Pour cause de fin de bail/Domestiquons

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 161-168).

DOMESTIQUONS

Mon vieux camarade Bourdarie ne se contente pas, comme voudrait l’insinuer l’oncle Francisque, à collectionner des chaussettes pour nos joyeux Congolais, mais il applique encore toute son énergie au salut et à la conservation de l’éléphant d’Afrique. Il en démontre la facile domesticabilité et décrit les mille services que ce robuste animal pourrait rendre à la grande cause de la colonisation.

La voix de Bourdarie sera-t-elle écoutée ?

J’en doute : les gens sont si bêtes !

Comme c’est intelligent, n’est-ce pas ? d’avoir sous la main des serviteurs gratuits, vigoureux, et de les tuer au lieu de s’en servir.

Et pourtant, que serait l’humanité sans les bêtes, je vous le demande un peu ?

Voyez-vous d’ici les bénéfices du pari mutuel, si les chevaux ne consentaient parfois à donner un petit coup de main à cette entreprise (un petit coup de pied plutôt).

Et la charcuterie ? Dites-moi un peu à quoi se réduirait cette florissante industrie sans le concours infatigable que n’a cessé de lui apporter — avec quel désintéressement ! — le cochon, depuis tant de siècles[1].

Je pourrais multiplier les exemples, mais le temps me manque (le train qui emporte ce papier part à 10 h. 41 et il est en ce moment, 10 h. 30, sans compter que je suis à cinq bonnes minutes de la gare).

Je voulais en arriver à la baleine.

La baleine n’est pas ce qu’un vain peuple pense : un gros poisson qui sert à fabriquer des baleines de parapluie ou de corset.

La baleine est un mammifère des plus avisés doublé d’un cétacé qui, mieux employé et utilisé vivant, rendrait à l’homme d’ineffables services, lui traînerait ses esquifs à des vitesses inconnues jusqu’à ce jour et à des tarifs parfaitement rémunérateurs.

L’expérience en a été faite il y a deux ans par M. Adrien de Gerlache, le hardi marin belge qui explore actuellement les rives enchanteresses du Pôle Sud.

Il y a deux ans, M. de Gerlache fit un voyage vers ces régions, à bord de son trois-mâts le Jules Renard.

Un jour qu’il se promenait sur une banquise de Moeterlinckland, il aperçut une pauvre baleine qui venait de s’y échouer, à bout de force et portant à son flanc une large blessure déterminée par le contact un peu vif de quelque harpon.

Bref, elle avait sur elle tout ce qu’il faut pour injustifier l’expression si connue : rigoler comme une baleine.

Loin d’achever l’infortunée, M. de Gerlache, n’écoutant en lui qu’une clameur de pitié, pansa la pauvre bête et parvint à la guérir.

Mais, auparavant, elle avait mis bas deux petits baleineaux, ou plutôt un petit baleineau et une petite baleinelle, deux amours, que l’équipage baptisa gaiement Léopold et Cléo.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les personnes qui n’ont jamais connu de baleine en bas âge ne peuvent point se faire une idée de la douceur, de l’espièglerie et de l’intelligence de ces jeunes êtres.

La baleine, même parvenue à l’âge adulte, n’a qu’un défaut, son extrême timidité.

Connaissant par expérience la grossièreté et la trivialité des matelots de tout pavillon, les baleines ne voient pas plutôt surgir près d’elles quelque pirogue chargée de ces personnages sans retenue, que, le rouge au front, elles plongent immédiatement au plus profond des eaux.

Grosses bêtes !

Les animaux qui nous occupent en ce moment, la mère et ses deux petits n’échappaient point à la loi commune.

D’une timidité de jouvencelle, ils eurent beaucoup de peine à prendre un contact sérieux avec l’équipage du Jules Renard.

Et Dieu sait pourtant si les braves marins y mirent de la complaisance !

Très éprouvée par sa blessure et sa double maternité, la mère baleine n’arrivait pas à allaiter suffisamment ses rejetons.

Ce fut alors un spectacle touchant.

Les rudes hommes de mer, touchés de tant d’infortune, n’hésitèrent pas à prélever sur leur nécessaire de quoi alimenter l’intéressant trio.

Tout le lait concentré du bord y passa.

On essaya bien de procurer aux bébés quelques nourrices sous forme de vaches marines, mais ces dernières y mirent si peu d’entrain qu’on dut bientôt renoncer à l’entreprise.

Cependant, les baleineaux croissaient et prenaient de la force.

Tout effarouchement de leur part disparut, et, même, ils accouraient au moindre appel de leur nom.

Le capitaine Adrien de Gerlache eut un jour l’idée d’utiliser ses élèves au remorquage de ses canots et de faire ainsi concurrence à ses propres bear-boats.

(Le bear-boat est un léger bâtiment fort en usage dans les contrées arctiques et même antarctiques. Imaginez une barque propulsée par une hélice qu’actionne la rotation d’une cage circulaire mue par un ours blanc qui se trouve à l’intérieur, dispositif analogue aux engins de nos climats actionnés par des écureuils.)

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, un ingénieux matelot avait taillé, dans la peau des morses, deux superbes harnais qui allèrent, tel un gant, à Léopold et à Cléo.

Et les voilà partis au large avec une vitesse de quinze à vingt nœuds à l’heure, pendant des cinq ou six heures sans dételer.

Malheureusement, la campagne prit fin et le Jules Renard dut regagner Anvers, son port d’attache.

Les adieux furent littéralement déchirants, mais il fallait se quitter, car on apercevait déjà l’embouchure de l’Escaut, rivière universellement connue pour son manque d’hospitalité à l’égard de la baleine.

Mais qu’importe ! L’expérience était faite et le premier jalon posé.

M. de Gerlache est retourné au Pôle Sud, il s’y trouve actuellement pour encore deux ans.

Quand il reviendra, nul doute que la question ne soit définitivement résolue.

La civilisation en général, et la navigation en particulier, auront fait un grand pas.


  1. Je m’aperçois un peu tardivement que cet exemple marche à l’encontre de ma thèse. Il sera supprimé dans les prochaines éditions.