre que le devoir et le droit de tous soient mieux compris.

« Oui, ajouta-t-elle avec une émotion plus vive, j’ai pardonné. J’ai pardonné de tout mon cœur, sans arrière-pensée. Je sais… je suppose, qu’il n’a pas été heureux, et je voudrais qu’il pût l’être. »

Là elle fit une pause, et reprit bientôt après :

« Vous, monsieur, maintenant que vous voilà plus sage et meilleur, il vous faut recommencer la vie d’une autre manière. Vous êtes jeune encore, et vous avez, si vous le voulez, encore bien des avantages pour jouir des deux meilleurs biens de ce monde : l’amour et le travail.

— L’amour, dis-je avec tristesse. Mais si l’on voulait bien avoir confiance en moi, quelle confiance aurais-je en moi-même, après avoir trahi deux fois mes serments ? »

Julienne sembla faire un effort pour reprendre la parole.

« Cette demoiselle Élise n’est peut-être pas mariée, dit-elle d’une voix faible.

— Élise ! m’écriai-je ; non, jamais ! Non, le mépris laisse des empreintes ineffaçables, et elle n’a pu faire autrement que me mépriser ! — Mais, repris-je, il est un autre fantôme qui, je ne sais pourquoi, depuis deux mois, vient chaque nuit hanter mes rêves, et dont le souvenir me préoccupe encore sans cesse pendant le jour. Celle-ci, je l’ai plus intimement connue et plus tendrement aimée. Je sais quel inestimable trésor de grâce, de franchise et de tendresse, j’ai laissé échapper de mes mains, un jour de folie. Sans cesse je la revois, telle qu’elle était alors, svelte, adroite, intelligente, portant sur ses lèvres fraîches et dans ses yeux bleus toutes les fleurs de ce monde écloses, et allant et venant doucement dans ma vie comme la fée du bonheur. Ô ma pauvre Fanny ! mon amour vrai ! mon regret ! et mon remords ! »

Des larmes s’échappaient de mes yeux. J’avais saisi les mains de Julienne et les portais à mon front, quand elle me les arracha violemment ; la regardant stupéfait, je la vis éperdue et chancelante ; elle éleva les bras par un grand geste, joignit fortement les mains et quitta la chambre. Je restai bouleversé. D’étranges pressentiments affluaient en moi, et, de même que dans un tremblement de terre les objets chancellent à nos yeux, je sentais ébranlées dans mon esprit les bases de la certitude ; tout en me répétant : c’est impossible ! je croyais. Que Julienne fût Fanny, cela était absurde ; mes yeux me le criaient, et cependant je sentais que c’était elle, et l’avais senti dès le premier jour.

Combien de fois d’étranges ressemblances d’allures, de gestes, outre la voix, m’avaient fait tressaillir ! Que de fois, vis-à-vis de cette femme, j’avais éprouvé l’impression d’une intimité antérieure. Et cependant, brune, bossue, défigurée, ce ne pouvait être Fanny. Était-ce donc sa sœur ? Non, il n’y a point de parentés d’âme aussi étroites. Mais cette identité, qui pourtant s’imposait à moi comme une vérité, renversait toutes les apparences. J’en faillis devenir fou, et un assez long temps s’écoula avant que je fusse capable de maîtriser le tremblement nerveux qui m’avait saisi.

Alors, la volonté d’avoir à tout prix et sur-le-champ le mot de l’énigme se fit en moi, et à mesure qu’elle croissait en intensité, elle semblait me fournir les forces nécessaires à son accomplissement. Je me levai de mon fauteuil, rattachai ma robe de chambre et marchai vers la porte, que je n’avais pas franchie depuis si longtemps.

Tous mes renseignements sur la chambre de Julienne se bornaient à savoir qu’elle faisait partie du sixième étage. Toutefois, je n’hésitai pas à m’engager dans l’escalier sombre, et je m’arrêtai bientôt dans un corridor, en face de plusieurs portes numérotées, Quelle était la sienne ? Une voix rude m’éloigna de la porte la plus proche, et j’arrivai près d’une autre, silencieuse, et que marquait un petit paillasson de joncs. Sûr que c’était là, je frappai. On ne répondit pas d’abord ; mais, au second coup, des pas s’approchèrent, la porte s’ouvrit… et je faillis tomber foudroyé devant la réalisation de mon rêve. C’était elle ! Fanny !

« Ah ! monsieur, quelle imprudence ! » me dit-elle du ton dont parlait Julienne ; car, bien qu’elle fût là, elle ! elle-même ! jeune, touchante, à demi vêtue, et débarrassée de cette perruque et de ce bandeau que je voyais là sur une chaise, elle oubliait tout cela pour ne penser qu’à mon équipée et s’en effrayer. Je pris sa main, j’entrai en chancelant, et, la menant devant la couche de l’enfant qui dormait, je tombai à ses pieds, si pâle, qu’elle me crut mourant.

Bientôt je rouvris les yeux pour la voir encore. Elle me baignait les tempes et me grondait tout émue, quand mes regards l’avertirent de son oubli, en même temps que son vrai nom, prononcé par moi. Alors, elle devint blanche comme sa camisole et s’affaissa sur le parquet, toute tremblante, d’une main soutenant sa tête, avec ses longs cheveux épars sur son cou.

Je me levai sur mes genoux et m’approchai d’elle.

« Tu m’as conservé la vie, lui dis-je ; rends-moi le bonheur ! Permets que cet enfant, qui, je le sais bien, est à toi seule, soit à nous deux, et rends-moi ton amour !

— Ah ! dit-elle éperdue, puis-je encore être aimée ? J’ai tant souffert ! »

Je la serrai sur mon cœur pour toute réponse, et nous sentîmes, sans plus avoir besoin de nous le dire, combien nous étions l’un à l’autre et que c’était pour toujours.

Plus tard, elle me peignit ses angoisses quand elle me trouva dans ma chambre, tout sanglant, et qu’elle eut peine à me reconnaître. Nous avions vécu plusieurs mois l’un près de l’autre, sans nous rencontrer, et ce coup de pistolet, par lequel je rejetais loin de moi ma vie passée, avait été l’appel suprême qui, parvenu jusqu’à Fanny, l’avait fait accourir à moi. Dès les premiers jours, malgré mon délire, je l’avais reconnue sans doute, car j’avais répété son nom.

Elle, inquiète dans sa fierté, ne voulant point m’imposer de reconnaissance, elle avait couvert d’un bandeau de cheveux noirs ses beaux cheveux blonds ; elle avait contrefait sous un gros châle sa taille charmante, et s’était couvert tout le visage d’un bandeau de taffetas. Vis-à-vis du médecin et des gens de la maison, elle donna pour motif de ce déguisement de pudiques susceptibilités, que sa conduite austère, bien connue, rendit plausibles. Charles, tout mortifié d’un pareil changement, avait reçu l’injonction de s’épargner toute remarque à cet égard, et il avait obéi ; mais, en revanche, il exigeait que sa maman, dès qu’elle rentrait dans leur petite chambre, redevînt jolie, comme il disait.

Et il disait bien. Oui, sans doute, elle avait souffert, ma pauvre et charmante Fanny ; elle était amaigrie et décolorée ; mais c’était encore, c’était toujours ce regard pur et brillant, cette grâce intime, cette vivacité à la fois chaste, mutine et tendre ; et ce qu’elle avait acquis en beauté de plus qu’autrefois, c’était l’auréole chèrement gagnée, que la souffrance met aux nobles fronts, couronne vraie, non pas rêvée, et que les peintres chrétiens n’ont fait que matérialiser en un trait précis, extérieur. Oh ! comment pouvait-elle craindre de n’être pas belle ? car c’était de cette angoisse qu’elle avait souffert tout à l’heure et que, échappant au danger de se trahir devant mes regrets, elle était venue, arrachant son masque, interroger en pleurant son petit miroir. Et moi, grondant sa folie, je l’adorais à genoux, goûtant, pour la première fois, le bonheur de vivre hors de moi-même ; car je l’aimais à cette heure plus que je n’avais jamais aimé.

Voilà, mon ami, les événements qui ont fait de moi ce que vous appelez un homme étrange ; voilà pourquoi la vie de famille, l’étude et le bien que je puis faire dans ce village bornent mes désirs ; pourquoi je ne cherche pas, comme vous dites, un plus grand théâtre pour mes talents, et pourquoi, ce qui vous surprend plus encore, je n’ai pas pour mes enfants l’ambition de hautes carrières. J’ai toujours cherché à leur inspirer le goût du travail, et c’est pourquoi je n’ai pas étouffé leur enfance d’études stériles. Je leur présente successivement les connaissances qui me semblent à leur portée, et ne crois pas qu’ils perdent leur temps pour n’être point rebutés par d’autres. Mon seul but est de découvrir leur vocation et de la servir, non de leur imposer mon choix. Il m’importe peu qu’ils soient les premiers ; je désire seulement qu’ils soient à leur place, et notre grande ambition pour eux, c’est qu’ils deviennent vraiment d’honnêtes hommes, ce qui nous donnera bien du mal en ce temps-ci.

Charles a voulu être agriculteur. N’est-il pas heureux ? Et n’est-il pas, en outre, selon votre désir, un agronome distingué ? Quant à Jean, dont les jeunes ailes sont, dites-vous, celles de l’aiglon, je n’arrête point son essor en refusant de le faire entrer dans le moule uniforme de l’éducation classique. Laissez-le grandir en étudiant la nature ; il apprendra plus tard le sanscrit, s’il veut. Ma fille, il est vrai, n’étudie pas le piano ; mais elle n’a point de dispositions musicales particulières : c’est pourquoi je me contente de lui enseigner un peu de solfége et de guider sa voix souple dans l’exercice du chant. Toutes les femmes ne sont pas nées pour briller comme artistes, mais toutes ont besoin d’une instruction forte et sûre ; et imaginez combien de bonnes pensées, de solides notions, remplaceront pour Julie ce maigre talent, qu’elle eût acquis au prix de trois heures d’ennui par jour. Vous le voyez, Fanny et moi, après nous être unis, malgré les vaniteux préjugés dont nous avons tant souffert, nous avons résolu de prendre conseil, non de la moutonnerie régnante, mais du vrai et du juste, autant qu’il nous sera donné de les comprendre. Et si la bizarrerie d’un tel système inquiète et désole beaucoup de gens, avouez que, grâce à mes soins et à ceux de ma chère femme, nous nous en consolons bien plus.