Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 158-161).




CHAPITRE XVI


Continuation de la matière précédente jusqu’à l’emprisonnement
de toute notre maisonnée.


Merlo Diaz rentra, ayant sa ceinture garnie de pots rouges et de gobelets de terre, qu’il s’était appropriés, sans nulle crainte de Dieu, en demandant à boire aux tours des religieuses.

Don Lorenzo de Pedroso, qui le suivit de près, l’emporta sur lui. Il revint avec un très bon manteau qu’il avait troqué dans une salle de billard contre le sien, qui était si ras qu’il n’y restait pas un seul poil pour couvrir celui à qui il échut. Il avait coutume d’ôter son manteau comme s’il eût voulu jouer, et il le mettait avec les autres ; puis, feignant de ne pouvoir faire sa partie, il retournait le chercher, prenait en échange celui qui lui paraissait le meilleur et décampait. Il en agissait encore ainsi dans les jeux de quilles et de trou-madame.

Mais ce qui m’étonna le plus, ce fut de voir arriver Don Cosme entouré d’une foule d’enfants affligés d’écrouelles, de cancers, de lèpres, blessés et estropiés. Au moyen des signes de croix qu’il faisait sur ceux qui avaient recours à lui, et de quelques prières qu’une vieille femme lui avait apprises, il se donnait pour un homme qui guérissait par enchantement. Lui seul gagnait pour tous les autres, parce que si l’on venait pour se faire guérir sans apporter quelque paquet sous le manteau, ou sans qu’il entendît sonner de l’argent dans la poche, ou des chapons crier, on n’était pas admis. Il avait ruiné la moitié du royaume. Il faisait accroire tout ce qu’il voulait, quoiqu’il ne dit pas un mot de vérité, même contre son gré. Il parlait de l’Enfant Jésus, il entrait dans les maisons avec un Deo gratias, il disait : « Que le Saint-Esprit soit avec tout le monde. » Il avait tout l’attirail d’un hypocrite, un rosaire avec de gros grains, etc. Il laissait voir sans affectation, par dessous le manteau, un bout de discipline tachée de sang du nez. Il faisait croire, en se frottant les épaules et faisant le tour de gueux, que les poux étaient un cilice et que la faim canine était un jeûne volontaire. Il racontait des tentations, et en parlant du démon, il disait : « Que Dieu nous en préserve ! Que Dieu nous en garde ! » En entrant dans l’église, il baisait la terre, il se traitait d’indigne. Il ne levait pas les yeux sur les femmes, mais quant à leurs jupes il savait bien les trousser. Par là, il en imposait tellement au peuple qu’on se recommandait à lui, quoi qu’à dire vrai, ce fût réellement se recommander au diable, parce qu’outre qu’il n’était qu’un grimacier, il était certainement encore un fripon. Il jurait le nom de Dieu, tantôt en vain, tantôt sans nulle raison. À l’égard des femmes, il avait déjà eu avec elles plusieurs enfants et deux bigotes étaient encore enceintes de ses œuvres. Enfin, s’il ne violait pas quelques commandements de Dieu, il les vendait.

Parut ensuite Flauco, faisant grand bruit et demandant une souquenille noire, une grande croix, une longue barbe postiche et une clochette. Il courait de nuit les rues dans cet équipage, en criant : « Souvenez-vous de la mort, et faites du bien aux âmes des défunts. » Avec cela il ramassait beaucoup d’aumônes. Il entrait dans les maisons qu’il voyait ouvertes, et s’il ne rencontrait personne ni aucun obstacle, il volait tout ce qu’il trouvait. S’il y avait du monde, il sonnait la clochette, et affectant une voix de grand pénitent, il disait : « Souvenez-vous, frères… etc. »

J’appris toutes ces ruses et ces manières extraordinaires de voler, dans un mois que je restai avec eux. Je leur montrai le rosaire que j’avais, et la vieille se chargea du soin de le vendre, en allant par les maisons et disant qu’il appartenait à une pauvre demoiselle qui s’en défaisait pour vivre. Elle avait pour chaque chose un mensonge et un stratagème. Elle pleurait à chaque pas, poussait de grands soupirs et appelait tout le monde ses enfants. Par dessus une très bonne chemise, un corset, une espèce de justaucorps avec son jupon, une grande jupe, une mante, elle portait une robe de grosse bure toute usée et déchirée, qu’elle avait eue d’un ermite, son ami, qui demeurait dans les montagnes d’Alcala. C’était elle qui dirigeait tout dans la maison ; elle donnait des conseils, elle recélait. Le diable donc, qui n’est jamais oisif dans ce qui concerne ses serviteurs, voulut que cette digne femme, étant allée dans une maison vendre je ne sais quelle nippe et d’autres bagatelles, une personne reconnut un effet qui lui appartenait. Tout aussitôt l’alguazil est mandé. Il arrive ; et l’on arrête la vieille, qui se nommait Lebrusca. Elle avoua tout à l’instant, nous dénonça pour des chevaliers de rapine, et dit de quelle manière nous vivions. Après l’avoir déposée en lieu sûr, l’alguazil se transporta à la maison et nous y trouva tous, mes camarades et moi. Il avait avec lui une demi-douzaine d’archers, qui sont autant de bourreaux piétons, et il conduisit toute la société friponne à la prison, où la chevalerie se vit en grand danger.