Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 138-151).


CHAPITRE X.

Fuite de Florence.


Dans l’égarement de la tristesse, de la honte et de la peur, la pauvre jeune fille tout éperdue errait d’un pas précipité. C’était par une belle matinée : le soleil brillait, mais non pour elle qui, dans son trouble, pouvait se croire aussi bien au milieu de l’obscurité d’une nuit d’hiver. Elle se tordait les mains de désespoir, répandait des larmes amères, insensible à tout, excepté à la profonde blessure qu’on venait de faire à son cœur. Anéantie, en songeant à la perte de tout ce qu’elle aimait, comme si elle eût été le seul débris d’un grand naufrage jeté sur la côte déserte, elle fuyait sans réflexion, sans espoir, sans but : elle voulait se sauver quelque part, n’importe où.

La longue rue qu’elle suivait avait beau présenter un aspect riant ; la lumière matinale avait beau dorer le faîte des maisons ; rien ne parlait à son cœur si cruellement navré ; ni la vue d’un beau ciel bleu et des blancs nuages qui fuyaient au loin, ni la fraîcheur vivifiante de l’aurore aux doigts de rose, encore toute glorieuse de sa victoire remportée sur la nuit. Ce qu’elle demandait, la pauvre enfant, c’était de fuir quelque part, n’importe où, pour cacher son visage ! Un refuge n’importe lequel, pourvu qu’elle n’eût plus sous les yeux l’endroit maudit qu’elle venait de quitter.

Déjà on allait et venait dans la rue ; les boutiques s’ouvraient ; les domestiques étaient sur la porte ; déjà commençaient à naître le bruit et le mouvement qui saluent la naissance du jour. Florence vit les figures qui passaient près d’elles exprimer une surprise mêlée de curiosité ; de longues ombres se dessinaient sur le pavé, des voix étranges pour son oreille lui demandaient où elle allait et ce qu’elle avait. Bien qu’au premier abord elle en fût fort effrayée et qu’elle se mît à courir plus fort qu’auparavant, ces rencontres lui rendirent le service de la rappeler à elle, en lui montrant la nécessité de se contenir.

Mais où aller ? Quelque part, n’importe où ! Et elle allait toujours ; mais où aller ? Elle songea à la seule fois où elle avait été perdue auparavant dans l’immense cité de Londres. Quelle différence ! Et elle suivit la même route qu’elle avait suivie alors avec son conducteur. Elle se dirigea vers la demeure de l’oncle de Walter.

Tout en étouffant ses sanglots et en essuyant ses yeux gonflés par les larmes, Florence essaya de calmer son agitation, afin d’éviter l’attention des passants. Elle cherchait aussi à suivre, autant que possible, les rues les plus désertes, et elle marchait un peu plus calme, quand une petite ombre, qui lui était connue, se dessina au milieu de la rue. Cette ombre s’arrêta court, tourna autour d’elle, s’approcha, recula, bondit vers elle, et Diogène, car c’était Diogène, tout haletant, et pourtant faisant retentir la rue de ses aboiements joyeux, se coucha à ses pieds.

« Ô Diogène, mon cher, mon fidèle, mon sincère Diogène ! comment es-tu venu jusqu’ici ? Comment ai-je pu te quitter, toi qui n’aurais jamais quitté ta maîtresse ? »

Florence se baissa et serra contre son cœur la tête de ce chien si laid, mais si bon, qui frottait de bonheur son vieux museau contre elle ; puis ils partirent ensemble. Diogène allait par sauts et par bonds, essayant, au milieu de ses gambades, d’embrasser sa maîtresse et faisant culbute sur culbute sans la moindre vergogne. Puis il s’élançait sur de gros chiens qui semblaient se moquer de sa taille, faisait fuir les jeunes bonnes qui balayaient le devant des boutiques, s’arrêtait au milieu de ses mille extravagances, pour regarder Florence, et jappait avec tant d’ivresse, qu’il amassait autour de lui tous les chiens du voisinage.

Accompagnée de ce fidèle serviteur, Florence marchait d’un pas rapide, toujours vers la Cité. La matinée s’avançait déjà, le soleil s’élevait dans le ciel. Les rues devenaient de plus en plus bruyantes, les passants étaient plus nombreux, les boutiques se remplissaient de monde, et elle se trouvait emportée par le flot tumultueux des gens affairés qui se dirigeaient de ce côté et qui passaient avec indifférence devant les entrepôts, les hôtels, les prisons, les églises, les marchés, devant la richesse, la pauvreté, le bien, le mal, semblables au large fleuve que tout ce bruit troublait au milieu de ses roseaux, de ses saules, de ses vertes prairies, et qui coulait bourbeux et sale devant les travaux et les soucis des hommes pour aller se jeter dans la mer profonde.

Enfin le quartier du petit Aspirant de marine commença à poindre : encore quelques pas et le petit Aspirant, en personne, apparut à son poste, toujours attentif à ses observations astronomiques ; encore quelques pas et la porte toute grande ouverte l’invitait à entrer. Florence, qui avait hâté sa marche à mesure qu’elle approchait du terme de son voyage, traversa, en courant, la rue, suivie de près par Diogène, que le bruit avait un peu ahuri, et s’élançant vers la boutique, elle tomba sur le seuil de la petite salle à manger, qu’elle n’avait pas oubliée.

Le capitaine, son chapeau de toile cirée sur la tête, était assis devant le feu et faisait chauffer son chocolat du matin. Sur la cheminée était posée sa montre, cet élégant bijou, tout près de lui, afin de pouvoir la consulter plus facilement pendant ses opérations culinaires. En entendant des pas et le frôlement d’une robe, le capitaine tourna la tête, se rappelant avec effroi la terrible Mme  Mac-Stinger. Florence, à ce moment, agita vers lui sa main, chancela et tomba évanouie.

Le capitaine, aussi pâle que Florence, si pâle que ses bourgeons en blanchirent, l’enleva comme un enfant et l’étendit sur ce même vieux sofa où elle avait dormi il y avait longtemps.

« Quoi ! les délices du cœur, dit le capitaine en la regardant attentivement ; c’est donc cette douce créature, devenue maintenant une femme ! »

Le capitaine Cuttle avait un si profond respect pour elle, pour elle devenue femme, qu’il n’aurait pas voulu la soutenir dans ses bras pour tout l’or du monde, pendant qu’elle avait perdu connaissance.

« Ô délices du cœur ! dit le capitaine en s’éloignant un peu avec une expression de tendresse alarmée, s’il vous est possible de hêler Ned Cuttle du bout du doigt seulement, faites-le. »

Florence ne bougea pas.

« Ô délices du cœur ! dit le capitaine tout tremblant, pour l’amour de Walter, noyé dans l’onde amère ! Faites un signal ! un seul signal, si vous le pouvez ! »

Voyant qu’elle restait insensible, même à cette adjuration si saisissante, le capitaine Cuttle enleva de dessus la table un vase plein d’eau froide et lui en jeta quelques gouttes sur la figure. Puis, cédant à la gravité des circonstances, le capitaine se servit avec une incroyable légèreté de ses gros doigts. Il lui ôta son chapeau, mouilla ses lèvres et son front, rejeta en arrière ses cheveux, couvrit ses pieds avec sa redingote, dont il se dépouilla dans cette intention et lui frappa dans la main.

Qu’elle était petite dans la sienne ! Il en recula d’étonnement, quand il la toucha. Mais Florence avait remué les paupières : ses lèvres commençaient à s’agiter ; il continua l’application de ses remèdes de meilleur cœur.

« Courage, dit le capitaine, courage ! Tenez bon, ma mignonne, tenez bon ! Vous voilà mieux maintenant ! Nous filons droit, c’est le mot. Amarrons. Buvez-moi une petite goutte de cela ! Ah ! vous revenez à vous ! Comment va, maintenant, ma mignonne, comment va ? »

À ce moment, le capitaine Cuttle se rappelant, par une singulière association d’idées, qu’il n’y avait pas de bon médecin sans montre, retira la sienne de la cheminée et la fixa à son croc ; puis, prenant la main de Florence dans la sienne, ses yeux allèrent de la montre à Florence, comme s’il eût espéré du cadran quelque bon office.

« Comment vous va, ma mignonne ? Comment vous va, maintenant ? dit le capitaine. C’est bien ça, ma vieille, dit le capitaine tout bas en jetant un regard de satisfaction sur sa montre, je crois que tu lui as fait du bien ! Pour peu qu’on te retarde d’une demi-heure chaque matin, et qu’on t’avance d’un quart d’heure dans l’après-midi, tu es une montre qui n’a pas sa pareille. Comment va, ma charmante ?

— Cuttle, est-ce vous ? s’écria Florence en se soulevant un peu.

— Oui, oui, ma charmante ! dit le capitaine, en se décidant tout à coup pour cette forme de langage qui lui sembla la plus courtoise.

— L’oncle de Walter est-il ici ? demanda Florence.

— Ici, ma mignonne ? répondit le capitaine. Il n’a pas mis le pied ici depuis bien longtemps. On n’en a pas entendu parler depuis qu’il a filé après le pauvre Walter ; mais, dit le capitaine, par manière de citation, loin des yeux, mais près du cœur ! toujours cher à l’Angleterre, à son foyer et à la beauté.

— Demeurez-vous ici ? demanda Florence.

— Oui, ma charmante, répondit le capitaine.

— Ô capitaine Cuttle, s’écria Florence en joignant ses mains et parlant d’un air égaré, sauvez-moi, gardez-moi ici, que personne ne sache que je suis ici ! Je vous dirai ce qui m’est arrivé tout à l’heure, quand je le pourrai. Je n’ai personne au monde chez qui je puisse aller, ne me renvoyez pas !

— Vous renvoyer, ma charmante ! s’écria le capitaine, vous les délices du cœur. Attendez un brin ! nous allons faire petit jour ici et donner un tour de clef. »

En disant ces mots, le capitaine, se servant de sa main unique et de son croc avec la plus grande dextérité, va chercher le volet de la porte, le pose à sa place, l’assujettit solidement et ferme à clef.

Quand il revint à côté de Florence, elle lui prit la main et la baisa. Elle était donc bien abandonnée ! c’était un appel adressé à son cœur ! Quelle confiance en lui ! La tristesse inexprimable de son visage, la douleur qu’elle avait ressentie et qu’elle ressentait encore, ce qu’il se rappelait de son histoire passée, son abandon en ce moment, son état désespéré, tout cela toucha tellement le bon capitaine qu’il se sentit ému de tendresse et de pitié.

« Ma charmante, dit-il en se frottant le nez avec la manche de son habit, jusqu’à ce qu’il fût aussi luisant qu’une plaque de cuivre bien polie, ne dites plus un mot à Édouard Cuttle, avant de vous sentir tout à fait à votre aise, ce qui ne sera ni aujourd’hui ni demain. Pour ce qui est de vous renvoyer ou de dire où vous êtes, non, certainement, avec l’aide de Dieu ! je ne le ferai pas. En vérité, je vous le dis. Notez cela, c’est dans le catéchisme. »

Ceci fut prononcé par le capitaine d’une seule haleine et de l’air le plus solennel. Il ôta son chapeau au moment où il dit : « En vérité, je vous le dis, » et le remit sur sa tête quand il eut fini.

Florence ne pouvait que le remercier et lui témoigner toute la confiance qu’elle avait en lui. Elle le fit. Se serrant contre cette écorce grossière, le dernier asile de son cœur souffrant, elle appuya sa tête sur l’épaule de l’honnête homme, lui passa le bras autour du cou, et se serait agenouillée devant lui pour le remercier, si, devinant son dessein, il ne l’eût relevée en galant chevalier.

« Droit ! dit le capitaine, droit ! vous êtes encore trop faible pour vous tenir debout, vous voyez, ma mignonne, et vous pourriez chavirer encore ! Allons ! allons ! restons là. » Il fallait voir le capitaine la poser sur le sofa et la couvrir de son grand manteau ; c’est un spectacle qui en valait bien d’autres.

« Et maintenant, dit le capitaine, vous allez déjeuner, ma charmante, et le chien aura sa part aussi. Et puis après, vous monterez là-haut dans la chambre du vieux Solomon Gills, et vous y dormirez comme un petit ange ! »

Le capitaine Cuttle caressa Diogène quand il parla de lui, et Diogène accueillit d’un air à moitié gracieux les avances de son bienfaiteur. Pendant tout le temps que le capitaine avait cherché à la faire revenir à elle, l’animal était évidemment combattu par deux désirs contraires : le désir de s’élancer sur le capitaine ou de lui offrir son amitié ; il avait exprimé l’alternative dans laquelle il se trouvait, soit en agitant sa queue, soit en montrant les dents, soit en grognant de temps en temps.

Mais bientôt ses doutes se dissipèrent. Il était clair qu’il avait fini par considérer le capitaine comme l’homme le plus aimable, et par penser qu’un chien certainement ne pouvait que se trouver honoré d’avoir fait sa connaissance.

Pour mieux lui témoigner ses sentiments de confiance, Diogène suivait de l’œil tous les mouvements du capitaine, occupé à faire son thé et ses rôties, et lui montra le vif intérêt qu’il portait à un homme de ménage dans l’exercice de ses fonctions. Mais le brave capitaine travaillait en pure perte ; Florence, après avoir essayé de faire honneur au déjeuner du capitaine, ne se sentit le courage de rien manger ; elle ne pouvait que pleurer et pleurer encore.

« C’est bien ! c’est bien ! dit le capitaine d’un ton de douce sympathie, quand vous aurez fait un petit somme, délices du cœur, vous irez de l’avant. À ton tour, maintenant, mon garçon, dit-il en s’adressant à Diogène. J’espère que tu vas faire bonne garde là-haut auprès de ta maîtresse. »

Diogène, qui depuis longtemps se léchait les babines et lorgnait le déjeuner de ses yeux étincelants, ne se jeta pas dessus comme un vautour, mais tout à coup au contraire, redressant ses deux oreilles, il s’élance vers la porte de la boutique et se met à aboyer avec fureur ; puis, fouillant de la tête, semble vouloir se frayer un chemin pour sortir à travers le plancher de la boutique.

« Y aurait-il là quelqu’un ? demanda Florence alarmée.

— Non, ma charmante ! reprit le capitaine. S’il y avait quelqu’un, on entendrait du bruit. Ne craignez rien, ma mignonne. C’est le monde qui passe dans la rue. »

Cependant Diogène aboyait, aboyait toujours ; il fouillait de la tête avec une opiniâtreté furibonde ; et, toutes les fois qu’il s’arrêtait court pour prêter l’oreille, il semblait puiser dans ces nouvelles informations une conviction de plus en plus sérieuse, car il recommença le même manège une douzaine de fois.

Même, quand il se fut décidé à revenir déjeuner, il s’arrêtait tout à coup d’un air irrésolu et retrottait du côté de la porte ; il lui reprit encore un accès de fureur avant d’avoir touché un morceau.

« Si quelqu’un par hasard écoutait et guettait ! murmura Florence. Quelqu’un qui m’aura vue venir par ici et qui m’aura suivie peut-être !

— Ne serait-ce pas la jeune femme, ma charmante ? dit le capitaine comme frappé d’une idée lumineuse.

— Suzanne ? demanda Florence en secouant la tête. Oh ! non ! Suzanne m’a quittée il y a longtemps.

— Elle n’a pas déserté, j’espère ? fit le capitaine. Oh ! ma mignonne, il n’est pas possible que cette jeune femme se soit enfuie, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, non, non ! s’écria Florence, c’est bien le cœur le plus fidèle qui soit au monde. »

Cette réponse soulagea beaucoup le capitaine ; il exprima sa satisfaction en ôtant son chapeau de toile cirée et en s’essuyant la tête avec son mouchoir roulé en tampon.

« Ah ! je le savais bien ! ajouta-t-il avec une expression de joie indéfinissable qu’il portait peinte sur son front radieux. Eh bien, l’ami ! tu es rassuré maintenant, dit le capitaine à Diogène. Il n’y avait personne là, ma charmante, Dieu merci ! »

Diogène n’en était pas du tout certain. Il y avait toujours à la porte quelque chose qui l’attirait de temps en temps ; il rôdait alentour, reniflant et grondant en lui-même, comme s’il lui était impossible de renoncer à son idée première.

Cet incident et l’aspect de Florence faible et fatiguée déterminèrent le capitaine à préparer immédiatement la chambre de Sol Gills pour servir de retraite à la jeune fille. Il monta en toute hâte au haut de la maison et fit tous les arrangements que lui suggérèrent son imagination et ses ressources.

La chambre était déjà très-propre. Le capitaine, qui était un homme d’ordre et qui avait l’habitude de faire toutes les choses en règle, couvrit le lit d’une housse blanche pour simuler un lit de repos. Le même procédé inventif lui fit convertir la toilette en une espèce d’autel, sur lequel il mit ses deux petites cuillers en argent, un pot de fleur, un télescope, sa fameuse montre, un peigne de poche, un chansonnier ; c’était comme une petite collection de curiosités qui faisaient assez bel effet. Après avoir fermé les jalousies et jonché le parquet de carrés de tapis, le capitaine contempla son œuvre avec bonheur, et redescendit dans la petite salle à manger chercher Florence pour la conduire à son boudoir.

Le capitaine ne trouvait pas possible de laisser Florence monter seule l’escalier. Il aurait cru violer en cela les saintes lois de l’hospitalité. Florence était trop faible pour combattre cette conviction du capitaine ; il la porta donc à bras tendus dans sa chambre et la coucha sur le lit de repos, où il la recouvrit d’une grande capote.

« Ma charmante ! dit le capitaine, vous êtes aussi en sûreté ici que si je vous avais portée au faîte de la cathédrale de Saint-Paul et que j’eusse retiré l’échelle après. Dormez à votre aise, car c’est là surtout ce dont vous avez besoin, et puisse le baume réparateur du sommeil vous rendre vos forces ! c’est le vœu d’une humble créature profondément affligée ! Quand vous aurez besoin de quelque chose, délices du cœur, de tout ce que peut vous offrir cette humble demeure ou la ville tout entière, faites-le savoir à Édouard Cuttle, qui se tiendra à portée de la voix sur le seuil, et vous pouvez être sûre que le cœur de cet homme en vibrera de joie. »

Le capitaine termina en baisant, avec la galanterie d’un chevalier des temps jadis, la main que lui tendit Florence, et se retira sur la pointe du pied.

En descendant dans la petite salle à manger, le capitaine Cuttle, après un court conciliabule tenu avec lui-même, pensa qu’il ferait bien d’ouvrir la porte de la boutique pendant quelques minutes afin de s’assurer que personne ne flânait par là. Il l’ouvrit donc et se posta sur le seuil, l’œil au guet, et promenant sa lunette sur toute la rue.

« Comment vous portez-vous, capitaine Gills ? » dit une voix à ses côtés.

Le capitaine ramena ses regards près de lui et s’aperçut que M. Toots l’avait abordé pendant qu’il interrogeait l’horizon.

« Comment allez-vous, mon garçon ? répondit le capitaine.

— Bien, je me porte assez bien, capitaine Gills, dit M. Toots. Vous savez, je ne puis jamais être tout à fait bien, maintenant. Je ne crois pas pouvoir jamais aller tout à fait bien, maintenant. »

M. Toots n’était jamais plus explicite que cela sur le chapitre sérieux qui troublait son existence, quand il causait avec le capitaine Cuttle, pour rester fidèle à leur pacte.

« Capitaine Gills, dit M. Toots, si je pouvais être assez heureux pour causer un moment avec vous, c’est… c’est assez important.

— Ah ! voyez-vous, mon garçon, répliqua le capitaine en l’introduisant dans la petite salle à manger, c’est que voyez-vous je ne suis pas comme qui dirait tout à fait libre ce matin, et si vous pouvez m’expédier ça un peu, ça me fera plaisir.

— Certainement, capitaine Gills, dit M. Toots qui comprenait rarement ce que voulait dire le capitaine. Je vais vous expédier ça, c’était justement ce que je voulais faire, naturellement.

— S’il en est ainsi, répondit le capitaine, à l’œuvre.

Le capitaine était fort troublé de la possession de son terrible secret. Avoir miss Dombey sous son toit, pendant que l’innocent Toots était là assis en face de lui sans se douter de rien ! Il en était si ému, que la sueur lui coulait du front et qu’il ne pouvait, tout en l’essuyant, son chapeau de toile cirée à la main, s’empêcher de regarder fixement M. Toots. M. Toots, de son côté, semblait avoir de bonnes raisons pour être aussi dans un état nerveux. Il fut si déconcerté par le regard fixe du capitaine, qu’après l’avoir contemplé quelque temps en silence d’un air hébété et en se dandinant sur sa chaise :

« Pardon, lui dit-il, capitaine Gills, mais vous ne trouvez rien d’extraordinaire dans ma personne, n’est-ce pas ?

— Non, mon garçon, répondit le capitaine, non.

— C’est que, dit M. Toots en ricanant, je vois bien que je dépéris. Vous aurez la complaisance de ne pas en parler : cela me fera plaisir. Burgess et Cie ont changé ma mesure. J’ai beaucoup maigri. C’est un bonheur pour moi. J’en… j’en suis content. Je serais encore plus content, si je pouvais m’en aller tout doucement. Je ne suis qu’une pauvre brute, vous savez, bonne tout au plus à paître sur cette terre, capitaine Gills. »

Plus M. Toots continuait sur ce terrain, plus le capitaine se sentait suffoqué par son secret et le regardait fixement. En proie à ce malaise, et préoccupé de l’idée de se débarrasser de M. Toots, sa contenance était des plus bizarres et des plus singulières. Vraiment, il se fût entretenu avec un revenant que sa figure n’eût pas été plus décomposée.

« Mais je voulais vous dire, capitaine Gills, dit M. Toots, que, me trouvant par hasard de ce côté ce matin, je venais… à vous dire vrai, pour déjeuner avec vous. Quant à dormir, voyez-vous, je ne dors plus maintenant. On pourrait me prendre pour un veilleur de nuit, avec la différence que je n’ai pas de paye, et que les veilleurs de nuit n’ont pas martel en tête comme moi.

— À la manœuvre ! mon garçon dit le capitaine en le rappelant à son sujet.

— Certainement, capitaine Gills, dit M. Toots. Vous avez raison ! Donc, me trouvant ce matin de ce côté, il y a une heure ou deux et trouvant la porte fermée…

— Eh ! quoi, est-ce que vous avez attendu là, camarade ? demanda le capitaine.

— Non, capitaine Gills, répondit M. Toots, je n’ai pas attendu une minute. J’ai pensé que vous étiez sorti. Mais la personne m’a dit… par parenthèse, capitaine Gills, vous n’avez pas de chien, n’est-ce pas ? »

Le capitaine secoua la tête.

« C’est justement ce que j’ai affirmé, dit M. Toots. Il y a un chien qui joue son rôle dans… Mais pardon, capitaine Gills, ça sort de notre traité. »

Le capitaine regarda si fixement M. Toots, qu’on eût dit que ses yeux avaient doublé de grosseur ; la sueur lui coulait du front à la pensée qu’il pourrait bien prendre fantaisie à Diogène de venir dans la salle à manger rompre le tête-à-tête.

« La personne me dit donc qu’elle avait entendu un chien aboyer dans la boutique, continua M. Toots ; mais je savais bien que cela ne pouvait pas être, et je le lui ai dit. Cependant elle l’affirmait comme si elle avait vu le chien.

— Mais qui donc, mon garçon ? demanda le capitaine.

— Ah ! voilà ! capitaine Gills, dit M. Toots dont les nerfs semblaient de plus en plus agacés. Ce n’est pas à moi de dire ce qui a pu arriver, ou ce qui n’est pas arrivé. Vraiment, je n’en sais rien. Je me trouve mêlé à tant de choses que je ne comprends pas, qu’il me semble que ma tête en est un peu… détraquée, ma foi ! je le crois. »

Le capitaine secoua la sienne en signe d’assentiment.

« Mais la personne me dit, pendant que nous nous éloignions ensemble, continua M. Toots, que vous saviez ce qui, dans la vie, pouvait arriver… il a appuyé fortement sur le mot pouvait… et que si on vous priait de vous préparer à quelque chose, vous vous y prépareriez, bien sûr.

— Mais qui, cette personne ? mon garçon, répéta le capitaine.

— Je n’en sais rien, vraiment, capitaine Gills, répondit M. Toots. Je n’en ai pas la moindre idée. En arrivant à la porte, je l’ai trouvée là. Ce monsieur m’a demandé si je reviendrais, je lui ai répondu que oui ; il m’a demandé si je vous connaissais, je lui ai répondu que oui, que j’avais le plaisir de vous connaître… que vous m’aviez accordé le plaisir de faire votre connaissance après quelque réflexion. Il m’a recommandé, puisque c’était comme cela, de vous dire ce que je viens de vous dire, sur la nécessité de se tenir préparé à ce qui peut arriver dans la vie, et, de vous demander, aussitôt que je vous verrais, d’aller jusqu’au coin, ne fût-ce qu’une minute, pour une affaire des plus importantes chez M. Brogley, l’huissier-priseur. Maintenant que je vous dise, capitaine Gills… je suis convaincu, quoi que ce soit, que c’est très-important ; et si vous voulez y aller, j’attendrai ici que vous soyez revenu. »

Le capitaine, partagé entre la crainte de faire quelque tort à Florence en n’y allant pas, et le sentiment d’effroi que lui faisait éprouver l’idée de laisser M. Toots maître absolu de la maison, avec la chance de découvrir le mystère, était en proie à une agitation qui ne put échapper même à M. Toots. Mais le jeune homme, attribuant l’inaction de son ami à l’effet anticipé du rendez-vous mystérieux, n’en demanda pas plus long, se félicitant lui-même de sa discrétion par de gros éclats de rire.

À la fin, le capitaine, persuadé que de deux maux il faut choisir le moindre, résolut de courir chez Brogley, l’huissier-priseur. Il commença par fermer la porte qui communiquait à la partie supérieure de la maison, et, mettant la clef dans sa poche, il dit à M. Toots, avec un peu d’hésitation et d’embarras :

« Si c’est comme ça, vous m’excusez, n’est-ce pas l’ami ?

— Comment donc, capitaine Gills ! répondit M. Toots, faites donc, faites donc ; ne vous gênez pas. »

Le capitaine le remercia cordialement, et après lui avoir promis de revenir en moins de cinq minutes il sortit pour aller trouver la personne qui avait chargé M. Toots de ce message équivoque. L’infortuné Toots, livré à lui-même, s’étendit sur le sofa, ne se doutant guère de la personne qui s’y était reposée la dernière ; puis, regardant le plafond, il s’abandonna à ses rêves en l’honneur de Mlle  Dombey, oubliant à la fois toute notion de l’espace et du temps.

Et il fit bien, car quoique le capitaine ne fût pas resté longtemps dehors, il resta pourtant plus longtemps qu’il n’avait cru. Quand il revint, il était pâle, très-ému : on aurait dit qu’il avait pleuré. Il semblait avoir perdu l’usage de la parole jusqu’au moment où il alla au buffet chercher un verre de rhum ; puis, poussant un profond soupir, il s’assit dans une chaise, la main devant la figure.

« Capitaine Gills, dit M. Toots avec bonté, j’espère qu’il n’est pas arrivé de malheur.

— Merci, mon garçon, dit le capitaine ; non, au contraire.

— Vous avez l’air abattu, capitaine Gills, fit observer M. Toots.

— C’est que… mon garçon, parut avouer le capitaine, je suis désorienté, j’ai perdu la boussole.

— Puis-je faire quelque chose pour vous, capitaine Gills ? Si je le puis, usez de moi, sans façon. »

Le capitaine retira sa main de sa figure, le regarda avec un mélange de pitié et de tendresse, lui prit la main et la secoua vigoureusement.

« Non, merci, dit le capitaine, vous ne pouvez rien, mon garçon. Tout ce que je vous demanderai, c’est de me laisser tranquille pour le moment. Je crois vraiment, camarade, dit-il en lui serrant encore la main, qu’après Walter, mais dans un autre genre, vous êtes le meilleur garçon du monde.

— Ma parole d’honneur, capitaine Gills, répondit M. Toots en frappant la main du capitaine comme pour se préparer à la secouer à son tour, c’est un grand bonheur pour moi d’avoir votre estime. Je vous remercie.

— Allons ! bellement et bon courage, dit le capitaine en lui frappant sur l’épaule. Bah ! il y a plus d’une jolie fille sur la terre.

— Pas pour moi, répondit Toots gravement, pas pour moi, je vous assure ; l’état de mon cœur à l’égard de miss Dombey est indéfinissable : mon cœur est une île déserte, qu’elle habite seule. Je me mine de jour en jour et j’en suis fier. Si vous voyiez mes mollets quand j’ôte mes bottes, vous auriez l’idée de ce que peut produire un amour sans espoir. On m’a ordonné le quinquina, mais je n’en prends pas, car je n’ai nullement l’envie de me fortifier. J’aime mieux aller plus mal, mais tout ce que je vous dis là est une infraction à notre traité. Adieu, capitaine Gills. »

Le capitaine Cuttle répondit à l’adieu chaleureux de M. Toots, ferma la porte sur lui, et secouant la tête avec la même expression singulière de pitié et de tendresse, empreinte tout à l’heure dans son regard, il monta à l’étage supérieur pour voir si Florence n’avait pas besoin de lui.

Il se fit un changement complet sur la physionomie du capitaine Cuttle pendant qu’il monta. Il essuya ses yeux avec son mouchoir, puis il frotta son nez avec sa manche, comme il l’avait fait déjà le matin, mais ce n’était plus du tout la même figure. Tantôt on pouvait le croire au comble du bonheur, tantôt au contraire il avait l’air des plus affligés, mais la gravité qui se montrait dans ses traits leur était si peu familière et leur communiquait un changement tellement à leur avantage, qu’une préparation chimique n’aurait pas opéré une plus belle métamorphose.

Il frappa tout doucement avec son croc deux ou trois fois à la porte de Florence ; mais ne recevant pas de réponse, il se hasarda d’abord à jeter un coup d’œil dans l’intérieur et ensuite à entrer. Ce qui l’enhardit sans doute dans cette détermination, ce furent les amitiés que lui fit Diogène. Couché tout de son long par terre auprès du lit, il remua la queue et cligna des yeux à la vue du capitaine, sans avoir la moindre envie de se relever sur ses pattes.

Elle dormait profondément et gémissait dans son sommeil. Le capitaine, avec le plus profond respect pour sa jeunesse, sa beauté et son chagrin, lui souleva la tête, étendit soigneusement sur elle la capote qui la couvrait, ferma davantage les persiennes pour qu’elle pût reposer plus tranquillement ; puis, s’étant glissé sans bruit dehors, il reprit son poste sur l’escalier. Tout cela fut fait d’une main si discrète et d’un pas si léger que Florence elle-même n’eût pas mieux fait.

Dans ce monde, où les avis sont si différents, on pourra se demander pendant longtemps quelle est la preuve la plus grande de la bonté du Tout-Puissant. Est-ce d’avoir formé des doigts délicats, bien faits pour éveiller des sentiments de tendresse et de sympathie dans les êtres qu’ils touchent et pour calmer les souffrances et les peines ? ou bien est-ce d’avoir façonné une main rude, comme celle du capitaine, mais que le cœur instruit, guide et adoucit en un instant ?

Florence dormait dans son lit, oubliant qu’elle n’avait plus d’asile ni de père, et le capitaine Cuttle veillait sur l’escalier. Un sanglot, un gémissement plus fort qu’à l’ordinaire le ramenait d’un bond à sa porte ; mais, peu à peu, elle dormit plus tranquillement, et le capitaine put continuer de monter sa faction sans être dérangé.