Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 192-201).


CHAPITRE XIII.

M. Dombey et le monde.


Que fait-il cet homme fier, pendant que les jours s’écoulent ? Pense-t-il à sa fille ? se demande-t-il où elle peut être allée ? Croit-il qu’elle soit revenue à la maison, pour reprendre dans la triste demeure son ancienne existence ? Il n’y a que lui qui puisse le dire. Il n’a jamais prononcé une seule fois son nom depuis. Les gens de la maison le craignent trop pour oser aborder un sujet sur lequel il semble avoir pris la ferme résolution de garder le silence : il fait taire immédiatement la seule personne qui ose le questionner.

« Mon cher Paul ! disait tout bas sa sœur, entrant dans la chambre le jour du départ de Florence ! Votre femme ! Cette parvenue ! Ce que j’ai vaguement entendu dire serait-il vrai ? est-ce ainsi qu’elle vous remercie de votre dévouement sans bornes pour elle ? vous qui, je ne le sais que trop, avez sacrifié vos propres parents à ses caprices et à sa fierté ! Pauvre frère ! »

Après cette allocution, empreinte d’un certain sentiment d’amertume, car elle n’a pas oublié qu’on ne l’a pas invitée à dîner le jour de la première soirée, Mme  Chick use et abuse de son mouchoir de poche, et tombe sur le sein de M. Dombey. Mais M. Dombey la relève froidement et la conduit vers une chaise.

« Je vous remercie, Louisa, de cette marque d’affection ; mais je désire que notre conversation roule sur tout autre sujet. Lorsque je me plaindrai de mon sort, Louisa, ou que je témoignerai le désir de recevoir des consolations, alors, si vous le voulez bien, vous pourrez me les offrir.

— Mon cher Paul, répliqua sa sœur tenant son mouchoir sur sa figure et agitant sa tête, je connais votre courage et votre énergie ; je ne vous entretiendrai plus d’un sujet aussi pénible et aussi révoltant : et Mme  Chick d’appuyer sur ses deux épithètes avec une indignation saisissante ; mais je vous en prie, laissez-moi vous demander, bien que je craigne d’apprendre quelque chose qui me répugne et m’afflige, laissez-moi vous demander si la malheureuse Florence…

— Louisa, dit son frère, d’un ton sombre, silence, pas un mot de plus sur ce sujet ! »

Mme  Chick ne peut que secouer la tête, recourir à son mouchoir de poche et gémir sur ces Dombey dégénérés qui n’ont plus rien des Dombey. Mais elle ne sait si Florence a favorisé la fuite d’Edith, si elle l’a suivie, si elle a fait trop ou trop peu, enfin elle n’a pas la moindre idée de ce qui s’est passé.

Il continue, fidèle à ses principes, à garder pour lui seul ses pensées et ses sentiments et à n’en faire part à qui que ce soit. Il ne s’inquiète pas de sa fille, il peut croire qu’elle est chez sa sœur ou qu’elle est encore dans la maison ; il peut songer à elle constamment ou n’y songer jamais ; rien chez lui ne laisse deviner ses pensées.

Ce qui est bien certain, c’est qu’il ne croit pas l’avoir perdue. Il n’a aucun soupçon de la vérité ; il a vécu trop longtemps dans son orgueil inexpugnable, habitué à la voir, douce et bonne, mener au-dessous de lui son humble existence avec résignation pour avoir aucune crainte à ce sujet. Il est ébranlé, c’est vrai, par la tempête, mais il n’est pas encore couché à terre. Les racines de son orgueil sont longues et profondes, et, avec les années, elles se sont étendues et nourries de tout ce qui les entourait. L’arbre a été frappé par la cognée, mais non pas abattu.

Quoiqu’il cache ses pensées intimes au monde extérieur qui, d’après lui, n’a d’autre but pour le moment que d’épier avec avidité ses moindres démarches, il ne peut cacher aux regards ses yeux renfoncés, ses joues creuses, son front soucieux, son air triste et rêveur. Tout impénétrable qu’il est, il est bien changé pourtant ! et tout fier qu’il est, il faut bien qu’il soit cruellement humilié, car pourquoi serait-il ainsi changé ?

Le monde ! que pense de lui le monde ? De quel œil le voit-il ? que devine-t-il ? que dit-il ? tel est le démon cruel qui tourmente son âme. Le monde ! mais il est partout avec lui ; bien plus, il est partout où il n’est pas ; il sort avec lui au milieu de ses domestiques, et reste encore à chuchoter derrière lui. C’est le monde qui le montre au doigt dans la rue ; qui l’attend dans son bureau ; qui le regarde par-dessus l’épaule des riches négociants ; c’est lui qui le signale. C’est le monde qui parle de lui au milieu de la foule ; il le précède dans tous les lieux où il va, et quand il est parti, c’est alors surtout que le monde s’occupe de lui ; quand il est enfermé dans sa chambre, le soir, le monde est dans sa maison. Il est dehors aussi, le monde ; il l’entend marcher dans la rue ; il le voit sur les cartes déployées devant lui, aller et venir sur les chemins de fer et sur les navires : partout, si le monde est si occupé, si affairé, ce n’est que de lui seul qu’il s’agit !

Ce n’est point là un fantôme de son imagination. D’autres gens pensent comme lui, témoin le cousin Feenix qui vient de Baden-Baden dans le but de lui parler ; témoin le major Bagstock qui accompagne le cousin Feenix dans cette visite amicale.

M. Dombey les reçoit avec sa dignité habituelle ; il se tient debout devant le feu dans son attitude favorite. Il s’imagine que le monde le regarde par leurs yeux, que le monde est là derrière les tableaux, avec M. Pitt pour représentant, au haut de la bibliothèque, et sur la carte pendue au mur, il croit voir briller des yeux qui le regardent.

« Le printemps est bien froid cette année, dit M. Dombey pour donner le change au monde.

— Sacrebleu ! monsieur ! dit le major, dans un élan d’ardente amitié, Joseph Bagstock n’est pas homme à dissimuler la vérité ! Si vous voulez, Dombey, tenir vos amis à distance, et leur battre froid, J-B n’est pas l’homme qu’il vous faut. Joe est dur et solide, monsieur ; il est rude, monsieur, il est rude, Joe. Son Altesse Royale, le feu duc d’Yorck me fit l’honneur de me dire, à tort ou à raison, peu importe : S’il y a sous les armes un homme sur lequel je puisse compter pour aller droit au but, c’est Joe, Jo Bagstock. »

M. Dombey fait un signe d’approbation.

« Maintenant Dombey, dit le major, je suis un homme du monde. Notre ami Feenix, si j’ose me permettre de le nommer ainsi.

— C’est un honneur pour moi, dit le cousin Feenix.

— Notre ami Feenix, reprit le major en balançant la tête, est aussi un homme du monde. Vous, Dombey, vous êtes aussi un homme du monde. Eh bien ! quand trois hommes du monde sont réunis et qu’ils sont amis, comme je le pense… et il se tourna encore du côté du cousin Feenix.

— Certainement, dit le cousin Feenix, amis sincères, encore !

— Et qu’ils sont amis, reprit le major, le vieux Joe est d’avis… Joe se trompe peut-être… il est d’avis que l’on peut facilement connaître l’opinion du monde sur n’importe quel sujet.

— Sans aucun doute, dit le cousin Feenix. De fait, c’est une chose de la plus grande évidence. Je désire vivement, major, exprimer à mon ami Dombey toute ma surprise et tous mes regrets. Je ne puis concevoir comment ma charmante parente, si distinguée et si bien faite pour rendre un homme heureux, a pu oublier ce qu’elle devait à… de fait, ce qu’elle devait au monde, au point de se conduire d’une façon si singulière. Depuis ce malheureux événement, je suis dans un terrible abattement, et je disais hier soir à Long-Saxby, qui a six pieds de haut et que connaît sans doute mon ami Dombey, je disais que cet événement m’a mis sens dessus dessous et que j’en suis malade. Vraiment, en présence d’une catastrophe aussi singulière, continua le cousin Feenix, on ne peut s’empêcher de songer que la Providence joue un rôle dans les événements de la vie, car si ma pauvre tante eût vécu, ce qui vient de se passer eût été pour elle, pour une femme si comme il faut, un coup terrible,… de fait ç’eût été le coup de la mort.

— Ainsi donc, Dombey… dit le major qui reprit son discours avec une nouvelle énergie.

— Mille pardons, interrompit le cousin Feenix, encore un mot, s’il vous plaît. Mon ami Dombey me permettra de dire que, si quelque chose pouvait ajouter à la cruelle douleur que j’éprouve à ce sujet, ce serait l’étonnement que cause au monde la conduite de ma charmante et distinguée parente, je vous demande la permission de la nommer encore ainsi ; oui, sa conduite, en se compromettant avec une personne… de fait avec une personne qui a des dents d’une blancheur éblouissante mais qui est d’un rang si inférieur à celui de son mari. Mais je dois aussi prier sérieusement mon ami Dombey, de ne pas condamner ma charmante et distinguée parente avant d’avoir vérifié sa faute d’une manière positive, tout en lui donnant l’assurance que la famille dont je suis le représentant, et qui est presque éteinte maintenant (réflexion diablement triste pour un homme), que la famille dis-je ne fera aucune opposition, et sera heureuse même de s’entendre avec lui sur les mesures qu’il désire prendre pour l’avenir et qui ne peuvent être qu’honorables. J’espère que mon ami Dombey ne doutera pas de mes intentions dans cette malheureuse affaire et… et… de fait je pense que je n’ai plus d’autre observation à faire à mon ami Dombey. »

M. Dombey salue, sans lever les yeux, et garde le silence.

« Maintenant, Dombey, dit le major, maintenant que notre ami Feenix a établi tout ce qui a rapport à la dame avec une éloquence que le vieux Joe B. n’a jamais entendu surpasser… non, morbleu, monsieur, non, jamais ! s’écria le major qui devient violet et saisit sa canne par le milieu, j’oserai au nom de notre amitié, Dombey, vous présenter la chose sous un autre jour. Monsieur, dit le major en toussant comme un cheval, le monde a des opinions qu’il faut satisfaire.

— Je le sais, répond M. Dombey.

— Sans doute vous le savez, monsieur, dit le major, sacrebleu ! monsieur, je sais parfaitement que vous le savez. Un homme de votre calibre ne peut pas ignorer de telles choses.

— Je l’espère, répond M. Dombey.

— Dombey, dit le major, vous devinez le reste. Je me prononce, trop vite peut-être, mais voyez-vous les Bagstock se sont toujours ainsi prononcés. Ils n’ont jamais gagné grand’chose à cela, monsieur, mais c’est dans leur sang. Il faut brûler la cervelle à cet homme-là. Joe B. est votre témoin ; il réclame ses droits d’ami, sacrebleu !

— Major, dit M. Dombey, je vous remercie. Je vous préviendrai quand l’heure sera venue. Mais, comme l’heure n’est pas venue, je me suis abstenu de vous parler.

— Où est-il passé, Dombey ? dit le major après avoir soufflé un moment en le regardant.

— Je l’ignore.

— Vous n’avez aucun indice ? demanda le major.

— Si.

— Dombey, je suis heureux de l’apprendre, dit le major. Je vous en félicite.

— Vous me pardonnerez, messieurs, vous me pardonnerez, n’est-ce pas, major, répond M. Dombey, si je n’entre pas en ce moment dans de plus grands détails. Les indices que j’ai sont d’une nature singulière, et je les ai obtenus d’une manière singulière aussi. Peut-être se trouveront-ils faux, peut-être se trouveront-ils vrais. Je ne saurais le dire en ce moment, et j’arrêterai là mes explications. »

Quoique cette réponse fût assez sèche auprès de l’enthousiasme chaleureux du major, celui-ci la reçut de fort bonne grâce, heureux de penser, disait-il, que le monde avait l’espérance d’une satisfaction pleine et entière. Le cousin Feenix est ensuite gratifié d’un gracieux salut par le mari de sa charmante et distinguée parente, et le cousin Feenix et le major Bagstock se retirent. Ils laissent le mari, toujours avec le monde, réfléchir à loisir sur ce qu’ils lui ont dit, sur ce que le monde pense de sa position, sur ce qu’il a droit d’attendre de lui.

Mais qui donc est assis dans la lingerie, versant des larmes abondantes, et parlant à voix basse à Mme  Pipchin en levant les mains au ciel ? C’est une dame, la figure cachée sous un chapeau noir bien fermé qui semble n’avoir pas été fait pour elle. C’est miss Tox, qui a emprunté ce costume à sa servante, et qui est venue en cachette de la place de la Princesse, pour renouer connaissance avec Mme  Pipchin, et se procurer ainsi les détails les plus exacts sur l’état de M. Dombey.

« Comment supporte-t-il ce coup affreux, ma chère bonne ? demanda miss Tox.

— Bien ! dit Mme  Pipchin de sa voix aigre. Il va aussi bien que d’habitude.

— Oui ! pour l’extérieur, dit miss Tox ; mais, à l’intérieur, quel rude coup ! »

L’œil gris de Mme  Pipchin se fixe sur miss Tox d’un air incertain pendant qu’elle répond, avec trois pauses bien marquées :

« Ah ! — C’est possible ! — Je le suppose. — À vous dire ma façon de penser, Lucrèce, continue Mme  Pipchin qui appelle encore miss Tox de son petit nom, en souvenir des expériences orthopédiques qu’elle a faites sur elle, quand miss Tox n’était qu’une malheureuse et chétive petite fille de quelques années à peine, à vous dire ma façon de penser, Lucrèce, je crois que c’est un bon débarras. Je ne tiens pas, pour ma part, à toutes ces figures d’impudentes poupées.

— Oh ! oui, bien impudentes, en effet ! Vous avez bien raison de le dire : impudente est le mot, répond miss Tox. L’abandonner, lui ! un homme d’un caractère si noble ! »

Et miss Tox est toute tremblante d’émotion.

« Je ne sais s’il est noble, vraiment, dit Mme  Pipchin en se frottant le nez avec impatience ; mais ce que je sais, c’est que nous devons supporter les épreuves que le ciel nous envoie. Bah ! j’en ai eu assez à supporter dans mon temps. Voilà bien du bruit pour pas grand’chose, mon Dieu ! Elle est partie, eh bien ! bon débarras. Personne ne tient à la voir revenir, j’imagine ! »

Dès les premiers mots d’allusion aux mines du Pérou, miss Tox se lève pour partir, et Mme  Pipchin sonne Towlinson pour la conduire jusqu’à la porte. M. Towlinson, qui n’a pas vu miss Tox depuis des siècles, grimace un sourire et dit qu’il espère qu’elle se porte bien.

« Si je ne vous ai pas reconnue du premier coup, ajoute-t-il, pardon, mademoiselle, la faute en est à votre chapeau.

— Je sais bien, Towlinson ; je vous remercie, dit miss Tox. Je vous prie d’avoir la bonté, quand il vous arrivera de me voir ici, de n’y pas faire attention. Mes visites sont uniquement pour Mme  Pipchin.

— Très-bien, mademoiselle, dit Towlinson.

— Il se passe de bien tristes choses, Towlinson, dit miss Tox.

— Oh ! bien tristes, vraiment, mademoiselle, répond Towlinson.

— J’espère, Towlinson, dit miss Tox, qui, depuis qu’elle donne des leçons à la famille Toodle, a pris un ton doctoral et l’habitude de profiter de toutes les occasions pour faire une classe, j’espère que ce qui vient de se passer sera un avertissement pour vous, Towlinson.

— Oh ! certainement, mademoiselle ; je vous remercie, » dit Towlinson.

Il semblait rêver aux circonstances dans lesquelles cet avertissement pourrait avoir une certaine application à sa personne quand l’aigre Mme  Pipchin le fait sauter en l’air en criant :

« Qu’est-ce que vous faites donc là ? Pourquoi ne conduisez-vous pas madame à la porte ? »

Et il se hâte de la conduire. En passant devant la chambre de M. Dombey, miss Tox rentre dans les profondeurs de son chapeau noir et marche sur la pointe du pied. Il n’y a personne, parmi les gens qui approchent M. Dombey, il n’y a personne dont les sentiments sympathiques égalent ceux que miss Tox cache sous son chapeau noir, et qu’elle essaye d’emporter chez elle en les dérobant à la clarté douteuse des réverbères.

Mais miss Tox ne fait pas partie du monde qui occupe M. Dombey. Elle revient chaque soir à la brune. Outre son chapeau, elle a des socques et un parapluie quand il pleut. Elle affronte les rires de Towlinson, la colère, les rebuffades de Mme  Pipchin, et tout le reste, pour demander comment va ce cher homme et comment il supporte son malheur ; mais elle n’a rien à faire avec le monde de M. Dombey. Ce monde-là n’a pas besoin d’elle pour le fatiguer, le harceler sans cesse. Miss Tox est une étoile sans éclat, sans couleur, et elle tourne dans son petit orbite, bien loin, dans un autre système. Elle le sait ; elle vient, pleure, repart, et se trouve contente. Vraiment, miss Tox n’est pas si exigeante que le monde qui tourmente tant M. Dombey.

Au bureau, les employés discutent, sous toutes ses faces, le grand événement ; mais ils se demandent avant tout qui remplacera M. Carker. Tous s’accordent à croire que les émoluments seront rognés, et que la place ne sera plus aussi bonne, aussi agréable, par suite des restrictions et des conditions qu’on y mettra. Ceux qui n’ont pas le moindre espoir de l’obtenir disent qu’ils aiment autant ne pas l’avoir, et qu’ils ne l’envient pas à la personne qui en sera favorisée. Depuis la mort du petit Paul, on n’a jamais vu dans le bureau tant d’émoi ; mais, en général, l’agitation, dans ce quartier, prend un tour aimable, pour ne pas dire jovial, et ne fait qu’ajouter aux agréments de la camaraderie. On profite d’une aussi bonne occasion pour réconcilier ensemble le bel esprit du bureau et son rival surnuméraire, qui, depuis plusieurs mois, se faisaient une guerre à mort. Pour célébrer une réconciliation si heureuse, on propose un petit dîner, et l’on se réunit à une taverne voisine. Le bel esprit occupe le fauteuil ; le rival est vice-président. Quand la nappe est enlevée, commencent les discours. C’est le président qui ouvre la séance en disant :

« Messieurs, je ne puis me dissimuler que ce n’est pas le moment de se livrer à des guerres intestines. Des événements récents, auxquels il est inutile de faire autrement allusion, mais dont il a été dit quelques mots dans certains journaux du dimanche et dans un journal quotidien que je ne nommerai pas ici (tous les autres membres de la société le nomment à voix basse, au milieu d’un murmure général), ces événements, dis-je, m’ont fait réfléchir mûrement. Il me semble que, dans un tel moment, une querelle personnelle avec Robinson serait un attentat contre les sentiments généreux dont j’espère que tous les employés de la maison ont toujours été animés pour la cause générale. »

Robinson répond à ce discours en homme de cœur, en bon frère. Puis un employé qui, depuis trois ans, est resté dans le bureau, mais toujours à la veille d’être remercié pour ses fautes de calcul continuelles, se montre tout à coup sous un jour nouveau.

« Puisse notre chef vénéré, s’écrie-t-il dans un speech saisissant, ne plus jamais voir semblable malheur tomber sur son toit ! »

À quoi il ajoute bien d’autres souhaits commençant toujours par ces mots : Puisse-t-il ne plus jamais… et, à chaque fois, c’est un tonnerre d’applaudissements. Bref, on passe une soirée charmante que vient troubler seulement une dispute entre deux employés subalternes, sur les bénéfices de M. Carker pendant les dernières années. Ils se lancent les carafes à la tête, et on les met à la porte dans un état de violente colère. Le lendemain matin, on fait, en général, au bureau, une grande consommation d’eau de seltz pour se rafraîchir, et plus d’un convive de la veille, au moment de payer la carte, la trouve par trop exagérée.

Quant à M. Perch, l’homme de peine, il va se ruiner pour toujours. Il se retrouve constamment dans les tavernes ; à force de régalades, il tombe ivre-mort sous la table. Il croit, partout et toujours, rencontrer des visages consternés par les derniers événements. « Monsieur ou madame, leur dit-il suivant le sexe, comme vous paraissez pâle. » À ces mots, l’on tremble de la tête aux pieds, et l’on se sauve en criant : « Oh ! Perch ! » Est-ce la conséquence de la triste nouvelle ? est-ce l’effet naturel produit par le liquide ? Toujours est-il que M. Perch est très-abattu à cette heure de la soirée où ordinairement il va chercher des consolations à Ball’s-Pond, dans la société de Mme  Perch. La pauvre Mme  Perch se tourmente beaucoup, car elle craint que la confiance de son mari dans la fidélité du sexe ne soit de plus en plus ébranlée et qu’il ne s’attende, en rentrant le soir, à la trouver partie avec un vicomte.

Les domestiques de M. Dombey sont aussi complétement détraqués et incapables de faire leur service. Tous les soirs au souper, ils en parlent devant leurs verres tout fumant de vin chaud. M. Towlinson est toujours en train vers les dix heures et demie : « Faites-moi donc le plaisir de me dire, répète-t-il souvent, si je ne vous ai pas prévenu qu’il ne pouvait jamais rien résulter de bon de demeurer à un coin de rue. » On parle tout bas de Florence : où est-elle ? on est d’accord que M. Dombey n’en sait rien, mais que Mme  Dombey le sait, elle. On est mené naturellement à parler de Mme  Dombey. Elle avait tout de même une belle prestance, dit la cuisinière, n’est-ce pas ? Mais elle était trop haute. Oui, elle était trop haute, répond l’assemblée d’un commun accord. L’ancienne passion de Towlinson, la bonne de la maison, qui continue à marcher dans le sentier de la vertu ajoute : « Qu’on vienne encore, après cela, me parler de ces gens qui lèvent la tête si haut, comme si la terre n’était pas digne de les porter. »

Tout ce qui se dit, tout ce qui se fait ce jour là se dit et se fait en compagnie. C’est un chorus général. Il n’y manque que M. Dombey. Mais M. Dombey est seul de son côté et le monde de l’autre.