Don Juan Tenorio/Partie I/Acte I

Traduction par Henri de Curzon.
Librairie Fischbacher (p. 1-51).

ACTE PREMIER


LIBERTINAGE ET SCANDALE
PERSONNAGES :
DON JUAN

DON LUIS

DON DIEGO

DON GONZALO

BUTTARELLI

CIUTTI

CENTELLAS

AVELLANEDA

GASTON

MIGUEL

Caballeros, curieux, masques, rondes de nuit.
L’auberge de Christofano Buttarelli. — Porte au fond, donnant sur la rue. Tables, cruchons et autres ustensiles propres à semblable lieu.

SCÈNE Ire

DON JUAN, masqué, assis à une table et écrivant. — CIUTTI et BUTTARELLI sur un côté, attendant. Au lever du rideau, on voit, par la porte du fond, passer des masques, des étudiants et du peuple avec des torches, des musiques, etc., etc.

DON JUAN

Quels cris poussent ces maudits ! Mais, dès que j’aurai fini ma lettre, la foudre m’écrase, s’ils ne me payent cher leur tapage ! (Il continue à écrire.)

BUTTARELLI (à Ciutti)

Un bon Carnaval !

CIUTTI (à Buttarelli)

Et une bonne moisson pour remplir la caisse.

BUTTARELLI

Oh ! À l’heure qu’il est, on ne trouve à Séville que peu de goût et beaucoup de moût ; et ce n’est pas ici que tombent les bons poissons. Ce sont là maisons mal vues des gens riches, et parfois méprisées.

CIUTTI

Aujourd’hui pourtant…

BUTTARELLI

Aujourd’hui n’entre pas en ligne de compte, Ciutti ; on a fait de bon ouvrage.

CIUTTI

Chut ! Parle un peu plus bas, car mon maître s’impatiente facilement.

BUTTARELLI

Tu es à son service ?…

CIUTTI

Depuis un an de ça.

BUTTARELLI

Et comment cela va-t-il pour toi ?

CIUTTI

Il n’est pas de prieur dont le sort égale le mien ; j’ai tout ce que je souhaite, et plus. Du temps de libre, la bourse pleine, bonnes filles et bon vin.

BUTTARELLI

Corbleu, quel destin !

CIUTTI (montrant Don Juan)

Et tout cela aux frais d’un autre.

BUTTARELLI

Riche, hein ?

CIUTTI

L’argent au boisseau.

BUTTARELLI

Généreux ?

CIUTTI

Comme un étudiant.

BUTTARELLI

Et noble ?

CIUTTI

Comme un infant.

BUTTARELLI

Et brave ?

CIUTTI

Comme un pirate.

BUTTARELLI

Espagnol ?

CIUTTI

Je crois qu’oui.

BUTTARELLI

Son nom ?

CIUTTI

Je l’ignore, en somme.

BUTTARELLI

Un aventurier !… Et où va-t-il ?

CIUTTI

Ici.

BUTTARELLI

Il en écrit long.

CIUTTI

Il est grand écrivain.

BUTTARELLI

Et à qui, mille diables, écrit-il avec tant d’attention et de prolixité ?

CIUTTI

À son père.

BUTTARELLI

Voilà un fils !

CIUTTI

Par le temps qui court, c’est un homme extraordinaire ; mais… tais-toi.

DON JUAN (fermant sa lettre)

Je signe et je plie. Ciutti ?

CIUTTI

Señor ?

DON JUAN

Ce pli sera placé dans le livre d’heures où prie Doña Inès, et devra lui parvenir en mains propres.

CIUTTI

Y a-t-il une réponse à attendre ?

DON JUAN

Oui, du diable en jupon qui lui tient compagnie. De sa duègne, qui sait mes intentions, tu prendras une clef, une heure et un signal ; et, plus léger que le vent, vite de retour ici.

CIUTTI

C’est bien (Il s’en va).


SCÈNE II

DON JUAN, BUTTARELLI

DON JUAN

Christofano, viens ici[1].

BUTTARELLI

Excellence !

DON JUAN

Tu comprends ?

BUTTARELLI

Je comprends. Mais j’ai appris le castillan et si votre Excellence trouve plus facile de sa langue…

DON JUAN

Oui, c’est mieux. Laisse donc là ton toscan, et dis-moi : Don Luis Mejia est-il venu aujourd’hui ?

BUTTARELLI

Excellence, il n’est pas à Séville.

DON JUAN

Son absence dure vraiment encore ?

BUTTARELLI

Je le crois ainsi.

DON JUAN

Et tu n’as de lui nouvelle aucune ?

BUTTARELLI

Ah ! une histoire me vient à présent à la mémoire, qui pourra vous donner…

DON JUAN

La lumière qu’il nous faut sur le cas ?

BUTTARELLI

Peut-être.

DON JUAN

Parle donc.

BUTTARELLI (se parlant à lui-même)

Non, je ne me trompe pas : cette nuit-ci l’année s’achève ! je l’avais oublié.

DON JUAN

Parbleu ! En finiras-tu, avec ton histoire ?

BUTTARELLI

Pardonnez, señor ; je me remettais le fait en mémoire.

DON JUAN

Achève, vive Dieu ! car je m’impatiente.

BUTTARELLI

Eh ! bien, señor, le fait est que le caballero Mejia, dont vous vous informez, fit un jour la plus mauvaise rencontre qui pût s’offrir à lui.

DON JUAN

Supprime ce qui est étranger au fait : je sais qu’ils se sont défiés, Luis Mejia et Juan Tenorio, à qui, en un an, ferait, avec plus de succès, plus de méfaits.

BUTTARELLI

Vous connaissez l’histoire ?

DON JUAN

Tout entière ; c’est pour cela que je t’ai demandé des nouvelles de Mejia.

BUTTARELLI

Oh ! Je serais enchanté que la gageure s’accomplît, car ils payent bien, et comptant.

DON JUAN

Et tu n’as pas confiance que Don Luis arrive à ce rendez-vous ?

BUTTARELLI

Hum ! ni espoir non plus ; le terme du délai approche, et je suis certain qu’aucun d’eux n’en garde la moindre mémoire.

DON JUAN

Il suffit. Prends…

BUTTARELLI

Excellence !… Et savez-vous quelque chose d’aucun d’eux ?

DON JUAN

Peut-être.

BUTTARELLI

Ils viendront donc ?

DON JUAN

Un au moins ; mais pour le cas où, l’un après l’autre, tous les deux dirigeraient leurs pas de ce côté, prépare tes deux meilleures bouteilles.

BUTTARELLI

Mais…

DON JUAN

Chut !… Adieu.


SCÈNE III


BUTTARELLI

Sainte Madone ! Mejia et Tenorio sont de retour sans doute… et tous deux garderont la parole donnée. Oui ! oui ! : cet homme m’a tout l’air de savoir cela à fond. (Bruit au dehors.) Mais qu’est ceci ? (Il va à la porte.)

Allons ! L’étranger est à se quereller sur la place ! Dieu m’assiste ! quel tumulte ! Comme la foule s’attroupe autour de lui, et comme il lui tient tête à lui seul !… Bon ! quelle bagarre ! comme ils courent devant lui ! Il n’y a pas de doute, ils sont tous les deux en Castille, et voici déjà Séville toute en révolution ! — Miguel !


SCÈNE IV

BUTTARELLI — MIGUEL

MIGUEL

Quels ordres[2] ?…

BUTTARELLI

Vite, ami, dispose ici une table, et apporte deux bouteilles du plus vieux Lacryma.

MIGUEL

Oui, signor padrone.

BUTTARELLI

Mon petit Miguel, prépare, je t’en prie, ce que nous avons de plus exquis, et dépêche-toi !

MIGUEL

Je me dépêche, signor padrone. (Il s’en va.)


SCÈNE V

BUTTARELLI — DON GONZALO

DON GONZALO

C’est ici. — Patron ?

BUTTARELLI

Qu’y a-t-il ?

DON GONZALO

Je veux parler à l’hôtelier.

BUTTARELLI

Vous lui parlez ; ainsi dites.

DON GONZALO

C’est vous ?

BUTTARELLI

Oui ; mais dépêchez, car je suis pressé.

DON GONZALO

En ce cas, voyez si ce double est bon et de poids, et parlez franc.

BUTTARELLI

Oh ! Excellence !

DON GONZALO

Vous connaissez Don Juan Tenorio ?

BUTTARELLI

Oui.

DON GONZALO

Et il est certain qu’il a ici, aujourd’hui, un rendez-vous ?

BUTTARELLI

Oh ! seriez-vous l’autre ?

DON GONZALO

Quel autre ?

BUTTARELLI

Don Luis.

DON GONZALO

Non ; mais j’ai intérêt à assister à son entrevue.

BUTTARELLI

Je prépare pour eux cette table ; si vous avez envie de vous placer à cette autre, vous pourrez être témoin du souper que je leur servirai…

Oh ! ce sera une scène où vous aurez, j’espère, de quoi admirer.

DON GONZALO

Je le crois.

BUTTARELLI

Ce sont, sans contredit, les deux jeunes gens de meilleur mine de l’Espagne.

DON GONZALO

Oui, et les plus vils aussi.

BUTTARELLI

Bah ! On leur impute tout le mal qui se fait en ce jour ; mais la malignité invente, car personne ne paie son compte comme Tenorio et Mejia.

DON GONZALO

Vraiment !

BUTTARELLI

C’est le besoin de médire ; car avec moi, señor, personne n’en agit mieux, et je puis bien le jurer.

DON GONZALO

Il n’est pas nécessaire ; mais…

BUTTARELLI

Quoi ?

DON GONZALO

Je voudrais les voir secrètement, et sans que les gens me reconnaissent.

BUTTARELLI

Ma foi, c’est chose très facile, señor. Les fêtes du Carnaval permettent à l’homme le plus considérable, sans déshonneur pour son rang, de se servir d’un masque ; et sous lui, qui peut reconnaître, à moins qu’il ne se découvre, quelle figure cache ce mystère ?

DON GONZALO

Mieux vaudrait, dans une chambre contiguë…

BUTTARELLI

Il n’y en a aucune ici.

DON GONZALO

Eh bien ! Alors, apportez-moi le masque.

BUTTARELLI

Dans l’instant.


SCÈNE VI


DON GONZALO

Mon cœur ne peut admettre qu’il puisse exister un tel homme, et je ne veux pas lui faire injure. Je préfère rechercher moi-même la vérité… Mais pour elle, si la gageure est réelle, je veux la voir morte plutôt que sa femme ! Il n’est pas au monde d’intérêt qui me persuade, s’il lui est nuisible. Je serai premièrement bon père, et bon gentilhomme après. L’alliance a de grands avantages ; mais je ne veux pas que Tenorio taille un suaire dans le voile du mariage.


SCÈNE VII

DON GONZALO, BUTTARELLI,
(apportant un masque).

BUTTARELLI

Le voici.

DON GONZALO

Merci, patron. Tarderont-ils beaucoup à arriver ?

BUTTARELLI

S’ils viennent, ils ne peuvent tarder ; il est près de huit heures.

DON GONZALO

C’est l’heure convenue ?

BUTTARELLI

Le terme est échu, et celui qui ne sera pas là au premier coup de l’horloge, aura perdu, c’est convenu.

DON GONZALO

Dieu veuille que ce soit une plaisanterie, et non pas ce qu’on dit !

BUTTARELLI

Je ne tiens pas encore pour très sûr l’espoir qu’ils aient tenu leur pari ; mais s’il vous importe tant de savoir ce qu’il en est, comme l’heure est sur le point de sonner, ce n’est qu’un court moment à attendre.

DON GONZALO

Je me couvre donc, et m’asseois. (Il s’assied à une table à droite et met son masque.)

BUTTARELLI (à part)

Le vieillard me semble curieux du mystère qui l’amène… et je ne serai pas content tant que je ne saurai qui il est. (Il nettoie et porte des objets, en considérant de côté l’inconnu.)

DON GONZALO (à part)

Un homme comme moi, venir attendre ici, et s’accommoder d’un semblable rôle ! Enfin, ce qui m’importe, c’est la tranquillité de ma maison et le bonheur d’une fille simple et pure ; et il n’en faut pas faire un jeu.


SCÈNE VIII

DON GONZALO, BUTTARELLI,
DON DIEGO
(à la porte du fond)

DON DIEGO

Le délai convenu est à son terme. Il est ici : on m’a bien informé. Je viens donc.

BUTTARELI

Encore un autre, cape relevée.

DON DIEGO

Holà ! quelqu’un !

BUTTARELLI

Voilà !

DON DIEGO

L’auberge du Laurier ?

BUTTARELLI

Vous y êtes, caballero.

DON DIEGO

L’hôtelier est-il à la maison ?

BUTTARELLI

Vous lui parlez.

DON DIEGO

Êtes-vous Buttarelli ?

BUTTARELLI

C’est moi.

DON DIEGO

Est-il vrai qu’aujourd’hui Tenorio a ici un rendez-vous ?

BUTTARELLI

Oui.

DON DIEGO

Et il y est venu ?

BUTTARELLI

Non.

DON DIEGO

Mais il y viendra ?

BUTTARELLI

Je ne sais.

DON DIEGO

L’attendez-vous ?

BUTTARELLI

Si par hasard il lui plaît de venir.

DON DIEGO

En ce cas, je l’attendrai aussi. (Il s’assied du côté opposé à Don Gonzalo.)

BUTTARELLI

Désirez-vous que je vous serve quelque plat jusque-là ?

DON DIEGO

Non ; prenez.

BUTTARELLI

Excellence !

DON DIEGO

Et épargnez-moi toute conversation importune.

BUTTARELLI

Pardonnez !

DON DIEGO

Je vous pardonne ; mais laissez-moi.

BUTTARELLI (à part)

Jésus-Christ ! De toute ma vie je n’ai vu homme de plus mauvaise humeur.

DON DIEGO (à part)

Un homme de ma race descendre jusqu’à une aussi vile demeure ! Mais il n’est pas d’humiliation à laquelle un père ne s’abaisse pour un fils. Je veux voir de mes yeux la vérité, et ce monstre d’impudicité à qui j’ai pu donner existence.

BUTTARELLI (qui va et vient en rangeant ses meubles, considère du fond Don Gonzalo et Don Diego, qui demeurent la cape relevée et muets.)

Allons ! c’est une paire d’hommes de pierre ! avec eux mes provisions sont de trop ; mais parbleu ! ils paient la dépense qu’ils ne font pas : c’est donc tout bénéfice.


SCÈNE IX

DON GONZALO, DON DIEGO, BUTTARELLI, le capitaine CENTELLAS, AVELLANEDA, et deux caballeros.

AVELLANEDA

Ils sont arrivés, et je vous assure que la gageure s’accomplira.

CENTELLAS

Entrons donc. — Buttarelli ?

BUTTARELLI

Señor capitaine Centellas, vous ici !

CENTELLAS

Oui, Christofano. Quand donc ont-elles pu se passer de ma présence, les orgies qui ont marqué cette époque ?

BUTTARELLI

Il y a vraiment si longtemps que je ne vous ai vu…

CENTELLAS

Les guerres de l’empereur m’ont conduit à Tunis, mais mes intérêts me font retourner à Séville ; et d’après ce qu’on me raconte, j’arrive le plus à propos du monde pour renouveler de vieilles amitiés. Donc dispose-nous promptement quelques bouteilles, autant qu’il en faut, et tandis que nous nous humectons la gorge, fais-nous une relation vraie d’un événement sur lequel il y a controverse.

BUTTARELLI

Tout ce que vous voudrez ; mais auparavant, laissez-moi aller à la cave.

CENTELLAS

Oui, oui.


SCÈNE X

Les mêmes, moins BUTTARELLI

CENTELLAS

Asseyez-vous, señors, et qu’Avellaneda poursuive l’histoire de Don Luis.

AVELLANEDA

Il n’y a rien de plus à en dire, sinon que je crois impossible que celle de Tenorio soit plus endiablée, et que je parie pour Don Luis.

CENTELLAS

Il se peut que tu perdes. On sait que Don Juan Tenorio est la plus mauvaise tête du monde, et jamais on n’a trouvé d’homme qui ait pu le dépasser dans les cas où sa seule inclination le portait ; que ne fera-t-il donc pas, s’il y est engagé ?

AVELLANEDA

Pour moi, je sais bien que Mejia a fait de telles choses qu’on peut parier aveuglément pour lui.

CENTELLAS

Eh bien ! le capitaine Centellas engage, pour Don Juan Tenorio, tout ce qu’il a.

AVELLANEDA

Et moi, je tiens le pari pour Don Luis, qui est mon ami.

CENTELLAS

Je risque tout contre lui, parce qu’il n’y a pas sur la terre un autre homme comme Tenorio, et sa fortune est proverbiale autant qu’extrêmes ses entreprises.


SCÈNE XI

Les mêmes, BUTTARELLI, avec des bouteilles.

BUTTARELLI

Voici du Falerne, du Bourgogne, du Sorrente.

CENTELLAS

Sers de celui que tu voudras, Christofano, et dis-nous : qu’y a-t-il de certain dans une gageure faite, il y a un an, par Don Juan Tenorio et Don Luis Mejia ?

BUTTARELLI

Señor capitaine, je ne sais pas la chose assez à fond pour pouvoir vous tirer de doute, mais je vous dirai ce que je sais.

DIVERS

Parle, parle.

BUTTARELLI

À dire vrai, bien que le débat ait eu lieu dans ma propre maison, ils convinrent, pour le terme du délai, d’une date si lointaine que j’ai toujours cru qu’il n’aboutirait jamais. Si bien que jusqu’à cette heure-ci je ne me ressouvenais aucunement de pareille chose. Mais cet après-midi, comme la nuit tombait à peine, un caballero entra ici et me pria de lui donner ce qu’il faut pour écrire une lettre. Tout absorbé qu’il était à écrire, il me donna le temps de faire la causette avec un valet qu’il avait avec lui, un mien pays, de Gênes. Je ne tirai rien du valet, qui est, par Dieu, un bien fin coquin ; mais quand son maître eut achevé sa lettre, il l’envoya la porter à l’adresse indiquée, et le caballero me parla dans ma langue, en me demandant des nouvelles de Don Luis. Il ajouta qu’il savait entièrement l’histoire de tous deux et qu’il avait la certitude que l’un d’eux, au moins, serait présent à l’heure convenue. Moi je voulus en savoir davantage, mais il me mit deux pièces d’or dans la main, en disant : « Pour le cas où les deux hommes arriveraient au moment convenu, tiens-leur prêtes tes deux meilleures bouteilles. » — Il s’éloigna sans en dire plus, et moi, vu son argent, j’ai réservé leurs places à cette table, au même endroit où ils firent la gageure. La voici, avec deux chaises, deux verres et deux bouteilles.

AVELLANEDA

Eh bien ! señor, il n’y a pas à en douter : c’était Don Luis.

CENTELLAS

C’était Don Juan.

AVELLANEDA

Tu n’as pas vu sa figure ?

BUTTARELLI

Il l’avait couverte d’un masque !

CENTELLAS

Mais, homme, tu ne te les rappelles pas tous deux ? Tu ne sais pas distinguer les gens à leurs gestes aussi bien qu’à leurs figures ?

BUTTARELLI

Je confesse donc ma maladresse : je ne l’ai pas su reconnaître, et pourtant je l’ai essayé. Mais silence !

AVELLANEDA

Qu’y a-t-il ?

BUTTARELLI

L’horloge commence à sonner les quatre quarts de 8 heures. (Ils sonnent.)

CENTELLAS

Voyez, voyez le monde qui entre !

AVELLANEDA

C’est que Séville tout entière est curieuse de cette aventure.

(On entend sonner 8 heures ; diverses personnes entrent et s’éparpillent en silence sur la scène ; au huitième coup, Don Juan, masqué, se dirige vers la table que Buttarelli a préparée au centre de la scène, et se dispose à occuper une des deux chaises placées devant elle. Immédiatement après lui entre Don Luis, aussi masqué, qui se dirige vers l’autre. Tous les regardent.)


SCÈNE XII

DON DIEGO, DON GONZALO, DON JUAN, DON LUIS, BUTTARELLI, CENTELLAS, AVELLANEDA, caballeros, curieux et masques.

AVELLANEDA (à Centellas, désignant Don Juan)

En voilà un, s’ils viennent, qui va s’attirer une bonne affaire.

CENTELLAS (à Avellaneda, désignant Don Luis)

Et cet autre qui va occuper l’autre siège ! Allons ! nous y voilà !

DON JUAN (à Don Luis)

Cette chaise est louée, hidalgo.

DON LUIS (à Don Juan)

J’en dis autant, hidalgo : j’ai retenu et payé cette autre pour un ami.

DON JUAN

Je prouverai que celle-ci est mienne.

DON LUIS

Et moi aussi celle-là.

DON JUAN

Alors vous êtes Don Luis Mejia.

DON LUIS

Et vous devez être Don Juan Tenorio.

DON JUAN

Il se peut.

DON LUIS

Vous le dites.

DON JUAN

Vous ne vous y fiez pas ?

DON LUIS

Non.

DON JUAN

Moi non plus.

DON LUIS

Alors, ne faisons plus de façons.

DON JUAN (ôtant son marque)

Je suis Don Juan.

DON LUIS (de même)

Moi Don Luis.

(Ils se découvrent et s’assoient. Le capitaine Centellas, Avellaneda, Buttarelli et quelques autres vont à eux et les saluent, les embrassent, leur donnent la main, et font autres démonstrations semblables d’affection et d’amitié. Don Juan et Don Luis les reçoivent courtoisement.)

CENTELLAS

Don Juan !

AVELLANEDA

Don Luis !

DON JUAN

Caballeros !

DON LUIS

Oh ! amis ! quelle joie est-ce là !

AVELLANEDA

Nous savions votre gageure, et sommes venus à temps pour vous voir.

DON LUIS

Don Juan et moi vous savons grand gré d’une telle bonté.

DON JUAN

Ne gaspillons pas le temps, Don Luis. — (Aux autres :) Approchez vos sièges. — (À ceux qui se tiennent plus loin.) Caballeros, je suppose que, vous aussi, la gageure vous a attirés ici, et pour moi je ne m’oppose pas à ce désir.

DON LUIS

Ni moi ; car bien que l’engagement n’ait été pris qu’entre nous deux, on ne peut dire, par Dieu, que j’en aie jamais eu honte.

DON JUAN

Moi non plus : l’univers est témoin que je ne suis pas hypocrite, puisque partout où je vais le scandale va avec moi.

DON LUIS

Eh ! Et les deux là ne s’approchent pas pour écouter ?… Vous ?… (désignant Don Diego et Don Gonzalo.)

DON DIEGO

Je suis bien là.

DON LUIS

Et vous ?

DON GONZALO

D’ici j’entends également.

DON LUIS

Ils ont quelque raison, sans doute, pour se dérober.

(Tous s’assoient autour de la table où sont Don Luis Mejia et Don Juan Tenorio.)

DON JUAN

Sommes-nous prêts ?

DON LUIS

Nous le sommes.

DON JUAN

Nous avons tenu parole comme gens de notre sorte.

DON LUIS

Voyons donc ce que nous avons fait.

DON JUAN

Buvons d’abord.

DON LUIS

Buvons. (Ils boivent.)

DON JUAN

La gageure fut…

DON LUIS

C’est qu’un jour, je dis que dans l’Espagne entière il ne se trouverait personne qui fît ce que ferait Luis Mejia.

DON JUAN

Et moi, comme mon opinion était contraire à la vôtre, je vous dis : « Il n’est personne qui fasse ce que fera Don Juan Tenorio. » N’est-ce pas ainsi ?

DON LUIS

Sans aucun doute. Et nous en vînmes à parier qui des deux saurait faire pire, avec meilleure fortune, dans le délai d’un an, nous donnant rendez-vous ici, en ce jour, pour les preuves.

DON JUAN

Et me voici.

DON LUIS

Comme moi.

CENTELLAS

Engagement bien extraordinaire, sur ma vie !

DON JUAN

Parlez donc.

DON LUIS

Non, vous devez commencer.

DON JUAN

Comme vous voulez ; cela m’est égal et je ne me fais jamais attendre. Ainsi donc, señor, pour ce qui est de moi, en quittant ce lieu, je cherchai un plus vaste champ à mes hauts faits, et portai mon choix sur l’Italie, parce que là le plaisir tient sa cour. De la guerre et de l’amour c’est l’antique et classique terre ; et l’Empereur s’y trouvait, en guerre avec elle et la France. Aussi me dis-je : « Où trouver mieux ? Où il y a soldats il y a jeu, querelles et amours ! » — Je gagnai donc aussitôt l’Italie, cherchant, coûte que coûte, amours et duels. À Rome, fidèle à mon pari, j’affichai sur ma porte ce défi demi-hostile et demi-amoureux : Don Juan Tenorio est ici pour quiconque souhaitera de lui quelque chose. De ces jours-là, je renonce à vous conter l’histoire ; je m’en remets au souvenir que je laissai là-bas, et de ma gloire vous pouvez juger par ce qu’on publie de moi. Les Romaines, capricieuses ; les mœurs, licencieuses ; moi, gaillard et tête folle… qui ferait le compte de mes entreprises amoureuses ? Je m’évadai finalement de Rome, comme vous pouvez vous le figurer, sous un déguisement suffisamment misérable et sur le dos d’une méchante rosse, parce qu’on voulait me pendre. — Je fus droit à l’armée espagnole ; mais c’était tous compatriotes, soldats en terre étrangère ; aussi quittai-je vite leur compagnie, après cinq ou six duels. — Naples, riche verger d’amour, foire de plaisir, vit mon second cartel : Ici est Don Juan Tenorio, et il n’est pas d’homme qui le vaille. Depuis la fière princesse jusqu’à la pêcheuse en sa pauvre barque, il n’est femelle qu’il n’accueille, et quelle que soit l’entreprise, il la prendra en main, si elle se fonde sur l’or ou la valeur. Que les querelleurs le recherchent, que les joueurs l’entourent, que les glorieux l’arrêtent : l’on verra s’il est quelqu’un qui le dépasse au jeu, au combat ou aux amours. — J’écrivis cela ; et pendant la demi-année que ma présence charma Naples, il n’y eut événement extraordinaire, ni scandale ou fourberie dont je ne prisse ma part. Partout où je fus, je foulai aux pieds la raison, je raillai la vertu, je trompai la justice et je trahis les femmes. Je descendis jusqu’à la chaumière, je montai jusqu’au palais, j’escaladai les cloîtres, et en tous lieux je laissai de moi un amer souvenir. Je ne reconnus pas d’asile, et il ne fut raison ni lieu que mon audace respectât : je ne m’amusai pas à distinguer le clerc du séculier. Je provoquai qui me plut, je me battis contre qui voulut, et jamais ne considérai que pût aussi me tuer celui que je tuai. Tels sont les hauts faits de Don Juan : ce papier porte écrit combien de succès il a obtenus ainsi, et ce qu’il y a consigné, il l’atteste.

DON LUIS

Lisez, alors.

DON JUAN

Non ! écoutons d’abord vos valeureux excès, et si vous produisez, en terminant, vos notes justificatives, nous comparerons les deux écrits.

DON LUIS

Vous dites bien ; cette manière de faire, Don Juan, est tout à fait raisonnable ; bien que, à ce qu’il me paraît, il doive y avoir peu de différence de l’une à l’autre relation.

DON JUAN

Commencez donc.

DON LUIS

C’est cela. — Cherchant donc, comme vous, de grandes entreprises pour ma valeur, je me dis : « Où irai-je, vive Dieu ! pour l’amour et les combats, où trouverai-je mieux qu’en Flandre ? Là, puisqu’on est en pleine guerre, j’aurai à souhaits, par centaines, de merveilleuses occasions de querelles et de galanteries. » Et j’allai droit en Flandre ; mais ce fut avec une fortune si noire que dans le mois de mon arrivée je perdis tout mon capital, double après double, un par un. Quand on me vit dans une aussi complète pénurie d’argent, tout le monde m’évita ; mais je me cherchai de la compagnie, et me joignis à quelques bandits. Ma foi, nous fîmes de beaux coups ! Nous allâmes, si loin, avec une chance colossale, qu’à Gand, nous mîmes à sac le palais épiscopal. Quelle nuit ! En l’honneur de la Pâque, le brave évêque était descendu présider au chœur, et j’ai encore des frissons de joie au souvenir de son trésor. Tout tomba en notre pouvoir ; mais mon capitaine, un avare, mit ma part en séquestre. Nous nous battîmes, je fus plus adroit et le traversai sans remède. Les hommes me proclamèrent, sur l’heure, capitaine, comme le plus vaillant, et moi je leur jurai franche amitié ; mais la nuit suivante je m’enfuis et les laissai sans un blanc. Je m’étais rappelé le proverbe, que « qui vole un voleur gagne cent années de pardon », et je me jetai dans cette extrémité, pour songer à mon salut. — Je passai dans l’opulente Allemagne ; mais un provincial de l’ordre de Saint-Jérôme, homme de beaucoup de moyens, me reconnut et me dénonça sans retard par une lettre anonyme. J’achetai, à force d’argent, la liberté et la lettre ; et rencontrant dans un sentier ce religieux, je lui envoyai d’une main sûre une balle enveloppée dans ce même papier. — De là je sautai en France… Bon pays !… et comme vous à Naples, je publiai dans Paris un cartel ainsi conçu : Ici est un Don Luis, qui en vaut au moins deux. Il s’arrêtera ici quelques mois, et n’a pas d’autre intérêt, ou ne se prête à d’autres entreprises, que d’adorer les Françaises et de se battre avec les Français. Tels étaient les termes ; et pendant la demi-année que ma présence charma Paris, il n’y eut événement extraordinaire, scandale ni méfait dont je ne prisse ma part… Mais, comme Don Juan, je renonce aussi à développer mon histoire ; car il suffit à ma gloire, le souvenir magnifique que j’ai laissé là sur mon compte. Tel que vous, partout où je fus, je foulai aux pieds la raison, je raillai la vertu, je trompai la justice et je trahis les femmes. J’ai vu à trois reprises ma fortune perdue ; mais c’est mon caprice de la refaire, et mon mariage, convenu avec Doña Ana de Pantoja, m’y pousse. On la tient pour une femme fort riche, et c’est demain que doivent aboutir les négociations échangées : je vous en avertis, Don Juan, au cas où vous voudriez assister à la cérémonie. — Tels sont les hauts faits de Don Luis ; ce papier porte écrit combien de succès il obtint ; et ce qu’il y a consigné, il l’atteste.

DON JUAN

L’histoire est tellement semblable que la balance est en équilibre ; mais passons à l’important, c’est-à-dire au chiffre atteint par les calculs écrits : nous allons bien voir.

DON LUIS

Vous avez parfaitement raison. Voici mon papier : remarquez que j’ai rangé à part, en une colonne, pour plus de clarté, les noms donnés comme preuves.

DON JUAN

J’ai réglé de la même façon mes comptes sur mon papier : en deux colonnes séparées, les hommes morts en duel, et les femmes trompées. Comptez.

DON LUIS

Comptez.

DON JUAN

Vingt-trois.

DON LUIS

Ce sont les morts. — Voyons pour vous… Par la croix de Saint-André ! J’en compte ici trente-deux.

DON JUAN

Ce sont les morts.

DON LUIS

Voilà tuer !

DUN JUAN

Je vous dépasse de neuf.

DON LUIS

Vous m’avez vaincu. Passons aux conquêtes.

DON JUAN

Je compte ici cinquante-six.

DON LUIS

Et moi je compte dans vos listes soixante-douze.

DON JUAN

Vous perdez donc.

DON LUIS

C’est incroyable, Don Juan.

DON JUAN

Si vous en doutez, les témoins sont notés ici, et ils déposeront s’ils y sont invités.

DON LUIS

Oh !… votre liste est dans les règles.

DON JUAN

Depuis une princesse royale jusqu’à la fille d’un pêcheur, mon amour a parcouru toute l’échelle sociale. Trouvez-vous quelque chose à reprendre ?

DON LUIS

Seulement un manque, en bonne justice.

DON JUAN

Pouvez-vous me le signaler ?

DON LUIS

Oui, certes : une novice sur le point de prononcer ses vœux.

DON JUAN

Bah ! Je vous satisferai donc doublement, car je vous avertis que je joindrai à cette novice la dame qu’un mien ami est sur le point d’épouser.

DON LUIS

Parbleu ! vous êtes hardi !

DON JUAN

Je vous en fais le pari, si vous voulez.

DON LUIS

Ma foi, j’accepte la proposition. Pour déclarer l’entreprise manquée, voulez-vous vingt jours ?

DON JUAN

Six.

DON LUIS

Par Dieu ! vous êtes un homme extraordinaire ! combien de jours employez-vous pour chaque femme que vous aimez ?

DON JUAN

Répartissez les jours de l’année entre celles que vous trouvez ici : Un pour s’éprendre d’elles, un pour en jouir, un pour les abandonner, deux pour les remplacer, et une heure pour les oublier. — Mais, à vous dire la vérité, je n’ai pas fantaisie d’en exiger davantage, et puisque vous allez vous marier, je songe à vous enlever demain Doña Ana de Pantoja.

DON LUIS

Don Juan, que dites-vous là ?

DON JUAN

Don Luis, ce que vous avez entendu.

DON LUIS

Voyez, Don Juan, ce que vous entreprenez.

DON JUAN

Le succès que je veux obtenir, Don Luis.

DON LUIS

— Gaston !

GASTON

Señor.

DON LUIS

Viens ici. (Don Luis parle en secret à Gaston, et celui-ci s’en va précipitamment.)

DON JUAN

— Ciutti !

CIUTTI

Señor.

DON JUAN

Viens ici. (Don Juan parle de même à Ciutti, et celui-ci sort de même.)

DON LUIS

Vous maintenez ce que vous avez dit ?

DON JUAN

Oui.

DON LUIS

Il s’agit donc de la vie.

DON JUAN

Ainsi soit.

(Don Gonzalo, se levant de la table devant laquelle il était resté immobile pendant cette scène, marche vers Don Juan et Don Luis.)

DON GONZALO

Insensés ! Vive Dieu ! si les mains ne me tremblaient pas, c’est à coups de bâton, comme des vilains, que je vous assommerais tous les deux !

DON JUAN ET DON LUIS (la main sur leur épee)

Voyons cela !

DON GONZALO

C’est inutile, car j’ai vécu suffisamment pour n’avoir pas besoin de faire le brave quand je ne puis rien.

DON JUAN

Allez-vous-en, alors.

DON GONZALO

Avant que je sorte, Don Juan, d’où vous pouvez m’entendre, il est nécessaire que vous écoutiez ce que j’ai à vous dire. Votre bon père, Don Diego, pour terminer des procès, vous a engagé en un mariage qui allait se célébrer incessamment. Mais moi, désirant voir par moi-même ce que vous étiez, je suis venu ici sur le soir, et ce que j’ai vu de vous, m’a fait rougir.

DON JUAN

Par Satan ! vieil insensé, je ne sais comment j’ai gardé assez mon sang-froid pour l’entendre sans te châtier ! Mais dis vite qui tu es, car je me sens capable de t’arracher ton masque, et ton âme avec !

DON GONZALO

Don Juan !

DON JUAN

Vite !…

DON GONZALO

Regarde donc.

DON JUAN

Don Gonzalo !

DON GONZALO

Moi-même. Et là-dessus, adieu, Don Juan ; mais, de ce jour, ne pensez plus à Doña Inès. Car avant de consentir à son union avec vous, c’est le sépulcre, je le jure devant Dieu, que j’ouvrirais pour elle de ma propre main.

DON JUAN

Vous me faites rire, Don Gonzalo. Venir me provoquer, c’est aller faire peur à un lion avec un mauvais bâton. Et puisque vous m’en donnez l’occasion, je tiens à vous avertir en retour, que, ou vous me la donnerez, ou, par Dieu, j’irai vous l’enlever.

DON GONZALO

Misérable !

DON JUAN

C’est dit : une femme seulement, comme celle-ci, manque à ma gageure ; ainsi donc le pari est ouvert sur elle.

(Don Diego, se levant de la table où il était resté caché pendant la scène précédente, descend vers le centre du Théâtre, de manière à être en face de Don Juan.)

DON DIEGO

Je ne puis t’écouter davantage, vil Don Juan, car je redoute pour toi quelque foudre du ciel toute prête à t’anéantir. Ah !… ne pouvant croire ce qu’on disait de toi, voulant espérer qu’on mentait, je suis venu ce soir pour te voir. Mais je te jure, scélérat, que je m’en repens, puisqu’il fallait partir convaincu de ce que j’ignorais encore. Suis donc avec une ardeur aveugle ta honteuse frénésie, mais ne reviens jamais vers moi : je ne te connais pas, Don Juan !

DON JUAN

Qui jamais est revenu vers toi ? Qui ose me parler ainsi ? Que m’importe à moi que tu me connaisses ou non ?

DON DIEGO

Adieu donc ; mais n’oublie pas qu’il y a un Dieu justicier !

DON JUAN

Arrête !

DON DIEGO

Que veux-tu ?

DON JUAN

Je veux te voir.

DON DIEGO

Jamais ! En vain tu me le demandes.

DON JUAN

Jamais ?

DON DIEGO

Non !

DON JUAN

Quand il me plaira !

DON DIEGO

Comment ?

DON JUAN

Ainsi. (Il lui arrache son masque.)

TOUS

Don Juan !

DON DIEGO

Indigne ! Tu m’as mis ta main à la face.

DON JUAN

Par le Christ ! Mon père !

DON DIEGO

Tu mens ! Je ne le fus jamais.

DON JUAN

Contenez-vous, par Belzébuth !

DON DIEGO

Non ! Les fils tels que toi sont fils de Satan. — Commandeur, que ce qui a été dit entre nous soit nul !

DON GONZALO

Je le pense bien ainsi, quant à moi. Partons.

DON DIEGO

Oui, partons d’ici, allons où l’on ne voit plus un tel monstre. Don Juan, je t’abandonne, désolé, dans les bras du vice ; tu me tues… mais je te pardonne au saint tribunal de Dieu ! (Don Diego et Don Gonzalo s’en vont à pas lents.)

DON JUAN

C’est un long délai que vous me donnez ! mais remarquez : je tiens à vous avertir que je n’ai jamais été vous prier de me pardonner. Ainsi, ne soyez désormais tourmenté d’aucune inquiétude à mon sujet : car comme il a vécu jusqu’ici, vivra toujours Don Juan.


SCÈNE XIII

Les mêmes, moins DON DIEGO et DON GONZALO.

DON JUAN

Ah ! Nous voici tirés d’embarras, et l’homélie n’a rien qui doive surprendre : ce sont là sermons de famille, de ceux dont je n’ai jamais fait cas. Ainsi c’est dit, Don Luis : Doña Ana et Doña Inès sont l’enjeu.

DON LUIS

Et le prix est la vie.

DON JUAN

Comme vous dites. Allons !

DON LUIS

Allons.

(Une ronde se présente quand ils sortent, et les arrête.)


SCÈNE XIV

Les mêmes, une ronde d’alguazils.

UN ALGUAZIL

Halte-là… Don Juan Tenorio ?

DON JUAN

C’est moi.

L’ALGUAZIL

Je vous arrête.

DON JUAN

Je rêve ! Pourquoi ?

L’ALGUAZIL

Vous le verrez plus tard.

DON LUIS
(s’approchant de Don Juan et le raillant.)

Tenorio, ne vous étonnez pas ; car, en considération de l’objet du pari, mon valet vous a dénoncé pour que vous ne gagniez pas.

DON JUAN

Ah ! Je ne vous supposais pas une telle hardiesse, parbleu !

DON LUIS

Vous voyez donc que, pour cette fois, Don Juan, la partie est à moi.

DON JUAN

Eh bien, allons !

(Comme ils sortent, une autre ronde les arrête et entre en scène.)


SCÈNE XV

Les mêmes, une ronde.

UN ALGUAZIL (entrant.)

Arrêtez… Don Luis Mejia ?

DON LUIS

C’est moi.

L’ALGUAZIL

Je vous arrête.

DON LUIS

Je rêve !… Moi arrêté !

DON JUAN (partant d’un éclat de rire.)

Ah ! ah ! ah ! ah ! Mejia, ne vous étonnez pas, car, en considération de l’objet du pari, mon valet vous a dénoncé, afin que vous ne m’embarrassiez pas.

DON LUIS

Je me tiendrai pour satisfait, quoique nous nous enfermions l’un l’autre à la fois.

DON JUAN

Allons ! — Señors, nous restons donc au même point, et le pari dure toujours.

(Les rondes emmènent Don Juan et Don Luis ; beaucoup les suivent. Le capitaine Centcllas, Avellaneda et leurs amis restent en scène et se regardent les uns les autres.


SCÈNE XVI

Le capitaine CENTELLAS, AVELLANEDA, curieux.

AVELLANEDA

Tout ceci semble un jeu, une comédie !

CENTELLAS

Si on ne l’avait vu, on ne le croirait pas !

AVELLANEDA

Je tiens donc le pari pour Mejia.

CENTELLAS

Et moi pour Tenorio.

  1. Les mots en italique sont en italien dans le texte.
  2. Cette scène est en italien.