Dostoïevsky (Gide)/Conférences/V

Plon (p. 170-198).

V

Je vous ai parlé dans notre dernière causerie, de ces trois couches ou régions que semble distinguer Dostoïevsky en la personnalité humaine, — de ces trois strates : la région de la spéculation intellectuelle, la région des passions, intermédiaire entre la première et cette région profonde où n’atteint pas le mouvement des passions.

Ces trois couches évidemment ne sont point séparées, ni même proprement limitées. Elles s’entre-pénètrent continuellement.

Dans ma dernière causerie, je vous ai parlé de la région intermédiaire, celle des passions. C’est dans cette région, c’est sur ce plan que se joue le drame ; non seulement les livres de Dostoïevsky, mais le drame de l’humanité tout entière, et nous avons pu constater aussitôt ce qui semblait paradoxal d’abord : si mouvementées et puissantes que soient les passions, elles n’ont, somme toute, pas grande importance, ou du moins peut-on dire que l’âme n’en est pas remuée dans ses profondeurs ; les événements n’ont pas de prise sur elle ; ils ne l’intéressent pas. À l’appui de cela, quel meilleur exemple trouver que celui des guerres ? On a fait des enquêtes à propos de la terrible guerre que nous venons de traverser. On a demandé à des littérateurs quelle importance elle avait, elle leur semblait avoir, quel retentissement moral ; quelle influence sur la littérature ?… La réponse est bien simple : cette influence est nulle — ou à peu près.

Voyez plutôt les guerres de l’Empire. Cherchez à découvrir leur retentissement dans la littérature ; cherchez en quoi l’âme humaine a pu en être modifiée… Il y a certes des poèmes de circonstance sur l’épopée napoléonienne, comme il y en a maintenant en très grand nombre, en trop grand nombre, sur cette dernière guerre ; mais le retentissement profond, la modification essentielle ? Non ! ce n’est pas un événement qui les peut provoquer, si tragique, si considérable soit-il ! Par contre, pour la Révolution française, il n’en va pas de même. Mais nous n’avons pas affaire ici à un événement uniquement extérieur ; ce n’est pas à proprement parler un accident : ce n’est pas un traumatisme, si je puis dire. L’événement ici naît du peuple lui-même ; l’influence qu’a eue la Révolution française sur les écrits de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, est considérable ; mais les écrits de ceux-ci datent d’avant la Révolution. Ils la préparent. Et c’est bien aussi ce que nous verrons dans les romans de Dostoïevsky : la pensée ne suit pas l’événement, elle le précède. Le plus souvent, de la pensée à l’action la passion doit servir d’intermédiaire.

Toutefois, nous verrons dans les romans de Dostoïevsky l’élément intellectuel parfois entrer directement en contact avec la région profonde. Cette région profonde n’est pas du tout l’enfer de l’âme ; c’en est, tout au contraire, le ciel.

Nous trouvons dans Dostoïevsky cette sorte de mystérieux renversement des valeurs, que nous présentait déjà William Blake, le grand poète mystique anglais, dont je vous parlais précédemment. L’enfer, d’après Dostoïevsky, c’est au contraire la région supérieure, la région intellectuelle. À travers tous ses livres, pour peu que nous les lisions d’un regard averti, nous constaterons une dépréciation non point systématique, mais presque involontaire de l’intelligence ; une dépréciation évangélique de l’intelligence.

Dostoïevsky n’établit jamais, mais laisse entendre, que ce qui s’oppose à l’amour ce n’est point tant la haine que la rumination du cerveau. L’intelligence, pour lui, c’est précisément ce qui s’individualise, ce qui s’oppose au royaume de Dieu, à la vie éternelle, à cette béatitude en dehors du temps, qui ne s’obtient que par le renoncement de l’individu, pour plonger dans le sentiment d’une solidarité indistincte.

Ce passage de Schopenhauer nous éclairera sans doute[1].

Il comprend alors que la distinction entre celui qui inflige les souffrances et celui qui doit les subir n’est qu’un phénomène, et n’atteint pas la chose en soi, la volonté qui vit dans tous les deux : celle-ci, abusée par l’intelligence attachée à ses ordres, se méconnaît elle-même et, en cherchant dans l’un de ses phénomènes un surcroit de bien-être, elle produit dans l’autre, un excès de douleur : emportée par sa véhémence, elle déchire de ses dents sa propre chair, ignorant que par là c’est toujours elle-même qu’elle blesse et manifestant de la sorte, par l’intermédiaire de l’individuation, le conflit avec elle-même qu’elle recèle dans son sein. Persécuteur et persécuté sont identiques. L’un s’abuse en ne croyant pas avoir sa part de la souffrance ; l’autre s’abuse en ne croyant pas participer à la culpabilité. Si leurs yeux parvenaient à se dessiller, le méchant reconnaîtrait que dans ce vaste monde il vit lui-même au fond de toute créature qui souffre, et qui, lorsqu’elle est douée de raison, se demande vainement dans quel but elle a été appelée à vivre et à endurer des souffrances qu’elle ne reconnaît pas avoir méritées : le malheureux, à son tour, comprendrait que tout le mal qui se commet ou s’est jamais commis sur terre dérive de cette volonté qui constitue aussi son essence à lui, dont il est le phénomène, et qu’en vertu de ce phénomène, et de son affirmation, il a assumé toutes les souffrances qui en découlent, et qu’il doit les supporter en toute justice, aussi longtemps qu’il continue d’être cette volonté.

Mais le pessimisme (qui parfois peut paraître presque postiche dans Schopenhauer) fait place dans Dostoïevsky a un optimisme éperdu :

Donnez-moi trois vies, elles ne me suffiraient pas encore[2].

fait-il dire à un personnage de l’Adolescent.

Et encore dans ce même livre :

Tu as un tel désir de vivre que, si l’on te donnait trois existences, elles ne suffiraient pas encore[3].

Je voudrais entrer avec vous plus avant dans cet état de béatitude que Dostoïevsky nous peint, ou nous laisse entrevoir, dans chacun de ses livres, état où disparaît avec le sentiment de la limite individuelle celui de la fuite du temps.

Dans ce moment, dira le prince Muichkine, il me semble que j’ai compris le mot extraordinaire de l’apôtre : Il n’y aura plus de temps[4].

Lisons encore cet éloquent passage des Possédés :

— Vous aimez les enfants ? demanda Stavroguine.

— Oui, je les aime, dit Kiriloff, d’un ton assez indifférent du reste.

— Alors vous aimez aussi la vie ?

— Oui ! j’aime la vie ! Cela vous étonne ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Vous croyez à la vie éternelle dans l’autre monde ?

— Non ! mais à la vie éternelle dans celui-ci. Il y a des moments, vous arrivez à des moments, où le temps s’arrête tout à coup pour faire place à l’éternité[5].

Je pourrais multiplier les citations, mais sans doute celles-ci suffisent.

Je suis frappé, chaque fois que je lis l’Évangile, de l’insistance avec laquelle reviennent sans cesse les mots : « Et nunc. » Dès à présent. Certainement Dostoïevsky a été frappé lui aussi par cela : que la béatitude, que l’état de béatitude promise par le Christ, peut être atteinte immédiatement, si l’âme humaine se renie et se résigne elle-même : Et nunc…

La vie éternelle n’est pas (ou du moins n’est pas seulement) une chose future, et si nous n’y parvenons pas d’ici-bas, il n’y a guère d’espoir que nous puissions jamais y atteindre.

Lisons encore, à ce sujet, ce passage de l’admirable Autobiography de Marc Rutherford.

En devenant vieux, je compris mieux combien folle était cette perpétuelle course après le futur, cette puissance du lendemain, cette remise de jour en jour, ce report en avant, du bonheur. J’appris enfin, quand il était déjà presque trop tard, à vivre dans l’instant présent, à comprendre que le soleil qui m’éclaire est aussi beau maintenant qu’il le sera jamais, à ne pas chercher à m’inquiéter sans cesse du futur ; mais au temps de ma jeunesse, j’étais victime de cette illusion, que pour une raison ou pour une autre, entretient en nous la nature, qui fait que, par le plus radieux matin de juin, nous pensons aussitôt à des matins de juillet qui seront plus radieux encore.

Je ne me permets de rien dire, pour ou contre la doctrine de l’immortalité, je dis simplement ceci : que les hommes ont pu être heureux sans elle, et même en temps de désastre, et que voir toujours dans l’immortalité le seul ressort de nos actions ici-bas est une exagération de cette folie qui nous abuse tous et tout le long de la vie, par un espoir sans cesse reculé, de sorte que la mort viendra sans que nous ayons pu jouir pleinement d’une seule heure[6].

Volontiers, je m’écrierais : « Que m’importe la vie éternelle, sans la conscience à chaque instant de cette éternité ! La vie éternelle peut être dès à présent toute présente en nous. Nous la vivons dès l’instant que nous consentons à mourir à nous-mêmes, à obtenir de nous ce renoncement, qui permet immédiatement la résurrection dans l’éternité. »

Il n’y a ici ni prescription, ni ordre ; simplement, c’est le secret de la félicité supérieure que le Christ, comme partout ailleurs dans l’Évangile, nous révèle : « Si vous savez ces choses, vous êtes heureux », dit encore le Christ (saint Jean, XIII, 17). Non pas : « Vous serez heureux », mais : « Vous êtes heureux ». C’est à présent et tout aussitôt que nous pouvons participer à la félicité.

Quelle tranquillité ! Ici vraiment le temps s’arrête, ici respire l’éternité. Nous entrons dans le Royaume de Dieu.

Oui, c’est ici le centre mystérieux de la pensée de Dostoïevsky et aussi de la morale chrétienne, le secret divin du bonheur. L’individu triomphe dans le renoncement à l’individualité : Celui qui aime sa vie, qui protège sa personnalité, la perdra ; mais celui-là qui en fera l’abandon la rendra vraiment vivante, lui assurera la vie éternelle ; non point la vie futurement éternelle, mais la fera dès à présent vivre à même l’éternité. Résurrection dans la vie totale, oubli de tout bonheur particulier. Ô réintégration parfaite !

Cette exaltation de la sensation, cette inhibition de la pensée n’est nulle part mieux indiquée que dans ce passage des Possédés, qui fait suite à celui que je vous lisais tout à l’heure :

— Vous paraissez fort heureux, dit Stavroguine à Kirioff.

— Et je suis fort heureux, en effet, reconnut celui-ci du même ton dont il eût fait la réponse la plus ordinaire.

— Mais il n’y a pas encore si longtemps, vous étiez de mauvaise humeur, vous vous êtes fâché contre Lipoutine ?

— Hum ! à présent, je ne gronde plus. Alors je ne savais pas encore que j’étais heureux. Avez-vous quelquefois vu une feuille, une feuille d’arbre ?

— Oui.

— Dernièrement, j’en ai vu une : elle était jaune, mais conservait encore en quelques endroits sa couleur verte ; les bords étaient pourris. Le vent l’emportait. Quand j’avais dix ans, il m’arrivait en hiver de fermer les yeux exprès et de me représenter une feuille verte, aux veines nettement dessinées, un soleil brillant. J’ouvrais les yeux et je croyais rêver, tant c’était beau, je les refermais encore.

— Qu’est-ce que cela signifie ? C’est une figure ?

— N-non… Pourquoi ? Je ne fais point d’allégorie. Je parle seulement de la feuille. La feuille est belle. Tout est bien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Quand donc avez-vous eu connaissance de votre bonheur ?

— Mardi dernier, ou plutôt mercredi, dans la nuit du mardi au mercredi.

— À quelle occasion ?

— Je ne me le rappelle pas ; c’est arrivé par hasard. Je me promenais dans ma chambre… cela ne fait rien. J’ai arrêté la pendule, il était deux heures trente-sept[7].

Mais, direz-vous, si la sensation triomphe de la pensée, si l’âme ne doit plus connaître d’autre état que cet état vague, disponible, à la merci de toute influence extérieure, que peut-il en résulter, sinon la complète anarchie ? L’on nous a dit, l’on nous a répété souvent ces derniers temps que c’est là l’aboutissement fatal de la doctrine de Dostoïevsky. La discussion de cette doctrine pourrait nous entraîner très loin, car j’entends d’avance les protestations que je pourrais soulever, si je venais vous affirmer : Non, ce n’est pas à l’anarchie que nous mène Dostoïevsky, mais simplement à l’Évangile. Car il est nécessaire ici de nous entendre. La doctrine chrétienne, telle qu’elle est contenue dans l’Évangile, ne nous apparaît ordinairement, à nous Français, qu’à travers l’Église catholique, que domestiquée par l’Église. Or, Dostoïevsky a horreur des églises, de l’Église catholique en particulier. Il prétend recevoir directement et uniquement de l’Évangile l’enseignement du Christ, et c’est précisément ce que n’admet point le catholique.

Nombreux sont les passages de ses lettres contre l’Église catholique. Accusations si violentes, si péremptoires, si passionnées que je n’ose vous en donner ici lecture ; mais qui m’expliquent et me font comprendre mieux l’impression générale que je retrouve à chaque nouvelle lecture de Dostoïevky : je ne connais point d’auteur à la fois plus chrétien et moins catholique.

— Mais précisément, s’écrieront les catholiques, — et nous vous l’avons maintes fois expliqué et vous sembliez vous-même l’avoir compris : l’Évangile, les paroles du Christ, prises isolément, ne nous mènent qu’à l’anarchie ; de là précisément la nécessité de saint Paul, de l’Église, du catholicisme tout entier.

Je leur laisse le dernier mot.

Ainsi donc, sinon à l’anarchie, c’est à une sorte de bouddhisme, de quiétisme du moins, que nous conduit Dostoïevsky (et nous verrons qu’aux yeux des orthodoxes, ce n’est pas là sa seule hérésie). Il nous entraîne très loin de Rome (je veux dire des encycliques), très loin aussi de l’honneur mondain.

« Mais enfin, prince, êtes-vous un honnête homme ? » s’écrie un de ses personnages en s’adressant à Muichkine, celui de tous ses héros qui incarnait le mieux sa pensée, son éthique plutôt, — du moins tant qu’il n’avait pas écrit les Karamazov et ne nous avait pas présenté les figures séraphiques d’Aliocha et du starets Zossima. Que nous propose-t-il alors ? Est-ce une vie contemplative ? Une vie où, toute intelligence et toute volonté résignées, l’homme, hors du temps, ne connaîtrait plus que l’amour ?

C’est peut-être bien là qu’il trouverait le bonheur, mais ce n’est point là que Dostoïevsky y voit la fin de l’homme. Aussitôt que le prince Muichkine, loin de sa patrie, est arrivé à cet état supérieur, il éprouve un urgent besoin de retourner dans son pays ; et lorsque le jeune Aliocha confesse au père Zossima son secret désir d’achever ses jours dans le monastère, Zossima lui dit : « Quitte ce couvent, tu seras plus utile là-bas : tes frères ont besoin de toi. » — « Non pas les enlever du monde, mais les préserver du Malin » disait le Christ.

Je remarque (et ceci va nous permettre d’aborder la partie démoniaque des livres de Dostoïevsky) que la plupart des traductions de la Bible traduisent ainsi ces paroles du Christ : « Mais de les préserver du mal », ce qui n’est pourtant pas la même chose. Les traductions dont je parle sont, il est vrai, des traductions protestantes. Le protestantisme a une tendance à ne pas tenir compte des anges ni des démons. Il m’est arrivé assez souvent de demander, par manière d’expérience, à des protestants : « Croyez-vous au diable ? » Et chaque fois, cette demande a été accueillie avec une sorte de stupeur. Le plus souvent, je me rendais compte que c’était là une question que le protestant ne s’était jamais posée. Il finissait par me répondre : « Mais naturellement, je crois au mal », et lorsque je le poussais, il finissait par avouer qu’il ne voyait dans le mal que l’absence du bien, tout comme dans l’ombre l’absence de la lumière. Nous sommes donc ici très loin des textes de l’Évangile, qui font allusion à maintes reprises à une puissance diabolique, réelle, présente, particulière. Non point : « Les préserver du mal », mais « les préserver du Malin ». La question du diable, si j’ose ainsi dire, tient une place considérable dans l’œuvre de Dostoïevsky. Certains verront sans doute en lui un manichéen. Nous savons que la doctrine du grand hérésiarque Manès reconnaissait dans ce monde deux principes : celui du bien et celui du mal, principes également actifs, indépendants, également indispensables, — par quoi la doctrine de Manès se rattachait directement à celle de Zarathustra. Nous avons pu voir, et j’y insiste, car c’est là un point des plus importants, que Dostoïevsky fait habiter le diable non point dans la région basse de l’homme, — encore que l’homme entier puisse devenir son gite et sa proie, — tant que dans la région la plus haute, la région intellectuelle, celle du cerveau. Les grandes tentations que le Malin nous présente sont, selon Dostoïevsky, des tentations intellectuelles, des questions. Et je ne pense pas m’écarter beaucoup de mon sujet, en considérant d’abord les questions où s’est exprimée et longtemps attardée la constante angoisse de l’humanité : « Qu’est-ce que l’homme ? D’où vient-il ? Où va-t-il ? Qu’était-il avant sa naissance ? Que devient-il après la mort ? À quelle vérité l’homme peut-il prétendre ? » et même plus exactement : « Qu’est-ce que la vérité ? »

Mais depuis Nietzsche, avec Nietzsche, une nouvelle question s’est soulevée, une question totalement différente des autres… et qui ne s’est point tant greffée sur celles-ci qu’elle ne les bouscule et remplace ; question qui comporte aussi son angoisse, une angoisse qui conduit Nietzsche à la folie. Cette question, c’est : « Que peut l’homme ? Que peut un homme ? » Cette question se double de l’appréhension terrible que l’homme aurait pu être autre chose ; aurait pu davantage, qu’il pourrait davantage encore ; qu’il se repose indignement à la première étape, sans souci de son parachèvement.

Nietzsche fut-il précisément le premier à formuler cette question ? Je n’ose l’affirmer, et sans doute l’étude même de sa formation intellectuelle nous montrera qu’il rencontrait déjà cette question chez les Grecs et chez les Italiens de la Renaissance ; mais, chez ces derniers, cette question trouvait tout aussitôt sa réponse et précipitait l’homme dans un domaine pratique. Cette réponse, ils la cherchaient, ils la trouvaient immédiatement, dans l’action et dans l’œuvre d’art. Je songe à Alexandre et César Borgia, à Frédéric II {celui des Deux-Siciles), à Léonard de Vinci, à Gœthe. Ce furent là des créateurs, des êtres supérieurs. Pour les artistes et pour les hommes d’action, la question du surhomme ne se pose pas, ou du moins elle se trouve tout aussitôt résolue. Leur vie même, leur œuvre est une réponse immédiate. L’angoisse commence lorsque la question demeure sans réponse ; ou même dès que la question précède de loin la réponse. Celui qui réfléchit et qui imagine sans agir s’empoisonne, et je vais de nouveau vous citer ici William Blake : « L’homme qui désire, mais n’agit point, engendre la pestilence. » C’est bien de cette pestilence que Nietzsche meurt empoisonné.

« Que peut un homme ? » Cette question, c’est proprement la question de l’athée, et Dostoïevsky l’a admirablement compris : c’est la négation de Dieu qui fatalement entraîne l’affirmation de l’homme :

« Il n’y a pas de Dieu ? Mais alors…, alors tout est permis. » Nous lisons ces mots dans les Possédés. Nous les retrouverons dans les Karamazov.

Si Dieu existe, tout dépend de lui, et je ne puis rien en dehors de sa volonté. S’il n’existe pas, tout dépend de moi, et je suis tenu d’affirmer mon indépendance[8].

Comment affirmer son indépendance ? Ici l’angoisse commence. Tout est permis. Mais quoi ? Que peut un homme ?

Chaque fois que dans les livres de Dostoïevsky nous voyons un de ses héros se poser cette question, nous pouvons être assurés que peu de temps après, nous assisterons à sa banqueroute. Nous voyons d’abord Raskolnikoff : c’est chez lui que cette idée pour la première fois se dessine ; cette idée, qui, chez Nietzsche, devient celle du surhomme. Raskolnikoff est l’auteur d’un article tant soit peu subversif où il expose que :

Les hommes sont divisés en ordinaires et extraordinaires : les premiers doivent vivre dans l’obéissance, et n’ont pas le droit de violer la loi, attendu qu’ils sont des hommes ordinaires. Les seconds ont le droit de commettre tous les crimes et de transgresser toutes les lois, pour cette raison que ce sont des hommes extraordinaires.

C’est ainsi du moins que Porphyre croit pouvoir résumer l’article.

Ce n’est pas tout à fait cela, commença Raskolnikoff d’un ton simple et modeste. J’avoue du reste que vous avez reproduit à peu près exactement ma pensée ; si vous voulez, je dirai même très exactement… (il prononça ces mots avec un certain plaisir), seulement je n’ai pas dit, comme vous me le faites dire, que les gens extraordinaires sont absolument tenus de commettre toujours toutes sortes d’actions criminelles. Je crois même que la censure n’aurait pas laissé paraître un article écrit dans ce sens. Voici tout bonnement ce que j’ai avancé : « L’homme extraordinaire a le droit d’autoriser sa conscience à franchir certains obstacles dans le cas seulement où l’exige la réalisation de son idée, laquelle peut être parfois utile à tout le genre humain. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la suite de mon article, j’insiste, je m’en souviens, sur cette idée que tous les législateurs et les guides de l’humanité, en commençant par les plus anciens, que tous sans exception étaient des criminels, car en donnant de nouvelles lois, ils ont pour cela même violé les anciennes, observées fidèlement par la société et transmises par les ancêtres.

Il est même à remarquer que presque tous ces bienfaiteurs et ces guides de l’espèce humaine ont été terriblement sanguinaires. En conséquence, non seulement tous les grands hommes, mais tous ceux qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels, plus ou moins, bien entendu. Autrement, il leur serait difficile de sortir de l’ornière ; quant à y rester, ils ne peuvent certainement pas y consentir et, à mon avis, leur devoir même le leur défend[9].

« Une même loi pour le lion et pour le bœuf, c’est oppression », lisons-nous dans Blake.

Mais le seul fait que Raskolnikoff se pose la question, au lieu de la résoudre simplement en agissant, nous montre qu’il n’est pas vraiment un surhomme. Sa faillite est complète. Il ne se délivre pas un instant de la conscience de sa médiocrité. C’est pour se prouver à lui-même qu’il est un surhomme qu’il se pousse au crime.

Tout est là, se répète-t-il. Il suffit d’oser. Du jour où cette vérité m’est apparue, claire comme le soleil, j’ai voulu oser et j’ai tué. J’ai voulu simplement faire acte d’audace[10].

Et plus tard, après le crime :

Si c’était à refaire, ajoute-t-il, peut-être ne recommencerais-je pas. Mais alors, il me tardait de savoir si j’étais un être abject comme les autres ou un homme dans la vraie acception du mot ; si j’avais ou non en moi la force de franchir l’obstacle, si j’étais une créature tremblante ou si à j’avais le droit[11].

Du reste, il n’accepte pas l’idée de sa propre faillite. Il n’accepte pas d’avoir eu tort d’oser.

C’est parce que j’ai échoué que je suis un misérable ! Si j’avais réussi, on me tresserait des couronnes, tandis qu’à présent, je ne suis plus bon qu’à jeter aux chiens[12].

Après Raskolnikoff, ce sera Stavroguine ou Kiriloff, Ivan Karamazov ou l’Adolescent.

La faillite de chacun de ses héros intellectuels tient également à ceci, que Dostoïevsky considère l’homme d’intelligence comme à peu près incapable d’action.

Dans l’Esprit souterrain, ce petit livre qu’il écrivait peu avant l’Éternel Mari, et qui me semble marquer le point culminant de sa carrière, qui est comme la clé de voûte de son œuvre, ou, si vous le préférez, qui donne la clé de sa pensée, nous verrons toutes les faces de cette idée : « Celui qui pense n’agit point… » et de là à prétendre que l’action présuppose certaine médiocrité intellectuelle, il n’y a qu’un pas.

Ce petit livre, l’Esprit souterrain, n’est d’un bout à l’autre qu’un monologue, et vraiment il me paraît un peu hardi d’affirmer, comme le faisait récemment notre ami Valery Larbaud, que James Joyce, l’auteur d’Ulysse, est l’inventeur de cette forme de récit. C’est oublier Dostoïevsky, Poe même ; c’est oublier surtout Browning, à qui je ne puis me retenir de penser lorsque je relis l’Esprit souterrain. Il me paraît que Browning et Dostoïevsky amènent du premier coup le monologue à toute la perfection diverse et subtile que cette forme littéraire pouvait atteindre.

J’étonne peut-être certains lettrés en rapprochant ainsi ces deux noms ; mais il est impossible de ne pas le faire, — de n’être point frappé par la profonde ressemblance, non seulement dans la forme, mais dans l’étoffe même, — entre certains monologues de Browning (et je pense en particulier à My last duchess, Porphyria’s lover, et surtout peut-être aux deux dépositions du mari de Pompilia dans The Ring and the Book), d’une part, et d’autre part à l’admirable petit récit de Dostoïevsky qui dans le Journal d’un écrivain, a nom Krotkaïa (c’est-à-dire, je crois, « la timide », titre sous lequel il figure dans la dernière traduction de cet ouvrage). Mais plus encore que la forme et que la manière de leur œuvre, ce qui me fait rapprocher Browning de Dostoïevsky, je crois que c’est leur optimisme — un optimisme qui n’a que bien peu de chose à voir avec celui de Gœthe, mais qui les rapproche tous deux également de Nietzsche et du grand William Blake, dont il faut que je vous parle encore.

Oui, Nietzsche, Dostoïevsky, Browning et Blake sont bien quatre étoiles de la même constellation. J’ai longtemps ignoré Blake, mais lorsque enfin, tout récemment, j’ai fait sa découverte, il m’a semblé reconnaître aussitôt en lui la quatrième roue du « Chariot » ; et, de même qu’un astronome peut longtemps, avant de le voir, sentir l’influence d’un astre et déterminer sa position, je puis dire que, depuis longtemps, je pressentais Blake. Est-ce à dire que son influence ait été considérable ? Non, tout au contraire, je ne sache pas qu’il en ait exercé aucune. En Angleterre même, Blake est demeuré, jusqu’à ces temps derniers, à peu près inconnu. C’est une étoile très pure et très lointaine, dont les rayons commencent seulement à nous atteindre.

Son œuvre, la plus significative, le Mariage du Ciel et de l’Enfer, dont je vous citerai quelques passages, nous permettra, il me semble, de comprendre mieux certains traits de Dostoïevsky.

Cette phrase de lui que je citais dernièrement — de ses « Proverbes de l’Enfer » comme il appelle certains de ses apophtegmes : « Le désir, non suivi d’action engendre la pestilence, pourrait servir d’épigraphe à l’Esprit souterrain de Dostoïevsky, ou cet autre : « N’attends que du poison des eaux dormantes. »

« L’homme d’action du dix-neuvième siècle est un individu sans caractère », déclare le héros — si j’ose l’appeler ainsi — de l’Esprit souterrain. L’homme d’action, selon Dostoïevsky, doit être un esprit médiocre, car l’esprit altier est empêché d’agir lui-même ; il verra dans l’action une compromission, une limitation de sa pensée ; celui qui agira, ce sera, sous l’impression du premier, un Pierre Stepanovitch, un Smerdiakoff (dans Crime et châtiment, Dostoïevsky n’avait pas encore établi cette division entre le penseur et l’acteur).

L’esprit n’agit point, il fait agir ; et nous retrouvons dans plusieurs romans de Dostoïevsky cette singulière répartition des rôles, cet inquiétant rapport, cette connivence secrète : qui s’établit entre un être pensant et celui qui, sous l’inspiration du premier, et comme à sa place, agira. Souvenez-vous d’Ivan Karamazov et de Smerdiakoff, de Stavroguine et de Pierre Stépanovitch, celui que Stavorguine appelle : son « singe ».

N’est-il pas curieux de trouver une première version pour ainsi dire des singuliers rapports du penseur Ivan et du laquais Smerdiakoff des Frères Karamazov — ce dernier livre de Dostoïevsky, — dans Crime et châtiment, le premier de ses grands romans. Il nous y est parlé d’un certain Philca, domestique de Svidrigaïloff, qui se pend, pour échapper, non pas aux coups de son maître, mais à ses railleries. « C’était, nous est-il dit, un hypocondriaque », une sorte de domestique philosophe… « Ses camarades prétendaient que la lecture lui avait troublé l’esprit[13]. »

Il y a chez tous ces subalternes, ces « singes », ces laquais, chez tous ces êtres qui agiront à la place de l’intellectuel, un amour, une dévotion, pour la supériorité diabolique de l’esprit. Le prestige dont jouit Stavroguine, aux yeux de Pierre Stépanovitch, est extrême ; extrême également le mépris de l’intellectuel pour cet inférieur.

Voulez-vous que je vous dise toute la vérité ? dit Pierre Stepanovitch à Stavroguine. Voyez-vous, cette idée s’est bien offerte un instant à mon esprit (cette idée c’est un assassinat abominable). Vous-même vous me l’aviez suggérée, sans y attacher d’importance, il est vrai, et seulement pour me taquiner, car vous ne me l’auriez pas suggérée sérieusement[14].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le feu de la conversation, Pierre Stépanovitch se rapprocha de Stavroguine et le saisit par le revers de la redingote (peut-être le fit-il exprès), mais un coup violent, appliqué sur son bras, l’obligea à lâcher prise.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous faites ? Prenez garde, vous allez me casser le bras[15].

(Ivan Karamazoff aura des brutalités semblables vis-à-vis de Smerdiakoff.)

Et plus loin :

Nicolas Vsévolodovitch, parlez comme vous parleriez devant Dieu : êtes-vous coupable, oui ou non ? Je le jure, je croirai à votre parole, comme à celle de Dieu, et je vous accompagnerai jusqu’au bout du monde, oh ! oui, j’irai partout avec vous ! Je vous suivrai comme un chien[16]

Et enfin :

— Je suis un bouffon, Je le sais, mais je ne veux pas que vous, la meilleure partie de moi-même, vous en soyez un[17] !

L’être intellectuel est heureux de dominer l’autre, mais tout à la fois il reste exaspéré par cet autre, qui lui présente dans son action maladroite comme une caricature de sa propre pensée.

La correspondance de Dostoïevsky nous renseigne sur l’élaboration de ses œuvres, et en particulier sur celle des Possédés, ce livre extraordinaire que je tiens, pour ma part, pour le plus puissant, le plus admirable du grand romancier. Nous assistons ici à un phénomène littéraire bien singulier. Le livre que Dostoïevsky prétendait écrire était assez différent de celui que nous avons. Tandis qu’il le composait, un nouveau personnage, auquel il n’avait presque pas pensé tout d’abord, s’imposa à son esprit, prit peu à peu la première place et en délogea celui qui d’abord devait être le principal héros. « Jamais aucune œuvre ne m’a coûté plus de peine, » écrit-il de Dresde, en octobre 1870[18] :

Au commencement, c’est-à-dire vers la fin de l’été dernier, je considérais cette chose comme étudiée, composée, je la regardais avec hauteur. Ensuite, m’est venue la véritable inspiration et, soudain, je l’ai aimée, cette œuvre, je l’ai saisie des deux mains, et je me suis mis à biffer ce que j’avais d’abord écrit. Cet été, un autre changement est survenu, un nouveau personnage a surgi avec la prétention de devenir le héros véritable du roman, de sorte que le premier héros a dû se retirer au second plan. C’était un personnage intéressant, mais qui ne méritait pas réellement le nom de héros. Le nouveau m’a tellement ravi, que je me suis mis encore une fois à refaire toute mon œuvre. (Correspondance, p. 384.)

Ce nouveau personnage auquel il donne à présent toute son attention, c’est Stavroguine, la plus étrange peut-être et la plus terrifiante création de Dostoïevsky. Stavroguine s’expliquera lui-même vers la fin du livre. Il est bien rare que chaque personnage de Dostoïevsky ne donne pas, à un moment ou à un autre, et souvent — de la manière la plus inattendue, la clé pour ainsi dire de son caractère, dans quelque phrase qui tout à coup lui échappe. Voici donc ce que Stavroguine dira de lui-même :

Rien ne m’attache à la Russie, où, comme partout, je me sens étranger. À la vérité ici (en Suisse) plus qu’en aucun endroit, j’ai trouvé la vie insupportable, mais même ici, je n’ai rien pu détester. J’ai mis pourtant ma force à l’épreuve. Vous m’aviez conseillé de faire cela (pour apprendre à me connaître). Dans ces expériences, dans toute ma vie précédente, je me suis révélé immensément fort. Mais à quoi appliquer cette force ? Voici ce que je n’ai jamais su, ce que je ne sais pas encore. Je puis comme je l’ai toujours pu, éprouver le désir de faire une bonne action, et j’en ressens du plaisir. À côté de cela, je désire aussi faire le mal, et j’en ressens également de la satisfaction[19].

Nous reviendrons, dans ma dernière causerie, sur le premier point de cette déclaration, si importante aux yeux de Dostoïevsky : l’absence d’attache de Stavroguine avec son pays. Considérons seulement aujourd’hui cette double attirance qui écartèle Stavroguine :

Il y a dans tout homme, disait Baudelaire, deux postulations simultanées : l’une vers Dieu, l’autre vers Satan.

Au fond, ce que chérit Stavroguine, c’est l’énergie. Nous demanderons à William Blake l’explication de ce mystérieux caractère. « L’Énergie est la seule vie. L’Énergie, c’est l’éternel délice », disait Blake.

Écoutez encore ces quelques proverbes : « Le chemin de l’excès mène au palais de la sagesse », ou encore : « Si le fou persévérait dans sa folie, il deviendrait sage », et cet autre : « Celui-là seul connaît la suffisance qui d’abord a connu l’excès. » Cette glorification de l’énergie prend chez Blake les formes les plus diverses : « Le rugissement du lion, le hurlement des loups, le soulèvement de la mer en furie et le glaive destructeur sont des morceaux d’éternité trop énormes pour l’œil des hommes. »

Lisons encore ceci : « Citerne contient, fontaine déborde », et : « Les tigres de la colère sont plus sages que les chevaux du savoir » ; et enfin cette pensée par laquelle s’ouvre son livre Du Ciel et de l’Enfer, et que Dostoïevsky semble s’être appropriée sans la connaître : « Sans contraires, il n’y a pas de progrès : Attraction et répulsion, raison et énergie, amour et haine, sont également nécessaires à l’existence humaine. » Et plus loin : « Il y a et il y aura toujours sur la terre ces deux postulations contraires qui seront toujours ennemies. Essayer de les réconcilier, c’est s’efforcer de détruire l’existence. »

À ces Proverbes de l’Enfer de William Blake, je voudrais en ajouter deux autres de mon cru : « C’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature : », et : « Il n’y a pas d’œuvre d’art sans collaboration du démon. » Oui, vraiment, toute œuvre d’art est un lieu de contact, ou, si vous préférez, est un anneau de mariage du ciel et de l’enfer ; et William Blake nous dira : « La raison pour laquelle Milton écrivait dans la gêne lorsqu’il peignait Dieu et les anges, la raison pour laquelle il écrivait dans la liberté lorsqu’il peignait les démons et l’enfer, c’est qu’il était un vrai poète et du parti du diable, sans le savoir. »

Dostoïevsky a été tourmenté toute sa vie à la fois par l’horreur du mal et par l’idée de la nécessité du mal (et par le mal, j’entends également la souffrance). Je songe, en le lisant, à la parabole du Maître du Champ : « Si tu veux, lui dit un serviteur, nous irons arracher la mauvaise herbe. — Non ! répond le Maître, laissez, avec le bon grain, et jusqu’au jour de la moisson, croître l’ivraie. »

Je me souviens qu’ayant eu l’occasion de rencontrer, il y a plus de deux ans, Walter Rathenau, qui vint me retrouver en pays neutre et passa deux jours avec moi, je l’interrogeai sur les événements contemporains et lui demandai en particulier ce qu’il pensait du bolchevisme et de la révolution russe. Il me répondit que naturellement, il souffrait de toutes les abominations commises par les révolutionnaires, qu’il trouvait cela épouvantable… « Mais, croyez-moi, dit-il : un peuple n’arrive à prendre conscience de lui-même et pareillement un individu ne peut prendre conscience de son âme qu’en plongeant dans la souffrance, et dans l’abîme du péché. »

Et il ajouta : « C’est pour n’avoir consenti ni à la souffrance ni au péché que l’Amérique n’a pas d’âme. »

Et c’est ce qui me faisait vous dire, lorsque nous voyons le starets Zossima se prosterner devant Dmitri, Raskolnikoff se prosterner devant Sonia, que ce n’est pas seulement devant la souffrance humaine qu’ils s’inclinent ; c’est aussi devant le péché.

Ne nous méprenons pas sur la pensée de Dostoïevsky. Encore une fois, si la question du surhomme est nettement posée par lui ; si nous la voyons sournoisement reparaître dans chacun de ses livres, nous ne voyons triompher profondément que les vérités de l’Évangile. Dostoïevsky ne voit et n’imagine le salut que dans le renoncement de l’individu à lui-même ; mais, d’autre part, il nous donne à entendre que l’homme n’est jamais plus près de Dieu que lorsqu’il atteint l’extrémité de sa détresse. C’est alors seulement que jaillira ce cri : « Seigneur, à qui irions-nous ! tu as les paroles de la vie éternelle. »

Il sait que, ce cri, ce n’est pas de l’honnête homme qu’on peut l’attendre, de celui qui a toujours su où aller, de celui qui se croit en règle envers soi-même et envers Dieu, mais bien de celui qui ne sait plus où aller ! « Comprenez-vous ce que cela veut dire, disait Marmeladoff à Raskolnikoff. Comprenez-vous ce que signifient ces mots : n’avoir plus où aller ? Non, vous ne comprenez pas encore cela[20]. » C’est seulement par delà sa détresse et son crime, par delà même le châtiment, c’est seulement après s’être retranché de la société des hommes que Raskolnikoff s’est trouvé en face de l’Évangile.

Il y a sans doute quelque confusion dans tout ce que je vous ai dit aujourd’hui… mais Dostoïevsky en est également responsable : « La culture trace des chemins droits, nous dit Blake, mais les chemins sinueux sans profit sont ceux-là même du génie. »

En tout cas, Dostoïevsky était bien convaincu, comme je le suis aussi, qu’il n’y a aucune confusion dans les vérités évangéliques, — et c’est là l’important.


  1. Schopenhauer, le Monde comme volonté et comme représentation, t. I, pp. 566 et 567 (traduction de J.-A. Cantacuzène).
  2. L’Adolescent, p. 78.
  3. Ibid., p. 145.
  4. Idiot, p. 298.
  5. Possédés, II, p. 256.
  6. Traduit de l’anglais.
  7. Les Possédés, I, pp. 257-258.
  8. Les Possédés, II, p. 336.
  9. Crime et châtiment, I, pp. 309 et 310. Remarquez ici, en passant, que malgré cette profession, Raskolnikoff est demeuré croyant.

    « — Croyez-vous en Dieu ? Pardonnez-moi cette curiosité.

    « — J’y crois, répéta le jeune homme en levant les yeux sur Porphyre.

    « — Et… à la résurrection de Lazare ?

    « — Oui. Pourquoi me demandez-vous tout cela ?

    « — Vous y croyez littéralement ?

    « — Littéralement. » (Crime et châtiment, I, p. 312.) En quoi Raskolnikoff diffère des autres surhommes de Dostoïevsky.

  10. Crime et châtiment, II, p. 163.
  11. Ibid., p. 164.
  12. Ibid., p. 272.
  13. Crime et châtiment, II, pp. 10 et 24.
  14. Possédés, II, p. 222
  15. Possédés, p. 223.
  16. Ibid., p. 230.
  17. Ibid., II, p. 232.
  18. Voir Correspondance, p. 283.
  19. Possédés.
  20. Crime et châtiment, I, p. 20.