Dostoïevsky (Gide)/Conférences/II

Plon (p. 95-119).

II

Les quelques vérités d’ordre psychologique et moral que les livres de Dostoïevsky vont nous permettre d’aborder me paraissent des plus importantes et il me tarde d’y venir ; mais si hardies et si neuves, qu’elles risqueraient de vous paraître paradoxales si je les abordais de front. J’ai besoin de précautions.

Dans notre dernière causerie, je vous ai parlé de la figure même de Dostoïevsky ; il me semble opportun à présent, et précisément pour faire valoir d’autant plus les particularités de cette figure, de la replonger dans son atmosphère.

J’ai connu intimement quelques Russes ; mais je n’ai jamais été en Russie ; et ma tâche serait ici bien ardue, si je n’étais aidé. Je vous exposerai donc tout d’abord les quelques observations sur le peuple russe que je trouve dans un livre allemand sur Dostoïevsky. Mme Hoffmann, son excellent biographe, insiste tout d’abord beaucoup sur cette solidarité, cette fraternité pour tous et pour chacun, qui, à travers toutes les classes de la société russe, aboutissent à l’évanouissement des barrières sociales et amènent tout naturellement cette facilité de relations que nous retrouvons dans les romans de Dostoïevsky : présentations réciproques, sympathies subites, ce qu’un de ses héros appelle si éloquemment « les familles de hasard ». Les maisons deviennent des bivouacs, hospitalisent l’inconnu de la veille ; on reçoit l’ami de l’ami et l’intimité s’établit aussitôt.

Autre remarque de Mme Hoffmann sur le peuple russe : son incapacité de méthode stricte, et souvent même d’exactitude ; il semble que le Russe ne souffre pas beaucoup du désordre et ne fasse pas grand effort pour en sortir. Et s’il m’est permis de chercher une excuse au désordre de ces causeries, je la trouverai dans la confusion même des idées de Dostoïevsky, dans leur enchevêtrement extrême, et la particulière difficulté que l’on éprouve, lorsqu’on cherche à les soumettre à un plan qui satisfasse notre logique occidentale. De ce flottement, de cette indécision, Mme Hoffmann fait en partie responsable l’affaiblissement de la conscience de l’heure qu’entraînent ; échappant au rythme des heures, les interminables nuits de l’hiver, les interminables jours de l’été. Dans une courte allocution au théâtre du Vieux-Colombier, je citais déjà cette anecdote qu’elle rapporte : un Russe à qui l’on reprochait son inexactitude répliquait : « Oui, la vie est un art difficile. Il y a des instants qui méritent d’être vécus correctement, ce qui est bien plus important que d’être ponctuel à un rendez-vous, » — et nous verrons du même coup, dans cette phrase révélatrice, le sentiment particulier que le Russe a de la vie intime. Elle a pour lui plus d’importance que tous les rapports sociaux.

Signalons encore avec Mme Hoffmann la propension à la souffrance et à la compassion, au Leiden et au Mitleiden, cette compassion qui s’étend au criminel. Il n’existe en russe qu’un seul mot pour désigner le malheureux et le criminel, un seul mot pour désigner le crime et le simple délit. À cela, si nous ajoutons une contrition quasi religieuse, nous comprendrons mieux l’indéracinable défiance du Russe dans toutes ses relations avec les autres, et en particulier avec les étrangers ; défiance dont souvent se plaignent les Occidentaux, mais qui vient, affirme Mme Hoffmann, du sentiment toujours en éveil de sa propre insuffisance et peccabilité, bien plus que du sentiment de la non-valeur des autres : c’est de la défiance par humilité.

Rien ne saurait éclairer mieux cette religiosité si particulière du Russe — et qui subsiste même après que toute foi est éteinte — que le récit des quatre rencontres du prince Muichkine, le héros de l’Idiot, dont je vais vous donner lecture :

À propos de la foi, commença en souriant Muichkine, la semaine dernière j’ai fait, en deux jours, quatre rencontres différentes. Un matin, voyageant en chemin de fer, je me suis trouvé avoir pour compagnon de route S…, avec qui j’ai causé pendant quatre heures… J’avais déjà beaucoup entendu parler de lui, et je savais, notamment, qu’il était athée. C’est un homme fort instruit, et je me réjouissais de pouvoir m’entretenir avec un vrai savant. De plus, il est parfaitement élevé, en sorte qu’il m’a parlé tout à fait comme si j’avais été son égal, sous le rapport de l’intelligence et de l’instruction. Il ne croit pas en Dieu. Seulement j’ai été frappé d’une chose, c’est que tout ce qu’il disait semblait étranger à la question. J’avais déjà fait une remarque analogue chaque fois qu’il m’était arrivé précédemment de causer avec des incrédules ou de lire leurs livres : il m’avait toujours paru que tous leurs arguments, même les plus spécieux, portaient à faux. Je ne le cachai pas à S…, mais sans doute je m’exprimai en termes trop peu clairs, car il ne me comprit pas… Le soir, je m’arrêtai dans une ville de district ; à l’hôtel où je descendis, tout le monde s’entretenait d’un assassinat qui avait été commis dans cette maison la nuit précédente. Deux paysans d’un certain âge, deux vieux amis, qui n’étaient ivres ni l’un ni l’autre, avaient bu le thé, puis ils étaient allés se coucher (ils avaient demandé une chambre pour eux deux). L’un de ces voyageurs avait remarqué, depuis deux jours, une montre d’argent, retenue par une chaînette en perles de verre, que son compagnon portait et qu’il ne lui connaissait pas auparavant. Cet homme n’était pas un voleur, il était honnête et fort à son aise pour un paysan. Mais cette montre lui plut si fort, il en eut une envie si furieuse qu’il ne put se maîtriser ; il prit un couteau, et dès que son ami eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, visa la place, leva les yeux au ciel, se signa et murmura dévotement cette prière : « Seigneur, pardonnez-moi par les mérites du Christ ! » Il égorgea son ami d’un seul coup, comme un mouton, puis lui prit la montre..

Rogojine éclata de rire. Il y avait même quelque chose d’étrange dans cette subite gaîté d’un homme qui jusqu’alors était resté si sombre.

— Voilà, j’aime ça ! Non il n’y a pas mieux que ça ! cria-t-il d’une voix entrecoupée et presque haletante : l’un ne croit pas du tout en Dieu, et l’autre y croit à un tel point qu’il fait une prière avant d’assassiner les gens !… Non, prince, mon ami, on n’invente pas ces choses-là ! Ha, ha, ha ! Non, il n’y a pas mieux que ça…

— Le lendemain matin, j’allai me promener dans la ville, je rencontre un soldat ivre festonnant sur le trottoir pavé en bois. Il m’accoste : « Barine, achète-moi cette croix d’argent, je te la cède pour deux grivnas ; une croix en argent ! » Il m’avait mis en main une croix que sans doute il venait d’ôter de son cou ; elle était attachée à un cordon bleu. Mais au premier coup d’œil, on voyait qu’elle était en étain ; elle avait huit pointes et reproduisait fidèlement le type byzantin. Je tirai de ma poche une pièce de deux grivnas, je la donnai au soldat et me passai sa croix au cou ; la satisfaction d’avoir floué un sot barine se manifesta sur son visage et je suis persuadé qu’il alla immédiatement dépenser au cabaret le produit de cette vente. Alors, mon ami, tout ce que je voyais chez nous faisait sur moi la plus forte impression ; auparavant je ne comprenais rien à la Russie : dans mon enfance, j’ai vécu comme hébété, et plus tard, pendant les cinq années que j’avais passées à l’étranger, il ne m’était resté du pays natal que des souvenirs en quelque sorte fanatiques. Je continue donc ma promenade en me disant : « Non, j’attendrai encore avant de condamner ce Judas. Dieu sait ce qu’il y a au fond de ces faibles cœurs d’ivrognes. » Une heure après, comme je revenais à l’hôtel, je rencontrai une paysanne qui portait dans ses bras un enfant à la mamelle. La femme était encore jeune, l’enfant pouvait avoir six semaines. Il souriait à sa mère et cela depuis sa naissance. Tout à coup je vis la paysanne se signer si pieusement, si pieusement, si pieusement ! « Pourquoi fais-tu cela, ma chère ? » lui demandai-je. (Alors je questionnais toujours.) « Eh bien ! me répondit-elle, autant une mère est joyeuse quand elle remarque le premier sourire de son nourrisson, autant Dieu éprouve de joie chaque fois que, du haut du ciel, il voit un pécheur élever vers lui une ardente prière. » C’est une femme du peuple qui m’a dit cela, presque dans ces mêmes termes, qui a exprimé cette pensée si profonde, si fine, si véritablement religieuse, où se trouve tout le fond du christianisme, c’est-à-dire la notion de Dieu considéré comme notre père, et l’idée que Dieu se réjouit à la vue de l’homme comme un père à la vue de son enfant, la principale pensée du Christ ! Une simple paysanne ! À la vérité, elle était mère… et qui sait ? C’était peut-être la femme de ce soldat. Écoute, Parfène, voici ma réponse à ta question de tout à l’heure : le sentiment religieux, dans son essence, ne peut être entamé par aucun raisonnement, par aucune faute, par aucun crime, par aucun athéisme ; il y a ici quelque chose qui reste et restera éternellement en dehors de tout cela, quelque chose que n’atteindront jamais les arguments des athées. Mais le principal, c’est que nulle part on ne remarque cela que dans le cœur du Russe, et voilà ma conclusion ! C’est une des premières impressions que j’ai reçues de notre Russie. Il y a à faire, Parfène ! Il y a à faire dans notre monde, crois-moi.

Et nous voyons, à la fin de ce récit, se dessiner un autre trait de caractère : la croyance à une mission particulière du peuple russe.

Cette croyance, nous la retrouvons chez nombre d’écrivains russes ; elle devient conviction active et douloureuse chez Dostoïevsky, et son grief contre Tourguenieff était précisément de ne point retrouver chez lui ce sentiment national, de sentir Tourguenieff trop européanisé.

Dans son discours sur Pouchkine, Dostoïevsky déclare que Pouchkine, encore en pleine période d’imitation de Byron, de Chénier, brusquement trouva ce que Dostoïevsky appelle le ton russe, « un ton neuf et sincère ». Répondant à cette question qu’il appelle « la question maudite » : Quelle foi peut-on avoir en le peuple russe et en sa valeur ? Pouchkine s’écrie : « Humilie-toi, homme arrogant, il faut d’abord vaincre ton orgueil, humilie-toi et devant tous, courbe-toi vers le sol natal. »

Les différences ethniques ne sont peut-être nulle part mieux accusées que dans la façon de comprendre l’honneur. Le secret ressort de l’homme civilisé, qui me paraît être non point tant précisément l’amour-propre, ainsi qu’eût dit La Rochefoucauld, mais le sentiment de ce que nous appelons « le point d’honneur », — ce sentiment de l’honneur, de ce point névralgique, n’est pas exactement le même pour le Français, l’Anglais, l’Italien, l’Espagnol… Mais, en regard du peuple russe, le point d’honneur de toutes les nations occidentales semble à peu près se confondre. En prenant connaissance de l’honneur russe, il nous paraîtra du même coup combien souvent l’honneur occidental s’oppose aux préceptes évangéliques. Et précisément ici le sentiment de l’honneur chez le Russe, pour s’écarter du sentiment de l’honneur occidental, se rapproche de l’Évangile ; ou, si vous préférez, le sentiment chrétien l’emporte chez le Russe, l’emporte souvent, sur le sentiment d’honneur, tel que nous, les Occidentaux, le comprenons.

En se plaçant devant cette alternative : ou se venger, ou, en reconnaissant ses torts, présenter des excuses, l’Occidental estimera le plus souvent que cette dernière solution manque de dignité, qu’elle est le fait d’un lâche, d’un pleutre… L’Occidental a une tendance à considérer comme un trait de caractère de ne pas pardonner, de ne pas oublier, de ne pas remettre. Et certes, il cherche à ne se mettre jamais dans son tort ; mais, s’il s’y est mis, il semble que ce qu’il puisse lui arriver de plus fâcheux, ce soit d’avoir à le reconnaître. Le Russe, tout au contraire, est toujours prêt à confesser ses torts, — et même devant ses ennemis, — toujours prêt à s’humilier, à s’accuser.

Sans doute la religion grecque orthodoxe ne fait-elle ici qu’encourager un penchant naturel, en tolérant, en approuvant même souvent la confession publique. L’idée d’une confession non point dans l’oreille d’un prêtre, mais bien d’une confession devant n’importe qui, devant tous, revient comme une obsession dans les romans de Dostoïevsky. Lorsque Raskolnikoff a avoué son crime à Sonia, dans Crime et châtiment, celle-ci conseille aussitôt à Raskolnikoff, comme le seul moyen de soulager son âme, de se prosterner sur la place publique et de crier à tous : « J’ai tué. » La plupart des personnages de Dostoïevsky sont pris, à certains moments, et le plus souvent d’une façon tout à fait inattendue, intempestive, du besoin de se confesser, de demander pardon à tel autre, qui parfois ne comprend même pas ce dont il s’agit ; du besoin de se mettre soi-même dans un état d’infériorité par rapport à celui à qui l’on parle.

Vous vous souvenez sans doute de cette extraordinaire scène de l’Idiot, durant une soirée chez Nastasia Philipovna : on propose comme passe-temps, et comme on jouerait à des charades ou à des jeux de petits papiers, que chacune des personnes présentes confesse l’action la plus vile de sa vie ; et l’admirable, c’est que la proposition n’est pas repoussée ; c’est que les uns et les autres commencent à se confesser, avec plus ou moins de sincérité, mais presque sans vergogne.

Et je sais plus curieux encore ; c’est une anecdote de la vie de Dostoïevsky lui-même. Je la tiens d’un Russe de son entourage immédiat. J’ai eu l’imprudence de la raconter à plusieurs personnes, et déjà l’on en a tiré parti ; mais, telle que je l’ai trouvée rapportée, elle devenait méconnaissable, et c’est aussi pourquoi je tiens à vous la répéter ici :

Il y a, dans la vie de Dostoïevsky, certains faits extrêmement troubles. Un, en particulier, auquel il est déjà fait allusion dans Crime et châtiment (t. II, p. 23) et qui semble avoir servi de thème à certain chapitre des Possédés, qui ne figure pas dans le livre, qui est resté inédit, même en russe, qui n’a été, je crois, publié jusqu’à présent qu’en Allemagne, dans une édition hors commerce[1]. Il y est question du viol d’une petite fille. L’enfant souillée se pend dans une pièce, tandis que dans la pièce voisine, le coupable, Stavroguine, qui sait qu’elle se pend, attend qu’elle ait fini de vivre. Quelle est dans cette sinistre histoire la part de la réalité ? C’est ce qu’il ne m’importe pas ici de savoir. Toujours est-il que Dostoïevsky, après une aventure de ce genre, éprouva ce que l’on est bien forcé d’appeler des remords. Ses remords le tourmentèrent quelque temps, et sans doute se dit-il à lui-même ce que Sonia disait à Raskolnikoff. Le besoin le prit de se confesser, mais point seulement à un prêtre. Il chercha celui devant qui cette confession devait lui être le plus pénible ; c’était incontestablement Tourguenieff. Dostoïevsky n’avait pas revu Tourguenieff depuis longtemps, et était avec lui en fort mauvais termes. M. Tourguenieff était un homme rangé, riche, célèbre, universellement honoré. Dostoïevsky s’arma de tout son courage, peut-être céda-t-il à une sorte de vertige, à un mystérieux et terrible attrait. Figurons-nous le confortable cabinet de travail de Tourguenieff. Celui-ci à sa table de travail. — On sonne. — Un laquais annonce Theodor Dostoïevsky. — Que veut-il ? — On le fait entrer, et tout aussitôt, le voici qui commence à raconter son histoire. — Tourguenieff l’écoute avec stupeur. Qu’a-t-il à faire avec tout cela ? Sûrement, l’autre est fou ! Après qu’il a raconté, grand silence. Dostoïevsky attend de la part de Tourguenieff un mot, un signe… Sans doute croit-il que, comme dans ses romans à lui, Tourguenieff va le prendre dans ses bras, l’embrasser en pleurant, se réconcilier avec lui… mais comme rien ne vient :

— Monsieur Tourguenieff, il faut que je vous dise : « Je me méprise profondément… »

Il attend encore. Toujours le silence. Alors Dostoïevsky n’y tient plus et furieusement il ajoute :

— « Mais je vous méprise encore davantage. C’est tout ce que j’avais à vous dire… » et il sort en claquant la porte. Tourguenieff était décidément trop européanisé pour le bien comprendre.

Et nous voyons ici l’humilité faire place brusquement au sentiment opposé. L’homme que l’humilité inclinait, au contraire, l’humiliation le fait se regimber. L’humilité ouvre les portes du paradis ; l’humiliation, celles de l’enfer. L’humilité comporte une sorte de soumission volontaire ; elle est librement acceptée ; elle éprouve la vérité de la parole de l’Évangile : « Celui qui s’abaisse sera élevé. » L’humiliation, tout au contraire, avilit l’âme, la courbe, la déforme, la sèche, l’irrite, la flétrit ; elle cause une sorte de lésion morale très difficilement guérissable.

Il n’est, je crois, pas une des déformations et déviations de caractère — qui nous font paraître nombre de personnages de Dostoïevsky si inquiétants, si maladivement bizarres — qui n’ait son origine dans quelque humiliation première.

Humiliés et offensés, tel est le titre d’un de ses premiers livres, et son œuvre, toujours et tout entière, est tourmentée par cette idée que l’humiliation damne, tandis que l’humilité sanctifie. Le paradis, tel que le rêve et que nous le peint Aliocha Karamazov, c’est un monde dans lequel il n’y aura plus ni humiliés, ni offensés.

La plus étrange et la plus inquiétante figure de ces romans, le terrible Stavroguine, des Possédés, nous trouverons l’explication et la clé de son caractère démoniaque, si différent à première vue de tous les autres, dans quelques phrases du livre :

« Nicolas Vsevolodovitch Stavroguine, raconte un des autres personnages, menait dans ce temps, à Pétersbourg, « une vie ironique », si l’on peut ainsi parler, je ne trouve pas d’autres termes pour la définir ; il ne faisait rien et se moquait de tout[2]. »

Et la mère de Stavroguine, à qui l’on disait cela, s’écrie un peu plus tard :

Non, il y avait là quelque chose de plus que de l’originalité, j’oserais dire : quelque chose de sacré. Mon fils est un homme fier, dont l’orgueil a été prématurément blessé, et qui en est venu à mener cette vie, si justement qualifiée par vous d’ironique[3]

Et plus loin :

Si Nicolas, poursuivit Barbara Petrovna d’un ton un peu déclamatoire, si Nicolas avait toujours eu auprès de lui un Horatio tranquille, grand dans son humilité, autre belle expression de vous, Stepan Trophimovitch, peut-être depuis longtemps aurait-il échappé à ce triste démon de l’ironie qui a ruiné toute son existence.

Il arrive que certains des personnages de Dostoïevsky, natures profondément viciées par l’humiliation, trouvent une sorte de plaisir, de satisfaction, dans la déchéance qu’elle entraîne, si abominable qu’elle soit.

De ma mésaventure, — dit le héros de l’Adolescent, alors qu’il vient précisément d’éprouver une cruelle mortification d’amour-propre, — de ma mésaventure, éprouvais-je une rancœur bien authentique ? Je n’en jurerais pas. Dès ma prime enfance, lorsqu’on m’humiliait à vif, il me naissait aussitôt un désir incoercible de me vautrer orgueilleusement dans ma déchéance et d’aller au-devant des désirs de l’offenseur : « Ah ! vous m’avez humilié ? Eh bien ! je vais m’humilier plus encore, regardez ; admirez[4] ! »

Car, si l’humilité est un renoncement à l’orgueil, l’humiliation au contraire amène un renforcement de l’orgueil.

Écoutons encore le récit du triste héros du Sous-sol[5] :

Une fois, la nuit, en passant auprès d’une petite auberge, je vis par la fenêtre des joueurs de billard qui se battaient à coup de queue de billard et firent descendre l’un d’eux par la fenêtre. À un autre moment, cela m’eût écœuré ; mais j’étais dans une disposition d’esprit telle que je portai envie à l’homme qui avait été jeté par la fenêtre, et à un tel point que j’entrai dans l’auberge et pénétrai dans la salle de billard : peut-être, me dis-je, me fera-t-on descendre par la fenêtre.

Je n’étais pas ivre, mais, que voulez-vous, à quelle crise de nerfs peut vous amener l’ennui ! Mais tout se réduisit à rien. En réalité, je n’étais pas capable de sauter par la fenêtre, et je sortis sans m’être battu.

Dès les premiers pas, ce fut un officier qui me remit à ma place. Je me tenais près du billard, et, involontairement, je lui barrai le passage quand il voulut passer. Il me prit par les épaules et sans rien dire, sans avertissement ni explication, il me fit changer de place, passa et fit semblant de ne pas s’en apercevoir. J’aurais pardonné les coups, mais je ne pouvais pardonner qu’il m’eût fait changer de place sans faire attention à moi.

Ah ! diable, que n’aurais-je pas donné pour une véritable dispute ! plus régulière, plus convenable, plus littéraire, pour ainsi dire ! Il avait agi avec moi comme avec une mouche. Cet officier était d’une grande taille ; moi, j’étais petit et chétif. D’ailleurs, j’étais le maître de la querelle ; je n’aurais eu qu’à protester et certainement, on m’eût fait passer par la fenêtre. Mais je réfléchis et préférai m’effacer avec rage.

Mais si nous continuons ce récit, nous verrons bientôt l’excès de haine ne nous apparaître plus que comme un renversement de l’amour.

…Après cela, je rencontrai souvent cet officier dans la rue ; je le reconnaissais très bien. Je ne sais pas s’il me reconnaissait. Je crois que non ; certains indices me permettent de le penser. Mais moi, moi, je le regardais avec haine et colère ; et cela dura plusieurs années. Ma colère se fortifiait et grandissait d’une année à l’autre. D’abord tout doucement, je me renseignais sur mon officier. Cela m’était difficile, parce que je ne connaissais personne. Mais un jour que je le suivais de loin, comme s’il me tenait en laisse, quelqu’un l’appela par son nom, et j’appris ainsi comment il se nommait. Une autre fois, je le suivis jusqu’à sa demeure et je donnai dix kopecks au portier pour savoir où il restait, à quel étage, seul ou avec quelqu’un, etc. En un mot, tout ce qu’on pouvait apprendre du portier. Un matin, bien que je n’aie jamais écrit, il me vint l’idée de présenter sous forme de nouvelle la caractéristique de cet officier, en caricature. J’écrivis cette nouvelle avec délice. Je critiquais, je calomniais même. Je changeai le nom de façon que l’on ne pût le reconnaître tout de suite, mais après, ayant mûrement réfléchi, je corrigeai cela et envoyai le récit aux Annales de la patrie. Mais alors on ne critiquait pas et on n’imprima pas ma nouvelle. Ma contrariété en fut vive. Quelquefois la colère m’étouffait. Enfin je me décidai à provoquer mon adversaire. Je lui écrivis une lettre charmante, attrayante, le suppliant de me faire des excuses ; mais en cas de refus, je faisais des allusions assez nettes au duel. La lettre était rédigée de telle façon, que si l’officier eût compris tant soit peu le beau et l’élevé, il serait certainement venu chez moi pour me sauter au cou et m’offrir son amitié. Et comme cela eût été bien ! Nous aurions si bien vécu ensemble ! si bien[6] !

Et c’est ainsi que souvent, chez Dostoïevsky, un sentiment fait place au brusque sentiment contraire.

De cela, nous pourrions trouver maint exemple ; entre autres celui du malheureux enfant qui, dans les Frères Karamazov, mord haineusement le doigt d’Aliocha, quand celui-ci lui tend la main, alors même que, précisément, sans s’en rendre compte, l’enfant commence à l’aimer sauvagement.

Et d’où vient chez cet enfant une telle déviation de l’amour ? Il a vu Dmitri Karamazov, le frère d’Aliocha, alors qu’il sortait ivre d’un traktir, rosser son père et le traîner insolemment par la barbe : « Mon papa, mon petit papa. Comme il t’a humilié ! » s’écriera-t-il plus tard.

Donc, en regard de l’humilité et sur le même plan moral, si je puis dire, mais à l’autre extrémité de ce plan : l’orgueil, qu’exagère, exaspère et déforme, monstrueusement parfois, l’humiliation.

Certainement, les vérités psychologiques paraissent toujours à Dostoïevsky ce qu’elles sont en réalité : des vérités particulières. En romancier (car Dostoïevsky n’est nullement un théoricien, c’est un prospecteur), il se garde de l’induction et sait l’imprudence qu’il y aurait (pour lui du moins) à tenter de formuler des lois générales[7]. Ces lois, c’est à nous, si nous le voulons, de tenter de les dégager, comme taillant des avenues à travers le taillis de ses livres. Cette loi par exemple : que l’homme qui a été humilié cherche à humilier à son tour[8].

Malgré l’extraordinaire luxuriance de sa comédie humaine, les personnages de Dostoïevsky se groupent, s’échelonnent sur un seul plan toujours le même, celui de l’humilité et de l’orgueil ; plan qui nous désoriente et même qui ne nous apparaît pas nettement tout d’abord, pour cette seule raison, que d’ordinaire ce n’est pas dans ce sens-là que nous faisons la coupe et que nous hiérarchisons l’humanité. Je m’explique : dans les admirables romans de Dickens, par exemple, je suis parfois presque gêné, par ce que sa hiérarchie, et disons ici, pour employer le mot de Nietzsche : son échelle des valeurs, offre de convenu, presque d’enfantin. Il me semble, en lisant un de ses livres, avoir devant les yeux un des Jugements derniers de l’Angelico : il y a des élus ; il y a des damnés ; il y a des douteux, de très rares douteux, que les bons anges et les mauvais démons se disputent. La balance qui les pèse tous, comme un bas-relief égyptien, ne tient compte que de leur plus ou moins de bonté. Aux, bons, le ciel ; aux méchants, l’enfer. Dickens suit en cela l’opinion de son peuple et de son époque. Il arrive que les méchants prospèrent, que les bons soient sacrifiés : c’est la honte de cette vie terrestre et de notre société. Tous les romans tendent à nous montrer, à nous rendre sensible la précellence des qualités du cœur sur celles de l’esprit. J’ai choisi Dickens comme exemple, parce que, de tous les grands romanciers que nous connaissons, c’est chez lui, me semble-t-il, que la classification se présente de la manière la plus simple, et j’ajoute : c’est ce qui lui permet d’être si populaire.

Or, relisant dernièrement d’affilée presque tous les livres de Dostoïevsky, il m’a paru qu’une classification analogue existe chez lui ; moins apparente sans doute, encore que presque aussi simple, et qui me semble beaucoup plus significative : ce n’est point selon leur plus ou moins de bonté que l’on peut hiérarchiser (excusez ce mot affreux) ses personnages, selon les qualités de leur cœur, mais bien selon leur plus ou moins d’orgueil.

Dostoïevsky nous présente, d’une part, des humbles (et certains d’entre eux pousseront l’humilité jusqu’à l’abjection, jusqu’à se complaire dans l’abjection), d’autre part, des orgueilleux (et certains de ceux-ci pousseront l’orgueil jusqu’au crime). Ces derniers seront, d’ordinaire, les plus intellectuels. Nous les verrons, tourmentés par le démon de l’orgueil, toujours faire assaut de noblesse :

Je parie que pendant toute la nuit, vous êtes restés à parler, assis l’un à côté de l’autre, et que vous avez perdu un temps précieux à faire assaut de noblesse,

dit à Stavroguine l’immonde Pierre Stépanovitch dans les Possédés[9], ou encore :

Malgré la peur que lui inspire Versiloff, Katherina Nicolaïevna a toujours eu de la vénération pour la noblesse de ses principes et sa supériorité d’esprit… Dans sa lettre, il lui a donné sa parole de gentilhomme qu’elle n’avait rien à craindre. Elle a, de son côté, manifesté des sentiments non moins chevaleresques ! Il a pu y avoir entre eux joute de courtoisie[10].

Il n’y a rien qui soit de nature à froisser votre amour-propre, dit Élisabeth Nikolaïevna à Stavroguine. Avant-hier, en rentrant chez moi, après votre réponse si chevaleresque à l’insulte publique que je vous avais faite, j’ai deviné tout de suite que, si vous me fuyiez, c’était parce que vous étiez marié, et nullement parce que vous me méprisiez, chose dont j’ai eu surtout peur, en ma qualité de jeune fille du monde.

Et elle achève :

Au moins l’amour-propre est sauf[11].

Ses personnages de femmes, plus encore que les masculins, sont constamment décidés, mus, par la raison d’orgueil (voir la sœur de Raskolnikoff, Nastasia Philopovna et Aglaé Épantchine de l’Idiot, Elisabeth Nikholaïevna des Possédés et Katherina Ivanovna des Karamazov).

Mais, par un renversement, que j’oserais qualifier d’évangélique, les plus abjects sont plus près du royaume de Dieu que les plus nobles, tant l’œuvre de Dostoïevsky reste dominée par ces profondes vérités : « Il sera accordé aux humbles ce qui sera refuse aux puissants. » — « Je suis venu pour sauver, ce qui était perdu », etc.

D’une part, nous voyons le renoncement à soi, l’abandon de soi ; d’autre part, l’affirmation de la personnalité, la « volonté de puissance », dans les romans de Dostoïevsky, mène toujours à la banqueroute.

M. Souday m’a naguère reproché de sacrifier Balzac à Dostoïevsky, de l’immoler même, je crois bien. Est-il nécessaire de protester ? Mon admiration pour Dostoïevsky est certes des plus vives mais je ne pense pourtant point qu’elle m’aveugle, et je suis prêt à reconnaître que les personnages de Balzac sont d’une diversité plus grande que ceux du romancier russe ; sa Comédie humaine, plus variée. Dostoïevsky atteint sans doute à des régions bien plus profondes, et touche à des points beaucoup plus importants qu’aucun autre romancier ; mais l’on peut dire que tous ses personnages sont taillés dans la même étoffe. L’orgueil et l’humilité restent les secrets ressorts de leurs actes, encore qu’en raison des dosages divers les réactions en soient diaprées.

Dans Balzac (comme du reste dans toute la société occidentale, ou française particulièrement, dont ses romans nous offrent l’image), deux facteurs entrent en jeu, qui n’ont à peu près aucun rôle dans l’œuvre de Dostoïevsky ; le premier, c’est l’intelligence ; le second, c’est la volonté.

Je ne dis pas que, dans Balzac, la volonté mène toujours l’homme vers le bien et qu’il n’y ait que des vertueux parmi ses volontaires ; mais du moins voyons-nous nombre de ses héros atteindre à la vertu par volonté et faire une carrière glorieuse à force de persévérance, d’intelligence et de résolution. Songez à ses David Séchard, Bianchon, Joseph Brideau, Daniel d’Arthlez…, et j’en pourrais citer vingt autres.

Dans toute l’œuvre de Dostoïevsky, nous n’avons pas un seul grand homme. — Pourtant l’admirable père Zossima des Karamazov, direz-vous… Oui, c’est certainement la plus haute figure que le romancier russe ait tracée ; il domine de très haut tout le drame, et lorsque nous aurons enfin la traduction complète des Frères Karamazov, qu’on nous annonce, nous comprendrons mieux encore son importance. Mais nous comprendrons mieux aussi ce qui, pour Dostoïevsky, constitue sa véritable grandeur ; le père Zossima n’est pas un grand homme aux yeux du monde. C’est un saint, non pas un héros. Il n’atteint à la sainteté précisément qu’en abdiquant la volonté, qu’en résignant l’intelligence.

Dans l’œuvre de Dostoïevsky, tout aussi bien que dans l’Évangile, le royaume des cieux appartient aux pauvres en esprit. Chez lui, ce qui s’oppose à l’amour, ce n’est point tant la haine que la rumination du cerveau.

En regard de Balzac, si j’examine les êtres résolus que me présente Dostoïevsky, je m’aperçois soudain qu’ils sont tous des êtres terribles. Voyez Raskolnikoff, le premier sur la liste, d’abord chétif ambitieux, qui voudrait être Napoléon et qui ne parvient qu’à tuer une prêteuse sur gages et une innocente jeune fille. Voyez Stavroguine, Pierre Stépanovitch, Ivan Karamazov, le héros de l’Adolescent, (le seul des personnages de Dostoïevsky qui, depuis le commencement de sa vie, du moins depuis qu’il se connaît, vive avec une idée fixe : celle de devenir un Rothschild ; et, comme par dérision, il n’est pas dans tous les livres de Dostoïevsky de créature plus veule, plus à la merci de chacun). La volonté de ses héros, tout ce qu’ils ont en eux d’intelligence et de volonté, semble les précipiter vers l’enfer ; et si je cherche quel rôle joue l’intelligence dans les romans de Dostoïevsky, je m’aperçois que c’est toujours un rôle démoniaque.

Ses personnages les plus dangereux sont aussi bien les plus intellectuels.

Et je ne veux point dire seulement que la volonté et l’intelligence des personnages de Dostoïevsky ne s’exercent que pour le mal ; mais que, lors même qu’elles s’efforcent vers le bien, la vertu qu’elles atteignent est une vertu orgueilleuse et qui mène à la perdition. Les héros de Dostoïevsky n’entrent dans le royaume de Dieu qu’en résignant leur intelligence, qu’en abdiquant leur volonté personnelle, que par le renoncement à soi.

Certes, on peut dire que, dans une certaine mesure, Balzac est, lui aussi, un auteur chrétien. Mais c’est en confrontant les deux éthiques, celle du romancier russe et celle du romancier français, que nous pouvons comprendre à quel point le catholicisme du second s’écarte de la doctrine purement évangéliste de l’autre ; à quel point l’esprit catholique peut différer de l’esprit seulement chrétien. Pour ne choquer personne, disons, si vous le préférez, que la Comédie humaine de Balzac est née du contact de l’Évangile et de l’esprit latin ; la comédie russe de Dostoïevsky du contact de l’Évangile et du bouddhisme, de l’esprit asiatique.

Ces considérations ne sont que des préliminaires qui nous permettront de pénétrer plus avant dans l’âme de ces étranges héros, ainsi que je me propose de le faire à la leçon prochaine.


  1. Une traduction de ce chapitre a paru depuis dans la Nouvelle Revue française (juin et juillet 1922). Édité depuis : la Confession de Stavroguine (Plon-Nourrit).
  2. Possédés, I, p. 197.
  3. Ibid., p. 201.
  4. Adolescent, p. 371.
  5. Sous-sol, pp. 71, 72 et 73 (l’Esprit souterrain).
  6. Le Sous-sol, p. 74 et 75.
  7. « Le génie russe, dit M. de Schlœzer dans la Nouvelle Revue française de février 1922, et c’est une de ses caractéristiques les plus essentielles, si téméraire qu’il soit, s’appuie toujours sur le fait concret, sur la réalité vivante ; il peut se lancer ensuite dans les spéculations les plus abstraites, les plus osées, mais c’est pour revenir finalement, riche de toute la pensée acquise, à cette réalité, au fait, son point de départ et son achèvement. »
  8. Tel Lebedeff dans l’Idiot ; voir en particulier à l’Appendice § II l’admirable chapitre où Lebedeff s’amuse à torturer le général Ivolguine.
  9. Les Possédés, I, p. 227.
  10. L’Adolescent, p. 557.
  11. Possédés, II, p. 218.