Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 143-157).




CHAPITRE XV


Suite des tours des Chevaliers d’industrie, et autres
événements singuliers.


Dès que le jour parut, nous nous mîmes tous en armes. J’étais déjà avec eux comme si nous eussions été tous frères, car telle est la facilité, telle est la douceur apparente qui se trouve toujours dans les mauvaises choses. Il fallait voir l’un mettre en douze fois sa chemise, composée de douze chiffons, comme un prêtre qui s’habille pour aller à l’autel. La jambe d’un autre s’égarait dans le labyrinthe de son haut-de-chausses, et reparaissait dans l’endroit où elle le devait le moins. Un autre demandait qu’on l’aidât à mettre son pourpoint, et au bout d’une demi-heure, il n’avait pas encore réussi à se l’ajuster. Cela fini, ce qui était curieux à voir, ils prirent tous du fil et une aiguille pour faire quelques points aux déchirures et ailleurs. Celui-ci, pour se bousiller le dessous du bras, se mettait comme une L. Celui-là, pliant les genoux et formant le chiffre cinq, raccommodait les canons de sa culotte. Un autre, pour plisser les entrecuisses, y portait la tête et formait un peloton. Enfin Bosco n’a pas dépeint des postures aussi extraordinaires que j’en ai vues tandis qu’ils cousaient, et que la vieille leur donnait les matériaux qui étaient des chiffons et des haillons de différentes couleurs, dont elle avait fait la récolte le samedi. L’heure du raccommodage (car c’est ainsi qu’ils l’appelaient) étant finie, ils se montrèrent les uns aux autres ce qui pouvait être mal réparé, et se disposèrent à sortir.

Je les priai de déterminer l’habillement que je devais prendre, parce que je voulais y employer mes cent réaux et quitter la soutane. « Ce n’est pas cela, dirent-ils, qu’il convient de faire ; il faut que l’argent soit mis en dépôt ; et habillons-le sur-le-champ de ce qui est en réserve, en lui marquant dans la ville un quartier où il aille seul quêter et gruger. » Cela me parut bien. Ainsi je déposai l’argent, et en un instant ils me firent de ma soutane un habit de deuil, et raccourcirent le manteau long de manière qu’il se trouvât comme il le fallait. Ce qui restait de celui-ci, ils le troquèrent contre un chapeau reteint, et en guise de crêpe, ils y mirent du coton d’encrier, lequel figurait très bien. Ils m’ôtèrent ma fraise et mon haut-de-chausses et me donnèrent en place des chausses raccourcies, avec des découpures seulement par devant, car les côtés et le derrière étaient de peau de chamois. Les bas d’attache de soie n’étaient pas à proprement parler des bas ; ils n’arrivaient pas à plus de quatre doigts au-dessous du genoux, et ces quatre doigts étaient couverts d’une guêtre qui était juste sur un bas de couleur que j’avais. La fraise était toute ouverte uniquement à force d’être déchirée. Ils me la mirent en disant : « La fraise est difforme par derrière et sur les côtés, mais lorsqu’on vous regardera, il faudra que vous fassiez avec elle comme le tournesol. Si deux personnes vous regardent de côté, gagnez au pied, et pour ceux qui vous verront par derrière, portez toujours le chapeau baissé sur le chignon, de manière que le bord cache le col et découvre tout le front. Dans le cas où quelqu’un vous demanderait pourquoi vous allez ainsi, répondez-lui que c’est parce que vous pouvez aller la face découverte par tout le monde. » Ils me donnèrent une boîte avec du fil noir et du blanc, de la soie, de la ficelle, une aiguille, un dé, de mauvais morceaux de drap, de toile, de satin, et d’autres choses pareilles, enfin un couteau. Ils me mirent à la ceinture une écuelle, et dans une bourse de cuir un briquet et de la mèche, en me disant : « Avec cette boîte vous pouvez aller par tout le monde, sans avoir besoin ni de parents, ni d’amis : elle renferme tout ce dont nous avons besoin ; prenez-la et la gardez. » Ils m’assignèrent le quartier de San-Luis pour exercer mon nouveau talent.

Je commençai donc ma tournée en sortant de la maison avec les autres ; mais ayant égard à ce que j’étais nouveau, ils me donnèrent pour parrain, comme l’on fait à celui qui chante sa première messe, afin de me dresser dans l’escroquerie, le chevalier qui m’avait amené et converti. Nous partîmes d’un pas lent, avec les rosaires à la main, et nous nous acheminâmes vers le quartier qui m’était désigné. En chemin, nous faisions politesse à tout le monde. Nous ôtions le chapeau aux hommes, désirant d’en faire autant de leurs manteaux. Quant aux femmes, nous leur faisions des révérences, car elles les aiment, et les révérends pères encore beaucoup plus. Mon bon gouverneur disait à l’un : « On doit demain m’apporter de l’argent. » À un autre : « Attendez encore un jour, car la Banque ne cesse de me donner des paroles. » Celui-ci lui demandait son manteau, celui-là le pressait pour sa ceinture ; ce qui me fit connaître qu’il aimait si fort ses amis qu’il n’avait rien à lui. Nous nous coulions d’un côté de la rue à l’autre, comme des couleuvres, pour éviter les maisons des créanciers. L’un lui demandait le loyer de la maison, un autre celui de l’épée qu’il portait, un autre celui des draps et des chemises ; de sorte que je compris qu’il était un chevalier de louage, comme une mule. Il arriva pour lors qu’il aperçut de loin un homme qui le tourmentait fort, à ce qu’il me dit, pour une dette, mais qui ne pouvait pas lui arracher un sou ; et pour n’en être pas reconnu, il tira de derrière ses oreilles des cheveux qu’il y avait ; au moyen de quoi on l’aurait pris volontiers pour un nazaréen travesti. Il s’appliqua aussi un emplâtre sur l’œil, et il se mit à parler italien avec moi. Il put faire tout cela pendant que venait cet homme, qui ne l’avait pas vu parce qu’il était à disputer avec une vieille. Je puis attester que je vis celui-ci tourner autour de nous, comme un chien qui veut se lancer sur quelque chose. Il faisait plus de croix qu’un enchanteur, et il s’en alla en disant : « J’ai cru que c’était lui. Quand on a perdu ses bœufs, on prend tout pour des vaches. » Je me mourais de rire de voir la figure de mon ami. Il entra sous un portail pour ôter l’emplâtre et remettre ses cheveux en leur place : « Ce sont là, me dit-il, des ruses pour nier ses dettes. Instruisez-vous, mon frère, vous verrez mille choses pareilles dans cette ville. »

Nous passâmes outre, et comme nous étions encore dans la matinée, nous prîmes au coin d’une rue deux tasses d’électuaire et bûmes de l’eau-de-vie que nous donna gratuitement une coquine après avoir souhaité la bienvenue à mon instituteur. Celui-ci me dit : « Avec ce restaurant, on peut bien ne pas s’inquiéter du dîner d’aujourd’hui ; et cela ne peut pas du moins manquer. » Je m’affligeai, considérant que nous n’étions pas encore assurés de notre dîner, et je lui répliquai d’un air chagrin pour mon estomac. Mais il me répondit : « Vous aviez bien peu de foi dans la religion et l’ordre des Batteurs-de-chemin. Dieu n’abandonne ni les corbeaux ni les choucas, ni même les greffiers ; et il délaisserait les exténués ? Vous avez bien peu d’estomac ! » — « C’est vrai, lui dis-je, mais je crains d’en avoir encore moins, et de n’y avoir rien. »

Pendant que nous discourions ainsi, midi sonna à une horloge, et, comme j’étais nouveau dans la profession, l’électuaire ne contenta pas mes boyaux. J’avais aussi faim que si je n’en eusse pas mangé. Le besoin se faisant donc sentir, je me tournai vers mon ami et je lui dis : « Mon frère, endurer la faim est un dur noviciat. J’étais accoutumé à manger comme une engelure, et l’on me met à la diète. Si vous ne l’éprouvez pas comme moi, cela n’est pas étonnant : familiarisé avec elle dès votre enfance, comme ce roi avec la ciguë, vous vivez ensemble. Je ne vous vois montrer aucun empressement ni faire aucune diligence pour avoir de quoi mâcher ; et moi je suis résolu de faire celle que je pourrai. » — « Corps-Dieu, s’écria-t-il, quoi ! Douze heures sonnent, et vous avez tant de presse ! Vous avez un appétit bien exact. Il faut qu’il supporte avec patience les retards de paiement. Comment donc ! Manger tout le jour ! Que font de plus les animaux ? L’on n’a jamais écrit qu’aucun de nos chevaliers ait eu le cours de ventre ; au contraire, la nature chez eux souvent ne rend rien, faute de rien recevoir. Je vous ai dit que Dieu ne délaisse personne, et si vous avez tant de hâte, je m’en vais à la soupe de San-Géronimo, où sont ces frères de lait, gras comme des chapons. Là je mangerai copieusement. Si vous voulez me suivre, venez, sinon chacun ira à sa bonne fortune. » — « Adieu donc, lui dis-je, mes boyaux ne sont pas si petits qu’ils ne puissent se contenter de ce que d’autres ont de trop. Que chacun aille par sa rue. »

Mon ami marchait ferme, regardant à ses pieds. Il tira des miettes de pain qu’il portait toujours à dessein dans une petite boîte et les répandit sur sa barbe et sur ses habits, afin de faire accroire qu’il avait dîné. Pour moi j’allais en toussant et me récurant les dents, afin de cacher ma faiblesse. Je m’étais emmitouflé le visage dans le manteau que je portais sur l’épaule, et je badinais avec le dizain, car c’était un chapelet qui n’avait pas plus de dix grains. Tous ceux qui me voyaient croyaient que j’avais mangé, mais s’ils m’eussent plutôt jugé moi-même mangé des poux, ils ne se fussent pas trompés. Je me reposais sur mes ducats, quoique la conscience me fît des reproches, en m’objectant qu’il était contraire à l’Ordre de manger à ses dépens, lorsqu’on doit vivre aux dépens d’autrui. Mais la faim devenait si pressante que j’étais résolu de rompre le jeûne.

Occupé de cette pensée, j’arrivai au coin de la rue San-Luis où logeait un pâtissier, chez lequel on voyait une tourte de huit sous, qui était en cuisson. L’odeur que la chaleur du four en faisait exhaler vint frapper mon odorat, et à l’instant je restai immobile, dans la même position où je me trouvais alors, comme un chien d’arrêt devant une perdrix. Je fixai mes yeux tellement sur elle, à force de la convoiter, qu’elle se sécha comme une personne enchantée par la vue. Il aurait fallu pouvoir connaître toutes les mesures que je prenais pour la voler ; d’autres fois, je me décidais à l’acheter.

Pendant que j’étais dans cette perplexité, j’entendis sonner une heure, et cela me chagrina si fort que je formai la résolution de me jeter dans une gargote. J’en lorgnais déjà une, lorsque Dieu permit que je fisse la rencontre d’un licencié, mon ami, nommé Fléchilla, qui d’un pas précipité descendait la rue, ayant au visage plus de boutons que n’en a un sanguin, et tant de crotte qu’il ressemblait à un tombereau. Il courut à moi dès qu’il m’eût vu, et ce n’était pas peu de chose que de me reconnaître dans l’équipage où j’étais. Je l’embrassai ; il me demanda comment je me portais, et je lui dis tout de suite : « Que j’ai de choses à vous raconter, monsieur le licencié ! Toute ma peine est que je dois partir ce soir. » — « Cela me mortifie aussi, répondit-il, et s’il n’était pas déjà tard, et que je ne fusse pas pressé d’aller dîner, je m’arrêterai. Mais je suis attendu par ma sœur, qui est mariée, et par mon beau-frère son mari. » — « Quoi ! repris-je, Dona Ana est ici ! Alors, quoi qu’il m’en coûte, je veux remplir envers elle mon obligation. » J’avais ouvert de grands yeux, quand j’entendis qu’il n’avait pas dîné, et je m’en allai avec lui.

Chemin faisant, je commençai à lui parler d’une jeune personne qu’il avait aimée à Alcala. Je lui dis que je savais où elle était et que je pouvais lui procurer l’entrée chez elle. Le désir s’empara aussitôt de son âme, ainsi que je l’avais prévu ; car je l’entretenais exprès des choses capables de flatter son goût. En causant ainsi, nous arrivâmes à la maison et nous entrâmes. Je fis toutes sortes de politesses à son beau-frère et à sa sœur. Eux de leur côté, ne pouvant pas s’imaginer autre chose, sinon que j’étais invité, puisque je venais à pareille heure, commencèrent à dire que s’ils avaient été prévenus qu’ils dussent avoir un si bon hôte, ils auraient préparé quelque chose. Je saisis l’occasion et, me tenant pour prié, je répliquai que j’étais de la maison et un ancien ami, et que me traiter avec des cérémonies serait m’offenser.

Ils s’assirent et moi aussi. Cependant, pour que le licencié le trouvât moins mauvais, car il ne m’avait pas invité et n’en avait pas même eu l’intention, je lui parlai de temps en temps de la jeune demoiselle, en lui disant qu’elle m’avait demandé de ses nouvelles, qu’elle l’avait toujours gravé dans le cœur, et d’autres menteries de cette espèce. Au moyen de cela, il fut moins fâché de ma hardiesse, quoique ensuite, quand le dîner parut, je dévorasse et fisse plus de ravages qu’une balle n’en ferait sur un plastron de buffle. On servit la viande du pot-au-feu et je l’avalai presque toute en deux bouchées, sans cependant aucune malice, mais avec tant de hâte qu’il semblait que je ne la crusse pas en sûreté même entre mes dents. Dieu sait qu’un cadavre n’est pas détruit plus promptement dans le fameux cimetière de l’ancienne Valladolid, où il est consommé en vingt-quatre heures, que j’expédiai leur ordinaire, puisque jamais courrier extraordinaire ne l’a été si vite. Ils durent bien remarquer les fières gorgées de bouillon que j’avalais, de quelle manière j’égouttai la jarre, avec quel soin je nettoyai les os, et comment je faisais disparaître la viande. Pour dire encore la vérité, j’ajouterai qu’en affectant de jouer et de plaisanter, j’engouffrais des bribes de pain dans ma poche.

On se leva de table et nous nous retirâmes à l’écart, le licencié et moi, pour causer de la visite qu’il avait envie de faire à la demoiselle dont je lui avais parlé. Je lui persuadai que la chose était très facile. Mais dans le temps que nous nous entretenions ainsi à une fenêtre, je feignis qu’on m’appelait dans la rue et je dis tout à coup : « Est-ce moi que vous appelez, Monsieur ? Je descends dans le moment. » J’en demandai la permission, promettant de ne pas tarder à revenir. On m’attend encore, car je n’ai pas reparu depuis, tant à cause de la quantité de pain qu’il devait sembler que j’avais mangée, que pour avoir fait fausse-compagnie. Le licencié me rencontra plusieurs fois dans la suite, mais je m’excusai toujours auprès de lui, au moyen de mille mensonges que je lui alléguai et qu’il importe peu de rapporter ici.

M’en étant allé à ma bonne aventure, sans savoir où je dirigeais mes pas, j’arrivai à la porte de Guadalaxara, et je m’assis sur un de ces bancs que les marchands ont à l’entrée de leurs maisons. À peine y étais-je que deux de ces femmes qui désirent qu’on leur prête sur leur figure, vinrent à la boutique, ayant la moitié du visage caché de leurs mantes, avec leur vieille et un petit page. Elles demandèrent s’il y avait quelques velours d’un travail extraordinaire. Pour lier conversation, je commençai à jouer sur les mots de tercio, de pelado, de pelo, a pelo, et por peli, etc. ; je ne cessai de leur dire des extravagances.

Je m’aperçus que l’air libre que j’avais pris leur avait donné de la confiance pour avoir quelque chose de la boutique, et, en homme qui comptait ne rien perdre, je leur offris ce qu’elles voudraient. Elles firent des simagrées, disant qu’elles ne recevaient rien de personnes qu’elles ne connaissaient pas. Je profitai de l’occasion, en leur faisant des excuses pour avoir osé leur offrir des choses de peu de valeur ; mais je les priai d’accepter des étoffes qui m’étaient arrivées de Milan, et je leur promis de les leur envoyer par un page que je dis être à moi, parce qu’il attendait son maître qui était dans la boutique vis-à-vis, d’où vient qu’il avait le chapeau bas. Pour leur donner de moi une plus grande idée, je ne cessais de saluer d’un coup de chapeau les conseillers et gentilshommes qui passaient et de leur faire des politesses, quoique je n’en connusse aucun, comme si j’avais été très lié avec eux. D’après cela, et sur ce que je fis briller à leurs yeux un écu d’or que je tirai de ceux que j’avais en réserve, sous prétexte de faire l’aumône à un pauvre qui me la demandait, elles me jugèrent un grand seigneur.

Comme il commençait à se faire tard, elles crurent devoir se retirer, et elles m’en demandèrent la permission, après m’avoir toutefois prévenu du secret avec lequel le page devait aller chez elles. Je les priai, comme par grâce et comme une faveur, de me donner un rosaire monté en or qu’avait la plus jolie, pour garantie que je les verrais le jour suivant sans faute. Elles hésitèrent à me le donner. Je leur offris pour nantissement mes cent écus et elles m’indiquèrent leur maison. Dans l’espérance de m’escroquer davantage, elles se fièrent à moi, et me demandèrent ma demeure, en me disant qu’un page ne pouvait pas entrer chez elles à toute heure, parce qu’elles étaient des personnes d’un certain rang.

Je les reconduisis par la grande rue, et en entrant dans celle de las Carretas, je choisis la maison qui me parut la plus belle et la plus grande, à la porte de laquelle était un carrosse sans chevaux. Je leur dis que c’était la mienne et qu’elles pouvaient en disposer, de même que du carrosse et du maître. Je me nommai Don Alvaro de Cordoba, et j’entrai par la porte sous leurs yeux. Je me rappelle aussi qu’en sortant de la boutique je fis signe de la main à un des pages avec un air de supériorité, et que feignant de lui donner des ordres pour qu’ils restassent tous là à m’attendre, je lui demandai, dans la vérité du fait, s’il n’était pas au service du commandeur mon oncle. À quoi il me répondit que non, ce qui ne m’empêcha pas de traiter les domestiques d’autrui en homme réellement de condition. Vint enfin la nuit close et nous nous retirâmes tous à la maison.

En rentrant, je trouvai le soldat aux haillons, ayant à la main un flambeau de cire qu’on lui avait donné pour aller à l’enterrement d’un défunt et avec lequel il était revenu. Cet homme s’appelait Mayazo, et il était d’Olias. Il avait été capitaine dans une comédie, et s’était battu, dans une danse, contre des Maures. Quand il parlait des Flamands, il disait avoir été à la Chine, et lorsqu’il était question des Chinois, il les mettait en Flandres. Quelquefois il voulait former un camp, quoiqu’il n’eut jamais su que s’épouiller en campagne. Il nommait des châteaux, et à peine en avait-il vu sur des doubles maravédis. Il célébrait fort la mémoire du seigneur Don Juan et je lui ai ouï dire mille fois de Luis Quijada qu’il avait été son grand ami. Il nous répétait des noms de Turcs, de galions et de capitaines qu’il avait lus dans des couplets qui avaient été faits à l’occasion de la glorieuse victoire remportée à Lepantos par Don Juan, et comme il n’avait nulle connaissance de la mer, n’ayant rien de naval que sa science de manger des navets, il disait en racontant cette bataille que Lépantos était un maure des plus braves ; parce que le pauvre imbécile ignorait que ce fût le nom de la mer. Ainsi, avec ses bêtises, il nous faisait passer d’agréables moments.

Un instant après entra mon compagnon. Il était très sale et tout couvert de sang, avec le nez cassé et la tête emmaillottée. Nous lui en demandâmes la cause et il nous dit qu’étant allé à la soupe de San Geronimo, il avait demandé double portion, sous prétexte que c’était pour des pauvres honteux ; que pour la lui donner on en avait privé d’autres mendiants ; que ceux-ci, furieux, l’avaient suivi et la lui avaient vu avaler bravement dans un coin derrière la porte ; qu’alors mille voix s’étaient élevées pour lui demander si c’était bien fait de tromper par un excès de gourmandise et d’ôter à d’autres pour soi ; qu’aux paroles avaient succédé des coups et que des coups étaient survenues des bosses et des contusions à la pauvre tête. En effet, ils étaient tombés sur lui avec des pots à l’eau et l’un d’eux lui avait fracassé le nez avec une sébile qu’il lui avait donné à flairer avec plus de vivacité qu’il ne convenait. Ils lui prirent son épée, et le portier, qui accourut aux cris, eut bien de la peine à mettre le calme. Enfin notre pauvre frère se trouva en si grand danger, qu’il disait : « Je rendrai ce que j’ai mangé ! » Mais cela fut inutile, parce qu’ils ne s’occupaient de rien autre chose, sinon qu’il avait demandé pour d’autres et que cependant il ne se donnait pas pour un mangeur de soupe. « Qu’on le regarde bien, disait un de ces espèces d’étudiants à cabas, grand écornifleur ; à ses haillons on le prendrait pour une poupée d’enfants. Il est plus triste qu’une bourrique de pâtissier dans le Carême, il a plus de trous qu’une flûte, plus de pièces qu’un cheval pie, plus de taches qu’un jaspe, et plus de points qu’un livre de musique. Il y a, à la soupe du bienheureux saint, tel homme qui peut être évêque et avoir toute autre dignité ; et un Don Peluche aura honte d’en manger ! J’en mange bien, moi qui suis gradué, bachelier ès-arts à Séguenza ! » Le portier se mêla de tout pacifier, voyant qu’un vieillard qui était là disait que quoiqu’il vint à la soupe faite des restes des religieux, il était descendant du Grand Capitan, et très bien apparenté. Nous n’en sûmes pas davantage, parce que le camarade sortit pour ôter ses bandages et vider ses poches.