Le Roman russe/Chapitre 5

Plon (p. 203-278).

CHAPITRE V
LA RELIGION DE LA SOUFFRANCE. — DOSTOIEVSKY.


Voici venir le Scythe, le vrai Scythe, qui va révolutionner toutes nos habitudes intellectuelles. Avec lui, nous rentrons au cœur de Moscou, dans cette monstrueuse cathédrale de Saint-Basile, découpée et peinte comme une pagode chinoise, bâtie par des architectes tartares, et qui abrite pourtant le Dieu chrétien. Sortis de la même école, portés par le même mouvement d’idées, débutant ensemble la même année, Tourguénef et Dostoïevsky présentent des contrastes bien tranchés ; ils ont un trait de ressemblance, le signe ineffaçable des « années quarante », la sympathie humaine. Chez Dostoïevsky, cette sympathie s’exalta en pitié désespérée pour les humbles, et sa pitié le fit maître de ce peuple, qui crut en lui.

Il y a des liens secrets entre toutes les formes d’art nées à la même heure ; l’inclination qui porta ces écrivains russes à l’étude de la vie réelle, et l’attrait qui ramenait, vers la même époque, nos grands paysagistes français à l’observation de la nature, semblent découler du même sentiment. Corot, Rousseau, Millet donneraient une idée assez exacte de la tendance commune et des nuances personnelles dans les trois talents que nous déchiffrons ; la préférence que l’on garde a l’un de ces peintres préjuge le goût que l’on ressentira pour l’un de ces romanciers. Je ne voudrais pas forcer la comparaison, mais elle est encore le seul moyen de mettre vite l’esprit à l’aise dans l’inconnu : Tourguénef a la grâce et la poésie de Corot ; Tolstoï, la grandeur simple de Rousseau ; Dostoïevsky, l’âpreté tragique de Millet.

On traduit enfin ses romans en France, et ce qui m’étonne davantage, on semble les lire avec plaisir. Cela me met à l’aise pour parler de lui. On ne m’aurait pas cru, si j’avais essayé de montrer cette étrange figure avant qu’on pût en vérifier la ressemblance dans les livres où elle se reflète ; mais on aurait peine à comprendre ces livres si l’on ne savait la vie de celui qui les a créés, j’allais dire qui les a soufferts : peu importe, le premier mot renferme toujours le second.

En entrant dans l’œuvre et dans l’existence de cet homme, je convie le lecteur à une promenade toujours triste, souvent effrayante, parfois funèbre. Que ceux-là y renoncent qui répugnent à visiter les hospices, les salles de justice, les prisons, qui ont peur de traverser la nuit les cimetières. Je serais un voyageur infidèle si je cherchais à égayer une route que la destinée et le caractère ont faite uniformément sombre. J’ai la confiance que quelques-uns me suivront, même au prix de fatigues ; ceux qui estiment que l’esprit français est grevé d’un devoir héréditaire, le devoir de tout connaître du monde, pour continuer l’honneur de conduire le monde. Or la Russie des vingt dernières années est une énigme inexplicable, si l’on ignore l’œuvre qui a laissé dans ce pays la plus profonde empreinte, les ébranlements les plus intimes. Examinons des livres[1] d’une si grande conséquence, et d’abord le plus dramatique de tous, la vie de l’homme qui les conçut.


I

Il naquit en 1821, à Moscou, dans l’hôpital des pauvres ; par une destination implacable, ses yeux s’ouvrirent sur le spectacle dont ils ne devaient jamais se détourner, sur les formes les plus envenimées du malheur. Son père, un médecin militaire retraité, était attaché à cet établissement. Sa famille appartenait à ces rangs infimes de la noblesse où se recrute le peuple des petits fonctionnaires : comme toutes ses pareilles, elle possédait un modeste bien et quelques serfs, dans le gouvernement de Toula. On menait parfois l’enfant à cette campagne ; ces premières visions de la vie des champs reparaîtront de loin en loin dans son œuvre, mais rares et courtes. Au rebours des autres écrivains russes, amoureux de la nature et toujours ramenés à celle où ils ont grandi, Dostoïevsky ne lui prêtera qu’une attention distraite ; psychologue, l’âme humaine retiendra toute sa vue, ses paysages préférés seront les faubourgs des grandes villes, les rues de misère. Dans ces souvenirs de l’enfance où le talent puise sa coloration particulière, vous ne sentirez guère l’influence des bois paisibles et des cieux libres : quand l’imagination du romancier se retrempera à sa source, elle reverra le jardin de l’hospice, les apparitions maladives sous la robe brune et le bonnet blanc d’uniforme, les jeux timides entre les « humiliés » et les « offensés ».

Les enfants du médecin étaient nombreux, la vie malaisée. Après les premières études dans une pension de Moscou, le père obtint que les deux aînés, Michel et Féodor, fussent admis à l’École des ingénieurs militaires, à Pétersbourg. Une vive amitié, resserrée par une vocation commune pour la littérature, unit toujours les deux frères ; ils se furent d’un mutuel appui dans les grandes crises qui les frappèrent ensemble ; les lettres adressées à Alexis tiennent la meilleure place dans le volume de Correspondance, qui nous renseignera sur la vie intime de Féodor Michaïlovitch. Tous deux se trouvaient fort dépaysés dans cette école du génie qui remplaçait pour eux l’université. L’éducation classique a manqué à Dostoïevsky ; elle lui eût donné la politesse et l’équilibre qu’on gagne au commerce précoce des lettres. Il y suppléait tant bien que mal en lisant Pouchkine et Gogol, les romans français, Balzac, Eugène Sue, George Sand, qui paraît avoir eu un grand ascendant sur son imagination. Mais Gogol était sont maître favori ; les Âmes mortes lui révélaient ce monde des humbles vers lequel il se sentait attiré. Sorti de l’école en 1843, avec le grade de sous-lieutenant, Dostoïevsky ne garda pas longtemps ses torsades d’ingénieur ; un an plus tard, il donnait sa démission pour se vouer exclusivement aux occupations littéraires.

À partir de ce jour commence, pour durer pendant quarante ans, le duel féroce de l’écrivain et de la misère. Le père était mort, le maigre patrimoine dispersé entre les enfants, vite évanoui. Le jeune Féodor Michaïlovitch entreprend des traductions, sollicite les journaux et les libraires. Pendant quarante ans, sa correspondance, qui fait penser à celle de Balzac, ne sera qu’un long cri d’angoisse, une récapitulation des dettes qu’il traîne derrière lui, une lamentation sur ce métier de « cheval de fiacre » loué d’avance aux éditeurs. Il n’aura de pain assuré que celui du bagne, pendant les années qu’il y passera. Très-dur aux privations matérielles, Dostoïevsky était sans force contre les blessures morales que fait l’indigence ; l’orgueil douloureux qui formait le fond de son caractère souffrait horriblement de tout ce qui trahissait sa pauvreté.

On sent la plaie vive dans ses lettres, on la sent chez les héros de ses romans, en qui son âme est si visiblement incarnée ; tous sont torturés par une vergogne ombrageuse. Avec cela malade déjà, victime de ses nerfs ébranlés, visionnaire même ; il se croit menacé de tous les maux ; il laisse parfois sur son bureau, en s’endormant, des tablettes qui portent cette recommandation : « Peut-être que cette nuit je tomberai dans un sommeil léthargique ; ainsi qu’on prenne garde de m’ensevelir avant un certain nombre de jours… »

Ce qui n’était point une vision, c’était le mal terrible, le mal sacré, dont il ressentit alors les premières attaques. On a prétendu qu’il l’avait contracté plus tard, en Sibérie ; un ami de sa jeunesse m’affirme que, dès cette époque, Féodor Michaïlovitch se roulait dans les rues, l’écume à la bouche. Oui, il était bien tel dès lors que nous l’avons connu sur son déclin, un frêle et vivace faisceau de nerfs exaspérés, une âme féminine dans l’enveloppe d’un paysan russe ; concentré, sauvage, halluciné, avec des flots de vague tendresse qui lui noyaient le cœur quand il regardait les basses régions de la vie.

Seul le travail le consolait et le ravissait. Dans ses lettres, il narre ses projets de romans avec des explosions d’enchantement naïf ; et plus tard, c’est avec le souvenir de ces premières ivresses qu’il fera parler un des personnages tirés de lui-même, le romancier qui figure dans Humiliés et offensés : « Si j’ai jamais été heureux, ce ne fut point pendant les premières minutes enivrées de mes succès, mais alors que je n’avais encore lu ni montré mon manuscrit à personne ; pendant ces longues nuits passées au milieu de rêves et d’espérances enthousiastes, dans un amour passionné pour mon travail ; lorsque je vivais avec ma chimère, avec les personnages créés par moi, comme avec des parents, des êtres existant réellement : je les aimais ; je me réjouissais ou je m’affligeais avec eux, et il m’est arrivé de verser des larmes sincères sur les mésaventures de mon pauvre héros. »

Cela se voit bien dans son premier roman, celui qui contient en germe tous les autres, les Pauvres Gens. Dostoïevsky l’écrivit à vingt-trois ans ; il a raconté sur la fin de sa vie, dans le Carnet d’un écrivain, la belle histoire de ce début. Le pauvre petit ingénieur ne connaissait pas une âme dans le monde littéraire et ne savait que faire de son manuscrit. Un de ses camarades, M. Grigorovitch, qui tient une place honorée dans les lettres et m’a confirmé cette anecdote, porta le manuscrit chez Nékrassof, le poète des déshérités. À trois heures du matin, Dostoïevsky entendit frapper à sa porte : c’était Grigorovitch qui revenait, amenant Nékrassof. Le poète se précipita dans les bras de l’inconnu avec une émotion communicative ; il avait lu toute la nuit le roman, il en avait l’âme bouleversée. Nékrassof vivait, lui aussi, de cette vie méfiante et dérobée qui fut le partage de presque tous les écrivains russes à cette époque. Ces cœurs fermés, jetés l’un à l’autre par une impulsion irrésistible, se débondèrent au premier choc avec toute la générosité de leur âge ; l’aube surprit les trois enthousiastes attardés dans une causerie exaltée, dans une communion d’espérances, de rêves d’art et de poésie.

En quittant son protégé, Nékrassof alla droit chez Biélinski, l’oracle de la pensée russe, le critique dont le nom seul épouvantait les débutants. « Un nouveau Gogol nous est né ! s’écria le poète en entrant chez son ami. ― Il pousse aujourd’hui des Gogol comme des champignons », répondit le critique de son air le plus refrogné ; et il prit le manuscrit comme il eût fait d’une croûte de pain empoisonnée. On sait que, par tous pays, les grands critiques prennent ainsi les manuscrits. Mais, sur Biélinski aussi, l’effet de la lecture fut magique ; quand l’auteur, tremblant d’angoisse, se présenta chez son juge, celui-ci l’apostropha comme hors de lui : « Comprenez-vous bien, jeune homme, toute la vérité de ce que vous avez écrit ? Non, avec vos vingt ans, vous ne pouvez pas le comprendre. C’est la révélation de l’art, le don d’en haut : respectez ce don, vous serez un grand écrivain ! » ― Quelques mois après, les Pauvres Gens paraissaient dans une revue périodique, et la Russie ratifiait le verdict de son critique.

L’étonnement de Biélinski était bien justifié. On se refuse à croire qu’une âme de vingt ans ait enfanté une tragédie si simple et si navrante. À cet âge, on devine le bonheur, science de la jeunesse, apprise sans maître, et qu’on désapprend dès qu’on cherche à l’appliquer ; on invente des douleurs héroïques et voyantes, de celles qui portent leur consolation dans leur grandeur et leur fracas ; mais la souffrance du déclin, toute plate, toute sourde, la souffrance honteuse et cachée comme une plaie, où l’avait-il apprise avant le temps, ce misérable génie ? ― C’est une histoire bien ordinaire, une correspondance entre deux personnages. Un petit commis de chancellerie, usé d’années et de soucis, descend la pente de sa triste vie, en luttant contre la détresse matérielle, les supplices d’amour-propre ; pour un rien, il ne serait que ridicule, cet expéditionnaire ignorant et naïf, souffre-douleur de ses camarades, commun de parler, médiocre de pensée, qui met toute sa gloire à bien copier ; mais sous cette enveloppe vieillie et falote, un cœur d’enfant s’est conservé, si candide, si dévoué, j’ai failli dire si saintement bête dans le don sublime de soi-même ! C’est le type de prédilection de tous les observateurs russes, celui qui résume ce qu’il y a de meilleur dans le génie de leur peuple ; c’est la Loukéria des Reliques vivantes pour Tourguénef, le Karataïef de Guerre et paix pour Tolstoï. Mais ceux-là ne sont que des paysans ; le Diévouchkine des Pauvres Gens est de quelques degrés plus élevé sur l’échelle intellectuelle et sociale.

Dans cette vie, noire et glacée comme une longue nuit de décembre russe, il y a un rayon de clarté, une joie ; vis-à-vis de la soupente où l’expéditionnaire copie ses dossiers, dans un autre pauvre logis, une jeune fille habite ; c’est une parente lointaine, battue du sort, elle aussi, et qui n’a au monde que la faible protection de son ami ; isolées, étouffées de tout côté par la pression brutale des hommes et des choses, ces deux misères se sont appuyées l’une sur l’autre pour s’entr’aimer et s’entraider à ne pas mourir. Dans cette affection mutuelle, l’homme apporte une abnégation discrète, une délicatesse d’autant plus charmante qu’elle jure avec la gaucherie habituelle de ses idées et de ses actes ; fleur timide, née sur une pauvre terre, dans les ronces, et qui ne se trahit que par son parfum. Il s’impose des privations héroïques pour soutenir et même pour égayer l’existence de son amie ; elles sont bien cachées, on ne les devine que par quelques maladresses dans son style. Lui-même les trouve si naturelles ! C’est tour à tour le sentiment d’un père, d’un frère, d’un bon vieux chien ; ainsi l’appellerait de bonne foi le pauvre homme, s’il cherchait à s’analyser ; et pourtant, je sais bien le vrai nom de ce sentiment ; mais n’allez pas le lui dire, il mourrait de honte en entendant le mot.

Le caractère de la femme est tracé avec un art surprenant ; elle est bien supérieure à son ami par l’esprit et l’éducation, elle le guide dans les choses de l’intelligence où il est si neuf ; tendre et faible, avec un cœur moins sûr, moins résigné. Elle n’a pas tout à fait renoncé à vivre, celle-là : sans cesse elle se récrie contre les sacrifices que Diévouchkine s’impose, elle le supplie de ne pas s’inquiéter d’elle ; puis un cri de dénuement lui échappe, ou même un désir enfantin, l’envie d’un chiffon. Les deux voisins ne peuvent se voir qu’à de longs intervalles, pour ne pas donner à jaser ; une correspondance presque quotidienne s’est établie entre eux. Ces lettres nous apprennent leur passé, leur morose histoire, les petits incidents de leur vie de chaque jour, leurs déceptions ; les terreurs de la jeune fille, poursuivie par le vice aux aguets, les désespoirs de l’employé, courant après son pain, cherchant piteusement à défendre les lambeaux de sa dignité d’homme, arrachés par des mains cruelles. Enfin la crise survient. Diévouchkine perd sa seule joie. Vous croyez sans doute qu’elle va lui être ravie par un jeune amour, prenant dans le cœur de sa protégée la place de l’affection fraternelle ; oh ! non, c’est bien plus humain, bien plus triste.

Un homme, qui a jadis recherché cette personne et à qui revient une bonne part des difficultés présentes, lui offre sa main, il est d’âge mûr, très-riche, un peu suspect ; pourtant sa proposition est honorable ; lasse de lutter contre la fatalité, persuadée peut-être qu’elle allège d’autant les difficultés où se débat son ami, la malheureuse accepte. Ici l’étude de caractère est d’une vérité achevée ; la fiancée passant de l’indigence au luxe est grisée un instant par cette nouvelle atmosphère : des toilettes, des bijoux, enfin ! Dans sa cruauté ingénue, elle remplit les dernières lettres de détails sur ces graves sujets ; par habitude, elle charge ce bon Diévouchkine, qui lui faisait jadis toutes ses emplettes, d’aller chez la modiste, chez le joaillier. Est-ce à dire que ce soit une âme vile, indigne du sentiment exquis qu’elle avait inspirée ? Le lecteur n’a pas une minute cette impression, tant le narrateur sait garder la note juste. Non, c’est un peu de jeunesse et d’humanité qui remonte à la surface de cette âme écrasée : comment lui en vouloir ? Et puis, cette cruauté s’explique par le malentendu des deux sentiments ; pour elle, ce n’est qu’une amitié qui restera fidèle, reconnaissante, bien qu’un peu moins étroite : comment comprendrait-elle que pour lui, c’est le désespoir ? Car une des conditions du mariage est de partir aussitôt pour une province éloignée. Jusqu’à la dernière heure, Diévouchkine répond aux lettres avec des détails minutieux sur les commissions dont il s’acquitte, avec de grands efforts pour se reconnaître dans les dentelles et les rubans ; à peine si un frisson réprimé trahit çà et là l’épouvante qui l’envahit, à l’idée de l’abandon prochain ; mais dans la dernière lettre, le cœur déchiré se fend, le malheureux homme voit devant lui son affreux reste de vie, seule, vide ; il ne sait plus ce qu’il écrit ; et néanmoins sa plainte est discrète, il ne semble pas deviner encore tout le secret de sa douleur. Le drame finit sur ce gémissement, prolongé dans la solitude, derrière le train qui sépare les « pauvres gens ».

Il y a déjà quelques longueurs dans ce premier livre ; mais le défaut est bien moins sensible qu’il ne le sera par la suite. Certains tableaux sont saisis en pleine réalité, avec une vigueur tragique. ― La jeune femme raconte la mort d’un étudiant, son voisin dans la maison, et le désespoir du père, un vieillard simple et illettré, qui vivait dans une admiration craintive pour l’intelligence de son fils, si savant.

« Anna Féodorovna, notre propriétaire, s’occupa des obsèques. Elle acheta une bière toute simple et loua un charretier avec son tombereau. Pour se couvrir de ses dépenses, Anna Féodorovna prit tous les livres et toutes les hardes du défunt. Le vieux se querella avec elle, il fit grand tapage et lui arracha autant de livres qu’il put ; il fut comme hébété, sans mémoire ; il tournait sans relâche autour du cercueil, d’un air affairé, cherchant à se rendre utile ; tantôt il arrangeait les couronnes placées sur le corps, tantôt il allumait ou changeait les cierges. On voyait que ses idées ne pouvaient se fixer sur rien avec suite.

« Ni ma mère ni Arma Féodorovna n’allèrent à l’église pour l’absoute. Ma mère était malade, Anna Féodorovna s’était disputée avec le vieux et ne voulait plus se mêler de rien. J’allai seule avec lui. Pendant la cérémonie, je fus prise d’une peur vague, comme un pressentiment d’avenir ; je pouvais à peine me tenir sur mes jambes. Enfin on cloua le cercueil, on le chargea sur la charrette et on l’emmena, le charretier fit prendre le trot à son cheval. Le vieux courait derrière et sanglotait bruyamment. Ses sanglots étaient haletants, coupés de hoquets par l’essoufflement de la course. Le pauvre homme perdit son chapeau et ne s’arrêta pas pour le ramasser. La plaie ruisselait sur sa tête ; un vent froid s’éleva, la pluie se changea en givre qui piquait le visage. Le vieux semblait ne pas s’apercevoir de cet affreux temps ; il courait toujours en sanglotant d’un côté de la charrette à l’autre. Les pans de sa redingote usée battaient au vent, comme de grandes ailes ; de toutes ses poches des livres tombaient ; il avait dans les mains un gros volume et l’étreignait contre lui de toute sa force. Les passants se découvraient et se signaient. Quelques-uns se retournaient et regardaient avec étonnement ce vieillard. À chaque instant, il perdait des livres qui roulaient dans la boue. On l’arrêtait pour les lui montrer ; il les ramassait et courait de plus belle pour rattraper la bière. Au coin de la rue, une vieille mendiante se mit à accompagner le convoi avec lui. La charrette disparut au tournant, et je les perdis de vue. »

Je voudrais citer d’autres morceaux : j’hésite et ne trouve pas. C’est le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un roman. La structure est si solide, les matériaux si simples et si bien sacrifiés à l’impression d’ensemble, qu’un fragment détaché perd toute valeur ; il ne signifie pas plus que la pierre arrachée d’un temple grec, où toute la beauté réside dans les lignes générales. C’est le don inné chez les grands romanciers russes ; les pages de leurs livres s’accumulent sans bruit, gouttes d’eau lentes et creusantes ; tout d’un coup, et sans avoir aperçu la crue, on se trouve perdu sur un lac profond, submergé par cette mélancolie qui monte.

Un autre trait leur est commun, où Tourguénef excella et où Dostoïevsky l’a peut-être dépassé : l’art d’éveiller avec une ligne, un mot, des résonnantes infinies, des séries de sentiments et d’idées. Dans les Pauvres Gens, cet art est déjà tout entier. Les mots que vous lisez sur ce papier, il semble qu’ils ne soient pas écrits en longueur, mais en profondeur ; ils traînent derrière eux de sourdes répercussions, qui vont se perdre on ne sait où ; c’est le clavier de l’orgue, ces touches étroites d’où le son paraît sortir, et qui se relient par d’invisibles conduites au vaste cœur de l’instrument, au réservoir d’harmonie où grondent les tempêtes. Quand on tourne la dernière page, on connaît les deux personnages comme si l’on eût vécu des années auprès d’eux ; l’auteur ne nous a pas dit la millième partie de ce que nous savons sur eux, et cependant nous le savons de science certaine, tant ses indications sont révélatrices. J’en demande pardon à nos écoles de précision et d’exactitude, mais décidément l’écrivain est surtout puissant par ce qu’il ne dit pas : nous lui sommes reconnaissants de tout ce qu’il nous laisse deviner.

Œuvre désolée, qui pourrait porter comme épigraphe ce que Diévouchkine écrit d’un de ses compagnons de misère, frappé par un nouveau coup : « Ses larmes coulaient : peut-être n’était-ce pas de ce chagrin, mais comme cela, par habitude, ses yeux étant toujours humides. Œuvre de tendresse, sortie du cœur tout d’un jet, Dostoïevsky y a déposé toute sa nature, sa sensibilité maladive, son besoin de pitié et de dévouement, son amère conception de la vie, son orgueil farouche et toujours endolori. Comme les lettres simulées de Diévouchkine, ses lettres de cette époque parlent des souffrances inconcevables que lui faisait éprouver « sa redingote honteuse ». ― Pour partager la surprise de Nékrassof et de Biélinsky, pour comprendre l’originalité de cette création, il faut la replacer à son moment littéraire. Les Récits d’un chasseur ne devaient paraître que cinq ans plus tard. Il est vrai, Gogol avait fourni le thème, dans le Manteau ; mais Dostoïevsky substituait à la fantaisie de son maître une émotion suggestive.

Il continua dans la même voie, par des essais qui marquèrent moins ; son talent inquiet chercha dans d’autres directions, et même dans la drôlerie, avec la farce qui porte ce singulier titre : la Femme d’un autre et le mari sous le lit. La plaisanterie y est grosse et lourde ; ce qui manquait le plus à notre romancier, c’était la bonne humeur ; il avait la finesse philosophique et la finesse du cœur, il n’entendait rien à cette finesse qui est le sourire de l’esprit. ― La destinée allait se charger de le remettre dans son chemin avec la rudesse qu’elle apporte parfois à ses indications. Nous touchons à la terrible épreuve qui constitue à cet homme une physionomie tragique entre tous les écrivains.


II

On a vu plus haut quel esprit animait les cercles d’étudiants qui se formèrent après 1840, comment ces jeunes gens se réunissaient pour lire et discuter Fourier, Louis Blanc, Proudhon. Vers 1847, ces cercles s’ouvrirent à des publicistes, à des officiers ; ils se relièrent entre eux sous la direction d’un ancien étudiant, l’auteur du Dictionnaire des termes étrangers, l’agitateur Pétrachevsky. L’histoire de la conspiration de Pétrachevsky est encore mal connue, comme toute l’histoire de ce temps. Il est certain néanmoins que deux courants se dessinèrent parmi les affiliés : les uns se rattachaient à leurs prédécesseurs, les décembristes de 1825 ; ceux-là se bornaient à rêver l’émancipation des serfs et une constitution libérale. Les autres devançaient leurs successeurs, les nihilistes actuels, et réclamaient la ruine radicale de notre vieille maison sociale.

L’âme de Dostoïevsky, telle qu’on a déjà pu l’entrevoir, était une proie désignée pour ces entraînements d’idées ; elle leur appartenait par sa générosité, comme par ses chagrins et ses révoltes. Il a raconté longtemps après, dans le Carnet d’un écrivain, comment il fut endoctriné par Biélinsky, comment son protecteur littéraire l’attira au socialisme et voulut le convertir à l’athéisme ; ces pages, écrites en 1873, sont amères et outrées, elles ont eu le tort de venir trop tard, quand la mort avait clos les lèvres qui eussent pu protester.

L’auteur de Pauvres Gens fut bientôt assidu aux réunions inspirées par Pétrachevsky. Il est hors de doute qu’il y prit place parmi les modérés, ou, pour dire plus juste, parmi les rêveurs indépendants : du mysticisme, de la pitié, c’est tout ce qu’il pouvait dégager d’une doctrine politique ; son incapacité pour l’action rendait ce métaphysicien peu dangereux. Le jugement prononcé contre lui par la suite ne relevait que des charges bien vénielles : la participation aux réunions, « à des entretiens sur la sévérité de la censure », la lecture ou seulement l’audition de quelques pamphlets délictueux, le concours éventuel promis à une typographie en projet. Ces crimes d’opinion paraîtront bien légers, surtout si on les balance avec le châtiment rigoureux qu’ils provoquèrent. La police était alors si imparfaite qu’elle ignora pendant deux ans ce qui se tramait dans les cercles des mécontents ; enfin il se trouva un faux frère pour la renseigner. Pétrachevsky et ses amis achevèrent de se trahir dans un banquet donné en l’honneur de Fourier ; on y prêcha, dans le style de l’époque, la destruction de la famille, de la propriété, des rois et des dieux ; ce qui n’empêcha pas les conspirateurs de se donner rendez-vous à un autre banquet où l’on célébrait « le fondateur du christianisme ». Dostoïevsky n’assista pas à ces agapes sociales.

Ceci se passait, ― on ne doit pas l’oublier en lisant ce qui va suivre, ― au lendemain des journées de juin qui avaient terrifié l’Europe, un an après d’autres banquets qui avaient renversé un trône. L’empereur Nicolas était sensible et humain ; il se faisait violence pour être impitoyable, avec la conviction religieuse que Dieu l’avait élu à la seule fin de sauver un monde qui croulait. Ce souverain méditait l’affranchissements des serfs ; par un malentendu fatal, il allait frapper des hommes dont quelques-uns n’avaient commis d’autre crime que de vouloir le même bienfait. L’histoire n’est équitable que si elle plonge dans toutes les consciences pour vérifier leurs mobiles et éprouver les ressorts qui les ont fait agir. Mais l’heure de lutte dont je parle n’était pas propice aux explications et aux jugements rassis.

Le 23 avril 1849, à cinq heures du matin, trente-quatre suspects furent arrêtés. Les deux frères Dostoïevsky étaient du nombre. On conduisit les prévenus à la citadelle, on les mit au secret dans les casemates du ravelin Alexis, lieu lugubre, hanté d’ombres douloureuses. Ils y restèrent huit mois, sans autres distractions que les interrogatoires des commissaires enquêteurs ; à la fin seulement, on toléra dans leurs cellules quelques livres de piété. Féodor Michaïlovitch écrivait plus tard à son frère, assez promptement relâché faute de préventions suffisantes : « Pendant cinq mois j’ai vécu de ma propre substance, c’est-à-dire de mon seul cerveau et de rien autre… Penser perpétuellement et seulement penser, sans aucune impression extérieure pour renouveler et soutenir la pensée, c’est pesant… J’étais comme sous une machine à faire le vide, d’où on retirait tout l’air respirable. » ― Cette comparaison énergique gardait alors sa justesse bien au delà des glacis de la citadelle russe. Hippolyte Debout, l’un des prisonniers, a noté dans ses souvenirs la seule consolation qui leur fût donnée. Un jeune soldat de la garnison, de faction dans le corridor, s’était attendri sur l’isolement des détenus ; de temps en temps, il entrouvrait le judas pratiqué dans les portes des casemates et chuchotait : « Vous vous ennuyez bien ? souffrez avec patience, le Christ aussi a souffert. » Ce fut peut-être en entendant la parole du soldat que Dostoïevsky conçut quelques-uns de ces caractères où il a si bien peint la pieuse résignation du peuple russe.

Le 22 décembre, on vint extraire les prévenus, sans les instruire du jugement rendu contre eux en leur absence par la cour militaire. Ils n’étaient plus que vingt et un ; les autres avaient été relaxés. On les conduisit sur la place de Semenovski, où un échafaud était dressé. Tandis qu’on les groupait sur la plate-forme et qu’ils fraternisaient en se reconnaissant, Dostoïevsky communiqua à l’un d’eux, Montbelli, qui l’a raconté depuis, le plan d’une nouvelle à laquelle il travaillait dans sa prison. Par un froid de 21 degrés Réaumur, les criminels d’État durent quitter leurs habits et écouter en chemise la lecture du jugement, qui dura une demi-heure. Comme le greffier commençait, Féodor Michaïlovitch dit à son voisin, Dourof : « Est-il possible que nous soyons exécutés ? » Cette idée se présentait alors pour la première fois à son esprit. Dourof répondit d’un geste, en lui montrant une charrette chargée d’objets dissimulés sous une bâche qui semblaient être des cercueils. La lecture finit sur ces mots : « … sont condamnés à la peine de mort et seront fusillés. » Le greffier descendit de l’échafaud, un prêtre y monta, la croix entre les mains, et exhorta les condamnés à se confesser. Un seul, un homme de la classe marchande, se rendit à cette invitation ; tous les autres baisèrent la croix. On attacha au poteau Pétrachevsky et deux des principaux conjurés. L’officier fit charger les armes à la compagnie rangée en face et prononça les premiers commandements.

Comme les soldats abaissaient leurs fusils, un guidon blanc fut hissé devant eux ; alors seulement, les vingt et un apprirent que l’Empereur avait réformé le jugement militaire et commué leur peine. Les télègues qui attendaient au pied de l’échafaud devaient les conduire en Sibérie. On détacha les chefs ; l’un d’eux, Grigorief, avait été frappé de folie et ne retrouva jamais ses facultés[2].

Tout au contraire, Dostoïevsky a souvent affirmé depuis, et de la meilleure foi du monde, qu’il serait immanquablement devenu fou dans la vie normale, si cette épreuve et celles qui suivirent lui eussent été épargnée. Durant sa dernière année de liberté, l’obsession de maladies chimériques, le trouble de ses nerfs et les « frayeurs mystiques[3] » le menaient droit au dérangement mental, à l’en croire ; il ne fut sauvé, assure-t-il, que par ce brusque changement d’existence, par la nécessité de se roidir contre les coups qui l’accablèrent alors. Je le veux bien ; les secrets de l’âme sont insaisissables, et il est certain que rien ne guérit des maux imaginaires comme un malheur véritable ; pourtant, j’incline à penser qu’il y avait quelque illusion d’orgueil de cette affirmation. À lire attentivement toutes les œuvres ultérieures du romancier, on retrouve toujours un point où l’ébranlement cérébral de cette affreuse minute est persistant. Dans chacun de ses livres, il ramènera une scène pareille, le récit ou le rêve d’une exécution capitale, et il s’acharnera à l’étude psychologique du condamné qui va mourir ; remarquez l’intensité particulière de ces pages, on y sent l’hallucination d’un cauchemar qui habite dans quelque retraite douloureuse du cerveau.

L’arrêt impérial, moins rigoureux pour l’écrivain que pour les autres, réduisait sa peine à quatre ans de travaux forcés ; ensuite, l’inscription au service comme simple soldat, avec perte de la noblesse, des droits civils. Les déportés montèrent séance tenante dans les traîneaux, le convoi s’achemina vers la Sibérie. À Tobolsk, après une dernière nuit passée en commun, ils se dirent adieu ; on les ferra, on leur rasa la tête, on les dirigea sur des destinations différentes. Ce fut là, dans la prison d’étapes, qu’ils reçurent la visite des femmes des décembristes. On sait quel admirable exemple avaient donné ces vaillantes ; appartenant aux plus hautes classes sociales, à la vie heureuse, elles avaient tout quitté, suivi en Sibérie leurs maris exilés ; depuis vingt-cinq ans, elles erraient à la porte des bagnes. En apprenant que la patrie envoyait une nouvelle génération de proscrits, ces femmes vinrent à la prison ; institutrices de souffrance et de courage, elles enseignèrent au malheur nouveau la leçon maternelle de l’ancien malheur ; elles apprirent à ces jeunes gens, ― les plus âgés n’avaient pas trente ans, ― ce qui les attendait et comment il fallait supporter la disgrâce ; elles firent mieux, elles offrirent à chacun d’eux tout ce qu’elles pouvaient donner, tout ce qu’ils pouvaient posséder : un Évangile. Dostoïevsky accepta, et pendant les quatre années le livre ne quitta pas son chevet ; il le lut chaque nuit, sous la lanterne du dortoir, il apprit à d’autres à y lire ; après le dur travail du jour, tandis que ses compagnons de fers demandaient au sommeil la réparation de leurs forces physiques, il implorait de son livre un bienfait plus nécessaire encore pour l’homme de pensée : la réfection des forces morales, le soutien du cœur à hauteur de l’épreuve.

Qu’on se le figure, cet homme de pensée, avec ses nerfs délicats, son orgueil dévorant, son imagination naturellement effrayée et rapide à grossir chaque contrariété, ― qu’on se le figure, déchu dans cette compagnie de scélérats vulgaires, voué à des supplices monotones, traîné chaque matin aux travaux de force, et, à la moindre négligence, au moindre mouvement d’humeur de ses gardiens, menacé de passer entre les verges des soldats. Il était. inscrit dans la « seconde catégorie », celle des pires malfaiteurs et des criminels politiques. Ces condamnés étaient détenus dans une citadelle, sous la surveillance militaire : on les employait à tourner la meule dans les fours à albâtre, à dépecer les vieilles barques, l’hiver, sur la glace du fleuve, à d’autres travaux rudes et inutiles. Il a très-bien décrit, plus tard, le surcroît de fatigue qui accable l’homme quand on le contraint à travailler, avec le sentiment que sa besogne est une simple gymnastique. Il a dit aussi, et je le crois, que la punition la plus sévère, c’est de n’être jamais seul un instant, pendant des années. Mais la torture suprême pour cet écrivain en pleine sève, envahi par les idées et les formes, c’était l’impossibilité d’écrire, d’alléger sa peine en la jetant dans une œuvre littéraire ; son talent rentré l’étouffait.

Il survécut pourtant, épuré et fortifié. Nous n’avons pas besoin d’imaginer l’histoire de ce martyre ; voici qu’elle est tout entière, transparente sous des noms étrangers, dans le livre qu’il écrivit au sortir du bagne, les Souvenirs de la maison des morts. Avec ce livre, nous rentrons dans l’étude de son œuvre, tout en continuant celle de sa vie. ― Oh ! que la fortune littéraire est chose de hasard et d’injustice ! Le nom et l’ouvrage de Silvio Pellico ont fait le tour du monde civilisé ; ils sont classiques en France ; et dans cette même France, sur cette grande route de toutes les renommées et de toutes les idées, on ignorait hier encore jusqu’au titre d’un livre cruel et superbe, supérieur au récit du prisonnier lombard par la maîtrise d’art autant que par l’épouvante des choses racontées. Est-ce que les larmes russes seraient moins humaines que les larmes italiennes ?

Jamais livre ne fut plus difficile à faire. Il s’agissait de parler de cette terre secrète, la Sibérie, dont le nom n’était pas prononcé volontiers à cette époque. La langue juridique elle-même usait souvent d’un euphémisme pour ne pas risquer le mot ; les tribunaux condamnaient à la déportation « dans des lieux très-éloignés ». Et c’était un ancien détenu politique qui entreprenait de marcher sur ces braises, de tenir cette gageure contre la censure ! Il la gagna. La première condition de succès était de paraître ignorer qu’il y eût des condamnés politiques ; il fallait pourtant nous faire comprendre quels raffinements de souffrance attendent un homme des classes supérieures, précipité dans ce milieu infâme. L’écrivain nous présente le manuscrit d’un certain Alexandre Goriantchikof, mort en Sibérie après sa libération ; quelques pages biographiques nous avertissent que ce prête-nom était un homme honnête et instruit, appartenant à l’ordre de la noblesse ; ce qui lui a valu sa condamnation à dix ans de travaux forcés, oh ! mon Dieu, c’est moins que rien, un accident, une de ces peccadilles qui n’entachent ni le cœur ni l’honneur : Goriantchikof a tué sa femme dans un accès de jalousie justifiée. Vous ne l’en estimez pas moins, n’est-ce pas ? nos jurés l’acquitteraient, et d’ailleurs vous devinez que cette histoire est inventée à plaisir pour dissimuler un crime d’opinion ; le but de l’auteur est atteint, c’est à la suite d’un innocent que nous entrons en enfer.

Une caserne entre des remparts ; trois à quatre cents forçats venus de tous les points de l’horizon, un microcosme qui est la fidèle image de la Russie, avec sa mosaïque de nationalités : des Tatars, des Kirghiz, des Polonais, des Lesghiens, un Juif. Durant dix années d’un formidable ennui, la seule occupation de Goriantchikof, ― lisez : de Dostoïevsky, sera d’observer ces pauvres âmes ; il en résulte d’incomparables études psychologiques. Peu à peu, sous la livrée uniforme de ces misérables, sous la physionomie farouche et taciturne qui leur est commune, nous voyons se dessiner des caractères, des créatures humaines analysées dans le plus profond de leurs instincts. L’observateur enveloppe d’une large sympathie tous les « malheureux » qui l’entourent ; c’est le terme pour lequel le peuple russe désigne invariablement les victimes de la justice ; l’écrivain se sert volontiers de ce terme[4] ; on sent que lui aussi évite de penser à la faute pour s’attendrir sur la tristesse de l’expiation, pour rechercher, ― car c’est là son souci constant, ― l’étincelle divine qui subsiste toujours chez le plus dégradé. Quelques-uns des forçats lui racontent leur histoire ; c’est la matière de petits chapitres dramatiques, chefs-d’œuvre de naturel et de sentiment ; les plus achevés sont les récits de deux meurtriers par amour : le soldat Baklouchine et le mari d’Akoulina. Pour d’autres, le philosophe ne s’inquiète pas de fouiller dans leur passé ; il se complaît à peindre leur nature morale en elle-même, avec ce procédé large et flottant, ce pourtour vague de pénombre qu’affectionnent les auteurs russes. Ils voient les choses et les figures dans le jour gris de la première aube ; les contours, mal arrêtés, finissent dans un possible confus et nuageux ; ce sont des portraits de M. Henner en regard de nos portraits d’Ingres. Et la langue, surtout cette langue populaire qu’emploie volontiers Dostoïevsky, s’y prête merveilleusement, avec son indétermination et sa fluidité.

La plupart de ces natures peuvent se ramener à un type commun : l’excès d’impulsion, l’otchaïanié, cet état de cœur et d’esprit pour lequel je m’efforce vainement de trouver un équivalent dans notre langue. Dostoïevsky l’analyse en maint endroit : « C’est la sensation d’un homme qui, du haut d’une tour élevée, se penche sur l’abîme béant et éprouve un frisson de volupté à l’idée qu’il pourrait se jeter la tête la première. Plus vite, et finissons-en pense-t-il. Parfois ce sont des gens très-paisibles, très-ordinaires, qui pensent ainsi… L’homme trouve une jouissance dans l’horreur qu’il inspire aux autres… Il tend toute son âme dans un désespoir effréné, et ce désespéré appelle le châtiment comme une solution, comme quelque chose qui « décidera » pour lui… » ― Dans un roman auquel nous viendrons tout à l’heure, l’Idiot, notre auteur cite un exemple topique de ces attaques de caprice, un fait réel, à ce qu’il assure.

« Deux paysans, hommes d’âge, amis qui se connaissaient depuis longtemps, arrivèrent dans une auberge ; ils n’étaient ivres ni l’un ni l’autre. Ils prirent le thé et demandèrent une seule chambre, où ils passèrent la nuit ensemble. L’un d’eux avait remarqué, depuis deux jours, une montre en argent, retenue par une chaînette en perles de verre, que son compagnon portait et qu’il ne lui connaissait pas auparavant. Cet homme n’était pas un voleur, il était honnête, et fort à son aise pour un paysan. Mais cette montre lui plut si fort, il en eut une envie si furieuse, qu’il ne put se maîtriser ; il prit un couteau, et dès que son ami eut le dos tourné, il s’approcha de lui à pas de loup, visa la place, leva les yeux au ciel, se signa, et murmura dévotement cette prière : « Seigneur, pardonne-moi par les mérites du Christ ! » Il égorgea son ami d’un seul coup, comme un mouton, puis il lui prit la montre. »

Souvent, il entre une forte dose d’ascétisme dans ces accès de folie. Voyez l’épisode du vieux-croyant, un condamné de conduite exemplaire, qui jette une pierre au commandant de place, uniquement pour être passé par les verges, « pour subir la souffrance ». Dostoïevsky reviendra sur ce trait, dans Crime et châtiment, tant il en a été impressionné ; il expliquera pour la centième fois, à cette occasion, le sens mystique que l’homme du peuple en Russie attache à la souffrance, recherchée pour elle-même, pour sa vertu propitiatoire. « Et si cette souffrance vient des autorités, c’est encore mieux. » Ici se retrouve cette idée de l’Antéchrist, inséparable du pouvoir temporel pour une partie de ce peuple, pour les innombrables sectaires du raskol. Tout le portrait du vieux-croyant mériterait d’être cité ; il éclaire bien le procédé de l’écrivain, il fait comprendre mieux que de longues digressions le pays que nous étudions.

« C’était un petit vieux tout blanc, tout chétif, d’une soixante d’années. Il m’avait vivement frappé dès notre première rencontre. Il ne ressemblait en rien aux autres détenus ; il y avait dans son regard quelque chose de si calme, de si reposé ! Je me souviens d’avoir contemplé avec un plaisir particulier ses yeux clairs, lumineux, cernés de petites rides. Je m’entretenais souvent avec lui ; rarement dans ma vie j’ai rencontré une aussi bonne créature, une âme aussi droite. Il expiait en Sibérie un crime irrémissible. À la suite de quelques conversions, d’un mouvement de retour à l’orthodoxie qui s’était produit parmi les vieux-croyants de Starodoub, le gouvernement, désireux d’encourager ces bonnes dispositions, avait fait bâtir une église orthodoxe. Le vieillard, d’accord avec d’autres fanatiques, avait résolu de « résister pour la foi », comme il disait. Ces gens avaient mis le feu à l’église. Les instigateurs du crime furent condamnés aux travaux forcés, lui tout le premier. C’était un marchand très-aisé, à la tête d’un commerce florissant ; il laissait à la maison une femme et des enfants ; mais il partit pour l’exil avec fermeté ; dans son aveuglement, il considérait sa peine comme « un témoignage pour la foi ». Après quelque temps de vie commune avec lui, on se posait involontairement cette question : Comment cet homme paisible, doux comme un enfant, avait-il pu se révolter ? Souvent je discutais avec lui sur les choses de « la foi ». Il ne cédait rien de ses convictions ; mais son argumentation ne trahissait jamais la moindre haine, le moindre ressentiment. J’ai eu beau l’étudier, je n’ai jamais discerné en lui le plus léger indice d’orgueil ou de fanfaronnade.

« Le vieillard était l’objet d’un respect universel dans le bagne, et il n’en tirait aucune vanité, Les détenus l’appelaient « notre petit oncle », et ne le molestaient jamais. Je compris là quel ascendant il avait dû exercer sur ses coreligionnaires. Malgré la fermeté apparente avec laquelle il supportait son sort, on devinait au fond de son âme un chagrin secret, inguérissable, qu’il s’efforçait de dérober à tous les yeux. Nous couchions tous deux dans le même dortoir. Une nuit, comme j’étais éveillé à quatre heures du matin, j’entendis un sanglot étouffé, timide ; le vieillard était assis sur le poêle et lisait une prière dans son eucologe manuscrit. Il pleurait, et je l’entendais murmurer de temps en temps : « Seigneur, ne m’abandonne pas ! Seigneur, fortifie-moi ! Mes petits enfants, mes chers petits, nous ne nous reverrons donc jamais ! » ― Je ne puis dire quelle tristesse je ressentis. »

En regard de ce portrait, je veux traduire un morceau d’un réalisme terrible, la mort de Michaïlof.

« Je connaissais peu ce Michaïlof. C’était un tout jeune homme de vingt-cinq ans au plus, grand, mince et remarquablement bien fait de sa personne. Il était détenu dans la section réservée (celle des grands criminels) ; extrêmement silencieux, toujours plongé dans une tristesse tranquille et morne. Il avait littéralement « séché » en prison. C’est ce que disaient de lui par la suite les forçats, parmi lesquels il laissa un bon souvenir. Je me souviens seulement qu’il avait de beaux yeux, et, en vérité, je ne sais pas pourquoi il me revient obstinément à la mémoire…

« Il mourut à trois heures de l’après-midi, par une belle, claire journée des grandes gelées. Le soleil, je me le rappelle, transperçait de ses rayons obliques les carreaux verdâtres et opaques de givre, dans les croisées de notre chambre d’hôpital. Le torrent lumineux tombait précisément sur cet infortuné. Il mourut sans connaissance et péniblement ; l’agonie fut longue, plusieurs heures de suite. Depuis le matin ses yeux ne distinguaient plus ceux qui s’approchaient de lui. On essayait de lui procurer quelque soulagement ; on voyait qu’il souffrait beaucoup ; il respirait difficilement, profondément, avec un râle ; sa poitrine se soulevait très-haut, comme si elle manquait d’air. Il rejeta sa couverture, son vêtement, et enfin déchira sa chemise, qui paraissait lui être un poids insupportable. On lui vint en aide, on le débarrassa de cette chemise. C’était effrayant à voir, ce long corps maigre, avec des jambes et des bras desséchés jusqu’à l’os, un ventre tombant, une poitrine soulevée et des côtes dessinées en relief, comme celles d’un squelette. Sur tout ce corps, il ne restait plus qu’une petite croix de bois et les fers ; il semblait que ses pieds amaigris eussent pu maintenant s’échapper des anneaux. Une demi-heure avant sa mort, tous les bruits tombèrent dans notre chambrée, on ne se parlait plus qu’en chuchotant. Ceux qui marchaient assourdissaient leurs pas. Les forçats causaient peu, et de choses indifférentes ; de loin en loin ils regardaient à la dérobée le mourant, qui râlait de plus en plus. À la fin, sa main errante et incertaine chercha sur sa poitrine la petite croix de bois et fit effort pour l’arracher, comme si cela aussi lui pesait trop, l’étouffait. On lui retira la croix ; dix minutes après, il expira.

« On frappa à la porte pour appeler le fonctionnaire, on lui donna avis. Un gardien entra, regarda le mort d’un air hébété et alla chercher l’officier de santé. Celui-ci vint aussitôt. C’était un jeune et brave garçon, un peu trop occupé de son extérieur, qui était d’ailleurs agréable ; il s’approcha du défunt d’un pas rapide, sonore dans la chambre silencieuse ; avec un air d’indifférence qui semblait composé pour la circonstance, il prit le pouls, le tâta, fit un geste signifiant que tout était fini, et sortit. On alla aussitôt avertir le poste ; il s’agissait d’un criminel important, de la section réservée ; il fallait des formalités particulières pour constater le décès. Comme on attendait le garde, un des forçats émit à voix basse l’avis qu’il ne serait pas mal de fermer les yeux au défunt. Un autre l’écouta attentivement, s’approcha sans bruit du mort et lui abaissa les paupières. Voyant la croix qui gisait sur l’oreiller, cet homme la prit, la regarda et la passa au cou de Michaïlof ; puis il se signa. Cependant le visage s’ossifiait ; un rayon de lumière jouait à la surface ; la bouche était à demi entr’ouverte ; deux rangées de dents jeunes et blanches brillaient sous les lèvres minces, collées aux gencives.

« Enfin le sous-officier de garde parut, en armes, et le casque en tête, suivi de deux surveillants. Il avança, ralentissant toujours le pas, regardant avec hésitation les forçats silencieux, qui faisaient cercle autour de lui et le considéraient d’un air sombre. Arrivé près du corps, il s’arrêta comme scellé au plancher. On eût dit qu’il avait peur. Ce cadavre desséché, tout nu, chargé seulement de ses fers, lui imposait. Le sous-officier dégrafa sa jugulaire, retira son casque, ce que nul ne songeait à exiger de lui, et il fit un large signe de croix. C’était une figure de vétéran, sévère, grise, disciplinée. Je me souviens qu’à ce moment la tête blanche du vieux Tchékounof se trouvait à côté de celle du sous-officier. Tchékounof dévisageait cet homme avec une attention étrange, le regardant dans le blanc des yeux et épiant tous ses gestes. Leurs regards se rencontrèrent, et tout à coup la lèvre inférieure de Tchékounof se mit à trembler. Elle se contracta, laissa voir les dents, et le forçat, montrant le mort au sous-officier d’un geste rapide et involontaire, murmura en s’éloignant :

« ― Il avait pourtant une mère, lui aussi…

« Je me souviens, ces mots me percèrent comme un trait. Pourquoi les avait-il dits ? comment lui étaient-ils venus à l’esprit !… On souleva le cadavre, les surveillants chargèrent le lit de camp où il reposait ; la paille froissée craquait, les fers traînaient avec un cliquetis sur le plancher dans le silence général. On les releva, on emporta le corps. Aussitôt les conversations reprirent, bruyantes. Nous entendîmes le sous-officier, dans le corridor, qui dépêchait quelqu’un chez le forgeron. Il fallait déferrer le mort… »

On voit la méthode, avec ses qualités et ses défauts, l’insistance, la décomposition minutieuse de chaque action.

Entre ces tableaux tragiques passent des figures plus douces, de bonnes âmes dévouées au soulagement des déportés, comme cette veuve qui venait chaque jour à la porte de la citadelle pour leur faire de petits présents, leur donner quelques nouvelles ou seulement sourire aux malheureux. « Elle pouvait bien peu, elle était très-pauvre ; mais nous autres prisonniers, nous sentions qu’il y avait tout près, par delà les murs de la prison, un être qui nous était tout dévoué, et c’était déjà beaucoup. »

Je choisis encore une page, l’une des plus serrées, des plus intérieurement émues ; l’histoire de l’aigle libéré par les forçats « afin qu’il crève libre ». Un jour, en revenant de la corvée, ils avaient capturé un de ces grands oiseaux de Sibérie, blessé à l’aile. On le gardait depuis quelques mois dans la cour des casernements, on le nourrissait, on tentait vainement de l’apprivoiser. Réfugié dans un recoin de la palissade, l’aigle se défendait contre toute approche, dardant ses yeux méchants sur ceux qui lui faisaient partager leur prison. On avait fini par l’oublier.

« On eût dit qu’il attendait haineusement la mort, ne se fiant à personne et ne se réconciliant avec personne. Enfin, un jour, les détenus se souvinrent de lui comme par hasard. Après au oubli de deux mois, pendant lesquels nul ne s’était inquiété de l’oiseau, il sembla que tous se fussent donné le mot pour le prendre subitement en pitié. On décida qu’il fallait libérer l’aigle. « S’il doit crever, que ce soit en liberté », opinèrent quelques-uns.

« — Connu, ajoutèrent d’autres ; un oiseau libre, sauvage,… on ne l’accoutumera pas à la prison.

« — Ça veut dire qu’il n’est pas comme nous, hasarda quelqu’un.

« — Voyez le farceur ! lui, c’est un oiseau, et nous, nous sommes des hommes.

« — L’aigle, camarades, c’est le tsar des forêts… commença Skouratof, le beau parleur ; mais cette fois, personne ne l’écouta. Après le dîner, quand les tambours battirent l’appel de la corvée, on s’empara de l’aigle, on lui maintint le bec, parce qu’il se défendait bravement ; on l’emporta hors de la palissade. Nous arrivâmes au glacis ; les douze hommes qui composaient l’escouade attendaient avec curiosité pour voir où irait l’oiseau. Chose étrange ! tous semblaient heureux d’on ne savait quoi, comme s’ils allaient recevoir eux-mêmes une part de liberté.

« — Eh ! la canaille ! on veut lui faire du bien, et il mord comme un enragé ! s’écria celui qui tenait la méchante bête, en lui jetant des regards presque attendris.

« — Lâche-le, Mikitka !

« — Oui, c’est un diable qui n’est pas fait pour vivre dans une boîte. Donne-lui la liberté, la bonne petite liberté.

« On lança l’aigle du haut du glacis dans la steppe. C’était à la fin de l’automne, par une après-midi froide et obscure. Le vent sifflait sur la steppe nue et gémissait dans les grandes herbes, jaunies, desséchées. L’aigle s’enfuit en droite ligne, battant de l’aile malade, et comme pressé d’arriver là où nos regards ne le suivraient plus. Les forçats guettaient curieusement sa tête qui pointait entre les herbes.

« — Voyez le coquin ! fit pensivement l’un d’eux.

« — Il ne s’est pas retourné, dit un autre. Pas une seule fois il n’a regardé en arrière, frères. Il ne pense qu’à fuir pour lui.

« — Tiens, dit un troisième, croyais-tu qu’il allait revenir te remercier ?

« — Connu, la liberté ! il a reçu la liberté.

« — Comme qui dirait l’indépendance.

« — On ne le voit déjà plus, frères.

« — Que fait-on là à flâner ? Marche ! crièrent les soldats de l’escorte.

« Et tous se mirent silencieusement au travail. »

Quand on ouvre ce livre, la note est tout d’abord si navrée qu’on se demande comment l’écrivain ménagera sa gradation, comment il appliquera sa manière constante, l’accumulation des touches sombres, la lente progression de tristesse et de terreur. Il y a réussi : ceux-là s’en rendront compte qui auront le courage d’aller jusqu’au chapitre des peines corporelles, jusqu’à la description de l’hôpital où les forçats viennent se remettre après les exécutions. Je ne pense pas qu’il soit possible de peindre des souffrances plus atroces dans un cadre plus répugnant. Voilà qui est fait pour décourager nos naturalistes : je les défie d’aller jamais aussi loin dans la sanie.

Et pourtant Dostoïevsky n’est pas de leur école. La différence est malaisée à expliquer, mais elle se sent. L’homme qui visiterait un hospice par pure curiosité de voir des plaies rares serait sévèrement jugé ; celui qui s’y rend pour panser ces plaies mérite l’intérêt et le respect. Tout est dans l’intention de l’écrivain ; si subtils que soient les stratagèmes de son art, il ne trompe pas le lecteur sur cette intention. Quand son réalisme n’est qu’une recherche bizarre, il peut éveiller nos curiosités malsaines, mais dans notre for intérieur nous le condamnons, et nous-mêmes par-dessus le marché, ce qui ne contribue pas à nous faire aimer l’auteur. S’il est visible, au contraire, que cette esthétique particulière sert une idée morale, qu’elle enfonce plus profondément une leçon dans notre esprit, nous pouvons discuter l’esthétique, mais notre sympathie est acquise à l’auteur ; ses peintures dégoûtantes s’ennoblissent, comme l’ulcère sous les doigts de la Sœur de charité.

Tel est le cas de Dostoïevsky. Il a écrit pour guérir. Il a soulevé d’une main prudente, mais impitoyable, la toile qui cachait aux regards des Russes eux-mêmes cet enfer sibérien, le cercle de glace de Dante, perdu dans des brumes lointaines. Les Souvenirs de la maison des morts ont été pour la déportation ce que les Récits d’un chasseur avaient été pour le servage, le coup de tocsin qui a précipité la réforme. Aujourd’hui, je me hâte de le dire, ces scènes repoussantes ne sont plus que de l’histoire ancienne ; on a aboli les peines corporelles, le régime des prisons est aussi humain en Sibérie que chez nous. En faveur du résultat, pardonnons à ce tortionnaire la volupté secrète qu’il éprouve à nous énerver, quand il nous montre ce cauchemar du moyen âge : les mille, les deux mille baguettes tombant sur les échines ensanglantées, les facéties des officiers exécuteurs, les nausées d’une nuit à l’hôpital, les fous par épouvante, les états nerveux qui sont la suite du martyre. Il faut se vaincre et achever de lire ; cela en dit plus long que bien des digressions philosophiques sur les mœurs possibles, le caractère fatal d’un pays où de telles choses se passaient hier et pouvaient se raconter ainsi, comme un récit banal, sans une interjection de révolte ou d’étonnement sous la plume du narrateur. Je sais bien que cette impartialité est un procédé, en partie littéraire, en partie commandé par les susceptibilités de la censure ; mais le fait même que ce procédé est accepté du lecteur, qu’on peut lui parler de ces horreurs comme de phénomènes tout naturels de la vie sociale, de la vie courante, ce fait-là nous avertit que nous sommes sortis de notre monde, qu’il faut nous attendre à toutes les extrémités du mal et du bien, barbarie, courage, abnégation. Rien ne doit étonner de ces hommes qui vont au bagne avec un Évangile ! On a pu voir, dans les citations que j’ai faites, combien ces âmes extrêmes sont pénétrées par l’esprit d’un Testament qui a traversé Byzance, façonnées par lui à l’ascétisme et au martyre : leurs erreurs comme leurs vertus sont toutes puisées à cette source.

En vérité, le désespoir me prend quand j’essaye de faire comprendre ce monde au nôtre, c’est-à-dire de relier par des idées communes des cerveaux hantés d’images si différentes, pétris par des mains si diverses. Ces gens-là viennent tout droit des Actes des apôtres, depuis le paysan du raskol qui cherche la « souffrance », jusqu’à l’écrivain qui raconte la sienne avec une douceur résignée. Et cette douceur n’est pas purement une attitude : Dostoïevsky a dit mille fois, depuis, que l’épreuve lui avait été bonne, qu’il y avait appris à aimer ses frères du peuple, à discerner leur grandeur jusque chez les pires criminels : « La destinée, en me traitant comme une marâtre, fut en réalité une mère pour moi. »

Le dernier chapitre pourrait être intitulé : la Résurrection. On y suit, développés avec une rare habileté, les sentiments qui envahissent le prisonnier à l’approche et au moment de sa libération ; il semble qu’on assiste à un lever d’aurore, aux progrès du jour dans les ténèbres, jusqu’à la minute où le soleil apparaît. Durant les dernières semaines, Goriantchikof peut se procurer quelques livres, un numéro d’une revue : depuis dix années, il n’avait lu que son Évangile, il n’avait rien entendu du monde des vivants. En se reprenant, après cette interruption, au fil de la vie contemporaine, il éprouve des sensations insolites, il entre dans un nouvel univers, il ne s’explique pas des mots et des choses très-simples ; il se demande avec terreur quels pas de géants a pu faire sans lui sa génération ; ce sont les sentiments probables d’un ressuscité. Enfin l’heure solennelle a sonné ; il fait des adieux touchants à ses compagnons ; ce qu’il éprouve en les quittant, c’est presque du regret : on laisse un peu de son cœur partout, même dans un bagne. Il va à la forge, ses fers tombent, il est libre.


III

Liberté bien relative. Dostoïevsky entrait comme simple soldat dans un régiment de Sibérie. Deux ans après, en 1856, le nouveau règne apportait le pardon ; promu officier d’abord et réintégré dans ses droits civils, Féodor Michaïlovitch était bientôt autorisé à donner sa démission ; il fallut encore de longues démarches pour obtenir la grâce de retourner en Europe, et surtout cette permission d’imprimer, sans laquelle tout le reste n’était rien pour l’écrivain. Enfin, en 1859, après dix années d’exil, il repassa l’Oural et rentra dans une Russie toute changée, tout aérée pour ainsi dire, frémissante d’impatience et d’espérance à la veille de l’émancipation. Il ramenait de Sibérie une compagne, la veuve d’un de ses anciens complices dans la conspiration de Pétrachevsky, qu’il avait rencontrée là-bas, aimée et épousée. Comme tout ce qui touchait à sa vie, ce roman de l’exil fut traversé par le mal et ennobli par l’abnégation. La jeune femme avait ailleurs un attachement plus vif, peu s’en fallut qu’elle ne s’engageât à un autre homme. Pendant toute une année, la correspondance de Dostoïevsky nous le montre travaillant à faire le bonheur de celle qu’il aimait et de son rival, écrivant à ses amis de Pétersbourg pour qu’on lève tous les obstacles à leur union. « Quant à moi, ajoute-t-il à la fin d’une de ces lettres, par Dieu ! j’irai me jeter à l’eau, ou je me mettrai à boire. »

Ce fut cette page de son histoire intime qu’il récrivit dans Humiliés et offensés, le premier de ses romans traduit en France, mais non le meilleur. La situation du confident, favorisant des amours qui le désespèrent, est vraie sans doute, puisque l’auteur l’a subie ; je ne sais si elle est mal présentée ou si le cœur est plus égoïste chez nous, mais cette situation a peine à se faire accepter, elle ne se prolonge pas sans quelque ridicule. L’exposition trop lente, l’action dramatique double choquent toutes nos habitudes de composition ; au moment où nous nous intéressons à l’intrigue, il en surgit une seconde à l’arrière-plan, distincte, et qui semble copiée sur la première. Je croirais volontiers que l’écrivain a cherché dans ce dédoublement un effet d’art très-subtil, par un procédé emprunté à ceux des musiciens ; le drame principal éveille dans le lointain un écho ; c’est le dessin mélodique de l’orchestre, transposant les chœurs qu’on entend sur la scène. Ou bien, si l’on préfère, les deux romans conjugués imitent le jeu de deux miroirs opposés, se renvoyant l’un à l’autre la même image. C’est trop de finesse pour le public.

En outre, quelques-uns des acteurs sortent de la réalité. Dostoïevsky avait beaucoup goûté Eugène Suë ; je soupçonne, d’après certains passages de la Correspondance, qu’il était encore à cette époque sous l’influence du dramaturge ; son prince Valkovsky est un traître de mélodrame, il vient tout droit de l’Ambigu. Dans les très-rares occasions où le romancier emprunta ses types aux hautes classes, il a toujours fait fausse route ; il n’entendait rien au jeu complexe et discret des passions dans les âmes amorties par l’habitude du monde. L’amant de Natacha, l’enfant étourdi à qui elle sacrifie tout, ne vaut guère mieux ; je sais bien qu’il ne faut pas demander ses raisons à l’amour, et qu’il est plus philosophique d’admirer sa force indépendamment de son objet ; mais le lecteur de romans n’est pas tenu d’être philosophe, il veut qu’on l’intéresse au héros si bien aimé ; il l’accepte scélérat, il ne le souffre pas bête. En France, au moins, nous ne prendrons jamais notre parti de ce spectacle, pourtant naturel et consolant : une créature exquise à genoux devant un imbécile ; étant très-galants, nous admettons à la rigueur l’inverse, le génie qui adore une sotte, mais c’est tout ce que nous pouvons concéder. — Dostoïevsky a devancé de lui-même les jugements les plus sévères ; il écrivait dans un article de journal, en parlant d’Humiliés et offensés : « Je reconnais qu’il y a dans mon roman beaucoup de poupées au lieu d’hommes ; ce ne sont pas des personnages revêtus d’une forme artistique, mais des livres ambulants. »

Ces réserves faites, ajoutons qu’on retrouve la griffe du maître dans les deux figures de femmes. Natacha est la passion incarnée, dévouée et jalouse ; elle parle et agit comme une victime des tragédies grecques, tout entière en proie à la Vénus fatale. Nelly, la délicieuse et navrante petite fille, semble une sœur des plus charmantes enfants de Dickens. Comme elle exprime bien cette idée profonde, toujours une des idées évangéliques vivantes dans le cœur du peuple russe : « J’irai demander l’aumône par les rues ; ce n’est pas une honte de demander l’aumône ; ce n’est pas à un homme que je demande, je demande à tout le monde, et tout le monde, ce n’est personne ; c’est ce que m’a dit une vieille mendiante. Je suis petite, je n’ai rien, j’irai demander à tout le monde. »

Depuis sa rentrée à Pétersbourg jusqu’à 1865, Dostoïevsky se laissa absorber par les travaux du journalisme. Le pauvre métaphysicien avait une passion malheureuse pour l’action sous cette forme séduisante ; il y a usé la meilleure partie de son talent et de sa vie. Durant cette première période, il fonda deux feuilles pour défendre les idées qu’il croyait avoir. Je défie qu’on formule ces idées en langage pratique. Il avait pris position entre les libéraux et les slavophiles, plus près de ces derniers : comme eux, il avait pour cri de ralliement et pour tout programme les deux vers fameux du poète Tutchef :

 
On ne comprend pas la Russie avec la raison,
On ne peut que croire à la Russie.


C’est une religion patriotique très-respectable, mais cette religion, toute de mystères, sans dogmes précis, échappe par son essence à l’explication et à la polémique : on y croit, ou on n’y croit pas, et c’est tout. L’erreur des slavophiles est d’avoir noirci depuis vingt-cinq ans des montagnes de papier pour raisonner un sentiment. Un étranger n’a que faire dans ces débats, qui supposent une initiation préalable et la foi révélée ; aussi bien, il est sûr de ce qui l’attend, quoi qu’il fasse et qu’il dise ; s’il entre dans la question, on lui signifie qu’il est incapable de comprendre et que les linges sacrés se lavent dans la famille des lévites ; s’il n’y entre pas, on le taxe d’ignorance et de dédain.

À ce moment surtout, dans les années mémorables de l’émancipation, les idées trop longtemps comprimées avaient le vertige. Le métel soufflait, le vent furieux qui soulève parfois les neiges immobiles, obscurcit l’air de poussières folles, voile les routes et confond les perspectives ; dans ces ténèbres, un train passe, une chaudière enveloppée dans son nuage de vapeur, lancée à toute vitesse vers l’inconnu par les forces prisonnières qui la secouent et la brûlent. Telle était la Russie d’alors. Je trouve dans les Souvenirs de M. Strakhof, le collaborateur de Dostoïevsky à cette époque, un trait qu’il faut citer ; rien de plus instructif sur ce temps et sur ces hommes :

« Voici dans quelles circonstances un de nos rédacteurs, Ivan Dolgomostief, jeune homme des plus dignes et des plus sensés, fut atteint sous mes yeux d’un accès de folie qui le conduisit au tombeau. Il vivait seul dans une chambre meublée. Au commencement de décembre, à la reprise des grandes gelées, il apparut un jour chez moi et me demanda avec larmes de le secourir contre les persécutions et les ennuis auxquels il se disait en butte dans son logement. Je lui offris de rester chez moi. Quelques jours plus tard, comme je rentrais après minuit, je le trouvai ne dormant pas ; de la chambre où il couchait, il engagea avec moi une conversation assez incohérente. Je le priai de cesser et de dormir, je m’assoupis. Au bout d’une heure ou deux, je fus réveillé par un bruit de paroles. J’écoutai dans l’obscurité ; c’était mon hôte qui parlait avec lui-même. Il haussait le ton de plus en plus, il s’assit sur son lit pour continuer. Je compris que c’était le délire de la folie. Que faire ? Il était trop tard pour aller chez le médecin ou à l’hôpital, j’attendis jusqu’à l’aube. Durant cinq ou six heures, je l’entendis délirer ainsi. Comme je connaissais toutes les pensées et les façons de s’exprimer de mon ami, je démêlai, si je puis dire, la folie secrète de cette folie. C’était un chaos d’idées et de paroles qui m’étaient depuis longtemps familières ; on eût dit que toute l’âme du malheureux Dolgomostief, que toutes ses pensées et ses sentiments étaient pulvérisés en menus flocons, et que ces flocons se réunissaient de la manière la plus inattendue. Il nous arrive quelque chose de semblable au réveil, quand les images et les paroles qui emplissent notre esprit se condensent dans des créations bizarres, insensées… Un seul lien rattachait ces divagations, l’idée fixe de trouver une nouvelle direction politique pour notre parti. Je reconnus avec tristesse et terreur, dans le délire de mon ami, les discussions et les thèses qui occupaient nuit et jour, depuis quelques années, tout notre petit cénacle du journal[5]. »

Ainsi éclatèrent quelques-uns de ces cerveaux, trop gonflés d’espérances. Dans les autres, le désenchantement fit le vide ; le nihilisme s’y installa en maître, successeur logique, fatal, des enthousiasmes déçus. C’est l’heure où il apparaît ; à partir de cette heure, il absorbe le roman comme la politique. Dostoïevsky abandonne l’idéal purement artistique, il se dégage de l’influence de Gogol et se consacre à l’étude de l’esprit nouveau.

En 1865, une suite d’années lamentables commence pour notre auteur. Il a eu son second journal tué sous lui, et il reste écrasé sous le poids des dettes que laisse l’entreprise ; il a perdu coup sur coup sa femme et son frère Michel, associé à ses travaux. Pour échapper à ses créanciers, il fuit à l’étranger, traîne en Allemagne et en Italie une misérable vie ; malade, sans cesse arrêté dans son travail par les attaques d’épilepsie, il ne revient que pour solliciter quelques avances de ses éditeurs ; il se désespère dans ses lettres sur les traités qui le garrottent. Tout ce qu’il a vu en Occident l’a laissé assez indifférent ; une seule chose l’a frappé, une exécution capitale dont il fut témoin à Lyon ; ce spectacle lui a remis en mémoire la place de Séménovski, il le fera raconter à satiété par les personnages de ses futurs romans. Et malgré tout, il écrit à cette date : « Avec tout cela, il me semble que je commence seulement à vivre. C’est drôle, n’est-ce pas ? Une vitalité de chat ! » ― En effet, durant cette période tourmentée de 1865 à 1871, il composa trois grands romans, Crime et châtiment, l’Idiot, les Possédés.

Le premier marque l’apogée du talent de Dostoïevsky ; il a été traduit, on peut en juger. Les hommes de science, voués à l’observation de l’âme humaine, liront avec intérêt la plus profonde étude de psychologie criminelle qui ait été écrite depuis Macbeth ; les curieux de la trempe de Pierre Dandin, ceux à qui la torture fait toujours passer une heure ou deux, trouveront dans ce livre un aliment à leur goût ; je pense qu’il effrayera le grand nombre et que beaucoup ne pourront pas l’achever. En général, nous prenons un roman pour y chercher du plaisir et non une maladie ; or, la lecture de Crime et châtiment, c’est une maladie qu’on se donne bénévolement ; il en reste une courbature morale. Cette lecture est même très-difficile pour les femmes et les natures impressionnables. Tout livre est un duel entre l’écrivain, qui veut nous imposer une vérité, une fiction ou une épouvante, et le lecteur, qui se défend avec son indifférence ou sa raison : dans le cas actuel, la puissance d’épouvante de l’écrivain est trop supérieure à la résistance nerveuse d’une organisation moyenne ; cette dernière est tout de suite vaincue, traînée dans d’indicibles angoisses. Si je me permets d’être aussi affirmatif, c’est que j’ai vu en Russie, par de nombreux exemples, quelle est l’action infaillible de ce roman. On m’objectera peut-être la sensibilité du tempérament slave ; mais en France également, les quelques personnes qui ont affronté l’épreuve m’assurent avoir souffert du même malaise. Hoffmann, Edgar Poë, Baudelaire, tous les classiques du genre inquiétant que nous connaissons jusqu’ici ne sont que des mystificateurs en comparaison de Dostoïevsky ; on devine dans leurs fictions le jeu du littérateur ; dans Crime et châtiment, on sent que l’auteur est tout aussi terrifié que nous par le personnage qu’il a tiré de lui-même.

La donnée est très-simple. Un homme conçoit l’idée d’un crime ; il la mûrit, il la réalise, il se défend quelque temps contre les recherches de la justice, il est amené à se livrer lui-même, il expie. Pour une fois, l’artiste russe a observé la coutume d’Occident, l’unité d’action ; le drame, purement psychologique, est tout entier dans le combat entre l’homme et son idée. Les personnages et les faits accessoires n’ont de valeur que par leur influence dans les déterminations du criminel. La première partie, celle où l’on nous montre la naissance et la végétation de l’idée, est conduite avec une vérité et une sûreté d’analyse au-dessus de tout éloge. L’étudiant Raskolnikof, un nihiliste au vrai sens du mot, très-intelligent, sans principes, sans scrupules, accablé par la misère et la mélancolie, rêve d’un état plus heureux. Comme il revient d’engager un bijou chez une vieille usurière, cette pensée vague traverse son cerveau, sans qu’il y attache d’importance : « Un homme intelligent qui posséderait la fortune de cette femme arriverait à tout ; pour cela il suffirait de supprimer cette vieille, inutile et nuisible. »

Ce n’est encore là qu’une de ces larves d’idées qui ont passé une fois dans bien des imaginations, ne fût-ce que pendant les cauchemars de la fièvre et sous la forme si connue : Si l’on tuait le mandarin ?… Elles ne prennent vie que par l’assentiment de la volonté. Il naît et croît à chaque page, cet assentiment avec l’obsession de l’idée devenue fixe ; toutes les tristes scènes de la vie réelle auxquelles Raskolnikof se trouve mêlé lui apparaissent en relation avec son projet ; elles se transforment, par un travail mystérieux, en conseillères du crime. La force qui pousse cet homme est mise en saillie avec une telle plasticité, que nous la voyons comme un acteur vivant du drame, comme la fatalité dans les tragédies antiques ; elle conduit la main du criminel, jusqu’au moment où la hache s’abat sur les deux victimes.

L’horrible action est commise, le malheureux va lutter avec son souvenir, comme il luttait auparavant avec son dessein. Une vue pénétrante domine cette seconde partie : par le fait irréparable d’avoir supprimé une existence humaine, tous les rapports du meurtrier avec le monde sont changés ; ce monde, regardé désormais à travers le crime, a pris une physionomie et une signification nouvelles, qui excluent pour le coupable la possibilité de sentir et de raisonner comme les autres, de trouver sa place stable dans la vie. Ce n’est pas le remords au sens classique du mot : Dostoïevsky s’attache à bien marquer la nuance ; son personnage ne connaîtra le remords, avec sa vertu bienfaisante et réparatrice, que le jour où il aura accepté l’expiation ; non, c’est un sentiment complexe et pervers, le dépit d’avoir mal profité d’un acte aussi bien préparé, la révolte contre les conséquences morales inattendues engendrées par cet acte, la honte de se trouver faible et dominé ; car le fond du caractère de Raskolnikof, c’est l’orgueil. Il n’y a plus qu’un seul intérêt dans son existence : ruser avec les hommes de police. Il recherche leur compagnie, leur amitié ; par un attrait analogue à celui qui nous pousse au bord d’un précipice pour y éprouver la sensation du vertige, le meurtrier se plaît à d’interminables entretiens avec ses amis du bureau de police, il conduit ces entretiens jusqu’au point extrême où un seul mot achèverait de le perdre ; à chaque instant, nous croyons qu’il va dire ce mot ; il se dérobe et continue avec volupté ce jeu terrible. Le juge d’instruction Porphyre a deviné le secret de l’étudiant, il joue avec lui comme un tigre en gaieté, sûr que son gibier lui reviendra par fascination ; et Raskolnikof se sait deviné ; pendant plusieurs chapitres, un dialogue fantastique se prolonge entre les deux adversaires ; dialogue double, celui des lèvres, qui sourient et ignorent volontairement, celui des regards, qui savent et se disent tout.

Enfin, quand l’auteur nous a suffisamment torturés en tendant cette situation aiguë, il fait apparaître l’influence salutaire qui doit briser l’orgueil du coupable et le réconcilier avec lui-même par l’expiation. Raskolnikof aime une pauvre fille des rues. N’allez pas croire, sur cet exposé rapide, que Dostoïevsky ait gâché son sujet avec la thèse stupide qui traîne dans nos romans depuis cinquante ans, le forçat et la prostituée se rachetant mutuellement par l’amour. Malgré la similitude des conditions, nous sommes ici à mille lieues de cette conception banale, on le comprendra vite en lisant les développements du livre. Le trait de clairvoyance, c’est d’avoir deviné que, dans l’état psychologique créé par le crime, le sentiment habituel de l’amour devait être modifié comme tous les autres, changé en un sombre désespoir. Sonia, une humble créature vendue par la faim, est presque inconsciente de sa flétrissure, elle la subit comme une maladie inévitable. Dirai-je la pensée intime de l’auteur, au risque d’éveiller l’incrédulité pour ces exagérations du mysticisme ? Sonia porte son ignominie comme une croix, avec résignation et piété. Elle s’est attachée au seul homme qui ne l’ait pas traitée avec mépris, elle le voit bourrelé par un secret, elle essaye de le lui arracher ; après de longs combats, l’aveu s’échappe, et encore je dis mal ; aucun mot ne le trahit ; dans une scène muette qui est le comble du tragique, Sonia voit passer la chose monstrueuse au fond des yeux de son ami. La pauvre fille, un moment atterrée, se remet vite ; elle sait le remède, un cri jaillit de son cœur : « Il faut souffrir, souffrir ensemble… prier, expier… Allons au bagne ! »

Nous voici ramenés au terrain où Dostoïevsky revient toujours, à la conception fondamentale du christianisme dans le peuple russe : la bonté de la souffrance en elle-même, surtout de la souffrance subie en commun, sa vertu unique pour résoudre toutes les difficultés. Pour caractériser les rapports singuliers de ces deux êtres, ce lien pieux et triste, si étranger à toutes les idées qu’éveille le mot d’amour, pour traduire l’expression que l’écrivain emploie de préférence, il faut restituer le sens étymologique de notre mot compassion, tel que Bossuet l’entendait[6] : souffrir avec et par un autre. Quand Raskolnikof tombe aux pieds de cette fille qui nourrit ses parents de son opprobre, alors qu’elle, la méprisée de tous, s’effraye et veut le relever, il dit une phrase qui renferme la synthèse de tous les livres que nous étudions : « Ce n’est pas devant toi que je m’incline, je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. »

Remarquons-le ici en passant, notre romancier n’a pas réussi une seule fois à représenter l’amour dégagé de ces subtilités, l’attrait simple et naturel de deux cœurs l’un vers l’autre ; il n’en connaît que les extrêmes : ou bien cet état mystique de compassion près d’un être malheureux, de dévouement sans désir ; ou bien les brutalités affolées de la bête, avec des perversions contre nature. Les amants qu’il nous représente ne sont pas faits de chair et de sang, mais de nerfs et de larmes. De là un des traits presque inexplicables de son art ; ce réaliste, qui prodigue les situations scabreuses et les récits les plus crus, n’évoque jamais une image troublante, mais uniquement des pensées navrantes ; je défie qu’on cite dans toute son œuvre une seule ligne suggestive pour les sens, où l’on voie passer la femme comme tentatrice ; il ne montre le nu que sous le fer du chirurgien, sur un lit de douleur. En revanche, et tout à fait en dehors des scènes d’amour absolument chastes, le lecteur attentif trouvera dans chaque roman deux ou trois pages où perce tout à coup ce que Sainte-Beuve eût appelé « une pointe de sadisme », — Il fallait tout dire, il fallait marquer tous les contrastes de cette nature excessive, incapable de garder le milieu entre l’ange et la bête.

On soupçonne le dénouement. Le nihiliste, à demi vaincu, rôde quelque temps encore autour du bureau de police, comme un animal sauvage et dompté qui revient par de longs circuits sous le fouet de son maître ; enfin, il avoue, on le condamne. Sonia lui apprend à prier, les deux créatures déchues se relèvent par une expiation commune ; Dostoïevsky les accompagne en Sibérie et saisit avec joie cette occasion de récrire, en guise d’épilogue, un chapitre de la Maison des morts.

Si même vous retiriez de ce livre l’âme du principal personnage, il y resterait encore, dans les âmes des personnages secondaires, de quoi faire penser pendant des années. Étudiez de près ces trois figures, le petit employé Marméladof, le juge d’instruction Porphyre, et surtout l’énigmatique Svidrigaïlof, l’homme qui doit avoir tué sa femme, et qu’un aimant rapproche de Raskolnikof, pour parler de crimes ensemble. Je ne citerai rien, l’ouvrage est traduit, et la version de M. Derély est une des trop rares traductions du russe qui ne soient pas une mystification ; mais s’il est chez nous des romanciers qui soient en peine de grandir les procédés du réalisme sans rien sacrifier de leur âpreté, je signale charitablement à ceux-là le récit de Marméladof, le repas des funérailles, et surtout la scène de l’assassinat ; impossible de l’oublier quand on l’a lue une fois. Il y a pire encore, la scène où le meurtrier, toujours ramené vers le lieu sinistre, veut se donner à lui-même la représentation de son crime ; où il vient tirer la sonnette fêlée de l’appartement, afin de mieux ressusciter, par le son, l’impression de l’atroce minute.

Je devrais d’ailleurs répéter ici ce que je disais plus haut : à mesure que Dostoïevsky accentue sa manière, les morceaux détachés signifient de moins en moins ; ce qui est infiniment curieux, c’est la trame du récit et des dialogues, ourdie de menues mailles électriques, où l’on sent courir sans interruption un frisson mystérieux. Tel mot auquel on ne prenait pas garde, tel petit fait qui tient une ligne, ont leur contre-coup cinquante pages plus loin ; il faut se les rappeler pour s’expliquer les transformations d’une âme dans laquelle ces germes déposés par le hasard ont obscurément végété. Ceci est tellement vrai, que la suite devient inintelligible dès qu’on saute quelques pages. On se révolte contre la prolixité de l’auteur, on veut le gagner de vitesse, et aussitôt on ne comprend plus ; le courant magnétique est interrompu. C’est du moins ce que me disent toutes les personnes qui ont fait cette épreuve. Où sont nos excellents romans qu’on peut indifféremment commencer par l’un ou l’autre bout ? Celui-ci ne délasse pas, il fatigue, comme les chevaux de sang, toujours en action ; ajoutez la nécessité de se reconnaître entre une foule de personnages, figures cauteleuses qui glissent à l’arrière-plan avec des allures d’ombres ; il en résulte pour le lecteur un effort d’attention et de mémoire égal à celui qu’exigerait un traité de philosophie ; c’est un plaisir ou un inconvénient, suivant les catégories de lecteurs. D’ailleurs, une traduction, si bonne soit-elle, n’arrive guère à rendre cette palpitation continue ces dessous du texte original.

On ne peut s’empêcher de plaindre l’homme qui a écrit un pareil livre, si visiblement tiré de sa propre substance. Pour comprendre comment il y fut amené, il est bon d’avoir présent ce qu’il disait à un ami de son état mental, à la suite des accès : « L’abattement où ils me plongent est caractérisé par ceci : je me sens un grand criminel, il me semble qu’une faute inconnue, une action scélérate pèsent sur ma conscience. » ― De temps en temps, la Revue qui donnait les romans de Dostoïevsky paraissait avec quelques pages seulement du récit en cours de publication, suivies d’une brève note d’excuses ; on savait dans le public que Féodor Michaïlovitch avait son attaque de haut mal.

Crime et châtiment assura la popularité de l’écrivain. On ne parla que de cet évènement littéraire durant l’année 1866 ; toute la Russie en fut malade. À l’apparition du livre, un étudiant de Moscou assassina un prêteur sur gages dans des conditions de tout point semblables à celles imaginées par le romancier. On établirait une curieuse statistique en recherchant, dans beaucoup d’attentats analogues commis depuis lors, la part d’influence de cette lecture. Certes, l’intention de Dostoïevsky n’est pas douteuse, il espère détourner de pareilles actions par le tableau du supplice intime qui les suit ; mais il n’a pas prévu que la force excessive de ses peintures agirait en sens opposé, qu’elle tenterait ce démon de l’imitation qui habite les régions déraisonnables du cerveau. Aussi suis-je fort embarrassé pour me prononcer sur la valeur morale de l’œuvre. Nos écrivains diront que je prends bien de la peine ; ils n’admettent pas, je le sais, que cet élément puisse entrer en ligne de compte dans l’appréciation d’une œuvre d’art ; comme si quelque chose existait dans ce monde indépendamment de la valeur morale ! Les auteurs russes sont moins superbes ; ils ont la prétention de nourrir des âmes, et la plus grande injure qu’on puisse leur faire, c’est de leur dire qu’ils ont assemblé des mots sans servir une idée. ― On estimera que le roman de Dostoïevsky est utile ou nuisible, selon qu’on tient pour ou contre la moralité des exécutions et des procès publics. La question est de même ordre : pour moi elle est résolue par la négative.


IV

Avec ce livre, le talent avait fini de monter. Il donnera encore de grands coups d’aile, mais en tournant dans un cercle de brouillards, dans un ciel toujours plus trouble, comme une immense chauve-souris au crépuscule. Dans l’Idiot, dans les Possédés et surtout dans les Frères Karamazof, les longueurs sont intolérables, l’action n’est plus qu’une broderie complaisante qui se prête à toutes les théories de l’auteur, et où il dessine tous les types rencontrés par lui ou imaginés dans l’enfer de sa fantaisie. C’est la Tentation de saint Antoine gravée par Callot ; le lecteur est assailli par une foule d’ombres chinoises qui tourbillonnent au travers du récit ; grands enfants sournois, bavards et curieux, occupés d’une inquisition perpétuelle dans l’âme d’autrui. Presque tout le roman se passe en conversations où deux bretteurs d’idées essayent mutuellement de s’arracher leurs secrets, avec des astuces de Peaux-Rouges. Le plus souvent, c’est le secret d’un dessein, d’un crime ou d’un amour ; alors ces entretiens rappellent les procès-verbaux de la « Chambre de question » sous Ivan le Terrible ou Pierre Ier ; c’est le même mélange de terreur, de duplicité et de constance, demeuré dans la race. D’autres fois, les disputeurs s’efforcent de pénétrer le dédale de leurs croyances philosophiques ou religieuses ; ils font assaut d’une dialectique tantôt subtile, tantôt baroque, comme deux docteurs scolastiques en Sorbonne. Telle de ces conversations rappelle les dialogues d’Hamlet avec sa mère, avec Ophélie ou Polonius. Depuis plus de deux cents ans, les scoliastes discutent pour savoir si Hamlet était fou quand il parlait ainsi ; suivant qu’on décide la question, la réponse s’applique aux héros de Dostoïevsky. On a dit plus d’une fois que l’écrivain et les personnages qui le reflètent étaient simplement des fous dans la même mesure qu’Hamlet.

Pour ma part, je crois le mot inintelligent et mauvais ; il faut le laisser aux âmes très-simples, qui se refusent à admettre des états psychiques différents de ceux qu’elles connaissent par l’expérience personnelle. Il faut se souvenir, en étudiant Dostoïevsky et son œuvre, d’une de ses phrases favorites, qui revient à plusieurs reprises sous sa plume : « La Russie est un jeu de la nature. » ― Étrange anomalie, dans quelques-uns de ces lunatiques décrits par le romancier ! Ils sont concentrés dans leur contemplation intime, acharnés à s’analyser ; l’auteur leur commande-t-il l’action ? ils s’y précipitent d’un premier mouvement, dociles aux impulsions désordonnées de leurs nerfs, sans frein et sans raison régulatrice ; vous diriez des volontés lâchées en liberté, des forces élémentaires.

Observez les indications physiques reproduites à satiété dans le récit ; elles nous font deviner la perturbation des âmes par l’attitude des corps. Quand on nous présente un personnage, ce dernier n’est presque jamais assis à une table, livré à quelque occupation. « Il était étendu sur un divan, les yeux clos, mais ne sommeillant pas… il marchait dans la rue sans savoir où il se trouvait… Il était immobile, les regards obstinément fixés sur un point dans le vide… » ― Jamais ces gens-là ne mangent : ils boivent du thé, la nuit. Beaucoup sont alcooliques. Ils dorment à peine, et, quand ils dorment, ils rêvent ; on trouve plus de rêves dans l’œuvre de Dostoïevsky que dans toute notre littérature classique. Ils ont presque toujours la fièvre ; vous tournerez rarement vingt pages sans rencontrer l’expression « état fiévreux ». Dès que ces créatures agissent et entrent en rapport avec leurs semblables, voici les indications qui reviennent presque à chaque alinéa : « Il frissonna… il se leva d’un bond… son visage se contracta… il devint pâle comme une cire… sa lèvre inférieure tremblait… ses dents claquaient… » Ou bien ce sont de longues poses muettes dans la conversation : les deux interlocuteurs se regardent dans le blanc des yeux. Dans le peuple innombrable inventé par Dostoïevsky, je ne connais pas un individu que M. Charcot ne pût réclamer à quelque titre.

Le caractère le plus travaillé par l’écrivain, son enfant de prédilection, qui remplit à lui seul un gros volume, c’est l’Idiot. Féodor Michaïlovitch s’est peint dans ce caractère comme les auteurs se peignent, non certes tel qu’il était, mais tel qu’il aurait voulu se voir. D’abord, « l’idiot » est épileptique : ses crises fournissent un dénoûment imprévu à toutes les scènes d’émotion. Le romancier s’en est donné à cœur joie de les décrire ; il nous assure qu’une extase infinie inonde tout l’être durant les quelques secondes qui précèdent l’attaque ; on peut l’en croire sur parole. Ce sobriquet, « l’idiot », est resté au prince Muichkine, parce que, dans sa jeunesse, la maladie avait altéré ses facultés et qu’il est toujours demeuré bizarre. Ces données pathologiques une fois acceptées, ce caractère de fiction est développé avec une persistance et une vraisemblance étonnantes. Dostoïevsky s’était proposé d’abord de transporter dans la vie contemporaine le type du don Quichotte, l’idéal redresseur de torts ; çà et là, la préoccupation de ce modèle est évidente ; mais bientôt, entraîné par sa création, il vise plus haut, il ramasse dans l’âme où il s’admire lui-même les traits les plus sublimes de l’Évangile, il tente un effort désespéré pour agrandir la figure sus proportions morales d’un saint.

Imaginez un être d’exception qui serait homme par la maturité de l’esprit, par la plus haute raison, tout en restant enfant par la simplicité du cœur ; qui réaliserait, en un mot, le précepte évangélique : « Soyez comme des petits enfants ». Tel est le prince Muichkine, « l’idiot ». La maladie nerveuse s’est chargée, par un heureux hasard, d’accomplir ce phénomène ; elle a aboli les parties de l’intellect où résident nos défauts : l’ironie, l’arrogance, l’égoïsme, la concupiscence ; les parties nobles se sont librement développées. Au sortir de la maison de santé, ce jeune homme extraordinaire est jeté dans le courant de la vie commune ; il semble qu’il y va périr, n’ayant pas pour se défendre les vilaines armes que nous y portons : point du tout. Sa droiture simple est plus forte que les ruses conjurées contre lui ; elle résout toutes les difficultés, elle sort victorieuse de toutes les embûches. Sa sagesse naïve a le dernier mot dans les discussions, des mots d’un ascétisme profond, comme ceux-ci, dits à un mourant : « Passez devant nous et pardonnez-nous notre bonheur. » Ailleurs il dira : « Je crains de n’être pas digne de ma souffrance. » Et cent autres semblables. Il vit dans un monde d’usuriers, de menteurs, de coquins ; ces gens le traitent d’idiot, mais l’entourent de respect et de vénération ; ils subissent son influence et deviennent meilleurs. Les femmes aussi rient d’abord de l’idiot, elles finissent toutes par s’éprendre de lui ; il ne répond à leurs adorations que par une tendre pitié, par cet amour de compassion, le seul que Dostoïevsky permette à ses élus.

Sans cesse l’écrivain revient à son idée obstinée, la suprématie du simple d’esprit et du souffrant ; je voudrais pourtant la creuser jusqu’au fond. Pourquoi cet acharnement de tous les idéalistes russes contre la pensée, contre la plénitude de la vie ? Voici, je crois, la raison secrète et inconsciente de cette déraison. Ils ont l’instinct de cette vérité fondamentale que vivre, agir, penser, c’est faire une œuvre inextricable, mêlée de mal et de bien ; quiconque agit crée et détruit en même temps, se fait sa place aux dépens de quelqu’un ou de quelque chose. Donc ne pas penser, ne pas agir, c’est supprimer cette fatalité, la production du mal à côté du bien et, comme le mal les affecte plus que le bien, ils se réfugient dans le recours au néant, ils admirent et sanctifient l’idiot, le neutre, l’inactif ; il ne fait pas de bien, c’est vrai, mais il ne fait pas de mal : partant, dans leur conception pessimiste du monde, il est le meilleur.

Je cours au milieu de ces géants et de ces monstres qui me sollicitent ; mais comment passer sous silence le marchand Rogojine, une figure très-réelle, celle-là, une des plus puissantes que l’artiste ait gravées ? Les vingt pages où l’on nous montre les tortures de la passion dans le cœur de cet homme sont d’un grand maître. La passion, arrivée à cette intensité, a un tel don de fascination que la femme aimée vient malgré elle à ce sauvage qu’elle hait, avec la certitude qu’il la tuera. Ainsi fait-il, et, toute une nuit, devant le lit où gît sa maîtresse égorgée, il cause tranquillement de philosophie avec son ami. Pas un trait de mélodrame ; la scène est toute simple, du moins elle paraît toute naturelle à l’auteur, et voilà pourquoi elle nous glace d’effroi. Je signale encore, tant les occasions d’égayer cette étude sont rares, le petit usurier ivre qui « fait tous les soirs une prière pour le repos de l’âme de madame la comtesse du Barry ». Et ne croyez pas que Dostoïevsky veuille nous réjouir ; non, c’est très-sérieusement que, par la bouche de son personnage, il s’apitoie sur le martyre de madame du Barry durant le long trajet dans la charrette et la lutte avec le bourreau. Toujours le souvenir de la demi-heure du 22 décembre 1849.

Les Possédés, c’est la peinture du monde révolutionnaire nihiliste. Je modifie légèrement le titre russe, trop obscur, les Démons. Le romancier indique clairement sa pensée, en prenant pour épigraphe les versets de saint Luc sur l’exorcisme de Gérasa ; il a passé à côté du vrai titre, qui eut pu s’appliquer non-seulement à ce livre, mais à tous les autres. Les personnages de Dostoïevsky sont tous dans l’état de possession, tel que l’entendait le moyen âge ; une volonté étrangère et irrésistible les pousse à commettre malgré eux des actes monstrueux. Possédée, la Natacha d’Humiliés et offensés ; possédés, le Raskolnikof de Crime et châtiment, le Rogojine de l’Idiot ; possédés, tous ces conspirateurs qui assassinent ou se suicident, sans motif et sans but défini. — L’histoire de ce roman est assez curieuse. Dostoïevsky fut toujours séparé de Tourguénef par des dissentiments politiques et surtout, hélas ! par des jalousies littéraires. À cette époque, Tolstoï n’avait pas encore établi son pouvoir, les deux romanciers étaient seuls à se disputer l’empire sur les imaginations russes ; la rivalité inévitable entre eux fut presque de la haine du côté de Féodor Mïchaïlovitch ; il se donna tous les torts, et dans le volume qui nous occupe, par un procédé inqualifiable, il mit en scène son confrère sous les traits d’un acteur ridicule.

Le grief secret, impardonnable, était celui-ci : Tourguénef avait le premier deviné et traité le grand sujet contemporain, le nihilisme ; il se l’était approprié dans une œuvre célèbre, Pères et fils. Mais, depuis 1861, le nihilisme avait mûri, il allait passer de la métaphysique à l’action ; Dostoïevsky écrivit les Possédés pour prendre sa revanche ; trois ans après, Tourguénef relevait le défi en publiant Terres vierges. Le thème des deux romans est le même, une conspiration révolutionnaire dans une petite ville de province. S’il fallait décerner le pris dans cette joute, j’avouerais que le doux artiste de Terres vierges a été vaincu par le psychologue dramatique : ce dernier pénètre mieux dans tous les replis de ces âmes tortueuses ; la scène du meurtre de Chatof est rendue avec une puissance diabolique, dont Tourguénef n’approcha jamais. Mais, en dernière analyse, dans l’un comme dans l’autre ouvrage, je ne vois que la descendance directe de Bazarof : tous ces nihilistes ont été engendrés par leur impérissable prototype, le cynique de Pères et fils. Dostoïevsky le sentait et s’en désespérait.

Pourtant sa part est assez belle ; son livre est une prophétie et une explication. Il est une prophétie, car en 1871, alors que les ferments d’anarchie couvaient encore, le voyant raconte des faits de tous points analogues à ceux que nous avons vus se dérouler depuis. J’ai assisté aux procès nihilistes ; je peux témoigner que plusieurs des hommes et des attentats qu’on y jugeait étaient la reproduction identique des hommes et des attentats imaginés d’avance par le romancier. — Ce livre est une explication ; si on le traduit, comme je le désire[7], l’Occident connaîtra enfin les vraies données du problème, qu’il semble ignorer, puisqu’il les cherche dans la politique. Dostoïevsky nous montre les diverses catégories d’esprits où se recrute la secte ; d’abord le simple, le croyant à rebours, qui met sa capacité de ferveur religieuse au service de l’athéisme ; notre auteur trouve un trait frappant pour le peindre. On sait que dans toute chambre russe un petit autel supporte des images de sainteté : « Le lieutenant Erkel, ayant jeté et brisé à coups de hache les images, disposa sur les tablettes, comme sur trois pupitres, les livres ouverts de Vogt, de Moleschott et de Buchner ; devant chacun des volumes il alluma des cierges d’église. » — Après les simples, les faibles, ceux qui subissent le magnétisme de la force et suivent les chefs dans tous les tours de l’engrenage. Puis les pessimistes logiques, comme l’ingénieur Kirilof, ceux qui se tuent par impuissance morale de vivre, et dont le parti exploite la complaisance ; l’homme sans principes, décidé à mourir parce qu’il ne peut pas trouver de principes, se prête à ce qu’on exige de lui comme à un passe-temps indifférent. Enfin les pires « possédés », ceux qui tuent pour protester contre l’ordre du monde qu’ils ne comprennent pas, pour faire un usage singulier et nouveau de leur volonté, pour jouir de la terreur inspirée, pour assouvir l’animal enragé qui est en eux.

Le plus grand mérite de ce livre confus, mal bâti, ridicule souvent et encombré de théories apocalyptiques, c’est qu’il nous laisse malgré tout une idée nette de ce qui fait la force des nihilistes. Cette force ne réside pas dans les doctrines, absentes, ni dans la puissance d’organisation, surfaite ; elle gît uniquement dans le caractère de quelques hommes. Dostoïevsky pense, — et les révélations des procès lui ont donné raison, — que les idées des conspirateurs sont à peu près nulles, que la fameuse organisation se réduit à quelques affiliations locales, mal sondées entre elles, que tous ces fantômes, comités centraux, comités exécutifs, existent seulement dans l’imagination des adeptes. En revanche, il met vigoureusement en relief ces volontés tendues à outrance, ces âmes d’acier glacé, il les oppose à la timidité et à l’irrésolution des autorités légales, personnifiées dans le gouverneur Von Lembke ; il nous montre entre ces deux pôles la masse des faibles, attirée vers celui qui est fortement aimanté.

Oui, on ne saurait trop le redire, c’est le caractère de ces résolus qui agit sur le peuple russe, et non leurs idées ; et la vue perçante du philosophe porte ici plus loin que la Russie. Les hommes sont de moins en moins exigeants en fait d’idées, de plus en plus sceptiques en fait de programmes ; ceux qui croient à la vertu absolue des doctrines sont chaque jour plus rares ; ce qui les séduit, c’est le caractère, même s’il applique son énergie au mal, parce qu’il promet un guide et garantit la fermeté du commandement, le premier besoin d’une association humaine. L’homme est le serf né de toute volonté forte qui passe devant lui.

Avec la publication des Possédés et le retour de Dostoïevsky en Russie commence la dernière période de sa vie, de 1871 à 1881. Elle fut un peu moins sombre et difficile que les précédentes. Il s’était remarié à une personne intelligente et courageuse, qui l’aida à sortir de ses embarras matériels. Sa popularité grandissait, le succès de ses livres lui permettait de se libérer. Repris par le démon du journalisme, il collabora d’abord à une feuille de Pétersbourg et finit par se donner un organe bien à lui, qu’il rédigeait tout seul, le Carnet d’un écrivain. Cette publication mensuelle paraissait… quelquefois. Elle n’avait rien de commun avec ce que nous appelons un journal ou une revue. S’il y avait eu à Delphes un moniteur chargé d’enregistrer les oracles intermittents de la Pythie, c’eût été quelque chose de semblable. Dans cette encyclopédie, qui fut la grande affaire de ses dernières années, Féodor Michaïlovitch déversait toutes les idées politiques, sociales et littéraires qui le tourmentaient, il racontait des anecdotes et des souvenirs de sa vie. J’ignore s’il a pensé aux Paroles d’un croyant de Lamennais : mais il y fait souvent penser. J’ai déjà dit ce qu’était sa politique : un acte de foi perpétuel dans les destinées de la Russie, une glorification de la bonté et de l’intelligence du peuple russe. Ces hymnes obscurs échappent à l’analyse comme à la controverse.

Commencé à la veille de la guerre de Turquie, le Carnet d’un écrivain ne parut avec quelque régularité que durant ces années de fièvre patriotique ; il reflète les accès d’enthousiasme et de découragement qui secouaient la Russie en armes. Je ne sais pas ce qu’on ne trouverait pas dans cette Somme des rêves slaves, où toutes les questions humaines sont remuées. Il n’y manque qu’une seule chose, un corps de doctrines où l’esprit puisse se prendre. Çà et là, des épisodes touchants, des récits menés avec art, perles perdues dans ces vagues troubles, rappellent le grand romancier. Le Carnet d’un écrivain réussit auprès du public spécial qui s’était attaché moins aux idées qu’à la personne et pour ainsi dire au son de voix de Féodor Michaïlovitch. Entre-temps, il composait son dernier livre, les Frères Karamazof. Je n’ai pas parlé d’un roman intitulé Croissance, publié après les Possédés pour continuer l’étude du mouvement contemporain, fort inférieur à ses aînés, et dont le succès fut médiocre. Je ne m’arrêterai pas davantage aux Frères Karamazof. De l’aveu commun, très-peu de Russes ont eu le courage de lire jusqu’au bout cette interminable histoire ; pourtant, au milieu de digressions sans excuses et à travers des nuages fumeux, on distingue quelques figures vraiment épiques, quelques scènes dignes de rester parmi les plus belles de notre auteur, comme celle de la mort de l’enfant.

Ce n’est pas dans un chapitre d’histoire littéraire qu’on peut embrasser l’œuvre totale d’un pareil travailleur. Quatorze volumes, de ces redoutables in-8o russes qui contiennent chacun un millier de pages de nos impressions françaises ! Le détail n’était pas inutile à donner : la physionomie matérielle des livres nous renseigne sur les mœurs littéraires d’un pays. Le roman français se fait de plus en plus léger, preste à se glisser dans un sac de voyage, pour quelques heures de chemin de fer ; le lourd roman russe s’apprête à trôner longtemps sur la table de famille, à la campagne, durant les longues soirées d’hiver ; il éveille les idées connexes de patience et d’éternité. ― Je vois encore Féodor Michaïlovitch, entrant chez des amis le jour où parurent les Frères Karamazof, portant ses volumes sur les bras, et s’écriant avec orgueil : « Il y en a cinq bonnes livres au poids ! » Le malheureux avait pesé son roman, et il était fier de ce qui eût dû le consterner. ― Ma tâche devait se borner à appeler l’attention sur l’écrivain célèbre là-bas, presque inconnu ici, à signaler dans son œuvre les trois parties qui montrent le mieux les divers aspects de son talent ; ce sont les Pauvres Gens, les Souvenirs de la maison des morts, Crime et châtiment.

Sur l’ensemble de cette œuvre, chacun portera son jugement avec les indications que j’ai tenté de dégager. Si l’on se place au point de vue de notre esthétique et de nos goûts, ce jugement est malaisé à formuler. Il faut considérer Dostoïevsky comme un phénomène d’un autre monde, un monstre incomplet et puissant, unique par l’originalité et l’intensité. Au frisson qui vous prend en approchant quelques-uns de ses personnages, on se demande si l’on n’est pas en face du génie ; mais on se souvient vite que le génie n’existe pas dans les lettres sans deux dons supérieurs, la mesure et l’universalité ; la mesure, c’est-à-dire l’art d’assujettir ses pensées, de choisir entre elles, de condenser en quelques éclairs toute la clarté qu’elles recèlent ; l’universalité, c’est-à-dire la faculté de voir la vie dans tout son ensemble, de la représenter dans toutes ses manifestations harmonieuses. Le monde n’est pas fait seulement de ténèbres et de larmes ; on y trouve, même en Russie, de la lumière, de la gaieté, des fleurs et des joies. Dostoïevsky n’en a vu que la moitié, puisqu’il n’a écrit que deux sortes de livres, des livres douloureux et des livres terribles. C’est un voyageur qui a parcouru tout l’univers et admirablement décrit tout ce qu’il a vu, mais qui n’a jamais voyagé que de nuit. Psychologue incomparable, dès qu’il étudie des âmes noires ou blessées, dramaturge habile, mais borné aux scènes d’effroi et de pitié.

Nul n’a poussé plus avant le réalisme : voyez le récit de Marméladof, dans Crime et châtiment, les portraits des forçats et le tableau de leur existence ; nul n’a osé davantage dans le chimérique : voyez tout le personnage de l’Idiot. Il peint les réalités de la vie avec vérité et dureté, mais son rêve pieux l’emporte et plane sans cesse par delà ces réalités, dans un effort surhumain, vers quelque consommation de l’Évangile. Appelons cela, si vous voulez, du réalisme mystique. Nature double, de quelque côté qu’on la regarde, le cœur d’une Sœur de charité et l’esprit d’un grand inquisiteur. Je me le figure vivant dans un autre siècle, ― ni lui ni ses héros n’appartiennent au nôtre, ils comptent dans cette fraction du peuple russe soustraite au temps occidental ; ― je le vois mieux à l’aise dans des temps de grandes cruautés et de grands dévouements, hésitant entre un saint Vincent de Paul et un Laubardement, devançant l’un à la recherche des enfants abandonnés, s’attardant après l’autre pour ne rien perdre des pétillements d’un bûcher. Selon qu’on est plus touché par tel ou tel excès de son talent, on peut l’appeler avec justice un philosophe, un apôtre, un aliéné, le consolateur des affligés ou le bourreau des esprits tranquilles, le Jérémie du bagne ou le Shakespeare de la maison des fous ; toutes ces appellations seront méritées : prise isolément, aucune ne sera suffisante.

Peut-être faudrait-il dire de lui ce qu’il disait de toute sa race, dans une page de Crime et châtiment : « L’homme russe est un homme vaste, vaste comme sa terre, terriblement enclin à tout ce qui est fantastique et désordonné ; c’est un grand malheur d’être vaste sans génie particulier. » ― J’y souscris ; mais je souscris aussi au jugement que j’ai entendu porter sur ce livre par un des maîtres de la psychologie contemporaine : « Cet homme ouvre des horizons inconnus sur des âmes différentes des nôtres ; il nous révèle un monde nouveau, des natures plus puissantes pour le mal comme pour le bien, plus fortes pour vouloir et pour souffrir. »

V

On me pardonnera de recourir à des souvenirs personnels pour compléter cette esquisse, pour faire revivre l’homme et donner une idée de son influence. Le hasard m’a fait rencontrer souvent Féodor Michaïlovitch durant les trois dernières années de sa vie. Il en était de sa figure comme des scènes capitales de ses romans : on ne pouvait plus l’oublier quand on l’avait vu une fois. Oh ! que c’était bien l’homme d’une telle œuvre et l’homme d’une telle vie ! Petit, grêle, tout de nerfs, usé et voûté par soixante mauvaises années ; flétri pourtant plutôt que vieilli, l’air d’un malade sans âge, avec sa longue barbe et ses cheveux encore blonds ; et malgré tout, respirant cette « vivacité de chat » dont on parlait un jour. Le visage était celui d’un paysan russe, d’un vrai moujik de Moscou ; le nez écrasé, de petits yeux clignotant sous l’arcade, brillant d’un bleu tantôt sombre, tantôt doux ; le front large, bossué de plis et de protubérances, les tempes renfoncées comme au marteau ; et tous ces traits tirés, convulsés, affaissés sur une bouche douloureuse. Jamais je n’ai vu sur un visage humain pareille expression de souffrance amassée ; toutes les transes de l’âme et de la chair y avaient imprimé leur sceau ; on y lisait, mieux que dans le livre, les souvenirs de la maison des morts, les longues habitudes d’effroi, de méfiance et de martyre. Les paupières, les lèvres, toutes les fibres de cette face tremblaient de tics nerveux. Quand il s’animait de colère sur une idée, on eût juré qu’on avait déjà vu cette tête sur les bancs d’une cour criminelle, ou parmi les vagabonds qui mendient aux portes des prisons. À d’autres moments, elle avait la mansuétude triste des vieux saints sur les images slavonnes.

Tout était peuple dans cet homme, avec l’inexprimable mélange de grossièreté, de finesse et de douceur qu’ont fréquemment les paysans grands-russiens, ― et je ne sais quoi d’inquiétant, peut-être la concentration de la pensée sur ce masque de prolétaire. Au premier abord, il éloignait, avant que son magnétisme étrange eût agi sur vous. Habituellement taciturne, quand il prenait la parole, c’était d’un ton bas, lent et volontaire, s’échauffant par degrés, défendant ses opinions sans ménagements pour personne. En soutenant sa thèse favorite sur la prééminence du peuple russe, il lui arrivait parfois de dire à des femmes, dans les cercles mondains où on l’attirait : « Vous ne valez pas le dernier des moujiks. » Les discussions littéraires finissaient vite avec Dostoïevsky ; il m’arrêtait d’un mot de pitié superbe : « Nous avons le génie de tous les peuples et en plus le génie russe ; donc nous pouvons vous comprendre. » ― Que sa mémoire me pardonne ; j’essaye aujourd’hui de lui prouver le contraire.

Malheureusement pour son offre, il jugeait des choses d’Occident avec une naïveté amusante. Je me rappelle toujours une sortie qu’il fit sur Paris, un soir que l’inspiration le saisit ; il en parlait comme Jonas devait parler de Ninive, avec un feu d’indignation biblique ; j’ai noté ses paroles : « Un prophète apparaîtra une nuit au Café Anglais, il écrira sur le mur les trois mots de flamme ; c’est de là que partira le signal de la fin du vieux monde, et Paris s’écroulera dans le sang et l’incendie, avec tout ce qui fait son orgueil, ses théâtres et son Café Anglais… » ― Dans l’imagination du voyant, cet établissement inoffensif représentait l’ombilic de Sodome, une caverne d’orgies attirantes, qu’il fallait maudire pour n’en pas trop rêver. Il vaticina longtemps et fort éloquemment sur ce thème.

Bien souvent Féodor Michaïlovitch m’a fait penser à Jean-Jacques ; il me semble avoir connu ce cuistre de génie depuis que j’ai pratiqué l’ombrageux philanthrope de Moscou. Chez tous deux, mêmes humeurs, même alliage de grossièreté et d’idéalisme, de sensibilité et de sauvagerie ; même fond d’immense sympathie humaine, qui leur assura à tous deux l’audience de leurs contemporains. Après Rousseau, nul ne porta plus loin que Dostoïevsky les défauts de l’homme de lettres, l’amour-propre effréné, la susceptibilité, les jalousies et les rancunes ; nul non plus ne sut mieux gagner le commun des hommes, en leur montrant un cœur tout plein d’eux. Cet écrivain, d’un commerce si maussade dans la société, fut l’idole d’une grande partie de la jeunesse russe ; non seulement elle attendait avec fièvre ses romans, son journal, mais elle venait à lui comme à un directeur spirituel, pour chercher une bonne parole, un secours dans les peines morales ; durant les dernières années, le plus grand travail de Féodor Michaïlovitch fut de répondre aux monceaux de lettres qui lui apportaient l’écho de souffrances inconnues.

Il faut avoir vécu en Russie pendant ces années troublées pour s’expliquer l’ascendant qu’il exerça sur tout ce monde des « pauvres gens », en quête d’un idéal nouveau, sur toutes les classes qui ne sont plus le peuple et ne sont pas encore la bourgeoisie. Le prestige littéraire et artistique de Tourguénef avait subi une éclipse fort injuste ; l’influence philosophique de Tolstoï ne s’adressait qu’aux intelligences ; Dostoïevsky prit les cœurs, et sa part de direction dans le mouvement contemporain est peut-être la plus forte. En 1880, à cette inauguration du monument de Pouchkine, où la littérature russe tint ses grandes assises, la popularité de notre romancier écrasa celle de tous ses rivaux ; on sanglota tandis qu’il parlait, on le porta en triomphe, les étudiants prirent d’assaut l’estrade pour le voir de plus près, pour le toucher, et l’un de ces jeunes gens s’évanouit d’émotion en arrivant jusqu’à lui. Ce courant le soulevait si haut, qu’il eût eu une situation difficile, s’il eût vécu quelques années de plus. Dans la hiérarchie officielle de l’empire, comme dans le jardin de Tarquin, il n’y a pas de place pour les plantes de trop vive poussée, pour le pouvoir d’un Goethe ou d’un roi Voltaire ; malgré la parfaite orthodoxie de sa politique, l’ancien déporté eût risqué d’être compromis par ses séides et désigné aux suspicions. On n’aperçut sa grandeur et son danger que le jour de sa mort. Bien qu’il me répugne d’achever par des tableaux funèbres une étude déjà si sombre, je dois parler de cette apothéose, je dois consigner ici l’impression que nous eûmes tous alors ; mieux qu’une longue critique, elle fera voir ce que fut cet homme dans ce pays.

Le 10 février 1881, des amis de Dostoïevsky m’apprirent qu’il avait succombé la veille à une courte maladie. Nous nous rendîmes à son domicile pour assister aux prières que l’Église russe célèbre deux fois par jour sur les restes de ses enfants, depuis l’heure où ils ont fermé les yeux jusqu’à celle de l’ensevelissement. Féodor Michaïlovitch habitait une maison de la ruelle des Forgerons, dans un quartier populaire de Saint-Pétersbourg. Nous trouvâmes une foule compacte devant la porte et sur les degrés de l’escalier ; à grand-peine nous nous frayâmes un passage jusqu’au cabinet de travail où l’écrivain prenait son premier repos ; pièce modeste, jonchée de papiers en désordre et remplie par les visiteurs qui se succédaient autour du cercueil.

Il reposait sur une petite table, dans le seul coin de la chambre laissé libre par les envahisseurs inconnus. Pour la première fois, je vis la paix sur ces traits, libérés de leur voile de souffrance ; ils ne gardaient plus que de la pensée sans douleur et semblaient enfin heureux d’un bon rêve, sous les roses amoncelées ; elles disparurent vite, la foule se partagea ces reliques de fleurs. Cette foule augmentait à chaque minute, les femmes en pleurs, les hommes bruyants et avides de voir, s’écrasant par de brusques remous. Une température étouffante régnait dans la chambre, hermétiquement close comme le sont les pièces russes en hiver. Tout à coup, l’air manquant, les nombreux cierges qui brûlaient vacillèrent et s’éteignirent ; il ne resta que la lumière incertaine de la petite lampe appendue devant les images saintes. À ce moment, à la faveur de l’obscurité, une poussée formidable partit de l’escalier, apportant un nouveau flot de peuple ; il sembla que toute la rue montait ; les premiers rangs furent jetés sur le cercueil, qui pencha. La malheureuse veuve, prise avec ses deux enfants entre la table et le mur, s’arc-bouta sur le corps de son mari et le maintint en jetant des cris d’effroi ; pendant quelques minutes, nous crûmes que le mort allait être foulé aux pieds ; il oscillait, battu par ces vagues humaines, par cet amour ardent et brutal qui se ruait d’en bas sur sa dépouille.

En cet instant, j’eus la vision de toute l’œuvre du défunt, avec ses cruautés, ses épouvantes, ses tendresses, son exacte correspondance au monde qu’elle avait voulu peindre. Tous ces inconnus prirent des noms et des visages qui m’étaient familiers ; la chimère me les avait montrés dans les livres, la vie réelle me les rendait, agissant de même dans une scène d’horreur semblable. Les personnages de Dostoïevsky venaient le tourmenter jusqu’après la fin, ils lui apportaient leur piété gauche et rude, sans souci de profaner l’objet de cette piété. Cet hommage scandaleux, c’était bien celui qu’il eût aimé.

Deux jours après, nous eûmes de nouveau cette vision, agrandie et plus complète. La date du 12 février 1881 est restée célèbre en Russie ; sauf peut-être à la mort de Skobélef, jamais on ne vit dans ce pays des funérailles plus imposantes, plus significatives. Je serais embarrassé de dire qui eut les plus belles, du héros de l’action ou du héros de la pensée russe. Dès le matin, toute la ville était debout sur la Perspective, cent mille personnes faisaient la haie sur le long trajet que devait parcourir le cortège jusqu’au monastère de Saint-Alexandre Nevsky ; on évaluait à plus de vingt mille le nombre de celles qui le suivaient. Le gouvernement était inquiet, il craignait une manifestation retentissante ; on savait que les éléments subversifs projetaient d’accaparer ce cadavre, on avait dû réprimer des étudiants qui voulaient porter derrière le char les fers du forçat sibérien. Les timorés insistaient pour qu’on interdît ces pompes révolutionnaires. C’était, qu’on se le rappelle, au plus fort des grands attentats nihilistes, un mois avant celui qui devait coûter la vie au Tsar, et pendant l’essai libéral de Loris-Mélikof. Tout fermentait alors en Russie, et le moindre incident pouvait amener une explosion. Loris jugea qu’il valait mieux s’associer au sentiment populaire que l’étouffer. Il eut raison ; les mauvais desseins de quelques-uns furent noyés dans les regrets de tous. Par une de ces fusions inattendues dont la Russie a le secret, quand une idée nationale l’échauffe, on vit tous les partis, tous les adversaires, tous les lambeaux disjoints de l’empire rattachés par ce mort dans une communion d’enthousiasme.

Qui a vu ce cortége a vu le pays des contrastes sous toutes ses faces : les prêtres, un clergé nombreux qui psalmodiait des prières, les étudiants des universités, les petits enfants des gymnases, les jeunes filles des écoles de médecine, les nihilistes, reconnaissables à leurs singularités de costume et de tenue, le plaid sur l’épaule pour les hommes, les lunettes et les cheveux coupés ras pour les femmes ; toutes les compagnies littéraires et savantes, des députations de tous les points de l’empire, de vieux marchands moscovites, des paysans en touloupe, des laquais et des mendiants ; dans l’église attendaient les dignitaires officiels, le ministre de l’instruction publique et de jeunes princes de la famille impériale. Une forêt de bannières, de croix et de couronnes dominait cette armée en marche ; et suivant que passait un de ces tronçons de la Russie, on distinguait des figures douces ou sinistres, des larmes, des prières, des ricanements, des silences recueillis ou farouches. Chez les spectateurs du cortège, les impressions mobiles se succédaient ; chacun jugeait par ce qu’il voyait dans l’instant et croyait voir, tour à tour, l’avènement des classes nouvelles entrant dans l’histoire, la marche triomphale de la révolution dans la capitale de Nicolas, la célébration du génie de la patrie, la douleur de tout un peuple. Chacun jugeait imparfaitement ; ce qui passait, c’était toujours l’œuvre de cet homme, formidable et inquiétante, avec ses folies et ses grandeurs ; aux premiers rangs sans doute et les plus nombreux, ses clients préférés, les « pauvres gens », les « humiliés », les « offensés », les « possédés » même, misérables heureux d’avoir leur jour et de mener leur avocat sur ce chemin de gloire ; mais avec eux et les enveloppant, tout l’incertain et la confusion de la vie nationale, telle qu’il l’avait dépeinte, toutes les espérances vagues qu’il avait remuées chez tous. Comme on disait des anciens tsars qu’ils « rassemblaient » la terre russe, ce roi de l’esprit avait rassemblé là le cœur russe.

La foule se tassa dans la petite église de la Laure, toute comblée de fleurs, et dans les sépultures plantées de bouleaux qui l’entourent ; la mêlée des conditions et des partis s’acheva dans une Babel de paroles. Devant l’autel, l’archimandrite parla de Dieu et des espérances éternelles ; d’autres prirent le corps pour le porter dans la fosse et y parler de gloire. Discoureurs officiels, étudiants, comités slavophiles et libéraux, lettrés et poëtes, chacun vint expliquer son idéal, réclamer pour sa cause l’esprit qui s’enfuyait et, comme il est d’usage, servir son ambition sur cette tombe. Tandis que le vent de février emportait cette éloquence avec les feuilles séchées et la poussière des neiges retournées par la bêche, je m’efforçais de juger en toute équité la valeur morale de cet homme et de son action. J’étais aussi perplexe que lorsqu’il faut prononcer sur sa valeur littéraire. Il avait épanché sur ce peuple et réveillé en lui de la pitié, de la piété même : mais au prix de quels excès d’idées, de quels ébranlements moraux ! Il avait jeté son cœur à la foule, ce qui est bien, mais sans le faire précéder de la sévère et nécessaire compagne du cœur, la raison.

J’aurais cherché longtemps mon jugement, si je n’avais revu soudain toute la suite de cette vie, née dans un hôpital, éteinte au début par la misère, la maladie et le chagrin, continuée en Sibérie dans les bagnes, les casernes, pourchassée depuis sur toutes les routes par la détresse matérielle et morale, toujours écrasée et ennoblie par un travail rédempteur. Alors je compris que cette âme persécutée échappait à notre mesure, fausse parce qu’elle est unique ; je remis le jugement à Celui qui a autant de poids divers qu’il y a de cœurs et de destinées. Et quand je m’inclinai sur ce refuge de boue qu’il avait eu tant de peine à gagner, en y poussant à mon tour de la neige sur les couronnes de laurier entassées, je ne trouvai d’autre adieu que les mots de l’étudiant à la pauvre fille, les mots qui résumaient toute la foi de Dostoïevsky et devaient lui revenir : « Ce n’est pas devant toi que je m’incline ; je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. »

  1. Œuvres complètes, 14 vol. in-8o, édition des frères Pantéléief, Saint-Pétersbourg, 1883.
  2. Ces faits sont empruntés à l’excellente biographie placée en tête de la Correspondance par M. Oreste Miller, et composée avec les récits de tous les survivants de cette époque.
  3. « Dès que venait le crépuscule, je tombais par degrés dans cet état d’âme qui s’empare de moi si souvent, la nuit, depuis que je suis malade, et que j’appellerai frayeur mystique. C’est une crainte accablante de quelque chose que je ne puis définir ni concevoir, qui n’existe pas dans l’ordre des choses, mais qui peut-être va se réaliser soudain, à cette minute même, apparaître et se dresser devant moi, comme un fait inexorable, horrible, difforme. » (Humiliés et offensés, p. 55.)
  4. Bossuet dit, dans le même sentiment : « Alors on commence à se souvenir qu’il y a des malheureux qui gémissent dans les prisons, et des pauvres délaissés qui meurent de faim et de maladie dans quelque coin ténébreux. » (sermon sur la dévotion à la Vierge.)
  5. Strakhof, Souvenirs, au t. Ier des Œuvres complètes de Dostoïevsky.
  6. Voir les deux sermons de 1660 pour le vendredi de la Passion.
  7. M. Derély vient de terminer la traduction des Possédés, elle paraîtra prochainement. (Mai 1886.)