Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 201-218).


CHAPITRE XIV.

Renseignements mystérieux.


La bonne Mme Brown et sa fille Alice étaient silencieuses dans leur chambre. C’était au commencement de la soirée dans les derniers jours du printemps. Il y avait déjà quelques jours que M. Dombey avait parlé au major Bagstock des singuliers renseignements qu’il avait obtenus d’une façon plus singulière encore, renseignements qui pouvaient être vrais ou sans fondement : le monde n’avait pas encore obtenu la satisfaction désirée.

La mère et la fille étaient assises depuis longtemps, sans avoir échangé un seul mot, sans avoir bougé de leur place. La laide figure de la vieille exprimait l’inquiétude et l’attente ; celle de la fille exprimait l’attente aussi, mais plus patiente. De temps en temps même, elle s’assombrissait, témoignant le désappointement et le doute. La vieille, sans s’occuper du changement d’expression qui se succédaient sur le visage de sa fille, quoiqu’elle tournât souvent ses yeux vers elle, demeurait assise, toujours marmottant, toujours mâchonnant, prêtant mystérieusement l’oreille.

Leur habitation, quoique pauvre et misérable, avait cependant gagné un peu de confort et ne ressemblait plus tout fait à la demeure de la bonne Mme Brown, à l’époque où celle-ci était seule. On voyait qu’on avait voulu y mettre plus d’ordre, plus de propreté : et quoique ce fût toujours une habitation de bohémienne, on y sentait la présence de la jeune fille. Les ombres de la nuit descendaient, descendaient toujours ; les deux femmes gardèrent le silence jusqu’au moment où la chambre se trouva dans une obscurité presque complète.

Alors Alice rompit ce long silence.

« Vous pouvez y renoncer, dit-elle, mère. Il ne viendra pas.

— Y renoncer ! la mort y renoncerait plutôt, répondit la vieille dans un mouvement d’impatience. Il viendra.

— Nous verrons, dit Alice.

— Vous le verrez, répliqua sa mère.

— Et le jour du jugement dernier aussi.

— Vous me croyez retombée en enfance, croassa la vieille. Voilà le respect que j’obtiens de ma propre fille ; mais je ne suis pas si bête que vous croyez. Il viendra. L’autre jour que je n’ai fait seulement que le toucher à l’habit, on aurait dit que j’étais un crapaud, à la manière dont il me regardait. Mais il fallait voir, grand Dieu ! l’œil qu’il m’a fait, quand je lui ai eu dit leurs noms et que je lui ai demandé si ça lui fera plaisir qu’on découvrît où ils sont.

— Était-il en colère, demanda la fille, dont l’intérêt parut un instant éveillé.

— En colère ! dites plutôt rouge comme un coq. Ah ! ah ! en colère ! appeler ça en colère ! dit la vieille, qui se dirigea en boitant du côté du buffet, pour allumer une chandelle. Quand elle revint prendre sa place à la table, sa bouche grimaçante, éclairée par la lumière, lui donnait encore un air plus hideux. « C’est comme vous, quand vous parlez d’eux, je vous demande si vous êtes en colère, hein ! »

En effet il fallait la voir accroupie en silence comme une tigresse avec des yeux flamboyants.

« Écoutez, dit la vieille d’un air de triomphe. J’entends des pas. Ce n’est pas la marche de quelqu’un qui habite dans le voisinage, ni qui vienne souvent par ici. Nous ne marchons pas comme ça, non ! Nous serions fières d’avoir de pareils voisins ! L’entendez-vous ?

— Je crois que vous avez raison, mère ! reprit Alice à voix basse. Chut ! Ouvrez la porte. »

Alice s’enveloppa dans son châle, le serra autour d’elle, pendant que sa mère allait ouvrir la porte : elle regarda sur le carré, fit signe du doigt. M. Dombey entra. Il s’arrêta quand il eut posé le pied sur le seuil de la porte, et lança tout autour de lui un regard méfiant.

« C’est une bien humble demeure pour un aussi grand personnage que Votre Seigneurie, dit la vieille en faisant une révérence et en marmottant entre ses dents. Je vous l’avais bien dit, mais cela ne fait rien.

— Qui est-ce qui est là ? demanda M. Dombey en lui montrant sa compagne.

— C’est ma jolie fille, dit la vieille. Votre Seigneurie n’a pas besoin de s’en inquiéter, elle est au courant de l’affaire. »

Une ombre s’étendit sur le visage du noble visiteur ; c’était comme s’il eût soupiré tout haut : « Qui donc l’ignore ! » Il la regarda d’un air hautain et elle, sans lui faire le moindre salut, le regarda aussi. L’ombre, qui s’était étendue sur son visage, s’épaissit : il détourna son regard de la jeune femme, mais il reporta bientôt ses yeux de son côté à la dérobée, comme si cet œil hardi le poursuivait d’un souvenir odieux en lui rappelant celui d’un autre.

« Femme ! dit M. Dombey à la vieille sorcière qui gloussait et frisait ses yeux à ses côtés, et qui, en se voyant interpellée, fit un signe furtif à sa fille, se frotta les mains et lui fit un autre signe encore ; femme ! c’est une grande faiblesse de ma part de déroger ainsi à mon rang en venant ici, mais vous savez pourquoi je viens et ce que vous m’avez offert quand vous m’avez arrêté l’autre jour dans la rue. Qu’avez-vous à me dire concernant l’affaire qui m’intéresse, et comment se fait-il que je puisse avoir dans un bouge comme celui-ci (et il jeta un regard de mépris autour de lui), que je puisse avoir ici des détails proposés de plein gré quand j’ai employé en vain tous les moyens, tout mon pouvoir pour en obtenir partout ailleurs ? Je n’imagine pas, dit-il après un moment de silence pendant lequel il l’avait observée sévèrement, je ne pense pas que vous ayez l’audace de plaisanter avec moi ou de m’en imposer. Mais si tel est votre dessein, vous feriez mieux de vous arrêter au début de votre ruse. Je ne suis pas d’humeur à rire, et vous pourriez avoir à vous repentir de votre hardiesse.

— Oh ! je sais bien que vous êtes un gentleman fier et dur ! gloussa la vieille en secouant la tête et en frottant ses mains ridées. Oui dur, dur, dur ! Mais Votre Seigneurie entendra de ses propres oreilles, et verra de ses propres yeux ; et si je la mets sur leurs traces, elle ne refusera pas de me donner quelque chose pour ma peine, n’est-ce pas mon digne gentleman ?

— L’argent, répondit M. Dombey, que cette question semblait avoir rassuré et mis à l’aise, peut faire des miracles, je le sais. Il peut expliquer même des moyens aussi inattendus et aussi peu croyables que ceux-ci. Oui, je payerai tout renseignement qui me paraîtra vraisemblable. Mais je veux les renseignements d’abord, pour juger moi-même de leur valeur.

— Vous ne connaissez donc rien de plus puissant que l’argent ? demanda la jeune femme sans se lever et sans changer d’attitude.

— Non, pas ici du moins, j’imagine, dit M. Dombey.

— D’après ce que j’entends dire, vous savez pourtant qu’il y a ailleurs quelque chose de plus puissant, reprit-elle. Ne savez-vous rien de la colère d’une femme ?

— Vous avez une langue bien hardie, coquine, dit M. Dombey.

— Non, pas habituellement, répondit-elle sans témoigner la moindre émotion. Si je vous parle en ce moment, c’est pour que vous nous compreniez mieux et que vous ayez plus de confiance en nous. La colère d’une femme est aussi puissante ici que dans votre magnifique demeure. Je suis en colère, moi, je le suis depuis bien des années. J’ai d’aussi bonnes raisons d’être en colère que vous-même, et l’objet de ma colère est le même homme. »

Il tressaillit malgré lui et la regarda avec surprise.

« Oui, dit-elle avec une sorte de ricanement, quelque grande que paraisse la distance qui nous sépare, c’est comme je vous le dis. Peu vous importe pourquoi ; c’est mon histoire et je garde mon histoire pour moi. Je voudrais vous faire rencontrer avec lui, parce que j’ai à me venger de lui. Ma mère que voici est avare et pauvre, et elle vendrait les renseignements qu’elle pourrait avoir, elle vendrait n’importe quoi, n’importe qui pour de l’argent. Il est assez juste peut-être que vous lui donniez quelque chose, si elle peut vous aider dans les recherches que vous faites. Pour moi, ce n’est pas là le motif qui me fait agir. Je vous ai dit le mien ; il est aussi puissant, aussi sûr que si vous discutiez et marchandiez avec elle quelques pièces de dix sous. J’ai fini. Ma langue hardie n’en dira pas davantage, quand même vous resteriez là jusqu’au lever du soleil demain matin. »

La vieille avait montré un grand malaise tout le temps de ce discours ; les paroles de sa fille pouvaient nuire à la récompense qu’elle espérait. Aussi tira-t-elle doucement M. Dombey par la manche, en lui disant tout bas de n’y pas faire attention. Il les regarda toutes deux tour à tour d’un air hagard et s’écria, d’une voix que l’émotion faisait trembler contre son habitude.

« Eh bien ! dites… que savez-vous ?

— Oh ! pas si vite, mon digne gentleman ! Il nous faut attendre quelqu’un, répondit la vieille. Il faut que nous lui tirions les vers du nez : c’est un secret qu’il va falloir lui arracher de gré ou de force.

— Que signifie cela ? demanda M. Dombey.

— Patience, croassa la vieille, en posant sur le bras de son hôte sa main, ou plutôt sa griffe. Patience ! je l’aurai son secret, j’en suis certaine. S’il voulait me le cacher, dit la bonne Mme Brown en montrant ses doigts crochus, je le lui arracherais plutôt du cœur. »

M. Dombey la suivit des yeux pendant qu’elle s’en allait regarder à la porte tout en boitillant ; puis son regard chercha la fille qui restait immobile, silencieuse et ne semblait plus s’occuper de lui.

« Ne m’avez-vous pas dit, femme, que vous attendiez une autre personne ? dit-il, quand Mme Brown rentra, courbée en deux, et branlant sa tête marmottante.

— Oui ! dit la vieille femme en le regardant en face et en hochant la tête.

— C’est de cette personne que vous obtiendrez les détails qui me sont nécessaires ?

— Oui ! dit la vieille avec un autre signe de tête.

— M’est-elle inconnue ?

— Chut ! dit la vieille avec un ricanement à faire trembler. Qu’importe ? Eh bien ! non. Ce n’est pas un étranger pour Votre Seigneurie. Mais il ne vous verra pas. Il aurait peur de vous et ne dirait rien. Vous resterez derrière cette porte et vous jugerez par vous-même. Nous ne demandons pas qu’on nous croie sur parole. Eh ! quoi, Votre Seigneurie hésite : elle se méfie de la chambre du fond ? Oh ! c’est bien là votre esprit soupçonneux à vous autres grands seigneurs ! Eh bien ! regardez-y, alors. »

L’œil pénétrant de la vieille avait vu sur le visage de M. Dombey une expression involontaire de méfiance que pouvaient du reste justifier les circonstances. Pour le rassurer, elle prit la lumière et le conduisit à la porte de la chambre dont elle avait parlé. M. Dombey regarda dans l’intérieur, et s’assura que la pièce était vide et nue. Il lui fit signe de remettre la lumière à sa place.

« Combien faudra-t-il attendre après cette personne ? demanda-t-il.

— Peu de temps, répondit-elle. Votre Seigneurie veut-elle bien s’asseoir seulement quelques pauvres petites minutes ? »

Il ne répondit pas ; mais il se mit à marcher dans la chambre d’un air irrésolu. Il semblait se demander s’il devait rester ou sortir ; on eût dit qu’il se reprochait d’être là. Mais bientôt son pas devint plus lent et plus pesant ; il parut plongé dans une rêverie plus profonde ; l’objet de sa démarche absorbait évidemment son esprit tout entier.

Pendant qu’il se promenait ainsi les yeux baissés, Mme Brown avait repris sa place sur la chaise qu’elle avait quittée pour le recevoir et elle écoutait de nouveau. Le retentissement monotone des pas de M. Dombey, ou son grand âge, lui rendait l’ouïe un peu moins sensible, et la vieille écoutait encore, que depuis quelques moments déjà un bruit de pas dans la rue avait été entendu de la fille, qui lança à sa mère un regard rapide pour la prévenir. Aussitôt elle se leva et s’écria tout bas : « Le voilà ! »

Elle se hâta de conduire son hôte à son poste d’observation, mit sur la table une bouteille de vin et un verre, tout cela si vite, qu’elle fut prête à temps pour jeter ses bras autour du cou de Robin le Rémouleur, quand il parut à la porte.

« Ah ! le voilà donc enfin, ce cher enfant ! s’écria Mme Brown. À la bonne heure, c’est bien, ça, mon bon Robinet !

— Eh ! m’am Brown, dit le Rémouleur en se dégageant de son étreinte, assez ! assez ! Est-ce que vous ne pouvez pas aimer un gars sans l’étrangler et l’étouffer ! Prenez garde à la cage que je porte, hein, s’il vous plaît ?

— Il pense à des cages au lieu de penser à moi ! s’écria la vieille en levant les yeux au plafond : à moi qui l’aime plus que s’il était mon fils !

— Oui, m’am Brown, je vous en remercie bien, dit le malheureux garçon qui avait peine à reprendre sa respiration, mais vous êtes aussi trop caressante ! Moi, je vous aime bien aussi, comme de juste, mais je ne vous étouffe pas, moi, hein ? m’am Brown ? »

En parlant ainsi, il la regardait d’un air qui voulait dire, pourtant, qu’il ne serait pas très-éloigné de l’étrangler, dans l’occasion.

« Et parce que je parle de cages, dit le Rémouleur en pleurnichant, où est le mal ? Eh bien ! tenez, savez-vous à qui c’est, ça ?

— À ton maître, chéri, dit la vieille en grimaçant.

— Ah ! répondit Robin en mettant sur la table une cage bien enveloppée dans une housse, dont il défaisait les nœuds avec les dents et avec les mains. C’est notre perroquet, le voilà !

— Le perroquet de M. Carker, Robin ?

— Voulez-vous bien vous taire, m’am Brown, répliqua Robin impatienté. Qu’est-ce que vous avez besoin de dire les noms, comme ça ? Le diable m’emporte, ajouta Robin en s’arrachant, dans sa colère, les cheveux à deux mains, si elle ne finira pas par me rendre enragé !

— Eh bien ? est-ce que par hasard vous allez me faire des reproches, petit ingrat ? s’écria vivement la vieille.

— Oh ! bon Dieu, non, m’am Brown, dit le Rémouleur avec des larmes dans les yeux. Qu’est-ce qui a jamais parlé de ça ? Est-ce que je ne vous aime pas à la folie, m’am Brown ?

— Bien vrai, Robinet ? mon petit canard ? » Dans un transport de tendresse, Mme Brown l’étreignit une seconde fois dans ses bras : pour s’en dégager, le malheureux eut à faire des efforts inouïs avec ses jambes ; ses cheveux s’en dressèrent sur sa tête.

« Ah ! mon Dieu ! dit le Rémouleur, que c’est ennuyeux d’être aimé comme ça. Je voudrais la voir aux cinq cents… Comment vous êtes-vous portée, m’am Brown ?

— Ah ! dire qu’il n’était pas venu ici depuis bientôt huit jours ! dit la vieille en lui lançant un regard de reproche.

— Mon Dieu ! m’am Brown, reprit le Rémouleur, je vous ai dit, il y a de ça huit jours, que je reviendrais ce soir. Voyons, ne vous l’ai-je pas dit ? Eh bien ! me voici. Comme vous êtes drôle aussi ! il faudrait pourtant être un peu raisonnable, m’am Brown. Je suis là à m’égosiller, à me défendre, et j’ai la figure toute rouge de vos embrassades. » Puis, il se frotta la figure avec sa manche comme pour en effacer les marques d’amitié de la vieille.

« Allons ! Robinet, mon ami, une petite goutte pour vous remettre, dit la vieille en remplissant un verre qu’elle lui donna.

— Merci ! m’am Brown. À votre santé ! Puissiez-vous pendant longtemps !… et cætera. À en juger par l’expression de sa physionomie, le toast contenu dans le et cætera n’appelait pas sur la vieille les bénédictions du ciel. « Et à sa santé aussi, » dit le Rémouleur en lançant un regard à Alice. Il croyait qu’Alice tenait ses yeux fixés sur la muraille derrière lui, tandis que réellement c’était sur la figure de M. Dombey caché par la porte. « À sa santé, répéta-t-il, et je lui souhaite la même chose, accompagnée de plusieurs autres. »

Là-dessus, il vida son verre et le déposa sur la table.

« Eh bien ! voyons ! m’am Brown, continua-t-il, commençons à parler raison. Vous vous connaissez en oiseaux, et vous savez ce qu’ils valent, je l’ai bien appris à mes dépens.

— À tes dépens ? répéta Mme Brown.

— À ma satisfaction, que je veux dire, répliqua le Rémouleur ! Comme vous tourmentez un pauvre gars, m’am Brown ! Là ! voilà que vous m’avez fait oublier ce que je voulais vous dire.

— Tu disais, Robinet, que je me connaissais en oiseaux, dit la vieille.

— Ah ! c’est cela, dit le Rémouleur, eh bien ! j’ai été chargé de prendre soin de ce perroquet. Il y a eu certaines choses de vendues, une certaine maison mise sens dessus dessous, et comme je ne tiens pas à ce qu’on le sache maintenant, je serais bien aise que vous vous chargiez pour une semaine ou deux de ce pensionnaire, et que vous lui donniez la table et le logement, hein, voulez-vous ? S’il faut que j’aille et que je vienne ici comme ça, dit le Rémouleur d’un air piteux, j’aime autant que ça soit pour quelque chose.

— Comment ! pour quelque chose ? s’écria la vieille.

— Ah ! je veux dire, sans vous compter, m’am Brown, répondit Robin tout effrayé. Car je viendrais bien pour vous seule, m’am Brown, vrai comme je vous le dis ! Ne vous remettez pas encore en colère, pour l’amour du bon Dieu !

— Ah ! il ne m’aime pas comme je l’aime, s’écria Mme Brown en levant ses mains décharnées. Mais ça n’empêche pas que je prendrai soin de son oiseau.

— Prenez-en bien soin, savez-vous, m’am Brown, dit Robin en secouant la tête, car s’il vous arrivait seulement de le caresser à rebrousse-poil, je crois qu’on s’en apercevrait.

— Ah ! il est si fin que ça, dit Mme Brown vivement.

— Fin ! m’am Brown, répéta Robin, lui ! mais motus ! il ne faut pas parler de ça ! »

Il s’arrêta court et remplit de nouveau son verre qu’il vida lentement, non sans avoir promené un regard d’effroi tout autour de la chambre. Puis, il secoua la tête et commença à passer ses doigts à travers les barreaux de la cage du perroquet pour faire diversion au dangereux sujet de conversation qu’on venait d’effleurer.

La vieille le regarda d’un air rusé, traîna sa chaise près de lui, contempla le perroquet qui descendait, à sa voix, de son dôme doré, et elle dit au Rémouleur :

« Te voilà sans place maintenant, Robinet ?

— Qu’est-ce que ça vous fait, m’am Brown ? répondit sèchement le Rémouleur.

— Après ça, on te paye peut-être ta nourriture ? Robin, dit Mme Brown.

— Viens ! mon petit coco ! » dit le Rémouleur.

La vieille lui lança un regard qui aurait pu le faire trembler pour ses oreilles ; mais comme il ne voulait paraître occupé que du perroquet, ses yeux ne virent pas l’expression menaçante de cette figure que son imagination lui représentait trop bien.

« Ça m’étonne, Robin, que ton maître ne t’ait pas emmené avec lui, » dit la vieille en le cajolant, avec un sourire de plus en plus rusé.

Robin était si absorbé par la contemplation du perroquet et si occupé à fourrer son doigt à travers les barreaux de la cage, qu’il ne répondit pas.

La vieille tenait sa griffe à portée des cheveux de Robin, qui se penchait sur la table ; mais elle se contint et dit d’une voix étouffée qu’elle s’efforçait de rendre calme :

Robinet, mon chéri

— Quoi ? m’am Brown, répondit le Rémouleur.

— Je te disais que j’étais surprise que ton maître ne t’ait pas emmené avec lui.

— Qu’est-ce que ça vous fait, m’am Brown ? » répondit le Rémouleur.

Mme Brown aussitôt allongea sa griffe droite sur la perruque de Robin et sa griffe gauche sur sa gorge, et elle serra l’objet de sa tendre affection avec une telle rage, que la figure de Robin devint noire en un instant.

« M’am Brown, s’écria le Rémouleur, lâchez-moi, hein ? Que faites-vous ? Au secours, là ! mademoiselle. M’am Brown, m’am Bro… »

Cependant la jeune femme ne se laissa toucher ni par l’appel direct qu’il lui faisait ni par ses cris étouffés. Elle resta immobile jusqu’au moment où Robin, après avoir lutté contre la vieille dans un coin de la chambre, se délivra de son étreinte et resta debout tout haletant, les coudes en avant pour être prêt à se défendre, car la vieille, toute haletante aussi, trépignait de rage et de fureur et semblait recueillir toutes ses forces pour lui livrer un nouvel assaut. Ce fut alors qu’Alice ouvrit la bouche, mais non pas en faveur du Rémouleur, pour dire à sa mère :

« Bien travaillé, mère ! Mettez-le en pièces !

— Ah ! m’amselle, sanglota Robin, vous êtes aussi contre moi, vous ! Qu’est-ce que j’ai donc fait ? J’voudrais bien savoir pourquoi qu’vous voulez me mettre en pièces ? Pourquoi qu’vous vous en prenez comme ça à un pauvre gars qui n’vous a jamais fait d’mal ni à l’une ni à l’autre ? Est-il possible que vous soyez des femmes ! s’écria le Rémouleur dans son désespoir et sa terreur, tout en portant la manche de sa veste à ses yeux. Ça m’étonne de vot’ part ! Si c’est là la douceur des femmes, à ce qu’on dit, excusez !

— Mauvais chien ! ingrat ! impudent ! gredin ! s’écria la vieille d’un ton saccadé.

— Mais qu’est-ce que j’ai donc fait pour vous offenser, m’am Brown ? répliqua Robin suffoqué par les sanglots. Vous m’aimiez tant y n’y a qu’un instant !

— Oui, y m’répond à demi-mot et d’un air rechigné, dit la vieille. Parce que je n’serais pas fâchée d’cancaner un peu sur son maître et sur c’te dame, il fait le finaud avec moi ! Assez causé, mon garçon ; suffit ! Tu peux filer !

— Mais m’am Brown, riposta le misérable Rémouleur, j’n’ai jamais dit que j’voulais m’en aller. S’il vous plaît, m’am Brown, ne parlez pas comme ça.

— Je n’te parlerai pas du tout, dit Mme Brown en allongeant vers lui ses doigts crochus, ce qui le fit rentrer tout ratatiné dans son coin. Non, je n’soufflerai pas un mot de plus. C’est un méchant ingrat. Je le renie. Qu’il file ! qu’il file ! Je lancerai à ses trousses des gens qui parleront p’t’être bien de trop ; il n’pourra pas s’en débarrasser d’ceux-là. Ils s’attacheront à lui comme des sangsues et le traqueront comme des renards. Ah ! il les connaît bien ! Il se rappelle ses jeux d’autrefois, les vies qu’il faisait ! S’il a oublié tout ça, ceux-là l’en f’ront souvenir. Qu’il file, qu’il file ! il verra comment il pourra mener les affaires de son maître et garder ses secrets avec ces gens-là sur ses talons. Ah ! ah ! ah ! ça sera bien autre chose qu’avec vous et moi, Alice, quand nous sommes-là en tête à tête comme des amis. Allons, file ! file, mon p’tit ! »

En disant ces mots, la vieille, au grand effroi du Rémouleur, tournait sur elle-même, dans un cercle de quatre pieds de diamètre, sa hideuse personne, en répétant toujours la même phrase, en tenant son poing levé sur la tête de son jeune ami, et en grinçant des dents.

« M’am Brown, dit Robin d’un ton suppliant, sortant un peu de son coin, voyons, n’est-ce pas, qu’en y réfléchissant de sang-froid, vous ne voudriez pas recommencer à tourmenter comme vous faites un pauvre gars comme moi ?

— Ne m’parle pas ! dit Mme Brown en continuant toujours avec rage son manège. File ! file !

— M’am Brown, répéta le Rémouleur accablé, je n’avais pas l’intention de… Oh ! quel malheur pour un pauvre gars d’être une fois sur c’te pente-là. J’avais peur de causer, m’am Brown ; voyez-vous, je suis toujours dans des transes, parce qu’il devine tout ; mais je savais bien qu’avec vous je ne pourrais pas me taire longtemps. Tenez, je suis tout à fait content de cancaner un petit brin, m’am Brown, dit-il d’un air désolé ; mais ne vous avancez pas comme ça, s’il vous plaît. Oh ! mon Dieu ! mademoiselle, ne viendrez-vous pas au secours d’un malheureux gars comme moi ? dit le Rémouleur en invoquant la fille d’un ton de désespoir.

— Allons, mère, vous entendez ce qu’il dit, fit-elle d’une voix sévère et en secouant la tête avec impatience. Essayez encore une fois, et, s’il recommence, mettez-le en morceaux si vous voulez, et que ça finisse. »

Mme Brown, touchée, comme on peut croire, par une exhortation si tendre, commença par hurler quelques lamentations, puis, peu à peu, elle s’adoucit et prit dans ses bras le Rémouleur repentant. Il lui serra de son côté la taille avec une expression de douleur indicible, et, victime résignée, il alla reprendre sa place tout près de sa vénérable amie. Il consentit à passer son bras sous le sien et à l’y laisser ; mais l’air calme qu’il affectait était en contradiction évidente avec les sentiments violents que révélait son visage.

« Et comment va ton maître, cher bon ? dit Mme Brown, quand, après s’être assis amicalement à côté l’un de l’autre, ils eurent trinqué ensemble.

— Chut ! Si vous vouliez bien, m’am Brown, dit Robin d’un ton suppliant, parler un peu plus bas. Il se porte bien, je crois, merci !

— Tu n’es donc pas hors de place, Robin ? dit Mme Brown d’un ton câlin.

— Mais non, je ne suis précisément ni hors de place, ni en place, balbutia Robin. Je… je reçois encore mes gages, m’am Brown.

— Et tu n’as rien à faire, Robin ?

— Rien de particulier à ce moment, m’am Brown, sinon de… d’avoir les yeux au guet, dit le Rémouleur en les roulant d’un air désolé.

— Est-ce que ton maître est loin, Robin ?

— Oh ! pour l’amour du bon Dieu, m’am Brown, ne pourriez-vous cancaner avec un pauvre gars sur un autre sujet ? » dit le Rémouleur avec un cri de désespoir.

L’impétueuse Mme Brown s’étant levée tout à coup, le malheureux Rémouleur la retint en bégayant :

« Ou… ou… i, m’am Brown, je… je crois qu’il est loin. Qu’est-ce donc qu’elle regarde comme ça, elle ? »

Cette observation était faite pour la fille, dont les yeux étaient fixés sur le personnage qui avançait la tête derrière Robin.

« N’y fais pas attention, mon garçon, dit la vieille en le serrant de plus près pour l’empêcher de se retourner. C’est son air comme ça. Dis-moi, Robin, as-tu vu jamais la dame, mon p’tit ?

— Ah ! m’am Brown, quelle dame ? s’écria le Rémouleur du ton le plus piteux.

— Quelle dame ? répliqua-t-elle. Eh ! tu sais bien, Mme Dombey.

— Oui, je crois que je l’ai vue une fois, répondit Robin.

— Le soir où elle est partie, mon petit Robinet ? dit la vieille à son oreille et examinant soigneusement le moindre changement d’expression sur son visage. Ah ! ah ! je sais bien que c’était ce soir-là.

— Eh ben ! si vous le savez, vous le savez ! c’est pas la peine de pincer un pauvre garçon, pour lui faire dire ça, alors.

— Où sont-ils allés ce soir-là, Robin ? Droit devant eux ? Comment sont-ils partis ? Où l’as-tu vue, elle ? Riait-elle ? Pleurait-elle ? Dis-moi tout ce que tu sais, cria la vieille sorcière qui le serrait toujours de plus près, pendant que sa main droite, passée dans le bras de son prisonnier, frappait convulsivement la main gauche et que son œil chassieux cherchait à surprendre sur sa figure le moindre mouvement. Allons ! va ! décide-toi. Je d’mande que tu me renseignes. Voyons, mon p’tit Robinet, nous savons bien ce qu’c’est que de garder un secret à nous deux, nous l’avons déjà fait. Où sont-ils allés d’abord ? »

Le malheureux Robin ouvrit la bouche et s’arrêta.

« Es-tu muet, décidément ? dit la vieille en colère.

— Oh ! mon Dieu, non, m’am Brown. Mais ne voulez-vous pas qu’un pauvre gars comme moi prenne feu comme un éclair ? Ah ! si je pouvais en disposer, du fluide électrique, se dit tout bas l’épouvanté Rémouleur, j’sais bien sur qui j’tomberais, pour régler tout de suite nos comptes.

— Qu’est-ce ce que tu dis ? fit la vieille en grimaçant.

— À votre santé, m’am Brown, dit l’hypocrite Robin en cherchant un refuge dans son verre. Où sont-ils allés d’abord, c’est ça que vous me demandez ? lui et elle, bien entendu ?

— Certainement, dit la vieille avec avidité ; je parle de tous les deux.

— Ils ne sont allés nulle part… du moins pas ensemble, j’veux dire, » répondit Robin.

La vieille le regarda comme si elle allait lui sauter à la figure et le saisir à la gorge, mais elle se retint, en voyant dans la physionomie de Robin qu’il allait entamer le mystère.

« C’était le bon de l’affaire, voyez-vous, dit le Rémouleur de mauvaise grâce. Ça fait que comme ça personne n’a vu où ils allaient et qu’on n’peut pas dire où ils sont partis. Ils ont pris des chemins différents ; voilà, m’am Brown.

— Bon ! bon ! fit la vieille, en riant à gorge déployée, après avoir examiné un moment en silence l’expression de ses traits ; ils s’étaient donné rendez-vous pour se retrouver quelque part.

— Dame ! s’ils n’avaient pas dû se retrouver quelque part, ils auraient aussi bien fait de rester chacun chez eux, j’imagine. N’est-ce pas, m’am Brown ? répondit le Rémouleur récalcitrant.

— Après ? Robin, après ? dit la vieille en serrant plus fortement son bras contre le sien, comme si, dans sa joie, elle eût craint de le voir s’échapper.

— Eh quoi ? n’avons-nous pas encore assez causé, m’am Brown ? répondit le Rémouleur qui, sous l’influence du mal qu’on lui faisait, du vin qu’il buvait, et de la question morale à laquelle il était soumis, était devenu si pleurnicheur, qu’à chaque mot qu’il prononçait, il portait le parement de son habit à son œil droit ou à son œil gauche en poussant un gémissement. Si elle a ri ce soir-là, n’est-ce pas ? vous m’avez demandé si elle avait ri, m’am Brown ?

— Ou pleuré ? dit la vieille faisant un signe d’assentiment.

— Elle n’a fait ni l’un ni l’autre, dit le Rémouleur. Elle était aussi froide, quand elle et moi… Oh ! je vois bien que vous voulez tout savoir, m’am Brown, mais jurez-moi votre parole d’honneur que vous ne le direz à personne. »

Mme Brown, naturellement jésuitique, prêta un serment qui ne lui coûtait guère ; car l’important pour elle, c’était que le personnage caché pût entendre lui-même.

« Elle était aussi ferme, quand elle et moi nous sommes arrivés à Southampton, qu’une vraie statue. Le lendemain, elle était tout de même, m’am Brown, et quand elle est montée dans le paquebot avant le jour toute seule, j’étais censé son domestique qui la conduisait à bord, eh bien ! elle était toujours tout comme. Ah ! maintenant, vous v’là contente m’am Brown ?

— Non, Robin, pas encore, répondit Mme Brown d’un ton décisif.

— Oh ! quelle femme vous faites ! s’écria le malheureux Rémouleur en poussant un sourd gémissement pour se plaindre de son sort. Qu’est-ce que vous voulez donc encore savoir, m’am Brown ?

— Qu’est devenu ton maître ? Où est-il allé ? lui demanda-t-elle en le serrant toujours de près et le regardant dans le blanc des yeux.

— Ma parole ! je ne le sais pas, m’am Brown, répondit Robin. Ma parole ! je ne sais pas ce qu’il a fait ni où il est allé. Je ne sais rien de lui. Je me rappelle seulement qu’il m’a dit de me taire, quand nous nous sommes séparés. Et je vous préviens, m’am Brown, en ami, que plutôt que de jamais répéter un mot de ce que nous disons maintenant, vous feriez mieux de vous tuer du coup ou de vous enfermer dans cette maison, et d’y mettre le feu, car voyez-vous, il n’y a rien qu’il ne soit capable de faire pour se venger de vous. Vous ne le connaissez pas comme moi, m’am Brown. Il n’y a pas moyen de lui échapper, je vous dis !

— N’ai-je pas donné ma parole, répliqua la vieille, est-ce que je voudrais y manquer ?

— Eh bien ! m’am Brown, j’espère que vous tiendrez votre parole, répondit Robin de l’air de quelqu’un qui n’est pas très-convaincu et laissant percer sur sa physionomie comme une espèce de menace. Ce que je vous dis là, c’est dans votre intérêt aussi bien que dans le mien. »

En lui donnant cet avertissement amical, qu’il corrobora d’un vigoureux mouvement de tête, il la regarda attentivement : mais cette figure jaunâtre de la vieille grimacière, ces yeux de furet au regard froid et perçant le mettaient mal à l’aise : il baissa la tête et s’agita sur sa chaise, comme s’il s’apprêtait à déclarer, de son air le plus grognon, qu’il ne répondrait plus à aucune question. La vieille, toujours placée devant lui, profita de la circonstance pour lever en l’air l’index de sa main droite : c’était un signal mystérieux adressé au personnage caché derrière la porte, pour l’avertir de bien faire attention à ce qui allait se passer.

« Robin, lui dit-elle de son ton le plus câlin.

— Mon Dieu ! m’am Brown, qu’est-ce qu’il y a encore ? répondit le Rémouleur exaspéré.

— Robin ! où se sont-ils donné rendez-vous, ton maître et la dame ? »

Robin n’y tenait plus ; il s’agitait sur sa chaise, regardait en l’air, regardait en bas, se mordait le pouce, l’essuyait sur son habit, enfin il répondit à son bourreau de questions :

« Comment voulez-vous que je le sache, m’am Brown ? »

La vieille leva encore son index comme tout à l’heure et répliqua :

« Allons ! mon garçon, aboutis. Ça ne serait pas la peine de m’avoir amenée jusque-là pour me laisser en route. Je veux savoir… » Elle attendit la réponse.

Robin, un moment décontenancé, répondit tout à coup :

« Est-ce que je puis prononcer ces noms-là, m’am Brown, des noms de pays étrangers ? Il faut être juste, aussi !

— Mais tu l’as entendu dire ce nom-là, Robinet, dit la vieille avec fermeté, tu sais à peu près le son que ça peut avoir. Allons ! voyons !

— Je ne l’ai jamais entendu dire, m’am Brown.

— Eh bien ! alors, répondit aussitôt la vieille, c’est que tu l’as vu écrit, tu peux nous dire les lettres. »

Robin commença par pousser une exclamation pétulante, moitié rire et moitié larmes, car ses tortures ne l’empêchaient pas d’admirer l’adresse de Mme Brown ; puis, après avoir fouillé en rechignant dans la poche de son habit, il en retira un petit morceau de craie. Il fallut voir comme les yeux de la vieille étincelèrent, lorsqu’elle vit ce morceau de craie entre le pouce et l’index de Robin : elle se dépêcha de faire de la place sur la table de bois blanc, afin qu’il pût écrire le mot, et leva encore sa main pour renouveler le signal.

« Maintenant, m’am Brown, dit Robin, je vous avertis qu’il ne faut plus rien me demander après, parce que, voyez-vous, je ne répondrai plus à rien. Combien ont-ils dû être de temps à se rencontrer ? avaient-ils l’intention de s’en aller seuls chacun de leur côté ? je n’en sais pas plus que vous là-dessus. Si je vous disais comment j’ai trouvé le nom de ce pays-là, vous ne voudriez pas me croire : faut-il vous le dire ?

— Oui, Robin.

— Eh bien ! alors, m’am Brown, voici… mais vous ne me demanderez plus rien après, entendez-vous ? ajouta-t-il en dirigeant sur elle des yeux lourds et stupides.

— Je ne te dirai plus un seul mot, répondit Mme Brown.

— Eh bien ! voici comme ça s’est fait. Lorsqu’une certaine personne eut laissé la dame avec moi, elle lui mit dans la main un morceau de papier, avec une adresse écrite dessus, lui disant que c’était dans le cas où elle l’oublierait. Il parait qu’elle n’avait pas peur de l’oublier, car aussitôt que cette personne eut le dos tourné, elle déchira le morceau de papier : quand je relevai le marchepied de la voiture, j’en retirai quelques morceaux ; elle avait jeté le reste par la portière, car, plus tard, j’ai eu beau chercher les autres morceaux, je ne les ai pas trouvés. Sur ce papier, il y avait un mot ; le voici, puisque vous voulez le savoir et qu’il faut que je vous le dise. Mais rappelez-vous, m’am Brown, que vous m’avez juré.

— Certainement, certainement, répondit la vieille : je n’ai pas besoin que tu me le rappelles. »

Robin, n’ayant plus rien à dire, commença à tracer lentement et laborieusement une lettre sur la table.

« D, fit la vieille en lisant tout haut la lettre qu’il venait de former.

— Voulez-vous bien vous taire, m’am Brown ? s’écria Robin en mettant sa main sur la bouche de la vieille avec un mouvement d’impatience. Je ne veux pas que vous le lisiez tout haut ; voulez-vous rester tranquille, hein ?

— Eh bien ! Robin, écris plus gros, répondit-elle en répétant le mystérieux signal, car mes yeux ne sont plus bons, même pour lire de l’imprimé. »

Robin marmotta, se remit à l’œuvre de mauvaise humeur, et continua d’écrire le mot. Pendant qu’il avait la tête penchée, le personnage pour lequel il travaillait à son insu, s’avança de la porte tout doucement, et s’arrêtant à une petite distance de Robin, regarda avec avidité, par-dessus ses épaules, chaque lettre que sa main traînante formait sur la table. En même temps, Alice, assise en face de Robin, suivait de l’œil le moindre jambage qu’il traçait, et le mouvement de ses lèvres répétait chaque lettre, sans l’articuler tout haut. Lorsqu’une lettre était finie, ses yeux regardaient ceux de M. Dombey, comme s’ils cherchaient, par ce contrôle réciproque, à s’assurer qu’ils lisaient la même chose : c’est ainsi qu’à la fin ils arrivèrent tous deux à épeler le mot D.I.J.O.N.

« Voilà ! dit le Rémouleur, qui se dépêcha de cracher dans sa main pour effacer le mot ; et il ne se contenta pas de barbouiller les caractères qu’il avait tracés, il les frotta soigneusement avec la manche de son habit, jusqu’à ce qu’il eût fait disparaître tout le blanc de la craie. J’espère que vous êtes satisfaite maintenant, m’am Brown. »

La vieille, en témoignage de sa satisfaction, lui quitta le bras et lui donna une petite tape sur le dos. Le Rémouleur, exténué par l’humiliation, par l’interrogatoire et par la liqueur qu’il avait bue, se croisa les bras sur la table, tomba la tête en avant et s’endormit.

Il y avait quelque temps qu’il était plongé dans un lourd sommeil et qu’il ronflait bruyamment, lorsque la vieille se dirigea vers la porte derrière laquelle était caché M. Dombey, lui fit signe de traverser la chambre et de sortir. Pendant ce temps-là, elle se tenait au-dessus de Robin, toute prête à lui crever les yeux ou à lui gourmer la tête, s’il avait le malheur de se réveiller, pendant que ce pas mystérieux traversait la chambre. Mais, quoique son regard fût ardemment fixé sur le dormeur, il ne laissait pas échapper non plus celui qui ne dormait pas, et lorsque celui-ci lui glissa sa main dans la sienne et qu’en dépit de toutes ses précautions il fit sonner de l’or, l’œil de la vieille pétilla de convoitise comme celui d’un corbeau vorace.

Le sombre regard de la fille accompagna le personnage jusqu’à la porte : elle vit combien sa pâleur et sa démarche précipitée trahissaient toutes les angoisses que lui faisait subir le moindre délai, et comme il brûlait déjà d’être bien loin. Lorsqu’il eut fermé la porte, elle promena ses regards autour de la pièce et les arrêta sur sa mère. La vieille s’avança vers elle, ouvrit sa main pour lui montrer ce qu’il y avait dedans ; puis la refermant avec effort, dans un mouvement de cupidité ravie, elle dit tout bas :

« Que va-t-il faire, Alice ?

— Un malheur, dit la fille.

— Un meurtre ? demanda la vieille.

— Dans son orgueil blessé, il ne se connaît plus. Que fera-t-il ? nous n’en savons rien, ni lui non plus. »

Elle avait un regard encore plus étincelant que celui de sa mère ; et ses yeux brillèrent d’un feu dévorant : mais sa figure resta pâle, et ses lèvres livides.

Elles n’en dirent pas davantage : elles demeurèrent assises, chacune à leur place : la mère s’entretenant avec son argent, la fille avec ses pensées ; leurs regards éclataient au milieu de l’obscurité de la chambre ; Robin endormi ronflait encore. Seul, le perroquet, qu’on avait oublié, était toujours en mouvement. De son bec crochu il tordait et tirait à lui les barreaux de la cage ; puis il grimpait jusqu’au faîte, rampait à la renverse comme une mouche, la tête en bas, secouant, mordant, agitant les minces barreaux : il semblait avoir le pressentiment du danger que courait son maître, et faire des efforts désespérés pour se frayer un passage au dehors, afin d’aller l’avertir.