Dostoïevsky (Gide)/Conférences/I

Plon (p. 63-94).

I

Quelque temps avant la guerre, je préparais, pour les Cahiers de Charles Péguy, une Vie de Dostoïevsky, à l’imitation des vies de Beethoven et de Michel-Ange, ces belles monographies de Romain Rolland. La guerre vint, et il me fallut mettre de côté les notes que j’avais prises à ce sujet. Longtemps, d’autres soucis et d’autres soins m’occupèrent, et j’avais à peu près abandonné mon projet, lorsque, tout récemment, pour fêter le centenaire de Dostoïevsky, Jacques Copeau me demanda de prendre la parole dans une séance commémorative, au Vieux-Colombier. Je ressortis ma liasse de notes ; il me parut, en les relisant à distance, que les idées que j’y avais consignées méritaient de nous retenir ; mais que, pour les exposer, l’ordre chronologique, auquel m’obligerait une biographie, n’était peut-être pas le meilleur. Ces idées, dont Dostoïevsky, dans chacun de ses grands livres, forme comme une tresse épaisse, il est souvent malaisé d’en démêler l’embrouillement ; mais de livre en livre, nous les retrouvons ; ce sont elles qui m’importent et d’autant plus que je les fais miennes. Si je prenais l’un après l’autre chacun de ces livres, je ne pourrais éviter les redites, mieux vaut procéder autrement ; poursuivant de livre en livre ces idées, je tâcherai de les dégager, de m’en saisir et de vous les exposer aussitôt le plus clairement que me permettra leur apparente confusion. Idées de psychologue, de sociologue, de moraliste, car Dostoïevsky est à la fois tout cela, — tout en demeurant avant tout un romancier. Ce sont elles qui feront l’objet de ces entretiens. Mais, comme les idées ne se présentent jamais, dans l’œuvre de Dostoïevsky, à l’état brut, mais restent toujours en fonction des personnages qui les expriment (et de là précisément leur confusion et leur relativité) ; comme d’autre part j’ai souci d’éviter moi-même l’abstraction et de donner à ces idées le plus de relief possible, je voudrais tout d’abord vous présenter la personne de Dostoïevsky, vous parler des quelques événements de sa vie qui nous révéleront son caractère, et nous permettront de dessiner sa figure.

La biographie que je préparais avant la guerre, je me proposais de la faire précéder d’une introduction, où j’eusse examiné d’abord l’idée que l’on se fait communément du grand homme. J’eusse, pour éclairer cette idée, rapproché Dostoïevsky de Rousseau, rapprochement qui n’eût pas été arbitraire : leurs deux natures présentent en effet de profondes analogies — qui ont permis aux Confessions de Rousseau d’exercer sûr Dostoïevsky une extraordinaire influence. Mais il me paraît que Rousseau a été dès le début de sa vie, comme empoisonné par Plutarque. À travers lui, Rousseau s’était fait du grand homme une représentation un peu déclamatoire et pompeuse. Il plaçait devant lui la statue d’un héros imaginaire, à laquelle il s’efforça, toute sa vie, de ressembler. Il tâchait d’être ce qu’il voulait paraître. Je consens que la peinture qu’il fait de lui soit sincère ; mais il songe à son attitude et c’est l’orgueil qui la lui dicte.

La fausse grandeur, dit admirablement La Bruyère, est farouche et inaccessible : comme elle sent son faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu’autant qu’il faut pour imposer et ne paraître point ce qu’elle est, je veux dire une vraie petitesse.

Et si je ne consens tout de même pas à reconnaître ici Rousseau, par contre, c’est à Dostoïevsky que je pense lorsque je lis plus loin :

La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire ; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près ; plus on la connaît, plus on l’admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel ; elle s’abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir…

Chez Dostoïevsky, en effet, nulle pose, nulle mise en scène. Il ne se considère jamais comme un surhomme ; il n’y a rien de plus humblement humain que lui ; et même je ne pense pas qu’un esprit orgueilleux puisse tout à fait bien le comrendre.

Ce mot d’humilité reparaît sans cesse dans sa Correspondance et dans ses livres :

Pourquoi me refuserait-il ? D’autant plus que je n’exige pas, mais que je prie humblement (lettre du 23 novembre 1869. « Je n’exige pas, je demande humblement » (7 décembre 1869). « J’ai adressé la demande la plus humble » (12 février 1870).

« Il m’étonnait souvent par une sorte d’humilité », dit l’Adolescent en parlant de son père, et quand il cherche à comprendre les relations qu’il peut y avoir entre son père et sa mère, la nature de leur amour, il se souvient d’une phrase de son père : « Elle m’a épousé par humilité[1] »

J’ai lu tout récemment dans une interview de M. Henry Bordeaux, une phrase qui m’a un peu étonné : « Il faut d’abord chercher à se connaître », disait-il. L’interviewer aura mal compris. — Certes un littérateur qui se cherche court un grand risque ; il court le risque de se trouver. Il n’écrit plus dès lors que des œuvres froides, conformes à lui-même, résolues. Il s’imite lui-même. S’il connaît ses lignes, ses limites, c’est pour ne plus les dépasser. Il n’a plus peur d’être insincère ; il a peur d’être inconséquent. Le véritable artiste reste toujours à demi inconscient de lui-même, lorsqu’il produit. Il ne sait pas au juste qui il est. Il n’arrive à se connaître qu’à travers son œuvre, que par son œuvre, qu’après son œuvre… Dostoïevsky ne s’est jamais cherché ; il s’est éperdument donné dans son œuvre. Il s’est perdu dans chacun des personnages de ses livres ; et c’est pourquoi dans chacun d’eux on le retrouve. Nous verrons tout à l’heure son excessive maladresse, dès qu’il parle en son propre nom ; son éloquence, tout au contraire, lorsque ses propres idées sont exprimées par ceux qu’il anime. C’est en leur prêtant vie qu’il se trouve. Il vit en chacun d’eux, et cet abandon de soi dans leur diversité a pour premier effet de protéger ses propres inconséquences.

Je ne connais pas d’écrivain plus riche en contradictions et en inconséquences que Dostoïevsky ; Nietzsche dirait : « en antagonismes ». S’il avait été philosophe au lieu d’être romancier, il aurait certainement essayé de mettre ses idées au pas et nous y aurions perdu le meilleur.

Les événements de la vie de Dostoïevsky, si tragiques qu’ils soient, restent des événements de surface. Les passions qui le bouleversent semblent l’agiter profondément ; mais il reste toujours, par delà, une région que les événements, les passions mêmes n’atteignent pas. À ce sujet, une petite phrase de lui nous paraîtra révélatrice, si nous la rapprochons d’un autre texte :

Aucun homme, écrit-il dans la Maison des morts, aucun homme ne vit sans un but quelconque et sans un effort pour atteindre ce but. Une fois que le but et l’espérance ont disparu, l’angoisse fait souvent de l’homme un monstre…

Mais en ce temps, il semble se méprendre encore sur ce but, car tout de suite après, il ajoute :

Notre but à tous était la liberté et la sortie de la maison de force[2].

Cela est écrit en 1861. Voici donc ce qu’il entendait alors par un but. Certes, il souffrait de cette captivité épouvantable. (Il a fait quatre ans de Sibérie et six ans de service obligatoire.) Il souffrait ; mais, dès qu’il fut de nouveau libre, il put se rendre compte que le vrai but, que la liberté qu’il souhaitait vraiment, était quelque chose de plus profond, et qui n’avait rien à voir avec l’élargissement des geôles. Et en 1877, il écrit cette phrase extraordinaire, qu’il me plaît de rapprocher de ce que je vous lisais à l’instant :

Il ne faut gâcher sa vie pour aucun but[3].

Ainsi donc, selon Dostoïevsky, nous avons une raison de vivre, supérieure, secrète, — secrète souvent même pour nous, — toute différente assurément du but extérieur que la plupart d’entre nous assignent à leur vie. Mais tâchons d’abord de nous représenter la personne de Theodor Michaïlovitch Dostoïevsky. Son ami Riesenkampf nous le peint, tel qu’il était en 1841, à vingt ans.

Un visage arrondi, plein ; un nez quelque peu retroussé ; des cheveux châtain clair, coupés court. Un grand front, et sous de faibles sourcils, de petits yeux gris, très enfoncés. Des joues pâles, semées de taches de rousseur. Un teint maladif, presque terreux, et des lèvres très renflées.

On dit quelquefois que c’est en Sibérie qu’il avait eu ses premières attaques d’épilepsie ; mais il était déjà malade avant sa condamnation, et la maladie n’avait fait, là-bas, qu’empirer. « Un teint maladif » : Dostoïevsky a toujours été de mauvaise santé. Pourtant c’est lui, le dolent, le faible, qui est pris pour le service militaire, tandis que son frère, très robuste au contraire, est dispensé.

En 1841, c’est-à-dire à l’âge de vingt ans, il est nommé sous-officier. Il prépare alors des examens pour obtenir, en 1843, le grade d’officier supérieur. Nous savons que son traitement était de 3 000 roubles, et bien qu’il fût entré en possession de l’héritage de son père à la mort de celui-ci, comme il menait une vie très libre et que de plus il avait dû prendre à sa charge son plus jeune frère, il s’endettait sans cesse. Cette question d’argent reparaît dans toutes les pages de sa correspondance, bien plus pressante encore que dans celle de Balzac ; elle joue un rôle extrêmement important jusque vers la fin de sa vie, et ce ne fut que dans ces dernières années qu’il sortit vraiment de la gêne.

Dostoïesky mène d’abord une vie dissipée. Il court les théâtres, les concerts, les ballets. El est insouciant. Il lui arrive de louer un appartement, parce que, simplement, la tête du logeur lui plaît. Son domestique le vole ; il s’amuse à se laisser voler. Il a de brusques sautes d’humeur, suivant la bonne ou la mauvaise fortune. Devant son incapacité à se diriger dans la vie, sa famille et ses amis souhaitent de le voir loger avec son ami Riesenkampf. « Prends en exemple le bel ordre germanique de celui-ci », lui disent-il. Riesenkampf, plus âgé de quelques années que Theodor Michaïlovitch, est docteur. En 1843, il vint s’installer à Pétersbourg. En ce temps, Dostoïevsky se trouvait sans un kopek ; il vivait de lait et de pain, à crédit. « Theodor est de ces gens auprès de qui il fait bon vivre, mais qui demeureront toujours dans le besoin », lisons-nous dans une lettre de Riesenkampf. Ils s’établissent donc ensemble, mais Dostoïevsky se révèle un camarade impossible. Il accueille les clients de Riesenkampf dans la salle où celui-ci les fait attendre. Chaque fois que l’un d’eux lui paraît misérable, il le secourt avec l’argent de Riesenkampf, ou avec le sien, lorsqu’il en a. Certain jour, il reçoit mille roubles de Moscou. L’argent sert aussitôt à régler quelques dettes, puis, le soir même, Dostoïevsky aventure au jeu le reste de la somme (au billard, nous a-t-il raconté) et dès le lendemain matin, il se voit contraint d’emprunter cinq roubles à son ami. J’oubliais de dire que les cinquante derniers roubles avaient été volés par un client de Riesenkampf que Dostoïevsky, dans un élan de subite amitié, avait introduit dans sa chambre. Riesenkampf et Theodor Michaïlovitch se séparèrent en mars 1844, sans que le dernier parût beaucoup amendé.

En 1846, il publie les Pauvres Gens. Ce livre eut un succès considérable, subit. La manière dont Dostoïevsky parle de ce succès est révélatrice. Nous lisons dans une lettre de cette époque :

Je suis tout étourdi, je ne vis pas, je n’ai pas le temps de réfléchir. On m’a créé une renommée douteuse, et je ne sais jusques à quand durera cet enfer[4].

Je ne parle que des événements les plus importants et saute par-dessus la publication de plusieurs livres de moindre intérét.

En 1849, il est saisi par la police avec un groupe de suspects. C’est ce qu’on appela la conspiration de Petrachevsky.

Il est très difficile de dire ce qu’étaient au juste les opinions politiques et sociales de Dostoïevsky, en ce temps. Dans cette fréquentation de gens suspects, sans doute faut-il voir beaucoup de curiosité intellectuelle et certaine générosité de cœur qui le poussa inconsidérément au risque ; mais rien ne nous permet de croire que Dostoïevsky ait été jamais ce qu’on peut appeler un anarchiste, un être dangereux pour la sûreté de l’État.

De nombreux passages de sa Correspondance et du Journal d’un écrivain nous le présentent d’une opinion toute contraire, et le livre entier des Possédés nous offre comme le procès même de l’anarchie. Toujours est-il qu’il fut pris parmi ces gens suspects qui s’assemblaient autour de Petrachevsky. Il fut incarcéré, passa en jugement, s’entendit condamner à mort. Ce ne fut qu’au dernier moment que cette peine de mort fut commuée et qu’il fut envoyé en Sibérie. Tout cela vous le savez déjà. Je voudrais ne vous dire dans ces Causeries que ce que vous ne pourriez trouver ailleurs ; mais, pour ceux qui ne les connaissent pas, je vous lirai néanmoins quelques passages de ses lettres ayant trait à sa condamnation et à sa vie de bagne. Ils m’ont paru extrêmement révélateurs. Nous y verrons, à travers la peinture de ses angoisses, reparaître sans cesse cet optimisme qui le soutint toute sa vie. Voici donc ce qu’il écrivait, le 18 juillet 1849, de la forteresse où il attendait son jugement :

Dans l’homme il y a une grande réserve d’endurance et de vie, et, vraiment, je ne croyais pas qu’il y en eût autant. Maintenant je l’ai appris par expérience.

Puis en août, tout accablé par la maladie :

C’est un péché que de se décourager… Le travail excessif, con amor, voilà le véritable bonheur.

Et encore le 14 septembre 1849 :

Je m’attendais à bien pis, et je sais maintenant ne j’ai une si grande provision de vie en moi qu’il est difficile de l’épuiser[5].

Je vous lirai presque en entier sa courte lettre du 22 décembre :

Aujourd’hui, 22 décembre, on nous a conduits à la place Semionovsky. Là, on nous a lu à tous l’arrêt de mort, on nous a fait baiser la croix, on a brisé des épées au-dessus de nos têtes, et on nous a fait notre suprême toilette (des chemises blanches). Ensuite, on a placé trois de nous à des poteaux pour l’exécution. Moi, j’étais le sixième, on appelait trois par trois ; j’étais donc dans la deuxième série et je n’avais plus que quelques instants à vivre. Je me suis souvenu de toi, frère, de tous les tiens ; au dernier moment, c’était toi seul qui étais dans ma pensée ; j’ai compris alors combien je t’aimais, mon frère chéri ! J’ai eu le temps d’embrasser Plestchéev, Dourov, qui étaient à mes côtés, et de leur faire mes adieux. Enfin on a sonné la retraite, on a ramené ceux qui étaient attachés aux poteaux et on nous a lu que Sa Majesté Impériale nous accordait la vie.

Nous retrouverons à plus d’une reprise, dans les romans de Dostoïevsky, des allusions plus ou moins directes à la peine de mort et aux derniers instants des condamnés. Je ne puis m’y attarder pour le moment.

Avant le départ pour Semipalatinsk, on lui laissa une demi-heure pour prendre congé de son frère. Il fut le plus calme des deux nous rapporte un ami, et dit à son frère :

Au bagne, mon ami, ce ne sont pas des animaux sauvages, mais bien des hommes, meilleurs que moi peut-être, peut-être plus méritants… Eh oui ! nous nous verrons encore ; je l’espère, je n’en doute pas. Écrivez-moi seulement, et envoyez-moi des livres ; je vous écrirai bientôt lesquels ; on doit bien pouvoir lire là-bas.

(Cela était un pieux mensonge pour consoler le frère, ajoute le chroniqueur.)

Dès que j’en serai sorti, je commencerai à écrire ; j’ai beaucoup vécu durant ces mois-ci ; et dans ce temps que voici devant moi, que ne vais-je pas voir et éprouver ! La matière ne me manquera pas pour écrire ensuite.

Durant les quatre années de Sibérie qui suivirent, il ne fut pas permis à Dostoïevsky d’écrire aux siens ; du moins le volume de correspondance que nous avons ne nous donne-t-il aucune lettre de cette époque et les Documents (Materialen) d’Orest Müller, parus en 1883, ne nous en signalent aucune ; mais depuis la publication de ces Documents, de nombreuses lettres de Dostoïevsky ont été livrées à la publicité ; d’autres se retrouveront sans doute encore.

D’après Müller, Dostoïevsky sortit du bagne le 2 mars 1854 ; d’après les documents officiels, il en sortit le 23 janvier.

Les archives font mention de dix-neuf lettres de Theodor Dostoïevsky, du 16 mars 1854 au 11 septembre 1856, à son frère, à des parents, à des amis, durant les années de service militaire à Semipalatinsk, où il acheva de purger sa peine. La traduction de M. Bienstock ne donne que douze lettres, et, je ne sais pourquoi, pas l’admirable lettre du 22 février 1854, dont une traduction parut en 1886 dans les numéros 12 et 13 (aujourd’hui introuvables) de la Vogue et que redonne la Nouvelle Revue française dans son numéro du 1er février de cette année. Précisément parce qu’elle ne se trouve pas dans le volume de sa Correspondance, permettez-moi de vous en lire de longs passages :

Le 22 février 1854.

Je puis enfin causer avec toi plus longuement, plus sûrement aussi, il me semble. Mais avant tout, laisse-moi te demander au nom de Dieu pourquoi tu ne m’as pas encore écrit une seule ligne. Je n’aurais jamais cru cela ! Combien de fois, dans ma prison, dans ma solitude, ai-je senti le véritable désespoir en pensant que peut-être, tu n’existais plus : et je réfléchissais durant des nuits entières au sort de tes enfants, et je maudissais la destinée qui ne me permettait pas de leur venir en aide.

Ainsi ce dont il souffre le plus, ce n’est peut-être point de se sentir abandonné ; c’est de ne pouvoir venir en aide.

Comment t’exprimer tout ce que j’ai dans la tête ? Te faire comprendre ma vie ; les convictions que j’ai acquises, mes occupations durant ce temps, ce n’est pas possible. Je n’aime pas à faire les choses à moitié : ne dire qu’une partie de la vérité, c’est ne rien dire. Voici du moins l’essence de cette vérité : tu l’auras tout entière, si tu sais lire. Je te dois ce récit, je vais donc commencer à réunir mes souvenirs.

Tu te rappelles comment nous nous sommes séparés, mon cher, mon ami, mon meilleur ami. Dès que tu m’eus quitté… on nous emmena tous trois, Dourov, Yastrjembsky et moi pour nous mettre les fers. C’est à minuit, juste à l’instant de la Noël, qu’on m’a mis les fers pour la première fois. Ils pèsent dix livres et la marche en est très incommodée. Puis on nous fit monter dans des traîneaux découverts, chacun à part avec un gendarme (cela faisait quatre traîneaux, le feldyeguer en ayant un pour lui seul) et nous quittâmes Saint-Pétersbourg.

J’avais le cœur gros, la multitude de mes sentiments me troublait. Il me semblait que j’étais pris dans un tourbillon et je ne ressentais qu’un désespoir morne. Mais l’air frais me ranima et comme il arrive toujours à chaque changement dans la vie, la vivacité même de mes impressions me rendit mon courage, de sorte qu’au bout de très peu de temps je fus rasséréné. Je me mis à regarder avec intérêt Pétersbourg que nous traversions. Les maisons étaient éclairées en l’honneur de la fête, et je disais adieu à chacune d’elles, l’une après l’autre. Nous dépassâmes ta maison. Celle de Krorevsky était tout illuminée. C’est là que je devins mortellement triste. Je savais par toi-même qu’il y avait un arbre de Noël et qu’Émilia Théodorovna devait y conduire les enfants ; il me semblait que je leur disais adieu. Que je les regrettais ! et que de fois encore, plusieurs années après, je me les suis rappelés, avec des larmes dans les yeux.

Nous allions à Yaroslavl. Après trois ou quatre stations, nous arrêtâmes vers l’aube à Schlisselbourg, dans un traktir. Nous nous jetâmes sur le thé, comme si nous n’avions pas mangé pendant une semaine. Huit mois de prison et soixante verstes de route nous avaient mis en si bel appétit que je m’en souviens avec plaisir. J’étais gai. Dourov parlait sans cesse. Quant à Yastrjembsky, il voyait l’avenir en noir. Nous tâtâmes notre feldyeguer. C’était un bon vieillard, plein d’expérience ; il a traversé toute l’Europe en portant des dépêches. Il nous traita avec une douceur, une bonté qu’on ne peut s’imaginer. Il nous fut bien précieux tout le long de la route. Son nom est Kousma Prokolyitch. Entre autres complaisances, il eut celle de nous procurer des traîneaux couverts, ce qui ne nous fut pas indifférent, car le froid devenait terrible.

Le lendemain étant un jour de fête, les Yamschtchiki avaient revêtu l’armiak en drap gris allemand avec des ceintures écarlates. Dans les rues des villages, pas une âme. Il faisait une splendide journée d’hiver. On nous fit traverser les déserts des gouvernements de Pétersbourg, Novgorod, Yaroslavl, etc. Nous ne rencontrions que des petites villes sans importance et clairsemées, mais à cause des fêtes nous trouvions partout à manger et à boire. Nous avions horriblement froid quoique nous fussions chaudement vêtus.

Tu ne peux t’imaginer comme il est intolérable de passer sans bouger dix heures dans la kibitka et de faire cinq à six stations par jour. J’avais froid jusqu’au cœur et c’est à peine si je parvenais à me réchauffer dans une chambre chaude. Dans le gouvernement de Perm, nous avons eu une nuit de 40 degrés : je ne te conseille pas de faire cette expérience, c’est assez désagréable.

Le passage de l’Oural fut un désastre. Il y avait un orage de neige. Les chevaux et les kibitki s’enfoncèrent ; il fallut descendre, c’était en pleine nuit, et attendre qu’on les eût dégagés. Autour de nous la neige, l’orage, la frontière de l’Europe ; devant nous la Sibérie et le mystère de notre avenir ; derrière nous, tout notre passé. C’était triste. J’ai pleuré.

Pendant tout notre voyage, des villages entiers accouraient pour nous voir et, malgré nos fers, on nous faisait payer triple dans les stations. Mais Kousma Prokolyitch prenait à son compte près de la moitié de nos dépenses : il l’exigea ; de sorte ne nous… ne dépensâmes que quinze roubles argent chacun.

Le 11 janvier 1850, nous arrivâmes à Tobolsk. Après nous avoir présentés aux autorités, on nous fouilla, on nous prit tout notre argent, et on nous mit, moi, Dourov et Yastrjembsky dans un compartiment à part, tandis que Spieschner et ses amis en occupaient un autre : nous ne nous sommes pour ainsi dire pas vus.

Je voudrais te parler en détail des six jours que nous passâmes à Tobolsk et de l’impression que j’en ai gardé. Mais ce n’est pas le moment. Je puis seulement te dire que nous avons été entourés de tant de sympathie, de tant de compassion que nous nous sentions heureux. Les anciens déportés (ou du moins non pas eux, mais leurs femmes) s’intéressaient à nous comme à des parents. Âmes merveilleuses que vingt-cinq ans de malheur ont éprouvées sans les aigrir ! D’ailleurs nous n’avons pu que les entrevoir, car on nous surveillait très sévèrement. Elles nous envoyaient des vivres et des vêtements. Elles nous consolaient, nous encourageaient. Moi qui suis parti sans rien, sans même emporter les vêtements nécessaires, j’avais eu le loisir de m’en repentir le long de la route… Aussi ai-je bien accueilli les couvertures qu’elles nous ont procurées.

Enfin, nous partîmes.

Trois jours, après nous arrivions à Omsk.

Déjà à Tobolsk, j’avais appris quels devaient être nos chefs immédiats. Le commandant était un homme très honnête. Mais le major de place de Krivtsov était un gredin comme il y en a peu, barbare, maniaque, querelleur, ivrogne, en un mot tout ce qu’on peut imaginer de plus vil.

Le jour même de notre arrivée, il nous traita de sots, Dourov et moi, à cause du motif de notre condamnation, et jura qu’à la première infraction il nous ferait infliger un châtiment corporel. Il était major de place depuis deux ans et commettait au su et au vu de tous des injustices criantes. Il passa en justice deux ans plus tard. Dieu m’a préservé de cette brute ! Il arrivait toujours ivre (je ne l’ai jamais vu autrement), cherchait querelle aux condamnés et les frappait sous prétexte qu’il était « saoul à tout casser ». D’autres fois, pendant sa visite de nuit, parce qu’un homme dormait sur le côté droit, parce qu’un autre parlait en rêvant, enfin pour tous les prétextes qui lui passaient par la tête, nouvelle distribution de coups ; et c’était avec un tel homme qu’il nous fallait vivre sans attirer sa colère ! et cet homme adressait tous les mois des rapports sur nous à Saint-Pétersbourg.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai passé ces quatre ans derrière un mur, ne sortant que pour être mené aux travaux. Le travail était dur ! Il m’est arrivé de travailler épuisé déjà, pendant le mauvais temps, sous la pluie dans la boue, ou bien pendant le froid intolérable de l’hiver. Une fois, je suis resté quatre heures à exécuter un travail supplémentaire : le mercure était pris ; il y avait plus de 40 degrés de froid. J’ai eu un pied gelé.

Nous vivions en tas, tous ensemble, dans la même caserne. Imagine-toi un vieux bâtiment délabré, une construction en bois, hors d’usage et depuis longtemps condamnée à être abattue. L’été on y étouffait, l’hiver on y gelait.

Le plancher était pourri, recouvert d’un verschok[6] de saleté. Les petites croisées étaient vertes de crasse, au point que, même dans la journée, c’est à peine si on pouvait lire. Pendant l’hiver, elles étaient couvertes d’un verschok de glace. Le plafond suintait. Les murs étaient crevassés. Nous étions serrés comme des harengs dans un tonneau. On avait beau mettre six bûches dans le poêle, aucune chaleur (la glace fondait à peine dans la chambre), mais une fumée insupportable et voilà pour tout l’hiver.

Les forçats lavaient eux-mêmes leur linge dans les chambres, de sorte qu’il y avait des mares d’eau partout ; on ne savait où marcher. De la tombée de la nuit jusqu’au jour, il était défendu de sortir sous quelque prétexte que ce fût, et on mettait à l’entrée des chambres un baquet pour un usage que tu devines ; toute la nuit, la puanteur nous asphyxiait. « Mais, disaient les forçats, puisqu’on est des êtres vivants, comment ne pas faire des cochonneries. »

Pour lit, deux planches de bois nu ; on ne nous permettait qu’un oreiller. Pour couvertures, des manteaux courts qui nous laissaient les pieds découverts ; toute la nuit nous grelottions. Les punaises, les poux, les cafards, on aurait pu les mesurer au boisseau. Notre costume d’hiver consistait en deux manteaux fourrés, des plus usés, et qui ne tenaient pas chaud du tout ; aux pieds, des bottes à courtes tiges, et allez ! marchez comme ça en Sibérie !

On nous donnait à manger du pain et du schtschi[7] où le règlement prescrivait de mettre un quart de livre de viande par homme. Mais cette viande était hachée, et je n’ai jamais pu la découvrir. Les jours de fête, nous avions du cacha[8], presque sans beurre ; pendant le carême, de la choucroute à l’eau, rien de plus. Mon estomac s’est extrêmement débilité, j’ai été plus d’une fois malade. Juge s’il eût été possible de vivre sans argent ! Si je n’en avais pas eu, que serais-je devenu ? Les forçats ordinaires ne pouvaient pas plus que nous se contenter de ce régime ; mais ils font tous, à l’intérieur de la caserne, un petit commerce et gagnent quelques kopeks. Moi, je buvais du thé et j’obtenais quelquefois pour de l’argent le morceau de viande qui m’était dû ; c’est ce qui m’a sauvé. De plus, il aurait été impossible de ne pas fumer, on aurait été asphyxié dans une telle atmosphère ; mais il fallait se cacher.

J’ai passé plus d’un jour à l’hôpital. J’ai eu des crises d’épilepsie ; rares, il est vrai. J’ai encore des douleurs rhumatismales aux pieds. À part cela, ma santé est bonne. À tous ces désagréments, ajoute la presque complète privation de livres. Quand je pouvais par hasard m’en procurer un, il fallait le lire furtivement, au milieu de l’incessante haine de mes camarades, de la tyrannie de nos gardiens, et au bruit des disputes, des injures, des cris, dans un perpétuel tapage. Jamais seul ! Et cela quatre ans, quatre ans ! Parole ! Dire que nous étions mal, ce n’est pas assez dire ! Ajoute cette appréhension continuelle de commettre quelque infraction, qui met l’esprit dans une gêne stérilisante, et tu auras le bilan de ma vie.

Ce qu’il est advenu de mon âme et de mes croyances, de mon esprit et de mon cœur, durant ces quatre ans, je ne te le dirai pas, ce serait trop long. La constante méditation où je fuyais l’amère réalité n’aura pas été inutile. J’ai maintenant des désirs, des espérances qu’auparavant je ne prévoyais même pas. Mais ce ne sont encore que des hypothèses ; donc passons. Seulement toi, ne m’oublie pas, aide-moi ! Il me faut des livres, de l’argent : fais-m’en parvenir, au nom du Christ !

Omsk est une petite ville, presque sans arbres ; une chaleur excessive, du vent et de la poussière en été, en hiver, un vent glacial. Je n’ai pas vu la campagne. La ville est sale, soldatesque et par conséquent débauchée au plus haut point (je parle du peuple). Si je n’avais pas rencontré des âmes sympathiques, je crois que j’aurais été perdu. Konstantin Ivonitch Ivanor a été un frère pour moi. Il m’a rendu tous les bons offices possibles. Je lui dois de l’argent. S’il vient à Pétersbourg, remercie-le. Je lui dois vingt-cinq roubles. Mais comment payer cette cordialité, cette constante disposition à réaliser chacun de mes désirs, ces attentions, ces soins ?… Et il n’était pas le seul ! Frère, il y a beaucoup d’âmes nobles dans le monde.

Je t’ai déjà dit que ton silence m’a bien tourmenté. Mais je te remercie pour l’envoi d’argent. Dans ta plus prochaine lettre (même dans la lettre officielle, car je ne suis pas encore sûr de pouvoir te donner une autre adresse), donne-moi des détails sur toi, sur Émilia Theodovna, les enfants, les parents, les amis, nos connaissances de Moscou, qui vit, qui est mort. Parle-moi de ton commerce : avec quel capital fais-tu maintenant tes affaires ? Réussis-tu ? As-tu déjà quelque chose ? Enfin pourras-tu m’aider pécuniairement et de combien pourras-tu m’aider par an ? Ne m’envoie l’argent dans la lettre officielle que si je ne trouve pas d’autre adresse ; en tout cas, signe toujours Mikhaïl Petrovitch (tu comprends ?). Mais j’ai encore un peu d’argent ; en revanche, je n’ai pas de livres. Si tu peux, envoie-moi les revues de cette année, par exemple les Annales de la patrie.

Mais voici le plus important : il me faut (à tout prix) les historiens antiques (traduction française) et les nouveaux ; quelques économistes et les Pères de l’Église. Choisis les éditions les moins coûteuses et les plus compactes. Envoie immédiatement.

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Ce sont des gens simples, me dira-t-on pour m’encourager. Mais un homme simple est bien plus à craindre qu’un homme compliqué.

D’ailleurs les hommes sont partout les mêmes. Aux travaux forcés, parmi des brigands, j’ai fini par découvrir des hommes, des hommes véritables, des caractères profonds, puissants, beaux. De l’or sous de l’ordure. Il y en avait qui, par certains aspects de leur nature, forçaient l’estime ; d’autres étaient beaux tout entiers, absolument. J’ai appris à lire à un jeune Tcherky envoyé au bagne pour brigandage ; je lui ai même enseigné le russe. De quelle reconnaissance il m’entourait ! Un autre forçat pleurait en me quittant ; je lui ai donné de l’argent, très peu, il m’en a une gratitude sans bornes. Et pourtant mon caractère s’était aigri ; j’étais avec eux capricieux, inconstant ; mais ils avaient égard à l’état de mon esprit et supportaient tout de moi, sans murmurer. Et que de types merveilleux j’ai pu observer au bagne ! J’ai vécu de leur vie et puis me vanter de les bien connaître.

Que d’histoires d’aventuriers et de brigands j’ai recueillies ! Je pourrais en faire des volumes. Quel peuple extraordinaire ! Je n’ai pas perdu mon temps ; si je n’ai pas étudié la Russie, je sais par cœur le peuple russe ; bien peu le connaissent comme moi… Je crois que je me vante. C’est pardonnable, n’est-ce pas ?

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Envoie-moi le Coran, Kant (Critique de la raison pure), Hegel, surtout son Histoire de la philosophie. Mon avenir dépend de tous ces livres. Mais surtout remue-toi pour m’obtenir d’être transféré au Caucase. Demande à des gens bien informés où Je pourrais publier mes livres et quelles démarches il faudrait faire. D’ailleurs je ne compte rien publier avant deux ou trois ans. Mais d’ici là, aide-moi à vivre, je t’en conjure ! Si je n’ai pas un peu d’argent, je serai tué par le service ! Je compte sur toi !

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Maintenant je vais écrire des romans et des drames. Mais j’ai encore à lire beaucoup, beaucoup ; ne m’oublie donc pas !

Encore une fois adieu.

Th. D.

Cette lettre resta sans réponse, comme tant d’autres. Il appert que Theodor Michaïlovitch resta sans nouvelles des siens durant toute sa captivité, ou presque toute. Faut-il croire, de la part de son frère, à de la prudence, à la crainte de se compromettre, à de l’indifférence peut-être ? Je ne sais… C’est vers cette dernière interprétation qu’incline son biographe, Mme Hoffmann.

La première lettre de Dostoïevsky que nous connaissons après son élargissement et son enrôlement dans le 7e bataillon d’infanterie du corps de Sibérie, est du 27 mars 1854. Elle ne figure pas dans la traduction de M. Bienstock. Nous y lisons :

Envoie-moi… pas de journaux, mais des historiens européens. Économistes. Pères de l’Église. Les anciens autant que possible : Hérodote, Thucydide, Tacite, Pline, Flavius, Plutarque, Diodore, etc., traduits en français. Puis le Coran et un dictionnaire allemand. Naturellement tout cela pas en une seule fois ; mais enfin ce que tu pourras. Envoie-moi aussi la Physique de Pissaren et un traité de physiologie, n’importe lequel, français, s’il doit être meilleur qu’en russe. Tout cela dans les éditions les moins coûteuses. Tout cela, pas en une fois ; mais lentement, un livre après l’autre. Si peu que tu fasses, je te serai reconnaissant. Comprends donc combien j’ai besoin de cette nourriture intellectuelle…

Tu connais à présent mes principales occupations, écrit-il un peu plus tard. À vrai dire, je n’en ai pas d’autres que celles du service. Pas d’événements extérieurs, pas de troubles dans ma vie, pas d’accidents. Mais ce qui se passe dans l’âme, dans le cœur, dans l’esprit, ce qui a poussé, ce qui a mûri, ce qui s’est flétri, ce qui a été rejeté en même temps que l’ivraie, cela ne se dit pas et ne se raconte pas sur un bout de papier. Je vis ici dans l’isolement : je me cache, comme d’habitude. D’ailleurs, pendant cinq ans, j’étais sous escorte, et c’est quelquefois pour moi le plus grand délice de me trouver seul. En général, le bagne a détruit bien des choses en moi et en a fait éclore d’autres. Par exemple, je t’ai déjà parlé de ma maladie : d’étranges accès qui ressemblent à ceux de l’épilepsie, et cependant ce n’est pas l’épilepsie. Je te donnerai un jour des détails.

Sur cette question de la maladie, nous reviendrons dans la dernière de ces causeries.

Lisons encore dans la lettre du 6 novembre de la même année :

Voilà bientôt dix mois que j’ai commencé ma nouvelle vie. Quant aux autres quatre années, je les considère comme une époque pendant laquelle j’étais enterré vivant et enfermé dans un cercueil. Quelle terrible époque c’était ! je n’ai pas la force de te le raconter, mon ami. C’était une souffrance indicible, interminable, car chaque heure, chaque minute pesait sur mon âme. Pendant toutes ces quatre années, pas un instant pendant lequel je ne sentisse que j’étais au bagne.

Mais, aussitôt après, voyez à quel point son optimisme reprend le dessus :

J’étais tellement pris pendant l’été, que je trouvais à peine le temps de dormir. Mais à présent, je suis un peu habitué. Ma santé s’est aussi un peu améliorée. Et, sans perdre l’espoir, j’envisage l’avenir avec assez de courage.

Trois lettres de cette même époque furent données par le numéro d’avril 1898 de la Niva. Pourquoi M. Bienstock ne nous donne-t-il que la première de ces lettres et point celle du 21 août 1855 ? Dostoïevsky y fait allusion à une lettre d’octobre précédent, qui n’a pas encore été retrouvée.

Lorsque, dans ma lettre d’octobre de l’an précédent, je te faisais entendre les mêmes plaintes (au sujet du silence des autres), tu m’as répondu qu’il t’avait été très pénible de les lire. Mon cher Mischa ! Pour l’amour de Dieu, ne m’en veuille pas ! Songe que je suis tout seul comme un caillou rejeté, que mon caractère a toujours été sombre, maladif, émotif… Je suis le premier convaincu que j’ai tort.

Dostoïevsky rentra à Pétersbourg le 29 novembre 1859. À Semipalatinsk, il s’était marié. Il avait épousé la veuve d’un forçat, déjà mère d’un grand enfant, nature fort peu intéressante, semble-t-il, que Dostoïevsky adopta et prit à sa charge. Il avait la manie de se charger. « Il était peu changé », nous dit Milioukof, son ami, qui ajoute : « Son regard est plus hardi que naguère, et son visage n’a rien perdu de son expression énergique. »

En 1861, il fit paraître : Humiliés et offensés. En 1861-62, les Souvenirs de la maison des morts. Crime et châtiment, le premier de ses grands romans, ne parut qu’en 1866.

Dans les années 1863, 1864 et 1865, il s’occupa activement d’une revue. Une de ses lettres nous parle de ces années intermédiaires, si éloquemment que je ne me retiens point de vous lire encore ces passages. C’est, je crois, la dernière citation que je ferai de sa correspondance. Cette lettre est du 31 mars 1865[9].

…Je vais vous narrer mon histoire durant ce laps de temps. D’ailleurs pas toute. C’est impossible, car, en pareil cas, on ne raconte jamais dans les lettres les choses essentielles. Il y a des choses que je ne puis raconter tout simplement. C’est pourquoi je me bornerai à vous donner un rapide aperçu de la dernière année de ma vie.

Vous savez probablement qu’il y a quatre ans, mon frère entreprit l’édition d’une revue. J’y collaborais. Tout allait bien. Ma Maison des morts avait obtenu un succès considérable qui avait rénové ma réputation littéraire. Mon frère, en commençant l’édition, avait beaucoup de dettes ; elles allaient être payées, quand tout d’un coup, en mai 1863, la revue fut interdite à cause d’un article véhément et patriotique, qui, compris de travers, fut jugé comme une protestation contre les actes du gouvernement et l’opinion publique. Ce coup l’acheva ; il fit dettes sur dettes ; sa santé commença à s’altérer. Moi, à ce moment, je n’étais pas près de lui ; j’étais à Moscou, au chevet de ma femme mourante. Oui, Alexandre Égorovitch, oui, mon cher ami ! Vous m’écriviez, vous compatissiez à la perte cruelle qu’a été pour moi la mort de mon ange, de mon frère Michel, et vous ne saviez pas jusqu’à quel point le sort m’écrasait. Un autre être qui m’aimait, et que j’aimais infiniment, ma femme, est morte de phtisie à Moscou, où elle s’était installée depuis une année. De tout l’hiver 1864, je ne quittai pas son chevet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! mon ami ! Elle m’aimait infiniment et je l’aimais de même ; cependant, nous ne vivions pas heureux ensemble. Je vous raconterai tout cela quand je vous verrai ; sachez seulement que, bien que très malheureux ensemble (à cause de son caractère étrange, hypocondriaque et maladivement fantasque), nous ne pouvions cesser de nous aimer. Même, plus nous étions malheureux, plus nous nous attachions l’un à l’autre. Quelque étrange que cela paraisse, c’était ainsi. C’était la femme la plus honnête, la plus noble, la plus généreuse de toutes celles que j’ai connues dans ma vie. Quand elle est morte (malgré les tourments que j’éprouvai durant toute une année à la voir se mourir), bien que j’aie apprécié et senti péniblement ce que j’ensevelissais avec elle, je ne pouvais m’imaginer combien ma vie était vide et douloureuse. Voilà déjà une année, et ce sentiment reste toujours le même…

Aussitôt après l’avoir ensevelie, je courus à Pétersbourg chez mon frère. Il me restait seul ! Trois mois plus tard, lui aussi n’était plus. Il ne fut malade qu’un mois ; et, semblait-il, peu gravement, de sorte que la crise qui l’emporta en trois jours, était presque inattendue.

Et voilà que tout d’un coup, je me suis trouvé seul ; et j’ai ressenti de la peur. C’est devenu terrible ! Ma vie brisée en deux. D’un côté le passé avec tout ce pourquoi j’avais vécu, de l’autre l’inconnu sans un seul cœur pour remplacer les deux disparus. Littéralement, il ne me restait pas de raison de vivre. Se créer de nouveaux liens, inventer une nouvelle vie ? Cette pensée seule me faisait horreur. Alors, pour la première fois, j’ai senti que je n’avais par quoi les remplacer, que je n’aimais qu’eux seuls au monde et qu’un nouvel amour non seulement ne serait pas, mais ne devait pas être.

Cette lettre fut continuée en avril, et quinze jours après le cri de désespoir que nous venons d’entendre, nous lisons, daté du 14 de ce mois, ce qui suit :

De toutes les réserves de force et d’énergie, dans mon âme est resté quelque chose de trouble et de vague, quelque chose voisin du désespoir. Le trouble, l’amertume, l’état le plus anormal pour moi… Et, de plus, je suis seul !

Il n’y a plus l’ami de quarante années. Cependant il me semble toujours que je me prépare à vivre. C’est ridicule, n’est-pas ? La vitalité du chat !

Il ajoute :

Je vous écris tout, et je vois que du principal, de ma vie morale, spirituelle, je ne vous ai rien dit, je ne vous ai même pas donné une idée.

Et je voudrais rapprocher cela d’une phrase extraordinaire que je lis dans Crime et châtiment. Dostoïevsky nous raconte dans ce roman l’histoire de Raskolnikoff qui s’est rendu coupable d’un crime et fut envoyé en Sibérie. Dans les dernières pages de ce livre, Dostoïevsky nous parle de l’étrange sentiment qui s’empare de son héros. Il lui semble que, pour la première fois, il commence à vivre :

Oui, nous dit-il, et qu’était-ce que toutes ces misères du passé ? Dans cette première joie du retour à la vie, tout, même son crime, même sa condamnation et son envoi en Sibérie, tout cela lui apparaissait comme un fait extérieur, étranger ; il semblait presque douter que cela lui fût réellement arrivé.

Et je vous lis ces phrases en justification de ce que je vous disais au début :

Les grands événements de la vie extérieure, si tragiques qu’il fussent, ont eu dans la vie de Dostoïevsky moins d’importance qu’un petit fait, auquel il faut bien que nous arrivions.

Durant son temps de Sibérie, Dostoïeysky fit la rencontre d’une femme qui mit entre ses mains l’Évangile. L’Évangile était du reste la seule lecture qui fût officiellement permise au bagne. La lecture et la méditation de l’Évangile furent pour Dostoïevsky d’une importance capitale. Toutes les œuvres qu’il écrivit par la suite sont imprégnées de la doctrine évangélique. Dans chacune de nos causeries, nous serons forcés de revenir sur les vérités qu’il y découvre.

Il me paraît d’un extrême intérêt, d’observer et de comparer les réactions si différentes que provoqua la rencontre de l’Évangile sur deux natures, par certain côté si parentes : celle de Nietzsche et celle de Dostoïevsky. La réaction immédiate, profonde, chez Nietzsche fut, il faut bien le dire, jalousie. Il ne me paraît pas que l’on puisse bien comprendre l’œuvre de Nietzsche sans tenir compte de ce sentiment. Nietzsche a été jaloux du Christ, jaloux jusqu’à la folie. En écrivant son Zarathustra, Nietzsche reste tourmenté du désir de faire pièce à l’Évangile. Souvent il adopte la forme même des Béatitudes pour en prendre le contre-pied. Il écrit l’Antéchrist et dans sa dernière œuvre, l’Ecce Homo, se pose en rival victorieux de Celui dont il prétendait supplanter l’enseignement.

Chez Dostoïevsky, la réaction fut toute différente. Il sentit, dès le premier contact, qu’il y avait là quelque chose de supérieur, non seulement à lui, mais à l’humanité toute entière, quelque chose de divin… Cette humilité dont je vous parlais au début, et sur laquelle il me faudra plus d’une fois revenir, le disposait à la soumission devant ce qu’il reconnaissait supérieur. Il s’est incliné profondément devant le Christ ; et la première et la plus importante conséquence de cette soumission, de ce renoncement, fut, je vous l’ai dit, de préserver la complexité de sa nature. Nul artiste, en effet ne sut mieux que lui mettre en pratique cet enseignement de l’Évangile : Qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui donne sa vie (qui fait l’abandon de sa vie), celui-là la rendra vraiment vivante.

C’est cette abnégation, cette résignation de soi-même, qui permit la cohabitation en l’âme de Dostoïevsky des sentiments les plus contraires, qui préserva, qui sauva l’extraordinaire richesse d’antagonismes qui combattaient en lui.

Nous examinerons dans la prochaine causerie si plusieurs des traits de la figure de Dostoïevsky, qui peuvent nous paraître, à nous Occidentaux, des plus étranges, ne sont pas des traits communs à tous les Russes ; et cela nous permettra de distinguer d’autant mieux ceux qui lui sont proprement personnels.


  1. Adolescent, p. 3.
  2. P. 303.
  3. Correspondance, p. 449.
  4. Correspondance, p. 94.
  5. Correspondance, p. 101.
  6. Seizième partie de l’archine qui est de 1 m. 40.
  7. Soupe à la choucroute aigre.
  8. Gruau cuit.
  9. V. Correspondance (trad. Bienstock), Mercure de France.