Don Juan Tenorio/Partie I/Acte II

Traduction par Henri de Curzon.
Librairie Fischbacher (p. 53-92).

ACTE SECOND


PASSE D’ARMES
PERSONNAGES :
DON JUAN

DON LUIS

DOÑA ANA DE PANTOJA

CIUTTI

PASCUAL

LUCIA

BRIGIDA

Trois hommes masqués, au service de Don Juan.
Extérieur de la maison de Doña Ana, vue par un coin. Les deux murailles qui forment l’angle se prolongent également sur les deux côtés, laissant voir sur la droite une rue, et sur la gauche une fenêtre grillée et une porte.

SCÈNE Ire


DON LUIS MEJIA (la cape relevée)

Me voici devant la maison de Doña Ana, et il est nécessaire que cette nuit je lui donne avis de ce qui se passe à Séville. Je n’ai rencontré personne, pour mon bonheur… Oh ! quelle inquiétude ! À cette heure, señor Don Juan, à chacun sa fortune. Si l’honneur et la vie sont en jeu, mon adresse et ma valeur joueront pour ma vie et pour mon honneur… Mais quelqu’un s’approche.


SCÈNE II

DON LUIS, PASCUAL

PASCUAL

Qui croirait pareille affaire ! Jésus ! quel scandale ! Arrêtés !

DON LUIS

Que vois-je ? Est-ce Pascual ?

PASCUAL

C’est à s’en casser la tôle !

DON LUIS

Pascual !

PASCUAL

Qui m’appelle si vivement ?

DON LUIS

Moi. — Don Luis.

PASCUAL

Dieu m’aide !

DON LUIS

Qui t’étonne ?

PASCUAL

Que ce soit vous.

DON LUIS

Vois, Pascual, dans quelle situation je me trouve ! Si je n’étais, moi, ce que je suis, et si je ne t’avais rencontré à cette heure, l’honneur de ma dame, de Doña Ana, périrait aujourd’hui.

PASCUAL

Qu’est-ce que vous dites, là ?

DON LUIS

Tu connais Don Juan Tenorio ?

PASCUAL

Oui. Qui ne le connaît ici ?… Mais, selon la voix publique, vous étiez arrêtés tous les deux. Voilà les mensonges de la foule !

DON LUIS

Cette fois la foule a dit juste ! et Dieu sait que si mon cousin, le trésorier royal, n’avait bien voulu répondre de moi, Pascual, je perdais tout ce que j’estime le plus.

PASCUAL

Comment donc ?

DON LUIS

Tu es prêt à me servir ?

PASCUAL

Jusqu’à la mort.

DON LUIS

Eh bien ! écoute. Don Juan et moi nous nous tenons engagés dans une joute inutilement périlleuse ; mais si tu veux bien me venir en aide, tu peux me sauver plus que la vie.

PASCUAL

Qu’y a-t-il à faire ? Voyons.

DON LUIS

Nous avons donné, il y a quelque temps, dans une insigne folie : une gageure à qui des deux saurait faire pis avec meilleure fortune. Nous nous sommes tous deux conduits gaillardement, à qui mieux mieux ; mais c’est un Satan, et en fin de compte, il l’a emporté. J’ai opposé je ne sais quel mais ; nous avons dit je ne sais quoi à ce sujet ; et le fait est que lui, raillant orgueilleusement, me dit : « Et si cela ne vous agrée, puisque vous épousez dona Ana, je vous fais le pari que demain je vous l’enlève. »

PASCUAL

Elle est bonne ! Il a eu l’effronterie de dire cela ?

DON LUIS

Le mal n’est pas qu’il l’ait dit, Pascal, mais qu’il réussisse, à ce qu’il prétend.

PASCUAL

Réussir ? Tant que je serai ici, ne vous en embarrassez point, Don Luis.

DON LUIS

Je te jure que si je n’assure pas solidement le succès de la chose, je ne sais ce qu’il adviendra de moi.

PASCUAL

Par la Vierge del Pilar, le craignez-vous ?

DON LUIS

Non ! Dieu l’atteste ! Mais cet homme mène avec lui quelque diable familier.

PASCUAL

Pour cela, soyez-en sûr.

DON LUIS

Oh ! mon inquiétude est telle, que je ne m’en fie plus à moi-même, avec un homme aussi audacieux.

PASCUAL

Je vous jure, moi, par Saint-Ginés, qu’avec toute son audace, un Aragonais a de quoi, sur ma vie, lui faire mauvais quartier ; nous verrons bien.

DON LUIS

Ah ! Pascual, comme tu ignores ce que tu entreprends-là !

PASCUAL

Je me suis vu dans de plus graves périls et n’en suis pas sorti mal.

DON LUIS

Il se fonde sur le peu de temps qui reste pour se retourner, et sur ce qu’il est-ce qu’il est.

PASCUAL

Et puis sur ce qu’un bon Aragonais ne saurait valoir un Tenorio… Tous ces insolents, spadassins de métier, ne sont que façade, et capables que de peu d’énergie. Ils ont une langue pour déshonorer les femmes, et des mains pour insulter les vieillards ou bâtonner les marchands. Mais quand une bonne épée, agitée par un bon bras, les convie à la mort, toute leur valeur tombe à rien. Leurs entreprises et leurs tapages se réduisent, tous tant qu’ils sont, à mal parler des filles et à fuir devant les patrouilles.

DON LUIS

Pascual !

PASCUAL

Je ne dis pas cela pour vous, car bien que vous soyez une tête folle, vous gardez une âme droite et vous vous battez bien, je l’atteste !

DON LUIS

Mais si la valeur chez moi est si notoire, remarque, Pascual, qu’elle est proverbiale dans la famille des Tenorio. Et c’est parce que je connais bien l’excès de sa valeur, que j’ai peur que ses ruses ne me renversent, moi et mon honneur.

PASCUAL

Puisque vous voici délivré, Don Luis, et que tant vous aiguillonne le mal de la jalousie, prévenez par l’astuce son astuce même. Que craignez-vous de lui ?

DON LUIS

Je ne sais ; mais j’ai le soupçon que cette nuit lui permettra d’accomplir la chose.

PASCUAL

Vous rêvez.

DON LUIS

Pourquoi ?

PASCUAL

N’est-il pas arrêté ?

DON LUIS

Oui, certes ! mais je l’étais également, et un hidalgo a répondu pour moi.

PASCUAL

Mais qui répondra pour lui ?

DON LUIS

En définitive, je ne trouve qu’un seul moyen de me satisfaire.

PASCUAL

Lequel ?

DON LUIS

C’est, Pascual, que je passe cette nuit dans la maison même.

PASCUAL

Considérez qu’ainsi vous vous jouez de l’honneur de Doña Ana.

DON LUIS

Mais, mille tonnerres ! ne vais-je pas être au matin son mari ?

PASCUAL

Mais, señor, ne vous dis-je pas que je vous suis garant, sur mon existence ?

DON LUIS

Oui, je m’en rapporte à toi pour te dégager d’une attaque ; non, d’une ruse subtile. Et puis enfin, ou je passerai la nuit dans la maison, ou je barrerai la rue, quitte à me faire attraper par une ronde de justice.

PASCUAL

Señor Don Luis, voilà qui dépasse l’entêtement, et c’est un caprice que je vous conseille d’abandonner : vous vous en trouverez bien.

DON LUIS

Je ne l’abandonne pas, Pascual.

PASCUAL

Don Luis !

DON LUIS

C’est dit.

PASCUAL

Vive Dieu ! tant d’angoisse ?

DON LUIS

Tu diras ce qu’il te plaira, mais je me porte beaucoup moins garant des femmes que de Don Juan. Et puisque le cas est extrême et la chose entreprise par deux fous, un fou intrépide fera bien, vis-à-vis d’un fou sans âme.

PASCUAL

Considérez bien ce que vous dites ; pensez que moi, je sers Doña Ana depuis qu’elle est née, et que demain vous serez son époux, Don Luis.

DON LUIS

Pascual, cette heure-là arrivée et ce droit acquis, je saurai être son mari et ferai qu’elle soit bien mariée. Mais en attendant…

PASCUAL

Ne parlez pas davantage. Je vous connais depuis que vous étiez enfants et sais ce que c’est que les inclinations, par la vie de Barrabas ! Écoutez : mon logement est suffisant pour nous deux ; demeurez-y. Mais donnez-moi votre parole de rester muet.

DON LUIS

Je te la donne.

PASCUAL

Et jusqu’à demain, unis en une double prévoyance, nous monterons la garde.

DON LUIS

Et Doña Ana sera sauvée.

PASCUAL

Ainsi soit !

DON LUIS

Eh bien ! allons.

PASCUAL

Arrêtez. Qu’allez-vous faire ?

DON LUIS

Entrer.

PASCUAL

Déjà ?

DON LUIS

Qui sait ce qu’il fera, lui ?

PASCUAL

Réprimez vos appétits jaloux ; cela ne peut pas être avant que mon maître, Don Gil de Pantoja, ne se retire et que tout repose dans le silence.

DON LUIS

Par le… !

PASCUAL

Eh ! Donnez donc une fois une courte trêve à l’amour !

DON LUIS

Et a quelle heure ce bon seigneur a-t-il coutume de se coucher ?

PASCUAL

À dix heures. Il y a sur cette petite rue étroite une fenêtre grillée : appelez-y, à dix heures, et jusque-là reposez-vous sur moi.

DON LUIS

C’est chose faite.

PASCUAL

Don Luis, à tout à l’heure donc !

DON LUIS

Adieu, Pascual, à tout à l’heure !


SCÈNE III


DON LUIS

Jamais je n’eus telle inquiétude. Il me semble que cette nuit est une date fatale pour moi… et je ne sais quel vague pressentiment, quel désastre, redoute mon âme oppressée. Par Dieu, je n’ai jamais pensé que j’aimerais ainsi Doña Ana, et pour nulle autre je n’ai éprouvé ce que j’éprouve pour elle… Oh ! sur ma foi, ce qui m’épouvante, de Don Juan, ce n’est pas sa valeur, mais sa chance. Il semble que Satan le préserve dans tout ce qu’il entreprend. Oui, oui, c’est un homme infernal, et je tiens, quant à moi, que si je m’éloigne d’ici, il me jouera, malgré Pascual. Bien qu’il me traite de téméraire, je veux entrer ; car avec Don Juan, les précautions ne sont pas choses à regarder comme superflues. (Il appelle à la fenêtre.)


SCÈNE IV

DON LUIS, DOÑA ANA

DOÑA ANA

Qui va là ?

DON LUIS

N’est-ce pas Pascual ?

DOÑA ANA

Don Luis !

DON LUIS

Doña Ana !

DOÑA ANA

Tu appelles par la fenêtre, à cette heure ?

DON LUIS

Ah ! Doña Ana, que tu arrives au bon moment !

DOÑA ANA

Que se passe-t-il donc, Mejia ?

DON LUIS

Un engagement pour ta beauté avec un homme que je redoute.

DOÑA ANA

Et qu’y a-t-il en lui qui t’épouvante, quand tu es le maître de mon cœur ?

DON LUIS

Doña Ana, tu ne peux comprendre ce qu’est cet homme, sans connaître son nom et sa fortune.

DOÑA ANA

Sa bonne fortune sera vaine, avec moi ; tu vois bien que quelques heures seulement nous séparent du mariage, et que tu es assailli par de vaines terreurs.

DON LUIS

Dieu m’est témoin que rien ne me fait peur, pour ce qui est de moi, tant que je tiens une épée, et à condition que cet homme vienne face à face sur moi. Mais s’il est audacieux comme le lion, il est aussi rusé et prudent comme l’astucieux serpent…

DOÑA ANA

Bah ! dors en paix, Don Luis ; son audace et sa prudence n’obtiendront rien de moi, car c’est en toi que je garde enfermée la bonne renommée de ma vie.

DON LUIS

Eh bien, Ana, au nom de cet amour dont tu m’assures, et pour ne pas craindre cet homme, je vais te demander une faveur.

DOÑA ANA

Dis ; mais bas, si quelqu’un écoutait par hasard.

DON LUIS

Entends donc. (Ils parlent bas.)


SCÈNE V

DOÑA ANA et DON LUIS, à la fenêtre de droite ; DON JUAN et CIUTTI, dans la rue de gauche.

CIUTTI

Señor, sur ma vie, votre fortune est heureuse et extrême.

DON JUAN

Ciutti, il n’y a personne comme moi ; tu as bien vu avec quelle facilité le brave geôlier, homme prudent, a traité avec moi et m’a donné liberté. Mais ce n’est pas le moment de parler de cela : tu as accompli mes ordres ?

CIUTTI

Je les ai tous exécutés, mieux que je ne pouvais espérer.

DON JUAN

La béate ?

CIUTTI

Voici la clef de la porte du jardin, mais il faudra une escalade pour finir ; car, comme vous savez bien que c’est l’usage, les murs de ce couvent n’ont aucune entrée.

DON JUAN

Et elle t’a donné une lettre ?

CIUTTI

Aucune ; elle m’a dit qu’elle allait, dans le moment, se mettre en route ; qu’elle s’en retournait au couvent et qu’elle parlerait à vous.

DON JUAN

Cela est mieux.

CIUTTI

Je le pense aussi.

DON JUAN

Et les chevaux ?

CIUTTI

Je les ai déjà la, sellés et bridés.

DON JUAN

Et les hommes ?

CIUTTI

Ils sont près d’ici.

DON JUAN

Bien, Ciutti. Tandis que Séville repose tranquille, et dort en me croyant en prison, j’ajoute deux autres noms à ma liste si nombreuse. Ah ! ah !

CIUTTI

Señor…

DON JUAN

Quoi ?

CIUTTI

Taisez-vous.

DON JUAN

Qu’y a-t-il, Ciutti ?

CIUTTI

En doublant le coin, j’ai vu un homme à cette fenêtre grillée près d’ici.

DON JUAN

C’est la vérité ; l’aventure alors n’en est que meilleure : et serait-ce lui ?

CIUTTI

Qui ?

DON JUAN

Don Luis.

CIUTTI

Impossible.

DON JUAN

Allons donc ! Ne suis-je pas ici, moi ?

CIUTTI

Il y a une différence entre lui et vous.

DON JUAN

Je crois, Ciutti, que voici la preuve : on aperçoit là bas une dame, à travers la grille.

CIUTTI

Une servante, peut-être.

DON JUAN

C’est ce qu’il importe de voir, parbleu ! Ne perdons pas l’occasion ni ma réputation. Attention Ciutti ! Tu vas te glisser avec quelques-uns des miens par cette rue, comme si vous étiez une ronde, et faire, en l’inspectant, tout le tour de la maison.

CIUTTI

Mais dans ce cas, elle fermera la fenêtre.

DON JUAN

Eh bien ! de cette façon, elle ignorant tout, et lui pris, le champ nous restera libre.

CIUTTI

Vous dites bien.

DON JUAN

Cours, et arrête-le, car c’est en quoi consiste la victoire.

CIUTTI

Mais si le truand fait résistance ?

DON JUAN

Alors, fends-le en taille.


SCÈNE VI

DON JUAN, DOÑA ANA et DON LUIS

DON LUIS

Tu me donnes donc ton agrément ?

DOÑA ANA

Je consens

DON LUIS

Tu es satisfaite, de cette façon-là ?

DOÑA ANA

Absolument.

DON LUIS

Je veillerai donc sur toi jusqu’au jour.

DOÑA ANA

Oui, Mejia.

DON LUIS

Que le ciel te paie, mon Ana, une satisfaction aussi parfaite !

DOÑA ANA

Pour que tu me juges sincère, je consens à tout, Mejia.

DON LUIS

Je reviendrai donc à un autre moment.

DOÑA ANA

Oui, à dix heures.

DON LUIS

Tu m’attendras, Ana ?

DOÑA ANA

Oui.

DON LUIS

Ici ?

DOÑA ANA

Et tu seras ponctuel, hein ?

DON LUIS

Je le serai.

DOÑA ANA

Je te donnerai donc la clef.

DON LUIS

Et une fois moi dans ta maison, que vienne Tenorio !

DOÑA ANA

Quelqu’un passe… À 10 heures !

DON LUIS

J’y serai.


SCÈNE VII

DON JUAN, DON LUIS

DON LUIS

Mais on se rapproche. Qui va là ?

DON JUAN

Celui qui va.

DON LUIS

De qui va ainsi, que conclure ?

DON JUAN

Qu’il veut…

DON LUIS

Voir si je lui arrache la langue ?

DON JUAN

Le champ libre.

DON LUIS

Il est gardé.

DON JUAN

Et moi, suis-je manchot ?

DON LUIS

Vous pourriez le demander avec courtoisie.

DON JUAN

Et à qui ?

DON LUIS

À Don Luis Mejia.

DON JUAN

Celui qui va veut le champ libre.

DON LUIS

Vous me connaissez ?

DON JUAN

Oui.

DON LUIS

Et moi vous ?

DON JUAN

L’un et l’autre.

DON LUIS

Et sur quoi se fonde le débat ?

DON JUAN

Sur la rue.

DON LUIS

Pour en être maîtres tous deux ?

DON JUAN

C’est cela.

DON LUIS

Nous sommes deux, sans plus, qui puissions en avoir besoin en même temps.

DON JUAN

Je le sais.

DON LUIS

Vous êtes Don Juan.

DON JUAN

Parbleu ! Et nous voici tous les deux dans la rue.

DON LUIS

Ne vous a-t-on pas arrêté ?

DON JUAN

Comme vous.

DON LUIS

Vive Dieu ! — Et vous avez fui ?

DON JUAN

Je vous ai imité. Et après ?

DON LUIS

Vous perdrez.

DON JUAN

Nous ne savons pas.

DON LUIS

Nous le verrons.

DON JUAN

Nous tenons tous deux ensemble la dame assiégée, et vous voilà pris.

DON LUIS

J’ai le temps.

DON JUAN

Temps perdu pour vous.

DON LUIS

Vive Dieu ! c’est que nous verrons !

(Don Luis tire son épée ; mais Ciutti, qui s’est glissé adroitement avec les siens jusque derrière lui, l’arrête.)

DON JUAN

Senor Don Luis, voyez-le donc.

DON LUIS

C’est trahison.

DON JUAN

La bouche !… (aux siens, qui bâillonnent Don Luis.)

DON LUIS

Oh !

DON JUAN

Attachez-le par derrière (ils lui attachent les bras,) davantage. — L’entreprise, señor Mejia, est digne de moi. — (Aux siens) : Enfermez-le-moi jusqu’au jour. (À Don Luis) : Le pari est déjà dans ma main. Adieu, Don Luis ; si je vous le gagne, c’est trahison, mais digne de moi.


SCÈNE VIII


DON JUAN

Bonne aventure, par tous les cieux ! Voilà de celles qui donnent la renommée ; en attendant que je lui souffle la dame, il s’arrachera les cheveux, enfermé dans ma cave. Et elle ?… Quand elle croira se trouver avec lui… Ah ! ah ! — Oh ! et il ne peut se plaindre ; c’est du franc jeu. Je l’ai envoyé en prison, et il en est sorti ; il m’y a envoyé, et j’en suis sorti : notre rencontre ici était forcée… Le voilà parti. Chacun défend ses positions, dans un aussi grave pari. Mais Mejia est en mauvais termes avec le sort, et il perd encore celui-là. Nonobstant, et pour tout prévoir, il n’est pas de trop de s’assurer de Lucia : n’allons pas gâter l’affaire, pour si aisée qu’elle soit. — Mais par là-bas une forme noire s’approche…, et, à ce qu’il me semble, cette forme est une femme. — Autre aventure ? À merveille.


SCÈNE IX

DON JUAN, BRIGIDA

Caballero ?

DON JUAN

Qui va là ?

BRIGIDA

Êtes-vous Don Juan ?

DON JUAN

Par la vie !… c’est la béate ! Ma foi, je l’avais déjà oubliée. Approchez, je suis Don Juan.

BRIGIDA

Êtes-vous seul ?

DON JUAN

Avec le diable.

BRIGIDA

Jésus-Christ !

DON JUAN

Je dis cela pour vous.

BRIGIDA

C’est moi qui suis le diable ?

DON JUAN

Je le crois.

BRIGIDA

Allons ! Quelles idées vous avez ! C’est bien vous qui êtes un petit diable…

DON JUAN

Qui te remplira la bourse, si tu le sers.

BRIGIDA

Vous le verrez.

DON JUAN

Eh bien ! décharge ton cœur. Qu’as-tu fait ?

BRIGIDA

Tout ce que m’a dit votre valet… Et quel mauvais insecte que ce Ciutti !

DON JUAN

Qu’a-t-il fait ?

BRIGIDA

C’est un grand coquin !

DON JUAN

Ne t’a-t-il pas remis une bourse et un papier ?

BRIGIDA

Doña Inès doit être, à cette heure, en train de le lire.

DON JUAN

Tu l’as préparée ?

BRIGIDA

Sûrement ! Et je l’ai convaincue si adroitement et de telle manière qu’elle vous suivra comme un agneau.

DON JUAN

Cela t’a été si facile ?

BRIGIDA

Bah ! Pauvre oiselle enfermée et née dans sa cage, que sait-elle s’il y a plus de vie ailleurs, et plus d’air où voler ? Elle qui jamais ne vit briller ses plumes aux splendeurs du soleil, que sait-elle des couleurs dont elle peut s’enorgueillir ? La pauvrette ne compte pas dix-sept printemps, et vierge encore aux premières impressions de l’amour, elle n’a jamais conçu le bonheur en dehors de sa propre demeure, où on l’a traitée, depuis l’enfance, avec une prudente rigueur. Et tant d’années monotones de solitude et de couvent ont tenu sa pensée resserrée en des matières si mesquines, un espace si restreint et un cercle si étroit, que le cloître était sa destinée et l’autel sa fin. « Ici est Dieu », lui a-t-on dit ; et elle dit : « Ici je l’adore. » — « Ici sont le cloître et le chœur » ; et elle pensa : « Il n’y a rien de plus là-bas. » — Et sans autres illusions que ses songes enfantins, elle a passé dix-sept avrils, et peut-être ne s’en rend pas compte.

DON JUAN

Et elle est jolie ?

BRIGIDA

Oh ! comme un ange !

DON JUAN

Et tu lui as dit ?…

BRIGIDA

Figurez-vous quel affreux chaos je lui aurai mis dans la tête, Don Juan ! Je lui ai parlé de l’amour, du monde, de la cour et des plaisirs, et dit combien avec les femmes vous êtes prodigue et galant. Je lui ai expliqué que vous étiez l’homme à elle destiné par son père ; je vous ai peint comme mort d’amour pour elle, désespéré pour elle, pour elle persécuté, et pour elle décidé à perdre vie et honneur. Enfin mes douces paroles, en se nichant dans ses oreilles, ont attiré après elles ses désirs mal endormis, et allumé au fond de son cœur une flamme si violente que déjà elle vous aime et ne pense plus qu’à vous.

DON JUAN

Une aussi excitante peinture me transporte les sens, et mon âme ardente me remplit de sa passion insensée. Cela a commencé par un pari, une extravagance l’a suivi, un désir en est né aussitôt, et aujourd’hui le cœur me brûle. C’est peu, le milieu d’un cloître ; dans l’enfer même je descendrais, et à coups d’épée je l’arracherais des bras de Satan ! Oh ! précieuse fleur dont le calice ne s’est pas encore ouvert à la rosée, Don Juan va te transplanter dans le jardin de ses amours… Brigida ?

BRIGIDA

Je reste là à vous écouter, et vous me faites perdre le jugement. Je vous croyais un libertin sans âme et sans cœur.

DON JUAN

Tu t’étonnes de cela ? N’est-il pas clair qu’un objet si exquis a de quoi intéresser deux fois plus que les autres ?

BRIGIDA

Vous avez raison.

DON JUAN

Et maintenant, à quelle heure se retirent les mères ?

BRIGIDA

Elles seront déjà rentrées chez elles. Vous avez prévu toutes choses ?

DON JUAN

Toutes.

BRIGIDA

Eh bien ! aussitôt qu’on sonnera pour les âmes du Purgatoire, sautez dans le jardin au moyen d’une perche, et vous pourrez facilement entrer dans le couvent avec la clef que je vous ai envoyée. C’est celle d’un cloître obscur et étroit : suivez bien droit, et vous donnerez avec peu de peine sur notre cellule.

DON JUAN

Si je réussis à dérober un si grand trésor, il faudra que je te donne ton poids d’or

BRIGIDA

Il ne tient pas à moi, Don Juan.

DON JUAN

Va et attends-moi.

BRIGIDA

Je vais donc entrer par la porterie, et fermer les yeux à sœur Maria, la tourière. Jusqu’au revoir.

(Brigida s’en va ; un peu avant la conclusion de cette scène, apparaît Ciutti, qui s’arrête et attend, dans le fond.)


SCÈNE X

DON JUAN, CIUTTI

DON JUAN

Eh bien ! mon maître, voilà une glorieuse partie ! J’ai fait bien des choses jusqu’à cette heure, mais, par Dieu, celle d’aujourd’hui aura de quoi me mettre en réputation. — Mais je vois que déjà Ciutti m’attend. (L’appelant.) Mon lévrier !

CIUTTI

Me voici.

DON JUAN

Et Don Luis ?

CIUTTI

Vous êtes débarrassé de lui pour aujourd’hui.

DON JUAN

À présent je voudrais voir Lucia.

CIUTTI

Vous pouvez le faire ici (montrant la fenêtre grillée à droite). Je l’appellerai, et quand elle aura paru à mon signal, vous la pourrez aborder.

DON JUAN

Appelle donc.

CIUTTI

Elle connaît trop bien le mot d’ordre pour hésiter à accourir.

DON JUAN

Si seulement elle arrive, le reste est mon affaire.

(Ciutti appelle à la fenêtre grillée, au moyen d’un signal qui paraît convenu. Lucia montre la tête, et à la vue de Don Juan, s’arrête un moment.)


SCÈNE XI

DON JUAN, LUCIA, CIUTTI

LUCIA

Que voulez-vous, bon caballero ?

DON JUAN

Je veux…

LUCIA

Que voulez-vous ? Voyons un peu.

DON JUAN

Voir…

LUCIA

Voir ? Que verrez-vous à cette heure ?

DON JUAN

Ta maîtresse.

LUCIA

Allez à la male heure, hidalgo. Qui pensez-vous qui demeure ici ?

DON JUAN

Doña Ana Pantoja ; et je veux voir ta maîtresse.

LUCIA

Vous savez que Doña Ana se marie ?

DON JUAN

Oui, demain.

LUCIA

Et déjà il faut qu’elle soit si infidèle ?

DON JUAN

Oui, elle le sera.

LUCIA

N’est-elle donc pas à Don Luis Mejia ?

DON JUAN

Oh ! le jour d’après. Aujourd’hui n’est pas demain, Lucia. Moi j’ai affaire aujourd’hui avec Doña Ana, et si elle se marie demain, demain sera le jour d’après.

LUCIA

Ah ! — Elle compte vous recevoir ?

DON JUAN

Possible.

LUCIA

Que dois-je faire, s’il faut vous servir ?

DON JUAN

Ouvrir.

LUCIA

Bah ! — Et qui ouvre cette forteresse ?

DON JUAN

Cette bourse.

LUCIA

De l’or !

DON JUAN

Son éclat t’a vite frappée.

LUCIA

Combien ?

DON JUAN

Plus de cent doubles.

LUCIA

Jésus !

DON JUAN

Compte et dis : Cette maison, cette bourse pourra-t-elle l’ouvrir ?

LUCIA

Oh ! s’il est, celui qui me dore le bec…

DON JUAN (l’interrompant)

Très riche.

LUCIA

Oui ? — Quel nom porte le galant ?

DON JUAN

Don Juan.

LUCIA

Son nom de famille, connu ?

DON JUAN

Tenorio.

LUCIA

Âmes du Purgatoire ! Vous Don Juan ?

DON JUAN

Pourquoi cet effroi, s’il se présente à tes yeux très riche, Don Juan Tenorio ?

LUCIA

La serrure grincera.

DON JUAN

On prendra ses sûretés avec elle.

LUCIA

Et avec moi, qui ? Par Belsébuth !

DON JUAN

Toi-même.

LUCIA

Et qui m’ouvrira le chemin ?

DON JUAN

Un sage jugement.

LUCIA

Bah ! — Suivez votre destin.

DON JUAN

On doublera la somme.

LUCIA

Je me rends.

DON JUAN

Tu vois bien que ton sage jugement sait prendre ses sûretés avec tout.

LUCIA

Donnez-moi quelque temps, pardi !

DON JUAN

Jusqu’à dix heures.

LUCIA

Où faut-il vous chercher, — ou vous moi ?

DON JUAN

Ici.

LUCIA

Alors vous serez ponctuel, hein ?

DON JUAN

Je le serai.

LUCIA

Je vous apporterai donc une clef.

DON JUAN

Et moi une autre somme égale.

LUCIA

Ne me jouez pas.

DON JUAN

Non, en vérité : à dix heures je serai ici. Ainsi, adieu, et fie-toi à moi.

LUCIA

Comme à moi le beau galant.

DON JUAN

Adieu, donc, franche Lucia.

LUCIA

Adieu donc, riche Don Juan.

(Lucia ferme la fenêtre. Ciutti s’approche de Don Juan à un signal de celui-ci.)


SCÈNE XII

DON JUAN, CIUTTI

DON JUAN (se mettant à rire)

Avec l’or, rien qui manque son effet. — Ciutti, tu sais déjà mes intentions : à neuf heures, au couvent ; à dix heures, dans cette rue. (Ils s’en vont.)