Dostoïevsky (Gide)/Conférences/IV

Plon (p. 141-169).

IV

Nous avons constaté dans notre dernière causerie l’inquiétante dualité qui animait et écartelait la plupart des personnages de Dostoïevsky, cette dualité qui fait dire à l’ami de Raskolnikoff, parlant du héros de Crime et châtiment :

On dirait vraiment qu’il y a en lui deux caractères opposés qui se manifestent tour à tour.

et si ces caractères ne se manifestaient jamais que tour à tour, tout irait encore bien, mais nous avons vu qu’il leur arrivait souvent de se manifester simultanément. Nous avons vu comment chacune de ces velléités contradictoires s’épuise et pour ainsi dire se déprécie, se décontenance par son expression même et par sa manifestation, pour laisser place précisément à la velléité contraire ; et jamais le héros n’est plus près de l’amour que lorsqu’il vient d’exagérer sa haine, et jamais plus près de la haine que lorsqu’il vient d’exagérer son amour.

Nous découvrons en chacun d’eux, et surtout dans les caractères de femmes, un inquiet pressentiment de son inconstance. La crainte de ne pouvoir maintenir longtemps en eux la même humeur et la même résolution les pousse souvent à une brusquerie d’action déconcertante.

Sachant depuis longtemps, dit la Lisa des Possédés, que mes résolutions ne durent pas plus d’une minute, je me suis décidée tout de suite[1].

Je me propose d’étudier aujourd’hui quelques conséquences de cette étrange dualité ; mais tout d’abord je voudrais me demander avec vous, si cette dualité existe en fait ou si seulement Dostoïevsky l’imagine ? La réalité lui fournit-elle des exemples de cela ? Observa-t-il en cela la nature, ou céda-t-il complaisamment à son imagination ?

« La nature imite ce que l’œuvre d’art lui propose », dit Oscar Wilde dans Intentions. Cet apparent paradoxe, il s’amuse à l’illustrer par quelques insinuations spécieuses :

« Vous avez remarqué, dit-il en substance, combien, depuis quelque temps, la nature s’est mise à ressembler aux paysages de Corot. »

Que veut-il dire, sinon ceci : que nous voyons d’ordinaire la nature d’une manière devenue conventionnelle, que nous ne reconnaissons dans la nature que ce que l’œuvre d’art nous a appris à y remarquer. Dès qu’un peintre tente, dans son œuvre, de traduire et d’exprimer une vision personnelle, cet aspect nouveau de la nature il nous propose nous paraît paradoxal d’abord, insincère et presque monstrueux. Puis, bientôt, nous nous accoutumons à regarder la nature comme en faveur de cette nouvelle œuvre d’art, et nous y reconnaissons ce que le peintre nous montrait. C’est ainsi que, pour l’œil nouvellement et différemment averti, la nature semble « imiter » l’œuvre d’art.

Ce que je dis ici pour la peinture est également vrai pour le roman et pour les paysages intérieurs de la psychologie. Nous vivons sur des données admises, et prenons vite cette habitude de voir le monde, non point tant comme il est vraiment, mais comme on nous a dit, comme on nous a persuadés qu’il était. Combien de maladies semblaient n’exister point tant qu’on ne les avait pas dénoncées ! Combien d’états bizarres, pathologiques, anormaux ne reconnaîtrons-nous pas, autour de nous ou en nous-mêmes, avertis par la lecture des œuvres de Dostoïevsky ? Oui, vraiment, je crois que Dostoïevsky nous ouvre les yeux sur certains phénomènes, qui peut-être ne sont même pas rares — mais que simplement nous n’avions pas su remarquer.

En face de la complexité que presque chaque être humain présente, le regard tend spontanément et presque inconsciemment à la simplification.

Tel est l’effort instinctif du romancier français : il dégage du caractère les données principales, s’ingénie à discerner dans une figure des lignes nettes, à en offrir un tracé continu. Que ce soit Balzac ou tel autre, le désir, le besoin de stylisation l’emporte… Mais, je crois que ce serait se tromper beaucoup — et je crains que nombre d’étrangers ne commettent cette erreur — de discréditer et mépriser la psychologie de la littérature française, précisément à cause de la netteté des contours qu’elle présente, de l’absence de vague, du défaut d’ombre…

Rappelons ici que Nietzsche, avec une perspicacité singulière, reconnaissait et proclamait au contraire l’extraordinaire supériorité des psychologues français, au point de les considérer, et plus encore les moralistes que les romanciers, comme les grands maîtres de toute l’Europe. Il est vrai que nous avons eu au dix-huitième et au dix-neuvième siècle des analystes incomparables (je songe surtout à nos moralistes). Je ne suis pas parfaitement sûr que nos romanciers d’aujourd’hui les vaillent ; car nous avons une fâcheuse tendance en France à nous en tenir à la formule, — qui vite devient procédé, — à nous reposer sur elle, sans plus chercher à passer outre.

J’ai déjà noté par ailleurs que La Rochefoucauld, tout en rendant un service extraordinaire à la psychologie, l’avait peut-être, en raison même de la perfection de ses maximes, quelque peu arrêtée. Je m’excuse de me citer moi-même, mais il me serait difficile aujourd’hui de dire, mieux que je ne le faisais alors, ce que j’écrivais en 1910[2] :

Le jour où La Rochefoucauld s’avisa de ramener et réduire aux incitations de l’amour-propre les mouvements de notre cœur, je doute s’il fit tant preuve d’une perspicacité singulière ou plutôt s’il n’arrêta pas l’effort d’une plus pertinente investigation. Une fois la formule trouvée, l’on s’y tint, et durant deux siècles et plus, on vécut avec cette explication. Le psychologue parut le plus averti, qui se montrait le plus sceptique et qui, devant les gestes les plus nobles, les plus exténuants, savait le mieux dénoncer le ressort secret de l’égoïsme. Grâce à quoi tout ce qu’il y a de contradictoire dans l’âme humaine lui échappe. Et, je ne reproche pas à La Rochefoucauld de dénoncer « l’amour-propre », je lui reproche de s’en tenir là ; je lui reproche de croire qu’il a tout fait, quand il a dénoncé l’amour-propre. Je reproche surtout à ceux qui l’ont suivi de s’en être tenus là.

Nous trouvons dans toute la littérature française une horreur de l’informe, qui va jusqu’à une certaine gêne devant ce qui n’est pas encore formé. Et c’est ainsi que je m’explique le peu de place que tient l’enfant dans le roman français, comparativement à celle qu’il tient dans le roman anglais, et même dans la littérature russe. On ne rencontre presque pas d’enfants dans nos romans, et ceux que nos romanciers, bien rarement, nous présentent, sont le plus souvent conventionnels, gauches, inintéressants.

Dans l’œuvre de Dostoïevsky, au contraire, les enfants abondent ; même il est à remarquer que la plupart de ses personnages, et des plus importants, sont des êtres encore jeunes, à peine formés. Il semble que ce qui l’intéresse surtout, ce soit la genèse des sentiments. Il nous peint ceux-ci bien souvent douteux encore, et pour ainsi dire à l’état larvaire.

Il s’attache particulièrement aux cas déconcertants, à ceux qui se dressent comme des défis, en face de la morale et la psychologie admises. Évidemment dans cette morale courante et dans cette psychologie, il ne se sent pas lui-même à l’aise. Son propre tempérament entre en opposition douloureuse avec certaines règles que l’on considère comme établies et dont il ne peut se contenter, se satisfaire.

Nous trouvons cette même gêne, cette même insatisfaction dans Rousseau. Nous savons que Dostoïevsky était épileptique, que Rousseau devint fou. J’insisterai plus tard sur le rôle de la maladie dans la formation de leur pensée. Contentons-nous, pour aujourd’hui, de reconnaître, dans cet état physiologique anormal, une sorte d’invitation à se révolter contre la psychologie et la morale du troupeau.

Il y a dans l’homme de l’inexpliqué, si tant est qu’il n’y ait pas de l’inexplicable ; mais une fois admise cette dualité dont je parlais plus haut, admirons avec quelle logique Dostoïevsky en poursuit les conséquences. Et constatons d’abord que presque tous les personnages de Dostoïevsky sont polygames ; c’est-à-dire, et sans doute comme une satisfaction accordée à la complexité de leur nature, que presque tous sont capables simultanément de plusieurs amours. Une autre conséquence et, si je puis dire, un autre corollaire découlant de ce postulat, c’est la presque impossibilité de fournir de la jalousie. Ils ne savent pas, ils ne peuvent pas devenir jaloux.

Mais insistons d’abord sur les cas de polygamie qu’ils nous offrent. C’est le prince Muichkine, entre Aglaé Épantchine et Nastasia Philipovna :

— Je l’aime de toute mon âme, dit-il, en parlant de cette dernière.

— Et en même temps, vous assuriez de votre amour Aglaé Ivanovna ?

— Ah ! oui. Ah ! oui.

— Voyons, prince, pensez un peu à ce que vous dites. Rentrez en vous-même… Selon toute apparence, vous n’avez jamais aimé ni l’une ni l’autre… Comment aimer deux femmes et de deux amours différents… C’est curieux[3].

Et tout aussi bien, chacune des deux héroïnes se trouve elle-même partagée entre deux amours.

Souvenez-vous aussi de Dmitri Karamazov, entre Grouchenka et Nastasia Ivanovna. Souvenez-vous de Versiloff.

Je pourrais citer maint autre exemple.

On peut penser : l’un de ces amours est charnel, l’autre mystique. Je crois cette explication par trop simple. Au demeurant, Dostoïevsky n’est jamais parfaitement franc sur ce point. Il nous invite à mainte supposition, mais nous abandonne. Ce n’est guère qu’à la quatrième lecture de l’Idiot que je me suis avisé de ceci, qui maintenant me paraît évident : c’est que toutes les sautes d’humeur de la générale Épantchine à l’égard du prince Muichkine ; c’est que toute l’incertitude d’Aglaé elle-même, la fille de la générale et la fiancée du prince, pourraient bien venir de ce que l’une et l’autre de ces deux femmes (la mère surtout, il va sans dire) flairent quelque mystère dans la nature du prince, et que l’une et l’autre ne sont pas précisément bien sûres que le prince puisse faire un mari suffisant. Dostoïevsky insiste à plusieurs reprises sur la chasteté du prince Muichkine, et certainement cette chasteté remplit d’inquiétude la générale, la future belle-mère :

Quoi qu’il en soit, une chose certaine, c’est qu’il se sentait au comble du bonheur par ce fait seul qu’il pouvait encore aller voir Aglaé, qu’on lui permettait de lui parler, de s’asseoir à côté d’elle, de se promener avec elle, et — qui sait ? — peut-être se serait-il contenté de cela toute sa vie. Selon toute apparence, cette passion si peu exigeante contribuait à inquiéter secrètement la générale Épantchine ; elle avait deviné dans le prince un amoureux platonique : il y avait bien des choses que la générale appréhendait in petto sans pouvoir formuler ses craintes[4].

Et constatons encore ceci qui me paraît très important : l’amour le moins charnel est ici, comme souvent d’ailleurs, le plus fort.

Je ne voudrais pas incliner la pensée de Dostoïevsky. Je ne prétends pas que ces doubles amours et cette absence de jalousie nous acheminent vers l’idée de complaisants partages, — non point toujours du moins, ni nécessairement ; — vers le renoncement plutôt. Encore une fois, Dostoïevsky ne se montre pas très franc sur ce point… La question de la jalousie a de tout temps préoccupé Dostoïevsky.

Dans un de ses premiers livres (la Femme d’un autre), nous lisons déjà ce paradoxe : qu’il ne faut pas voir en Othello un véritable type de jaloux ; et peut-être sied-il de voir dans cette affirmation, avant tout, un besoin de s’élever contre l’opinion courante.

Mais, plus tard, Dostoïevsky revient sur ce point. Il reparle d’Othello dans l’Adolescent, livre de la fin de sa carrière.

Nous y lisons :

Versilov me disait un jour que ce n’était point par jalousie qu’Othello avait tué Desdemona et s’était ensuite tué, mais bien parce qu’on lui avait enlevé son idéal[5].

Est-ce là vraiment un paradoxe ? J’ai découvert récemment dans Coleridge une affirmation toute semblable, — semblable au point que l’on doute si, peut-être, Dostoïevsky ne l’aurait pas connue.

La jalousie, dit Coleridge, en parlant d’Othello précisément, ne me paraît pas être ce qui le point… Il faut voir là plutôt l’angoisse et l’agonie de retrouver impure et méprisable la créature qui lui paraissait angélique, dont il avait fait l’idole de son cœur et qu’il ne pouvait pas cesser d’aimer. Oui, la lutte et l’effort pour ne plus l’aimer ; c’est une indignation morale, le désespoir devant cette faillite de la vertu, qui le fait s’écrier : But yet the pity of it Iago, 0 Iago, the pity of it, Iago (qui ne peut être traduit que bien approximativement en français par : « Mais que cela est dommage, Iago, ô Iago, que cela est dommage ! »).

Incapables de jalousie, les héros de Dostoïevsky ? — je vais peut-être un peu loin, — du moins il sied d’apporter à cela quelques retouches. On peut dire qu’ils ne connaissent de la jalousie que la souffrance, une souffrance qui n’est pas accompagnée de haine pour le rival (et c’est là le point important). S’il y a haine comme dans l’Éternel Mari, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, cette haine est contre-balancée et tenue en respect pour ainsi dire par un mystérieux et étrange amour pour le rival. Mais le plus souvent, il n’y a pas de haine du tout, il n’y a même pas de souffrance ; nous voici sur une route en pente où nous risquons de retrouver Jean-Jacques, soit lorsqu’il s’accommode des faveurs que Mme de Warens accorde à son rival Claude Anet, soit lorsque, songeant à Mme d’Houdetot, il écrit dans ses Confessions :

Enfin de quelque violente passion que j’aie brûlé pour elle, je trouvais aussi doux d’être le confident que l’objet de ses amours et je n’ai jamais regardé son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. (Il s’agit ici de Saint-Lambert.) On dira que ce n’était pas encore là de l’amour. Soit, mais c’était donc plus.

Loin de devenir jaloux, Stavroguine s’éprit d’amitié pour son rival, est-il dit dans les Possédés.

Un détour que je vous propose nous permettra de pénétrer plus avant dans la question, c’est-à-dire de comprendre mieux l’opinion de Dostoïevsky. Relisant récemment à peu près toute son œuvre, il m’a paru particulièrement intéressant de considérer comment Dostoïevsky passe d’un livre à l’autre. Certes, il était naturel qu’après les Souvenirs de la maison des morts, il écrivit l’histoire de ce Raskolnikoff dans Crime et châtiment, — c’est-à-dire l’histoire d’un crime qui mène celui-ci en Sibérie. Il devient beaucoup plus intéressant de voir comment les dernières pages de ce livre préparent l’Idiot. Vous vous souvenez que nous laissions Raskolnikoff en Sibérie dans un état d’esprit tout nouveau, qui lui fait dire que tous les événements de sa vie ont perdu pour lui leur importance : ses crimes, son repentir, son martyre même lui paraissent comme l’histoire de quelqu’un d’autre :

La vie s’était substituée chez lui au raisonnement, il n’avait plus que des sensations.

C’est dans cet état exactement que nous allons trouver le prince Muichkine, au début de l’Idiot, cet état qui pourrait bien être, et qui sans doute est, aux yeux de Dostoïevsky, l’état chrétien par excellence. J’y reviendrai.

Il semble que Dostoïevsky établisse dans l’âme humaine, ou simplement y reconnaisse, des couches diverses, — une sorte de stratification. Je distingue dans les personnages de ses romans trois couches, trois régions : une région intellectuelle étrangère à l’âme et d’où pourtant émanent les pires tentations. C’est là qu’habite, selon Dostoïevsky, l’élément perfide, élément démoniaque. Je ne m’occupe pour l’instant que de la seconde couche, qui est la région des passions, région dévastée par des tourbillons orageux, mais, si tragiques que soient les événements que ces orages déterminent, l’âme même des personnages n’en est pas précisément affectée. Il y a une région plus profonde, que ne trouble pas la passion. C’est cette région que nous permet d’atteindre avec Raskolnikoff cette résurrection (et je donne à ce mot le sens que lui donne Tolstoï), cette « seconde naissance », comme disait le Christ. C’est la région où vit Muichkine.

Comment, de l’Idiot, Dostoïevsky passe à l’Éternel Mari. Voici qui est plus intéressant encore. Vous vous souvenez sans doute qu’à la fin de l’Idiot, nous laissions le prince Muichkine au chevet de Nastasia Philipovna que vient d’assassiner Rogojine, son amant, le rival du prince. Les deux rivaux sont là, l’un en face de l’autre, l’un près de l’autre. Vont-ils s’entretuer ? Non ! Au contraire. Ils pleurent l’un contre l’autre. Ils passent toute la nuit de veille, tous deux étendus, côte à côte, au pied du lit de Nastasia.

Chaque fois que Rogojine, en proie à une fièvre ardente, commençait à délirer et à pousser des cris, le prince aussitôt lui passait sa main brûlante sur les cheveux et sur les joues pour le calmer par cette caresse.

C’est déjà presque le sujet de l’Éternel Mari. L’Idiot est de 1868 ; l’Éternel Mari est de 1870. Ce livre est considéré par certains lettrés comme le chef-d’œuvre de Dostoïevsky (telle était l’opinion du très intelligent Marcel Schwob). Le chef-d’œuvre de Dostoievsky ? c’est peut-être beaucoup dire. Mais, en tout cas, c’est un chef-d’œuvre, et il est intéressant d’entendre Dostoïevsky lui-même nous parler de ce livre :

J’ai un récit, écrit-il le 18 mars 1869 à son ami Strakhov[6]. Un récit qui n’est pas bien grand. J’avais songé à l’écrire il y a déjà trois ou quatre ans, l’année de la mort de mon frère, en réponse aux paroles d’Apollon Gregorieff qui, louant mon Esprit souterrain, m’avait dit : « Écris donc quelque chose dans ce genre ! » Mais ce sera une chose toute différente, selon la forme, quoique le fond soit toujours le même. Mon éternel fond… Je puis écrire ce récit très vite ; car dans ce récit, il n’y a pas une seule ligne, ni une seule parole qui ne soit claire pour moi. Tout cela est déjà écrit dans ma tête, quoiqu’il n’y ait rien d’écrit sur le papier.

Et, dans une lettre du 27 octobre 1869, nous lisons :

Les deux tiers de la nouvelle sont presque complètement écrits et recopiés. J’ai fait tout mon possible pour abréger, mais cela m’était impossible. Mais il ne s’agit pas de la quantité, mais bien de la qualité ; quant à la valeur, je ne puis rien dire, car je ne sais rien moi-même ; les autres en décideront.

Voici comment les autres en décident :

Votre nouvelle, écrit Strakhov, produit ici une impression très vive et aura un succès indiscutable à mon avis. C’est une de vos œuvres les mieux élaborées, et par le sujet, une des plus intéressantes que vous ayez jamais écrites. Je parle du caractère de Trousotzky ; la majorité le comprendra à peine, mais on le lit et on le lira avec avidité.

L’Esprit souterrain précédait ce livre de peu. Je crois que nous atteignons avec l’Esprit souterrain le sommet de la carrière de Dostoïevsky. Je le considère, ce livre (et je ne suis pas le seul), comme la clé de voûte de son œuvre entière. Mais nous rentrerons avec lui dans la région intellectuelle, c’est pourquoi je ne vous en parlerai pas aujourd’hui. Restons avec l’Éternel Mari dans la région des passions. Dans ce petit livre, il n’y a que deux personnages : le mari et l’amant. La concentration ne peut être poussée plus loin. Le livre entier répond à un idéal que nous appellerions aujourd’hui classique ; l’action même ou du moins le fait initial qui provoque le drame a déjà eu lieu, comme dans un drame d’Ibsen.

Veltchaninov est à ce moment de la vie où les événements passés commencent à prendre un aspect un peu différent à ses propres yeux.

Aujourd’hui, à l’approche de la quarantaine, la clarté et la bonté s’étaient presque éteintes dans ces yeux déjà cernés de rides légères ; ce qu’ils

exprimaient à présent, c’était au contraire le cynisme d’un homme aux mœurs relâchées et d’un blasé, l’astuce le plus souvent, le sarcasme, ou encore une nuance nouvelle, qu’on ne leur connaissait pas jadis, une nuance de tristesse et de souffrance, d’une tristesse distraite et comme sans objet, mais profonde. Cette tristesse se manifestait surtout quand il était seul[7].

Que se passe-t-il donc chez Veltchaninov ? Que se passe-t-il donc à cet âge, à ce tournant de la vie ? Jusqu’à présent, l’on s’est amusé, l’on a vécu : mais soudain, l’on se rend compte que nos gestes, que les événements provoqués par nous une fois détachés de nous, et pour ainsi dire lancés dans le monde, comme on lance un esquif sur la mer, que ces événements continuent à vivre indépendamment de nous, à notre insu souvent (George Eliot parle admirablement de cela dans Adam Bede). Oui, les événements de sa propre vie ne paraissent plus à Veltchaninov tout à fait sous le même jour ; c’est à dire qu’il prend brusquement conscience de sa responsabilité. Il rencontre en ce temps quelqu’un qu’il a connu jadis : le mari d’une femme qu’il a possédée. Ce mari se présente à lui d’une façon assez fantastique. On ne sait trop s’il évite Veltchaninov ou s’il le recherche au contraire. Il semble surgir soudain d’entre les pavés de la rue. Il erre mystérieusement ; il rôde autour de la maison de Veltchaninov, qui ne le reconnaît pas d’abord.

Je ne chercherai pas à vous raconter tout le livre, ni comment après une visite nocturne de Pavel Pavlovitch Trousotzky, le mari, Veltchaninov se décide à rendre visite à ce dernier. Leur position réciproque, douteuse d’abord, se précise :

— Dites-moi, Pavel Pavlovitch, vous n’êtes donc pas seul ici ? Qu’est-ce donc que cette petite fille qui était là quand je suis entré[8].

Pavel Pavlovitch haussa les sourcils d’un air surpris, puis avec un regard franc et aimable :

— Comment ? cette petite fille ? Mais c’est Lisa ! fit-il en souriant.

— Quelle Lisa ? balbutia Veltchaninov.

Et tout à coup quelque chose remua en lui. L’impression fut soudaine. À son entrée, à la vue de enfant, il avait été un peu surpris, mais il n’avait eu aucun pressentiment, aucune idée.

— Mais notre Lisa, notre fille Lisa, insista Pavel Pavlovitch toujours souriant.

— (Comment, votre fille ? Mais Natalia… feue Natalia Vassilievna aurait donc eu des enfants ? demanda Veltchaninov d’une voix presque étranglée, sourde, mais calme.

— Mais certainement… Mais, mon Dieu ! c’est vrai, vous ne pouviez pas le savoir, où ai-je donc la tête ? C’est après votre départ que le bon Dieu nous a favorisés…

Pavel Pavlovitch s’agita sur sa chaise, un peu ému, mais toujours aimable.

— Je n’ai rien su, dit Veltchaninov en devenant très pâle.

— En effet, en effet ! Comment l’auriez-vous su ? reprit Pavel Pavlovitch d’une voix attendrie. Nous avions perdu tout espoir, la défunte et moi ; vous vous rappelez bien… Et voilà que tout à coup le bon Dieu nous a bénis ! Ce que j’ai éprouvé, il est seul à le savoir. C’est arrivé un an juste après votre départ. Non, pas tout à fait un an… Attendez… Voyons, si je ne me trompe, vous êtes parti en octobre, ou même en novembre ?

— Je suis parti de T… au commencement de septembre, le 12 septembre : je me rappelle très bien…

— Oui, vraiment ? En septembre ? Hum !… mais où ai-je donc la tête ? fit Pavel Pavlovitch très surpris. Enfin, si c’est bien cela ; voyons : vous êtes parti le 12 septembre, et Lisa est née le 8 mai, cela fait donc… septembre, — octobre, — novembre, — décembre, — janvier, — février, — mars, — avril, huit mois après votre départ, à peu près !… Et si vous saviez comme la défunte…

Faites-la-moi voir, amenez-la-moi… interrompit Veltchaninov d’une voix étouffée.

Ainsi donc, Veltchaninov se rend compte que cet amour passager, auquel il n’attachait pas d’importance, a laissé une trace. Cette question se dresse devant lui. Le mari sait-il ? Et presque jusqu’à la fin du livre, le lecteur doute ; Dostoïevsky nous maintient dans l’indécision, et c’est cette indécision même qui torture Veltchaninov. Il ne sait à quoi s’en tenir. Ou plutôt, il nous apparaît bientôt que Pavel Pavlovitch sait, mais qu’il feint de ne pas savoir : précisément pour torturer l’amant par cette indécision qu’il entretient savamment en lui.

Une des façons d’envisager ce livre étrange est celle-ci : l’Éternel Mari nous présente la lutte du sentiment véritable et sincère contre le sentiment conventionnel, contre la psychologie admise et d’usage courant.

« Il n’y a qu’une solution : un duel », s’écrie Veltchaninov ; mais on se rend compte que c’est là une solution misérable qui ne satisfait aucun sentiment réel, qui simplement répond à une conception factice de l’honneur ; celle même dont je parlais précédemment : une notion occidentale. Elle n’a que faire ici. Nous comprenons bientôt, en effet, que Pavel Pavlovitch, au fond, aime sa jalousie même. Oui, vraiment, il aime et recherche sa souffrance. Cette recherche de la souffrance jouait un rôle très important déjà dans l’Esprit souterrain.

On a beaucoup parlé en France, à propos des Russes, à la suite du vicomte Melchior de Vogüé, d’une « religion de la souffrance ». En France, nous faisons grand cas et grand usage des formules. C’est une manière de « naturaliser un auteur ; cela nous permet de le ranger dans la vitrine. L’esprit français a besoin de savoir à quoi s’en tenir ; après quoi, l’on n’a plus besoin d’y aller voir, ni d’y penser. — Nietzsche ? — Ah ! oui : « Le surhomme. Soyons durs. Vivre dangereusement. » — Tolstoï ? — « La non-résistance au mal. » — Ibsen ? — « Les brumes du Nord. » — Darwin ? — « L’homme descend du singe. La lutte pour la vie. » — D’Annunzio ? — « Le culte de la beauté. » Malheur aux auteurs dont on ne peut réduire la pensée en une formule ! Le gros public ne peut les adopter (et c’est ce que comprit si bien Barrès lorsqu’il inventa pour couvrir sa marchandise cette étiquette : la Terre et les Morts).

Oui, nous avons une grande tendance en France, à nous payer de mots, et à croire que tout est dit, que tout est obtenu, qu’il n’y a plus qu’à passer outre, dès qu’on a trouvé la formule. C’est ainsi que nous avons pu croire que nous tenions déjà la victoire grâce au « je les grignote » de Joffre, ou au « rouleau compresseur de la Russie.

« La religion de la souffrance ». Évitons du moins le malentendu. Il ne s’agit pas ici, ou du moins pas seulement de la souffrance d’autrui, de la souffrance universelle devant laquelle Raskolnikoff se prosterne lorsqu’il se jette aux pieds de Sonia, la prostituée, ou le père Zossima aux pieds de Dmitri Karamazov, le futur meurtrier — mais bien aussi de sa propre souffrance.

Veltchaninov, durant le cours de tout le livre, se demandera : Pavel Pavlovitch Trousotzky est-il jaloux ou ne l’est-il pas ? Sait-il ou ne sait-il pas ? Question absurde. — Oui, certes, il sait ! Oui, certes, il est jaloux ; mais c’est là jalousie même qu’il entretient en lui, qu’il protège ; c’est la souffrance de la jalousie qu’il recherche, et qu’il aime, — tout comme nous avons vu le héros de l’Esprit souterrain aimer son mal de dents.

De cette souffrance abominable du mari jaloux, nous ne saurons à peu près rien. Dostoïevsky ne nous la fera connaître, entrevoir, qu’indirectement, par les horribles souffrances que lui-même, Trousotzky, fera endurer aux êtres qui sont près de lui, — à commencer par cette petite fille, que pourtant il aime passionnément. Les souffrances de cette enfant nous permettent de mesurer l’intensité de sa propre souffrance. Pavel Pavlovitch torture cette enfant, mais il l’adore, il n’est pas plus capable de la détester qu’il n’est capable de détester l’amant :

« Savez-vous ce que Lisa a été pour moi, Veltchaninov ? » Il se rappela ce cri de Trousotzky et il sentit que ce n’avait pas été une grimace, que son déchirement était sincère, que c’était de la tendresse. Comment ce monstre a-t-il pu être si cruel pour l’enfant qu’il adorait ? Était-ce croyable ? Mais toujours il écartait cette question et il la fuyait ; elle contenait un élément d’incertitude terrible, quelque chose d’intolérable, d’insoluble[9].

Persuadons-nous que ce dont il souffre le plus, c’est précisément de ne pas parvenir à être jaloux, ou plus précisément de ne connaître de la jalousie que la souffrance, de ne pouvoir haïr celui qui lui a été préféré. Les souffrances mêmes qu’il fera endurer à ce rival, celles qu’il tâche de lui faire endurer, les souffrances qu’il inflige à sa fille, sont comme une espèce de contre-poids mystique qu’il oppose à l’horreur et à la détresse où lui-même se trouve plongé. Néanmoins, il songe à la vengeance ; non point précisément qu’il ait envie de se venger, mais il se dit qu’il doit se venger, et que c’est peut-être là le seul moyen pour lui de sortir de cette abominable détresse. Nous voyons ici la psychologie courante reprendre le pas sur le sentiment sincère.

« La coutume fait tout, jusqu’en amour », disait Vauvenargues[10]. Vous vous souvenez de la maxime de La Rochefoucauld :

Combien d’hommes n’auraient jamais connu l’amour s’ils n’avaient entendu parler de l’amour ?

Ne sommes-nous pas en droit de penser de même : Combien d’hommes ne seraient peut-être pas jaloux, s’ils n’avaient entendu parler de la jalousie, s’ils ne s’étaient pas persuadés qu’il fallait être jaloux ?

Oui, certes, la convention est la grande pourvoyeuse de mensonges. Combien d’êtres ne contraint-on pas à jouer toute leur vie un personnage étrangement différent d’eux-mêmes, et combien n’est-il pas difficile de reconnaître en soi tel sentiment qui n’ait été précédemment décrit, baptisé, dont nous n’ayons devant nous le modèle ? Il est plus aisé à l’homme d’imiter tout que d’inventer rien. Combien d’êtres acceptent de vivre toute leur vie tout contrefaits par le mensonge, qui trouvent malgré tout, et dans le mensonge même de la convention, plus de confort et moins d’exigence d’effort que dans l’affirmation sincère de leur sentiment particulier ! Cette affirmation exigerait d’eux une sorte d’invention dont ils ne se sentent pas capables.

Écoutons Trousotzky :

— Tenez, Alexis Ivanovitch, il m’est revenu ce matin, pendant que j’étais dans ma voiture, une petite histoire très drôle qu’il faut que je vous raconte. Vous parliez tout à l’heure de l’homme « qui se jette au cou des gens ». Vous vous rappelez peut-être Semen Petrovitch Livtsov qui est arrivé à T… de votre temps ? Eh bien ! Il avait un frère cadet, un jeune beau, de Pétersbourg comme lui, qui était en fonctions auprès du gouverneur de V… et était très apprécié. Il lui arriva un jour de se quereller avec Goloubenko, le colonel, dans une société ; il y avait là des dames, et, parmi elles, la dame de son cœur. Il se sentit fort humilié, mais il avala l’offense, et ne dit mot. Peu après, Goloubenko lui souffla la dame de son cœur et la demanda en mariage. Que pensez-vous que fit Livtsov ? Eh bien ! Il fit en sorte de devenir l’ami intime de Goloubenko ; bien mieux, il demanda à être garçon d’honneur ; le jour du mariage, il tint son rôle ; puis quand ils eurent reçu la bénédiction nuptiale, il s’approche du marié pour le féliciter et l’embrasser, et alors, devant toute la noble société, devant le gouverneur, voilà mon Livtsov qui lui donne un grand coup de couteau dans le ventre et voilà mon Goloubenko qui tombe !… Son propre garçon d’honneur ! C’est bien ennuyeux ! Et puis ce n’est pas tout ! Ce qu’il y a de bon, c’est qu’après le coup de couteau, le voilà qui se jette à droite et à gauche : « Hélas ! qu’ai-je fait là ! Hélas ! qu’ai-je fait ! » et qui sanglote et qui s’agite, et qui se jette au cou de tout le monde, des dames aussi. « Hélas ! qu’ai-je fait là ! » Ha ! ha ! ha ! c’était à crever de rire. Il n’y avait que ce pauvre Goloubenko qui faisait pitié, mais enfin il s’en est tiré.

— Je ne vois pas du tout pourquoi vous me racontez cette histoire, fit Veltchaninov, sèchement, les sourcils froncés.

— Mais uniquement à cause du coup de couteau, dit Pavel Pavlovitch toujours riant[11],

et c’est ainsi que le sentiment réel, spontané de Pavel Pavlovitch se fait jour, lorsqu’il est amené soudain à soigner Veltchaninov, pris inopinément d’une crise de foie. Permettez-moi de vous lire tout au long cette scène extraordinaire :

À peine le malade se fut-il étendu qu’il s’endormit. Après la surexcitation factice qui l’avait tenu debout toute cette journée et dans ces derniers temps, il restait faible comme un enfant. Mais le mal reprit le dessus et vainquit la fatigue et le sommeil : au bout d’une heure, Veltchaninov se réveilla et se dressa sur le divan avec des gémissements de douleur. L’orage avait cessé ; la chambre était pleine de fumée de tabac, la bouteille était vide sur la table et Pavel Pavlovitch dormait sur l’autre divan. Il s’était couché tout de son long ; il avait gardé ses vêtements et ses bottes. Son lorgnon avait glissé de sa poche et pendait au bout du fil de soie presque au ras du plancher[12].

C’est une chose remarquable, ce besoin de Dostoïevsky, lorsqu’il nous entraîne dans les régions les plus étranges de la psychologie, de préciser alors jusqu’au plus petit détail réaliste, afin d’établir le mieux possible la solidité de ce qui nous paraîtrait, sinon, fantastique et imaginaire.

Veltchaninov souffre horriblement, et voici tout aussitôt Trousotzky aux petits soins :

Mais Pavel, Pavlovitch était, Dieu sait pourquoi ! tout à fait hors de lui, aussi bouleversé que s’il se fût agi de sauver son propre fils. Il ne voulait rien entendre et insista avec feu : il fallait absolument mettre des compresses chaudes, et puis, par là-dessus, avaler vivement deux ou trois tasses de thé faible, aussi chaud que possible, presque bouillant. Il courut chercher Mavra sans attendre que Veltchaninov le lui permit ; la ramena à la cuisine, fit du feu, alluma le samovar : en même temps il décidait le malade à se coucher, le déshabillait, l’enveloppait d’une couverture ; et au bout de vingt minutes, le thé était prêt, et la première compresse était chauffée.

— Voilà qui fait l’affaire… des assiettes bien chaudes, brûlantes ! dit-il avec un empressement passionné, en appliquant sur la poitrine de Veltchaninov une assiette enveloppée dans une serviette. Nous n’avons pas d’autres compresses, et il serait trop long de s’en procurer… Et puis des assiettes, je veux vous le garantir, c’est encore ce qu’il y a de meilleur ; j’en ai fait l’expérience moi-même, en personne sur Petr Kouzmitch… C’est que vous savez, on peut en mourir !… Tenez, buvez ce thé vivement ; tant pis, si vous vous brûlez ! Il s’agit de vous sauver ; il ne s’agit pas de faire des façons.

Il bousculait Mavra, qui dormait encore à demi ; on changeait les assiettes toutes les trois ou quatre minutes. Après la troisième assiette et la seconde tasse de thé bouillant avalée d’un trait, Veltchaninov se sentit tout d’un coup soulagé.

— Quand on parvient à se rendre maître du mal, alors, grâce à Dieu, c’est bon signe ! s’écria Pavel Pavlovitch.

Et il courut tout joyeux chercher une autre assiette et une autre tasse de thé.

— Le tout c’est d’empoigner le mal ! Le tout c’est que nous arrivions à le faire céder ! répétait-il à chaque instant.

Au bout d’une demi-heure, la douleur était tout à fait calmée ; mais le malade était si fatigué que, malgré les supplications de Pavel Pavlovitch, il refusa obstinément de se laisser appliquer « encore une petite assiette ». Ses yeux se fermaient de faiblesse.

— Dormir ! dormir ! murmura-t-il d’une voix éteinte.

— Oui, oui ! fit Pavel Pavlovitch.

— Couchez-vous aussi… Quelle heure est-il ?

— Il va être deux heures moins un quart.

— Couchez-vous.

Une minute après, le malade appela de nouveau Pavel Pavlovitch qui accourut et se pencha sur lui.

— Oh ! vous êtes… vous êtes meilleur que moi !…

— Merci. Dormez, dormez ! fit tout bas Pavel Pavlovitch.

Et il retourna vite à son divan, sur la pointe des pieds.

Le malade l’entendit encore faire doucement son lit, ôter ses vêtements, éteindre la bougie et se coucher à son tour, en retenant son souffle, pour ne pas le troubler[13].

N’empêche qu’un quart d’heure plus tard, Veltchaninov surprend Trousotzky, qui le croit endormi, penché sur lui pour le tuer.

Aucune préméditation à ce crime, ou du moins :

Pavel Pavlovitch voulait tuer, mais ne savait pas qu’il voulait tuer. C’est incompréhensible, mais c’est comme cela, pensa Veltchaninov[14].

Pourtant cela ne le satisfait pas encore :

Était-ce sincère ? se demanda-t-il un peu plus tard.

Était-ce sincère ? tout ce que… Trousotzky me disait hier de sa tendresse pour moi, tandis que son menton tremblait et qu’il se frappait la poitrine du poing ?

Oui, c’était parfaitement sincère, se répéta-t-il à lui-même, approfondissant l’analyse sans ordre. Il était parfaitement assez bête et assez généreux pour s’éprendre de l’amant de sa femme, à la conduite de laquelle il n’a rien trouvé à redire pendant vingt ans ! Il m’a estimé pendant neuf ans, a honoré mon souvenir, et a gardé mes « expressions » dans sa mémoire. Il n’est pas possible qu’il ait menti hier ! Est-ce qu’il ne m’aimait pas hier, lorsqu’il me disait : « Réglons nos comptes » ? Parfaitement, il m’aimait tout en me haïssant ; cet amour est de tous le plus fort[15].

et enfin :

Seulement il ne savait pas alors si tout cela finirait par un baiser ou par un coup de couteau. Eh bien ! la solution est venue, la meilleure, la vraie solution : le baiser et le coup de coup de couteau, les deux à la fois. C’est la solution la plus logique[16] !…

Si je me suis attardé si longuement à ce petit livre, c’est qu’il est de prise plus facile que les autres romans de Dostoïevsky, c’est qu’il nous permet d’aborder par delà la haine et l’amour à cette région profonde dont je vous parlais tout à l’heure, qui n’est pas la région de l’amour et que la passion n’atteint pas, région où il est à la fois si facile et si simple d’atteindre, celle même, me semble-t-il, dont nous parlait Schopenhauer, où se rallie tout sentiment de solidarité humaine, celle où s’évanouissent les limites de l’être, où se perd le sentiment de l’individu et du temps, celle enfin sur le plan de laquelle Dostoïevsky cherchait, trouvait, le secret du bonheur, ainsi que nous le verrons la prochaine fois.


  1. Possédés, II, p. 218.
  2. Morceaux choisis, pp. 102 et 103.
  3. L’Idiot, II, pp. 355 et 356.
  4. L’Idiot, II, p. 266.
  5. L’Adolescent, p. 285.
  6. Correspondance, p. 319.
  7. L’Éternel Mari, p. 7.
  8. Ibid., p. 51.
  9. L’Éternel mari, pp. 104, 105.
  10. Vauvenargues, Maxime 39, Œuvres, p. 377.
  11. L’Éternel Mari, pp. 92 et 93.
  12. L’Éternel Mari, pp. 160 et 161.
  13. L’Éternel Mari, pp. 162, 163 et 164.
  14. Ibid., p. 172.
  15. L’Éternel Mari, p. 172.
  16. Ibid., p. 174.