Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 115-138).


CHAPITRE IX.

Le coup de tonnerre.


La barrière qui s’élevait entre M. et Mme Dombey n’avait pas été brisée par le temps. Couple mal assorti, malheureux chacun de leur côté, malheureux ensemble, unis seulement par ces menottes légales qui leur tenaient les mains enchaînées, ils n’avaient fait que les rendre plus pénibles et plus douloureuses par leurs efforts pour s’en dégager. Le temps, qui console les douleurs et calme les colères, ne pouvait rien faire pour eux. Leur orgueil, bien différent de nature et d’objet, marchait de pair. De leur lutte obstinée, comme du choc de deux cailloux, sortait un feu secret ou jaillissaient des étincelles de flamme, suivant les circonstances, mais toujours une menace d’incendie, prêt à consumer tout alentour et à couvrir de cendres leur carrière conjugale.

Soyons juste pour lui. Dans l’erreur incroyable de sa vie, et cette erreur augmentait toujours à chaque grain qui s’écoulait dans le sablier du temps, il poursuivait Edith sans savoir ni pourquoi, ni comment. Mais pourtant ses sentiments pour elle, quels qu’ils fussent, étaient toujours les mêmes qu’au premier jour. Elle avait à ses yeux le tort immense de se révolter à tout propos, quand il s’agissait de reconnaître sa haute importance, la soumission complète qu’on lui devait. En cela M. Dombey se voyait donc forcé de la corriger et de la réduire ; mais autrement, il la regardait encore, autant que le lui permettait sa froideur, comme une femme capable de faire honneur, si elle le voulait, à son choix, à son nom et de donner du relief au maître à qui elle appartenait.

Mais elle, avec toute la puissance de la passion, tout l’orgueil de son ressentiment, abaissait toujours son noir regard sur une figure qui la comblait d’humiliations.

Oui, depuis ce soir où, dans sa chambre, elle était restée les yeux fixés sur les ombres du mur, en les regardant s’épaissir dans la nuit sombre, elle avait toujours présente à sa colère cette figure odieuse, celle de son mari.

Le défaut capital de M. Dombey, celui qui le rendait si inexorable dans sa ligne de conduite, venait-il d’un caractère contre nature ? Il serait bon quelquefois de se demander ce que c’est que la nature, et comment les hommes travaillent à la changer ; de se demander, en voyant de ces difformités étranges qu’a produites l’intervention de l’homme, s’il n’est pas naturel qu’il change de nature. Prenez un enfant de la nature, homme ou femme : parquez-le, cet enfant de notre mère toute-puissante, dans un étroit espace : enchaînez votre captif à une idée, à une seule idée ; qu’il voie cette idée grandir devant lui, au milieu de l’adoration servile de quelques courtisans timides ou de quelques hypocrites audacieux ; que sera la nature pour cet esclave de son orgueil, qui n’a jamais déployé ses ailes pour prendre vers elle son libre essor, ou qui les a repliées bientôt fatiguées du premier effort, avant d’avoir pu la voir dans son essence et sa vérité ?

Hélas ! dans ce monde où nous vivons, ne sommes-nous pas entourés d’une foule d’objets, contre nature en apparence, et cependant bien naturels en réalité ?

Entendez le magistrat, le juge, adresser des reproches à ces parias, contre nature, de notre société, à leurs habitudes brutales contre nature, à leur impudeur contre nature, à l’absence ou à la confusion contre nature des notions du bien et du mal dans leur intelligence, à leur ignorance contre nature, à leur vice, à leur insouciance, à leur indocilité, à leur esprit, à leur mine, à tout enfin, car tout chez eux est contraire aux lois de la nature. Mais suivez le charitable prêtre, le bon médecin, qui, tous deux entourés de périls à chaque moment de leur existence, descendent dans les tanières de ces malheureux, où retentissent les échos du bruit pompeux de nos équipages, et les pas des gens affairés qui vont et viennent journellement dans la rue. Jetez les yeux sur ce monde de vice et de misère ; le seul monde, hélas ! d’un milliard d’êtres immortels sur cette terre ! Jetez les yeux sur ces bouges, dont l’idée seule révolte nos sentiments d’humanité, dont l’idée seule fait tant mal aux gens délicats et impressionnables de la rue d’à côté, qu’ils se bouchent bien vite les oreilles et murmurent d’un air dégoûté : « Cela ne peut pas être : je ne veux pas y croire ! » Eh bien ! allez respirer cet air infect et imprégné de miasmes pestilentiels, dangereux pour la santé et la vie : que tous vos sens, dons précieux accordés primitivement à notre race pour sa jouissance et son bonheur, condamnés dans ces repaires à l’horreur du plus profond dégoût, ne livrent plus passage qu’à l’infection de la misère et de la mort. Cherchez vainement dans ces cloaques impurs une simple plante, une simple fleur, une herbe saine encore qui, sur ce lit fétide, puisse atteindre son développement naturel et déployer ses feuilles au soleil que Dieu lui avait destiné ! puis, faites comparaître devant vous un enfant hideux, au corps rachitique, à la physionomie dure et méchante ; déclamez sur sa perversité contre nature ; lamentez-vous de le voir si loin du ciel… presque dès sa naissance. Mais, je vous prie, n’oubliez pas qu’il a été conçu, créé, élevé dans l’enfer.

Ceux qui étudient les sciences médicales et qui font profession de les appliquer à la conservation de la santé de l’homme, nous disent que, si les atomes nuisibles qui s’élèvent au-dessus d’une atmosphère viciée, pouvaient être saisis par l’organe de la vue, nous les verrions s’abattre, sous forme de nuages très-noirs et très-épais, au-dessus de ces habitations maudites et communiquer peu à peu la contagion aux parties saines d’une ville. Mais si nous pouvions voir aussi distinctement tous les désordres moraux inhérents à ces atmosphères impures, que la révélation serait terrible ! C’est alors que nous verrions la dépravation, l’impiété, l’ivrognerie, le vol, le meurtre et ce long et hideux cortège de crimes sans nom qui révoltent les sentiments les plus naturels au genre humain planer au-dessus de ces lieux de malédiction, s’avancer lentement pour flétrir l’innocence et semer la contagion. C’est alors que nous verrions comment il se fait que ces sources empoisonnées, qui coulent dans nos hôpitaux, dans nos lazarets, sont les mêmes sources qui inondent aussi les prisons et entraînent les mêmes misérables que nous avons vus croupir dans ces bouges, sur ces bateaux qui transportent les forçats, et qui, traversant les mers, vont vomir le crime sur de vastes continents. C’est alors que nous apprendrions avec un sentiment d’effroi que, dans ces endroits, où nous laissons croître la misère qui frappe nos enfants et qui se transmet aux générations à naître, nous élevons en même temps des enfants étrangers à l’innocence, des jeunes gens étrangers à la pudeur ou à la honte, des hommes mûrs, qui ne sont mûrs que pour la souffrance et pour le crime, des vieillards flétris qui sont un scandale pour la forme humaine dont nous sommes revêtus. Ô humanité contre nature ! Le jour où nous cueillerons des raisins sur des ronces et des figues sur des chardons, où nous verrons les champs de blé jaunir dans la boue des ruelles de nos cités perverses et la rose s’épanouir dans ces cimetières, dont elles se plaisent à engraisser le sol par des monceaux de cadavres ; ce jour-là nous verrons aussi l’humanité, je dis l’humanité selon la nature, germer et croître du sein de cette semence impure.

Oh ! quand se trouvera-t-il un bon ange pour découvrir à la vue du monde le toit de ces mansardes, d’une main plus puissante et plus bienfaisante que le Diable boiteux de la fable, et pour montrer à des chrétiens tous ces noirs fantômes sortant de leurs demeures à la suite de l’ange exterminateur dont ils forment le triste cortège ! Si l’on pouvait, une nuit seulement, voir sortir de leurs repaires ces fantômes, trop longtemps oubliés, s’élancer du milieu de cette atmosphère méphitique où le vice et la fièvre se disputent leur proie ; si l’on pouvait voir les terribles vengeances qu’ils font tomber sur nous et qu’ils amoncellent tous les jours ; comme le matin d’une telle nuit serait brillant et pur ! Les hommes, sans se laisser arrêter par des obstacles qu’ils se sont créés à eux-mêmes et qui ne sont que des atomes sur le chemin de l’éternité, se rappelleraient qu’ils ont une commune origine, un devoir à remplir envers notre père à tous, qu’ils doivent tendre à un seul but, celui de rendre le monde un séjour plus heureux. »

Quel jour brillant et pur réveillerait alors ceux qui n’ont jamais regardé leurs frères qui les entourent, pour leur faire mieux connaître les rapports qui les lient à l’ensemble, et leur montrer comment ils corrompent les saintes lois de la nature par leurs préjugés funestes ; corruption, hélas ! aussi grande et peut-être aussi naturelle dans son développement, une fois qu’on est sur cette pente, que la dégradation la plus abjecte de leurs frères avilis !

Mais ce jour-là n’avait jamais éclairé de ses rayons M. Dombey ni sa femme, et tous deux continuaient à marcher dans la voie où ils étaient entrés.

Pendant les six mois qui suivirent l’accident, ils furent les mêmes l’un pour l’autre. Il n’aurait pas trouvé plus de résistance dans un roc de granit, qu’il n’en trouva dans cette femme. Pour lui il était aussi triste, aussi froid qu’une source glacée, perdue dans les profondeurs d’une sombre caverne, loin des rayons du jour.

L’espoir qui avait lui dans le cœur de Florence, quand elle avait cru trouver une nouvelle existence dans le mariage de son père, s’était évanoui. Il y avait deux ans qu’il était marié et sa foi patiente elle-même n’avait pu résister à la triste expérience qu’elle faisait chaque jour. S’il lui restait encore quelque vague espérance qu’un jour Edith et son père pourraient être heureux ensemble, elle n’en avait plus aucune que son père pût jamais l’aimer.

Le court intervalle pendant lequel elle avait cru le voir s’adoucir pour elle, elle l’avait oublié ou ne se le rappelait plus que comme une triste déception, en face de sa froideur passée et présente.

Florence l’aimait pourtant encore, mais, peu à peu, elle en était venue à l’aimer plutôt comme un être chéri, qui a existé ou qui aurait pu exister, car ce ne pouvait être la froide réalité qu’elle avait devant les yeux. Quelque chose de cette douce tristesse, avec laquelle elle chérissait la mémoire du petit Paul ou de sa mère, semblait maintenant se mêler à ses pensées ; quand elle songeait à son père, ce n’était plus pour elle qu’un tendre souvenir. Était-ce parce qu’il était mort pour elle, ou parce qu’il se confondait, dans son esprit, avec ces anciens objets de son affection, ou parce qu’elle avait depuis longtemps associé son souvenir avec des espérances qu’il avait flétries, des ardeurs de tendresse qu’il avait glacées ? elle n’aurait pu le dire ; mais le père qu’elle avait aimé commençait à lui apparaître comme l’ombre d’un songe léger : il n’appartenait pas plus à la vie réelle que l’image souvent évoquée par elle de son cher petit frère, vivant encore et croissant chaque jour, pour devenir bientôt un homme, son protecteur et son ami.

Ce changement dans ses sentiments, si toutefois c’était un changement, s’était opéré peu à peu, en même temps que d’enfant elle était devenue femme. Florence avait près de dix-sept ans, lorsque dans ses rêveries solitaires elle se livrait à ces pensées.

Elle était souvent seule, car ses anciens rapports avec sa mère étaient loin d’être les mêmes. Au moment de l’accident arrivé à son père, à l’époque où il était couché dans sa chambre d’en bas, Florence avait remarqué qu’Edith l’évitait. Blessée et malheureuse, ne sachant comment concilier cette manière d’agir avec l’affection qu’Edith lui avait d’abord témoignée, elle monta une fois encore dans sa chambre pour lui parler un soir.

« Maman, dit Florence en se glissant doucement auprès d’elle, vous ai-je fâchée ?

— Non ! répondit Edith.

— Il faut pourtant, dit Florence, que je vous aie fait quelque chose. Dites-moi quoi ! je vous en prie, vous n’êtes plus la même avec moi, ma chère maman. Je ne saurais vous dire combien je souffre du moindre changement, car je vous aime, voyez-vous, de tout mon cœur.

— Et moi aussi, dit Edith. Ah ! Florence, croyez-moi, je vous aime maintenant plus que jamais !

— Pourquoi donc alors me fuir si souvent, et me tenir loin de vous ? demanda Florence. Pourquoi me regardez-vous quelquefois d’une manière si étrange, chère maman ? car je ne me trompe pas, vous me regardez ainsi, n’est-ce pas ? »

Edith fit de ses yeux noirs un signe d’assentiment.

« Pourquoi ? répondit Florence d’un ton suppliant. Dites-le-moi, que je sache au moins que faire pour vous plaire davantage, et promettez-moi de ne plus me traiter comme cela !

— Ma Florence, dit Edith en prenant dans la sienne la main que Florence avait passée autour de son cou, et en regardant les yeux si doux que la jeune fille, agenouillée devant elle, attachait sur les siens ; ma Florence, je ne puis vous dire pourquoi ; ce n’est pas à moi de vous le dire pas plus que vous ne pouvez l’entendre, mais il faut que cela soit, je le sais. Soyez sûre que je n’agirais pas de la sorte, s’il ne le fallait pas.

— Devons-nous donc être étrangères l’une à l’autre, maman ? demanda Florence en la regardant comme si elle avait peur.

— Oui ! » murmurèrent les lèvres d’Edith.

Florence la regarda encore avec un sentiment croissant de surprise et de crainte, jusqu’au moment où ses larmes la dérobèrent à sa vue et inondèrent ses joues.

« Florence ! ma chérie ! dit Edith vivement, écoutez-moi ! Je ne puis supporter votre douleur. Remettez-vous. Vous voyez que j’essaye d’être calme, et croyez-vous que cela me soit facile ? »

Sa voix et ses manières avaient repris toute leur fermeté, quand elle prononça ces derniers mots, et elle ajouta :

« Nous ne sommes pas tout à fait étrangères l’une à l’autre. Nous ne le sommes qu’en apparence seulement, Florence, car au fond de mon cœur je suis toujours la même pour vous, et je ne changerai jamais ! Mais ce que je fais, ce n’est pas pour moi.

— Est-ce donc pour moi, maman ?

— N’en demandez pas davantage, dit Edith après un moment de silence, il ne vous servirait de rien de savoir pourquoi ? Oui, ma chère Florence, il vaut mieux, il est nécessaire, il faut même absolument que nos rapports soient moins fréquents. La confiance que nous avions l’une pour l’autre doit être rompue.

— Quand donc ? s’écria Florence, oh ! quand donc, maman ?

— Dès à présent, dit Edith.

— Pour toujours ? demanda Florence.

— Je ne dis pas cela, répondit Edith, car je n’en sais rien. Je ne veux pas dire non plus que notre attachement ne fût pas une amitié pure et sainte, dont je reconnaissais l’avantage ainsi que la douceur. La voie où je suis entrée jusqu’ici est inconnue à vos pas, et celle que je dois suivre désormais… Dieu la connaît, ma fille, mais moi je ne la connais pas. »

Sa voix expira dans un triste silence et elle resta dans son fauteuil à regarder sa fille, avec cet air de terreur étrange et d’embarras involontaire que Florence avait une fois déjà surpris dans ses yeux égarés. Puis ses traits et toute sa personne exprimèrent cet orgueil indomptable, cette sourde colère et tout son être frémit comme frémit la corde irritée d’une harpe sous une main en proie à la fureur. Mais cet accès ne fut pas suivi de transports de tendresse et d’humilité. Elle ne baissa pas la tête pour pleurer et pour dire à Florence qu’elle n’avait plus d’espoir qu’en elle. Elle releva la tête au contraire comme une Méduse superbe, et semblait le regarder, lui fixe-ment, comme pour le tuer de son regard. Oui, et certes elle l’aurait fait, si, comme celle de Méduse, sa tête en avait eu le pouvoir.

« Maman, dit Florence d’un ton alarmé, vous avez quelque chose que vous ne voulez pas me dire et qui m’inquiète. Permettez-moi de rester un peu avec vous.

— Non, dit Edith, non, ma bonne amie : il vaut mieux me laisser seule. Je ferai mieux de me tenir loin de vous, comme de tout autre. Ne me faites pas de questions, mais sachez bien, quand vous me croyez inconstante et capricieuse à votre égard, que je ne le suis ni volontairement ni pour moi-même. Croyez, quoique nous devions paraître plus étrangères l’une à l’autre que nous ne l’avons jamais été, qu’au fond je suis toujours la même pour vous. Pardonnez-moi d’avoir épaissi les ténèbres de votre intérieur déjà si ténébreux, car j’y fais ombre encore, je le sais bien ; ne reparlons jamais de cela.

— Maman, dit Florence en sanglotant, nous n’allons pas nous séparer ?

— C’est, au contraire, pour ne pas nous séparer. Plus de questions ! Allez Florence ; mon amour et mon remords vous accompagnent. »

Elle l’embrassa et lui dit adieu. Lorsque Florence quitta la chambre, Edith la regarda partir, comme si c’était son bon ange qui s’éloignât d’elle sous cette forme, l’abandonnant à son orgueil et à ses passions indignes qui la réclamaient maintenant comme leur proie, et qui mettaient désormais leur sceau sur son front.

Depuis ce moment, Florence et elle ne furent plus l’une à l’égard de l’autre comme elles avaient été jusque-là. Des jours entiers se passaient et elles ne se rencontraient que rarement, excepté à l’heure des repas et en présence de M. Dombey. Alors Edith, impérieuse, roide et silencieuse, ne la regardait jamais. Lorsque M. Carker faisait partie de la société, ce qui lui arriva souvent pendant la convalescence de M. Dombey, et après sa complète guérison, Edith se sépara encore plus de Florence, et se tint encore à son égard à plus de distance qu’auparavant. Quand il n’y avait personne, elles ne se réunissaient pas davantage, mais Edith l’embrassait aussi tendrement qu’autrefois, sans toutefois rien perdre de son attitude hautaine. Souvent, quand elle rentrait tard, elle se glissait dans la chambre de Florence, comme elle avait coutume de le faire, au milieu des ténèbres, et elle lui disait tout bas, sur son oreiller : « Bonne nuit ! »

Quelquefois Florence, qui ne se croyait pas visitée ainsi dans son sommeil, se réveillait comme si elle avait rêvé qu’on lui eût dit de douces paroles : elle croyait sentir sur ses joues la chaleur des lèvres qui l’avaient embrassée. Mais, à mesure que le temps avançait, ces réveils-là devinrent plus rares.

Le vide commença à se faire encore une fois dans le cœur de Florence ; la pauvre enfant se retrouva seule encore. De même que l’image de ce père qu’elle aimait était passée pour elle à l’état de pur souvenir, ainsi, Edith, qui éprouvait le sort de tous les êtres que Florence avait entourés de sa tendresse, paraissait s’envoler et s’évanouir en une vapeur tous les jours de plus en plus légère. Peu à peu, il sembla à Florence qu’elle s’éloignait d’elle, et elle ne lui apparaissait plus dans le lointain que comme l’ombre affaiblie de son Edith d’autrefois ; peu à peu l’abîme ouvert entre elles deux devint plus large et plus profond ; peu à peu la source de son affection ardente pour Florence sembla se glacer dans ce cœur téméraire et audacieux à mesure qu’elle approchait du bord du précipice, que Florence ne voyait pas, mais au fond duquel Edith plongeait hardiment le regard.

Une seule chose pouvait compenser la perte sensible qu’elle faisait dans la personne de sa mère, et quoique ce ne fût qu’une bien faible consolation pour son cœur ulcéré, son esprit chercha à y trouver quelque soulagement. Sans se laisser partager plus longtemps entre l’affection et le respect qu’elle devait à son père et à sa nouvelle mère, Florence songea qu’elle pouvait les aimer tous deux, sans prendre parti pour l’un ni pour l’autre. Puisqu’ils étaient devenus des êtres abstraits, chers à l’ardent amour de son imagination, elle leur accorderait une place égale dans son cœur, sans les outrager jamais par aucun secret soupçon.

C’est ce qu’elle essaya de faire. Parfois pourtant, souvent même, d’étranges idées au sujet de la nouvelle conduite d’Edith à son égard se présentaient à son esprit et venaient l’effrayer ; mais, rentrée dans le calme de ses pensées solitaires, elle faisait taire facilement la triste voix de son cœur abandonné. Pour cela, Florence n’avait qu’à se dire que sa bonne étoile était cachée derrière le nuage qui enveloppait toute la maison ; il ne lui restait plus qu’à pleurer et à se résigner.

Au milieu d’un songe dans lequel son âme aimante répandait les flots de son amour sur des ombres légères ; au milieu d’un monde réel où elle n’avait guère connu que le reflux de cet océan impétueux, Florence atteignit ses dix-sept ans. Sa vie solitaire avait dû la rendre timide et craintive, mais la douceur de son caractère et la franchise de son cœur n’avaient pas changé. C’était encore une enfant dans son innocente simplicité, quoique ce fût déjà une femme dans sa modeste confiance en elle-même et dans l’ardeur de ses sentiments. Dans l’expression de son charmant visage et dans la grâce délicate de ses formes, il y avait de la femme et de l’enfant, et cet heureux mélange avait un charme infini. On eût dit que le printemps ne voulait pas faire place à l’été, et qu’ils luttaient ensemble à qui répandrait son éclat sur la beauté précoce des fleurs. Mais dans sa voix tremblante, dans ses beaux yeux limpides, dans ce je ne sais quoi qui entourait sa tête comme d’une auréole, dans cet air pensif répandu sur ses traits charmants, il y avait quelque chose de son frère. C’était du moins l’avis des domestiques, qui, réunis en conseil dans la cuisine, le disaient tout bas en secouant la tête, avant de se mettre à boire et à manger de plus belle, comme de bons et joyeux camarades.

Ce corps d’observateurs en avait long à dire sur M. Dombey, sur Mme Dombey et sur M. Carker qui paraissait remplir le rôle de médiateur entre les deux époux ; qui allait et venait, comme pour essayer de mettre la paix dans le ménage, sans pouvoir jamais y réussir. Tous déploraient le triste état des choses ; tous étaient d’avis que Mme Pipchin, dont l’impopularité était au comble, y était pour quelque chose ; mais, pour tout dire, on n’était pas fâché d’avoir un sujet de conversation qui pût rallier toutes les opinions, et ce sujet inépuisable était un grand amusement pour ces fidèles serviteurs.

Les personnes qui venaient faire des visites, les personnes chez lesquelles M. et Mme Dombey allaient en faire, trouvaient le couple bien assorti, après tout, sous le rapport du caractère hautain, et tout finissait là.

La jeune vieille aux épaules ne reparut pas de quelque temps après la mort de Mme Skewton : elle dit à quelques amis intimes, avec le petit cri séduisant qui lui était ordinaire, qu’elle ne pouvait penser à cette famille sans avoir dans la tête des idées de sépulcres et d’autres horreurs pareilles ; mais, quand elle revint, elle ne vit rien d’extraordinaire, si ce n’est que M. Dombey portait un véritable trousseau de cachets d’or à sa montre, ce qui la choqua beaucoup, comme étant une mode tout à fait surannée. Cette jeune séductrice n’admettait pas les belles-filles en principe ; autrement elle n’avait rien à dire contre Florence, si ce n’est, comme elle le disait d’un air triste, qu’elle manquait d’élégance, ce qui voulait dire peut-être qu’elle n’avait pas assez de crinoline, et ne montrait pas assez ses épaules. Beaucoup de visiteurs, qui ne venaient à la maison qu’aux jours de réception, connaissaient à peine Florence et disaient en s’en allant : « Vraiment, c’était Mlle Florence qui était dans le coin ? Bien jolie personne, mais elle paraît un peu délicate et bien rêveuse. »

Toujours délicate et rêveuse. Comment ne l’eût-elle pas été avec la vie qu’elle menait depuis six mois ! La veille du second anniversaire du mariage de son père avec Edith, elle prit place à table avec un malaise qui était presque de la terreur. On n’avait point fêté le premier anniversaire, à cause de la maladie de Mme Skewton cette année-là. Le malaise qu’éprouvait Florence était causé par la circonstance, par l’expression du visage de son père, sur lequel elle jeta un regard rapide, et par la présence de M. Carker, qui toujours désagréable pour elle, l’était bien plus ce jour-là que jamais. Edith était richement vêtue, car elle et M. Dombey étaient invités pour le soir à une grande réunion, et l’on s’était mis à table fort tard. Elle ne parut qu’au moment où tout le monde était assis, et M. Carker se leva pour la conduire à sa place. Quoiqu’elle fût dans tout l’éclat de sa beauté et de sa parure, il y avait quelque chose dans son air qui semblait l’éloigner pour toujours de Florence et de tous plus que jamais. Et cependant, un moment, Florence vit briller dans ses yeux, quand elle la regarda, comme un éclair de bonté, qui lui fit regretter plus amèrement encore leur séparation.

On parla fort peu tout le temps du dîner. Florence entendit son père adresser quelques mots d’affaires à M. Carker. Celui-ci répondait à voix basse ; mais elle prêtait peu d’attention à ce qu’ils pouvaient se dire, impatiente de voir la fin du repas. Quand le dessert eut été placé sur la table et que les domestiques se furent retirés, M. Dombey, qui plusieurs fois avait toussé d’une manière qui ne présageait rien de bon, prit la parole.

« Vous savez, sans doute, dit-il, madame Dombey, que j’ai prévenu la femme de charge que nous aurons du monde à dîner ici demain ?

— Je ne dîne pas à la maison, répondit-elle.

— Ce ne sera pas une grande réunion, poursuivit M. Dombey en feignant avec indifférence de ne pas l’avoir entendue. Nous serons seulement dix ou douze : ma sœur, le major Bagstock, et d’autres personnes que vous ne connaissez que de vue.

— Je ne dîne pas à la maison, répéta-t-elle.

— Quoique je n’aie guère de raisons, madame Dombey, reprit-il en continuant d’un ton majestueux, comme si elle n’avait pas ouvert la bouche, quoique je n’aie guère de raisons pour fêter cet anniversaire, il faut sauver les apparences devant le monde. Si vous n’avez pas de respect pour vous-même, madame Dombey…

— Non, je n’en ai point, dit-elle.

— Madame, s’écria M. Dombey en frappant de son poing sur la table, écoutez-moi, s’il vous plaît ! Je répète que si vous n’avez pas de respect pour vous-même…

— Et moi je répète que je n’en ai point. »

Il la regarda ; mais la mort elle-même n’aurait pas fait changer ce visage.

« Carker, dit M. Dombey qui s’adressa d’une manière plus calme à ce gentleman, comme vous avez été mon interprète auprès de Mme Dombey dans d’autres circonstances, et que je désire conserver, en ce qui me touche personnellement, les convenances du monde, je vous prierai de vouloir bien dire à Mme Dombey que, si elle n’a aucun respect pour elle-même, je me respecte, moi, et que, par conséquent, j’insiste sur les dispositions que j’ai prises pour demain.

— Dites à votre souverain maître, monsieur, reprit Edith, que je prendrai la peine de lui parler à ce sujet dans un autre moment, et de lui parler à lui seul.

— M. Carker, madame, dit son mari, connaissant les raisons qui me forcent à vous refuser cette faveur, peut se dispenser de faire votre commission. »

Pendant qu’il parlait, il vit les yeux d’Edith se tourner vers un point de la table ; il en suivit la direction.

« Votre fille est présente, monsieur, dit Edith.

— Ma fille restera présente, » répondit M. Dombey.

Florence, qui s’était levée, retomba sur sa chaise, et, cachant son visage dans ses mains, elle trembla.

« Ma fille, madame… » reprit M. Dombey.

Edith l’arrêta ; elle n’éleva pas la voix, mais elle parla d’un ton si clair, si accentué, si distinct, que sa voix se serait fait entendre au milieu d’un ouragan.

« Je vous dis que je veux vous parler à vous seul, dit-elle. Si vous n’êtes pas devenu fou, songez à ce que je vous dis.

— J’ai le droit de vous parler, madame, répondit son mari, où et quand il me plaît, et il me plaît de vous parler ici et maintenant. »

Elle se leva comme pour quitter la chambre ; mais elle reprit sa place, et, le regardant avec la même impassibilité, elle lui dit du même ton :

« Parlez donc.

— Je vous dirai d’abord, madame, reprit M. Dombey, que vous prenez des airs de menace qui ne vous siéent pas. »

Elle se mit à rire. Les diamants qu’elle avait dans les cheveux en tremblèrent. On raconte que certaines pierres précieuses pâlissent quand celui qui les porte est en danger. Si ces diamants avaient eu cette vertu, ils auraient perdu tout leur éclat pour devenir aussi ternes que du plomb.

Carter écoutait, les yeux baissés.

« Quant à ma fille, madame, dit M. Dombey en reprenant le fil de son discours, il entre parfaitement dans ses devoirs envers moi qu’elle connaisse la conduite qu’elle doit éviter. En ce moment, vous êtes pour elle un exemple frappant de ce qu’elle ne doit pas faire, et j’espère qu’elle en pourra profiter.

— Je ne vous arrêterai pas maintenant, reprit sa femme, dont les yeux, la voix et les manières étaient d’un calme effrayant. Je ne me lèverais pas pour sortir, je ne vous interromprais pas, quand même la chambre serait en feu. »

M. Dombey secoua la tête avec un sourire moqueur, content de l’attention qu’elle lui prêtait, et continua. Mais il ne se dominait plus autant que tout à l’heure ; car il était irrité et ressentait comme une secrète blessure de voir le subit embarras d’Edith en face de Florence, quand elle montrait tant d’indifférence pour lui et pour ses reproches.

« Madame Dombey, dit-il, il est bon, dans l’intérêt de ma fille, qu’elle sache combien l’entêtement est déplorable, et combien il est nécessaire de corriger cette fâcheuse disposition, surtout, je dois le dire, quand elle est accompagnée d’ingratitude, et cela après avoir satisfait son ambition et son intérêt ; car ces deux mobiles, j’ai tout lieu de le croire, n’ont pas peu contribué à vous faire convoiter la place que vous occupez à cette table, madame.

— Je vous l’ai déjà dit : parlez ; je ne me lèverais pas pour sortir, je ne vous interromprais pas, quand même la chambre serait en feu.

— Il est assez naturel, madame Dombey, continua-t-il, que vous ne vous trouviez pas à votre aise devant des personnes qui vous entendent adresser ces vérités désagréables, et cependant (ici il ne put retenir un sentiment de dépit ni s’empêcher de lancer un sombre regard à Florence), et cependant je ne vois pas quel autre ici peut donner plus de force et d’importance à mes observations que moi-même, le premier intéressé dans la question. Il est assez naturel qu’il vous répugne de vous entendre dire, en présence de quelqu’un, qu’il y a en vous un principe de rébellion que vous ne sauriez dompter trop tôt ; vous le dompterez, madame. Plusieurs fois, avant notre mariage, je me souviens, et je regrette de le dire, je me souviens de vous avoir vue manifester ces mauvais sentiments à l’égard de feu votre mère. Je me rappelle aussi que cette conduite produisit sur moi une fâcheuse impression. Mais enfin vous avez encore le remède entre vos mains. Je n’ai nullement oublié, quand j’ai commencé mes observations, que ma fille était présente, madame Dombey. Je vous prie de ne pas oublier, à votre tour, que demain il y aura plusieurs personnes présentes, et je vous prie, par égard pour les apparences, de ne pas oublier de recevoir votre société d’une manière convenable.

— Ainsi, dit Edith, ce n’est pas assez pour vous de savoir ce qui s’est passé entre vous et moi ; vous n’êtes pas encore satisfait, en regardant de ce côté (elle indiquait la place de M. Carker, qui écoutait en silence, les yeux baissés) de pouvoir vous rappeler tous les affronts dont vous m’avez abreuvée ; vous n’êtes pas encore satisfait, en regardant de ce côté (sa main, légèrement tremblante pour la première et unique fois, se dirigea vers Florence), de pouvoir songer à ce que vous avez fait, aux mille tourments ingénieux que vous m’avez forcé de subir chaque jour, chaque heure, toujours ; ce n’est pas assez pour vous que ce jour soit, dans toute l’année, celui qui me rappelle une lutte terrible dans laquelle je voudrais avoir succombé, lutte trop réelle et trop fondée, quoique vous, vous ne puissiez la comprendre. Pour couronner votre œuvre, vous avez la bassesse de la rendre, elle, témoin du degré d’abaissement où je suis tombée, quand vous savez que c’est vous qui m’avez fait sacrifier à sa tranquillité le seul sentiment, le seul intérêt honorable de ma vie maintenant ; quand vous savez que, pour elle, pour elle seule, je voudrais encore, si je le pouvais (mais je ne le puis pas ; mon âme s’éloigne de vous avec tant de répugnance !), je voudrais maintenant, si je le pouvais, me soumettre à toutes vos volontés, et devenir la plus humble servante que vous ayez jamais eue ! »

Ce n’était pas le moyen de calmer l’orgueil de M. Dombey. Ses anciens sentiments se réveillèrent à ces mots, plus forts et plus violents que jamais. Encore et toujours sa fille abandonnée, qui, dans ce moment difficile de son existence, lui était représentée même par cette femme rebelle comme toute-puissante là où il était faible, comme étant tout là où il n’était rien.

Il se tourna vers Florence, comme si c’eût été elle qui eût prononcé ces paroles, et il lui ordonna de sortir de la chambre. Florence obéit en cachant son visage dans ses mains et se retira toute tremblante et tout en larmes.

« Je comprends, madame, dit M. Dombey d’un ton où perçaient la colère et la joie de son triomphe, je comprends l’esprit d’opposition qui a tourné vos affections de ce côté, mais vos plans ont été prévus, madame Dombey ; on les a prévus et déjoués.

— Tant pis pour vous, répondit-elle du même ton de voix et conservant toujours la même attitude. Oui ! ajouta-t-elle avec amertume, ce qui est tant pis pour moi l’est bien plus pour vous. Si vous êtes insensible à tout le reste, vous devriez au moins être sensible à cela. »

Le diadème posé sur ses cheveux noirs étincelait et brillait comme une voûte étoilée. Ah ! s’ils avaient eu la vertu qu’une tradition vulgaire attribue aux diamants, prophètes de malheur, c’est pour le coup qu’au lieu de briller ils auraient perdu leur éclat pour devenir aussi ternes qu’un honneur flétri.

Carker, toujours assis, écoutait les yeux baissés.

« Madame, dit M. Dombey en cherchant à reprendre, autant qu’il le pouvait, une attitude hautaine, ce n’est pas par cette conduite que vous me contenterez, ni que vous me ferez renoncer à aucun de mes projets.

— C’est pourtant la seule conduite que j’aie à tenir, quoiqu’elle ne soit qu’une bien faible expression de ce que je ressens en moi, répliqua-t-elle. Si je pensais qu’elle dût vous contenter, je ferais tout ce qui est humainement possible pour la changer. Je ne ferai rien de ce que vous me demandez.

— Je ne suis pas habitué à demander, madame : j’ordonne.

— Je ne paraîtrai pas demain, ni à aucun anniversaire de notre mariage. Je ne veux être étalée, en pareille circonstance, devant personne, comme l’esclave rebelle que vous avez achetée. Si je célébrais l’anniversaire de mon mariage, ce serait comme un jour de malheur et de honte. Le respect de soi-même ! sauver les apparences devant le monde ! que signifient ces mots pour moi ? Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour leur ôter, à mes yeux, leur signification ; aussi n’ont-ils plus de sens à mes yeux.

— Carker, dit M. Dombey en fronçant le sourcil et après un instant de réflexion, Mme Dombey oublie tellement ce qu’elle se doit à elle-même et ce qu’elle me doit, elle me fait une situation si peu en rapport avec mon caractère, que je me vois obligé de mettre un terme à cet état de choses.

— Eh bien, alors, dit Edith toujours avec le même ton de voix, le même regard, la même attitude, eh bien, alors, délivrez-moi de la chaîne qui me tient attachée. Laissez-moi partir !

— Madame ! s’écria M. Dombey.

— Déliez-moi. Rendez-moi la liberté.

— Madame ! répéta-t-il, madame Dombey ?

— Dites-lui, fit Edith en tournant son visage altier du côté de Carker, dites-lui que je demande notre séparation ; qu’il vaut mieux nous séparer ; que je l’y engage. Dites-lui qu’il pourra y mettre les conditions qu’il voudra. Je ne tiens pas à sa fortune : je ne demande que la séparation, et elle ne viendra jamais assez tôt.

— Grand Dieu ! madame Dombey, dit son mari, au comble de l’étonnement. Y pensez-vous ? Croyez-vous qu’il me soit possible de prêter l’oreille à une semblable proposition ? Savez-vous qui je suis, madame ? Savez-vous ce que je représente ? Avez-vous jamais entendu parler de Dombey et fils ? On dirait que M. Dombey… M. Dombey s’est séparé de sa femme ? Le peuple parlerait de M. Dombey et de ses affaires d’intérieur ! Croyez-vous sérieusement, madame Dombey, que je permettrai jamais que mon nom devienne la fable de ce monde-là ? Fi donc, madame, vous êtes absurde ! » Et M. Dombey de partir d’un véritable éclat de rire.

Mais le rire d’Edith était bien autre chose. Il eût mieux valu pour elle la voir frappée de mort que de la voir rire comme elle fit, son regard fixé hardiment sur lui. Et lui, aussi, il eût mieux valu pour lui le voir frappé de mort, que de le voir assis là, drapé dans son orgueil pour l’écouter. 

« Non, madame Dombey, reprit-il, non madame, une séparation entre nous est impossible. Je vous engage donc à songer un peu à vos devoirs. Et comme je venais de vous le dire, Carker… »

M. Carker, qui était resté assis dans le plus profond silence pendant tout ce temps, leva alors ses yeux où brillait un éclat qui ne leur était pas ordinaire.

« Comme je vous le disais, reprit M. Dombey, je vous prie, Carker, maintenant que les choses en sont venues à ce point, je vous prie d’informer Mme Dombey que je n’ai pas l’habitude de me laisser gêner dans mes volontés par personne, par personne, Carker, et que je ne souffrirai pas qu’on vienne faire honneur à d’autres ici des motifs d’une obéissance qu’on me doit pour moi-même. L’allusion que l’on a faite à ma fille, la manière dont on me fait opposition en parlant de ma fille, est une révolte contre les lois de la nature. Je ne sais si ma fille s’entend avec Mme Dombey et je m’en inquiète fort peu, mais après ce qu’en a dit aujourd’hui Mme Dombey, et après ce qu’a entendu ma fille, je vous prie, Carker, de transmettre à Mme Dombey ma résolution. Si Mme Dombey continue à faire de ma maison le théâtre de contestations semblables à celle que nous venons d’entendre, c’est ma fille que j’en rendrai responsable jusqu’à un certain point ; l’aveu de Mme Dombey m’y autorise, et c’est sur elle que retombera mon mécontentement. Mme Dombey a demandé s’il ne suffisait pas qu’elle eût fait ceci, qu’elle eût fait cela ; dites-lui, je vous prie, que rien de ce qu’elle a fait ne suffit.

— Un moment ! s’écria Carker en s’interposant. Permettez ! Quelque pénible que soit ma position, et elle est bien pénible, puisque mon opinion diffère en ce moment de la vôtre, je vous demanderai si vous ne feriez pas mieux de revenir à l’idée d’une séparation. Je sais combien cela semble incompatible avec la haute position que vous occupez dans le monde, et je sais combien vos idées sont arrêtées, quand vous donnez à entendre à Mme Dombey (ici l’éclair brillant de son regard se dirigea tout entier sur elle, pendant qu’il faisait sonner, comme autant de coups de timbre, chaque syllabe de son discours perfide) que la mort, la mort seule pourra vous séparer l’un de l’autre. Mais quand vous voyez que Mme Dombey, en vivant dans cette maison, la rend, comme vous l’avez dit, le théâtre de luttes continuelles, et que, dans ces luttes, elle n’est pas seule en jeu, qu’elle y compromet Mlle Dombey même, car je sais combien sont sérieuses vos paroles, ne consentirez-vous pas, monsieur, à affranchir Mme Dombey de cet état d’irritation continuelle, et du reproche intolérable qu’elle doit se faire de se savoir injuste à chaque instant envers vous ? Ne semble-t-il pas, je ne dis pas que cela soit, mais ne semble-t-il pas que ce soit sacrifier Mme Dombey, pour conserver intacte la grandeur de votre position invincible ? »

L’éclair de ses yeux tomba encore une fois sur Edith : elle regardait fixement son mari, et cette fois on voyait sur ses lèvres un sourire étrange et terrible.

« Carker, répondit M. Dombey en fronçant le sourcil avec arrogance et d’un ton qui devait mettre fin à cette discussion, vous vous méprenez sur votre position en me donnant un avis sur ce point, et vous vous méprenez aussi sur mon compte, je ne puis vous en dissimuler ma surprise, en me donnant un tel avis. Je n’ai rien à ajouter.

— Peut-être, dit M. Carker d’un ton de raillerie indéfinissable, peut-être vous êtes-vous mépris vous-même sur ma position quand vous m’avez honoré de votre confiance pour les négociations auxquelles j’ai été employé, et il fit un geste vers Mme Dombey.

— Point du tout, monsieur, point du tout, reprit M. Dombey avec hauteur, vous avez été employé…

— Oui, en ma qualité de subalterne, j’étais employé à humilier Mme Dombey. Oh ! oui, c’était parfaitement sous-entendu, je l’avais oublié, dit Carker, je vous en demande bien pardon. »

Et s’inclinant devant M. Dombey d’un air respectueux qui s’accordait mal avec ses paroles, bien qu’il les eût prononcées avec humilité, il se tourna vers Edith et tint sur elle son regard attentif.

Oh ! oui ! il eût mieux valu pour elle devenir hideuse à l’instant et tomber morte sur le coup, plutôt que de lui voir un pareil sourire sur la face, dans toute la majesté de sa méprisante beauté. Elle porta la main sur sa tiare où brillaient les précieux joyaux, l’arracha avec une telle violence, que ses beaux cheveux noirs se déroulèrent et retombèrent en désordre sur ses épaules, pendant que les pierres et les perles, sous sa main cruelle, jonchèrent le plancher. Elle arracha de même, de chacun de ses bras, le bracelet de diamants qui les ornait, les lança par terre avec force et foula aux pieds ce riche monceau. Ensuite, sans prononcer un mot, sans qu’un nuage vînt assombrir l’éclat de ses yeux, sans changer l’expression terrible de son sourire, elle regarda M. Dombey, se dirigea vers la porte et sortit.

Florence en avait entendu assez avant de quitter la chambre pour s’apercevoir qu’Edith l’aimait encore ; qu’elle avait souffert pour elle, et qu’elle avait porté sa croix sans se plaindre pour ne pas troubler sa tranquillité. Florence ne voulait pas lui en parler, elle ne le pouvait pas, car elle se rappelait la résistance d’Edith aux volontés de son père, mais elle désirait vivement, par un baiser tendre et silencieux, prouver à Edith qu’elle y était sensible et qu’elle l’en remerciait.

Son père sortit seul ce soir-là, et, aussitôt après son départ, elle quitta sa chambre et chercha, mais en vain, sa mère dans toute la maison. Edith était retirée dans ses appartements, et Florence, qui n’y était pas entrée depuis longtemps, n’osait pas s’y aventurer en ce moment, de peur de lui causer encore de la peine sans le vouloir. Espérant donc la voir avant de se coucher, elle allait de chambre en chambre, errant dans cette demeure si belle et si triste à la fois, sans pouvoir rester en place.

Elle traversait une galerie de communication qui donnait un peu plus loin sur l’escalier et qu’on n’éclairait que dans les grandes occasions, lorsqu’elle aperçut, à travers le vitrage cintré, la figure d’un homme qui descendait les marches de l’autre côté. Craignant instinctivement de rencontrer son père, car elle croyait que c’était lui, elle s’arrêta dans l’ombre et regarda à travers le vitrage. Mais c’était M. Carker qui descendait seul et qui regardait par-dessus la rampe dans le vestibule : aucune sonnette n’annonça son départ, et aucun domestique n’était là pour l’attendre. Il s’en alla sans bruit, ouvrit la porte lui-même, se glissa dehors et la referma doucement sur lui.

Florence trembla de la tête aux pieds : sa répugnance pour cet homme et le reproche qu’elle se faisait peut-être de s’être cachée pour observer, pour épier quelqu’un, même dans des circonstances si innocentes, jetèrent le trouble dans son âme et la firent trembler des pieds à la tête. Elle sentit son sang se glacer dans ses veines. Aussitôt qu’elle le put, car d’abord l’effroi l’avait clouée à sa place, elle se sauva dans sa chambre et ferma la porte. Mais, dans cet endroit même, bien qu’enfermée, avec son chien à côté d’elle, elle sentit encore le frisson parcourir ses membres, comme s’il y avait quelque danger caché dans l’ombre.

Elle en rêva et toute sa nuit fut agitée. S’étant levée le matin, sans avoir reposé, et toujours sous l’impression pénible de la scène qui s’était passée la veille, elle chercha encore Edith dans toutes les chambres, pendant la matinée. Mais Edith resta chez elle, et Florence ne put l’apercevoir. Ayant appris cependant que le dîner projeté par son père n’aurait pas lieu, Florence pensa que cela n’empêcherait sans doute pas Edith de sortir le soir, pour se rendre à l’invitation dont elle avait parlé. Elle résolut donc de l’attendre à ce moment pour la voir passer sur l’escalier.

Quand le soir fut venu, elle entendit de la chambre où elle était assise pour l’attendre, un pas qui lui sembla celui d’Edith. S’élançant aussitôt à sa rencontre, Florence la vit, au même instant, descendre seule.

Quels ne furent pas sa surprise et son effroi, quand, accourant tout éplorée et les bras tendus, elle la vit reculer en poussant un cri de terreur !

« Ne m’approchez pas ! s’écria-t-elle, reculez-vous, laissez-moi passer !

— Maman ! dit Florence.

— Ne m’appelez pas ainsi ! ne me parlez pas ! ne me regardez pas ! Ô Florence ! et elle recula elle-même car Florence faisait un pas vers elle. Ne me touchez pas ! »

Florence resta saisie de terreur devant ce visage effaré, devant ces yeux hagards. Elle crut voir, comme dans un rêve, Edith cacher son visage dans ses mains et glisser, avec un tremblement convulsif, le long de la muraille, en rampant devant elle comme un animal immonde, puis bondir et disparaître.

Florence tomba évanouie sur les marches, où elle fut rencontrée sans doute par Mme Pipchin, du moins elle le supposa, car elle ne se rappelait plus rien, et quand elle se réveilla, elle était étendue sur son lit ; Mme Pipchin et plusieurs servantes étaient autour d’elle.

« Où est maman ? telle fut sa première question.

— Elle est allée dîner en ville, dit Mme Pipchin.

— Et papa ?

— M. Dombey est dans sa chambre, mademoiselle, dit Mme Pipchin. Et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous déshabiller et de vous coucher à l’instant. »

C’était là le remède souverain de la bonne dame pour toute espèce de malaise, mais surtout quand on avait la tête malade et qu’on ne pouvait pas dormir. Aussi lui était-il arrivé souvent, dans les beaux jours du château de Brighton, d’envoyer au lit ses jeunes victimes, à dix heures du matin.

Sans promettre de se coucher, Florence, ayant témoigné le vif désir de se trouver seule, se débarrassa aussitôt qu’elle le put de Mme Pipchin et de ses aides. Alors elle songea à ce qui s’était passé sur l’escalier ; d’abord elle crut avoir été le jouet d’un rêve, puis elle se mit à pleurer, puis elle éprouva un sentiment de terreur indéfinissable, comme celui dont elle avait été saisie la nuit précédente.

Elle résolut de ne pas se coucher avant le retour d’Edith, et, si elle ne pouvait lui parler, elle voulait au moins être certaine qu’elle était en sûreté chez elle. Par suite de quelle terreur confuse Florence prit-elle cette résolution, c’est ce qu’elle ne savait pas, ce qu’elle ne voulait même pas approfondir. Ce qu’elle savait seulement, c’est que tant qu’Edith ne serait pas rentrée, sa pauvre tête n’aurait pas de repos, et son cœur alarmé pas de tranquillité.

La nuit vint, minuit sonna, pas d’Edith !

Florence ne pouvait ni lire ni rester en place. Elle se promena dans sa chambre, ouvrit la porte, sortit sur l’escalier, regarda par la fenêtre la nuit profonde, écouta le vent qui soufflait, la pluie qui tombait, s’assit, observa mille figures à la flamme du foyer, regarda la lune qui fuyait à travers un océan de nuages comme un navire battu par la tempête. Tout le monde était couché, à l’exception de deux domestiques qui attendaient en bas le retour de leur maîtresse.

Une heure sonna. Parmi les voitures qu’on entendait rouler, les unes s’éloignaient, les autres s’arrêtaient en route, ou passaient rapidement. Le silence, rompu à de rares intervalles, devint de plus en plus profond. On n’entendait plus que le soupir du vent ou le bruit des gouttes de pluie. Deux heures ! pas d’Edith !

Florence, plus agitée, se promène encore dans sa chambre, elle sort sur l’escalier, regarde dans l’obscurité la pluie qui tombe sur le vitrage ; ses yeux se mouillent de larmes ; elle regarde le ciel, quel calme ! quel repos différent de celui d’ici-bas ! Trois heures ! Chaque étincelle qui pétillé et s’éteint lui donne le frisson. Pas encore d’Edith !

De plus en plus agitée, Florence se promène dans sa chambre, dans sa galerie, regarde la lune, pâle fugitive qui se sauve et qui cache son visage coupable. Quatre heures sonnent ! cinq heures ! Pas encore d’Edith !

On commençait déjà à remuer, mais avec précaution dans la maison. Florence comprit que Mme Pipchin avait été réveillée par une des servantes restées en bas, et qu’elle s’était levée pour aller frapper à la porte de M. Dombey. Elle descendit tout doucement l’escalier, vit son père sortir en robe de chambre et tressaillir quand il apprit que sa femme n’était pas rentrée. Il envoya à l’écurie demander si le cocher était là, et, pendant l’intervalle, il s’habilla à la hâte. Le domestique revint aussitôt avec le cocher, qui lui dit qu’il était rentré et qu’il s’était couché à dix heures ; il avait, disait-il, conduit madame à son ancienne demeure de Brook-Street, où M. Carker était venu à sa rencontre.

Florence était debout à la place même où elle avait vu descendre Edith, et tremblait encore par souvenir : elle se sentit à peine la force d’entendre ce qui se disait.

« M. Carker, continua le domestique, m’a dit que madame n’aurait pas besoin de voiture pour revenir, et il m’a congédié. »

Florence vit son père pâlir et l’entendit demander d’une voix saccadée et tremblante :

« La femme de chambre de Mme Dombey. »

Toute la maison était sens dessus dessous, car la femme de chambre, qui arriva quelque temps après, était pâle aussi et ses paroles étaient incohérentes.

« J’ai habillé madame, dit-elle, de bonne heure, deux heures au moins avant son départ, et elle m’a dit, comme cela lui arrivait souvent, qu’elle n’aurait pas besoin de moi le soir. Je sors de la chambre de madame, mais…

— Mais quoi ? qu’y avez-vous trouvé ? »

Florence entendit son père faire cette question tout hors de lui.

« Mais le cabinet de toilette était fermé et la clef en était retirée. »

Son père saisit un flambeau qui brûlait par terre (quelqu’un l’avait placé là sans doute et l’y avait oublié) et monta les escaliers dans une telle rage que Florence éperdue n’eut que le temps de fuir devant lui. Pendant qu’elle se sauvait, les mains étendues avec désespoir, les cheveux flottants sur ses épaules et les yeux égarés, jusque dans sa chambre, elle l’entendit se ruer sur la porte du cabinet de toilette avec fureur.

Quand la porte eut cédé et qu’il se fut élancé dans l’intérieur, que vit-il ? Personne ne le sut. Toutes les parures, toutes les riches toilettes qu’elle avait portées, depuis qu’elle était sa femme, étaient jetées en désordre sur le parquet. C’était dans cette même chambre qu’il avait vu se refléter dans le miroir le visage orgueilleux qui le méprisait. C’était dans cette chambre qu’il s’était demandé avec insouciance ce que deviendraient tous ces objets la première fois qu’il les reverrait.

Il entassa tout à la hâte dans les tiroirs et les ferma à clef avec la rage du désespoir. Il aperçut quelques papiers sur la table, c’étaient leur contrat de mariage et une lettre. Il vit qu’il était déshonoré, il vit qu’elle s’était sauvée, le jour de l’anniversaire de son honteux mariage, avec l’homme même qu’il avait choisi pour l’humilier. Il s’élança hors de la chambre, hors de la maison, comme un insensé, avec l’espérance de la retrouver dans cette maison, où il l’avait prise pour sa femme, et de faire disparaître de son visage orgueilleux toute trace de sa beauté sous les coups de sa main vengeresse.

Florence, sans savoir ce qu’elle faisait, mit un châle et un chapeau : elle voulait courir dans les rues pour retrouver Edith, l’enlacer dans ses bras, la sauver et la ramener à la maison. Mais en se précipitant dans l’escalier, elle vit tous les domestiques effrayés aller et venir avec des lumières, chuchoter entre eux et se sauver quand son père passa. Elle sentit toute sa faiblesse et courut se cacher dans une des grandes chambres que l’on avait faites si belles pour en arriver là ; elle crut que son cœur allait se briser.

À travers tous les sentiments de tristesse qui s’agitaient dans son âme, elle se sentit d’abord émue de compassion pour son père ; sa nature constante se tourna vers lui dans son malheur avec autant de ferveur et de foi que si, dans son bonheur, il eût été pour elle ce qu’elle avait rêvé. Elle ne comprenait cependant que bien vaguement encore toute l’étendue du malheur qu’il avait à subir ; mais elle le voyait outragé et abandonné, et dans sa tendresse, elle voulait voler à ses côtés.

Il ne fut pas longtemps absent. Florence, qui pleurait encore dans la grande chambre, en proie à toutes ses réflexions, l’entendit revenir. Il ordonna aux domestiques de faire leur ouvrage comme à l’ordinaire, et entra dans son appartement. Elle entendait le bruit des pas de son père qui marchait de long en large dans sa chambre.

Tout d’un coup, obéissant à la voix de son cœur, Florence, toujours si timide, mais si hardie dans sa fidélité pour son père malheureux, sans se laisser rebuter par le souvenir de dureté, Florence descendit à la hâte, habillée comme elle l’était. Au moment où elle déposait son flambeau, il sortait de sa chambre. Elle s’élance vers lui les bras tendus et lui crie : « Ô ! cher papa ! » comme si elle voulait lui jeter ses bras autour du cou.

Elle l’aurait embrassé. Mais celui-ci, dans sa fureur, leva son bras et la frappa cruellement au visage. Le coup fut si terrible que la pauvre enfant faillit tomber sur la dalle. En la frappant, il lui apprit ce qu’était Edith, et lui dit de la suivre, puisqu’elles s’étaient toutes les deux liguées contre lui.

Florence ne tomba pas à ses pieds. Ses mains tremblantes ne cherchèrent pas à lui dérober la vue de ce père cruel. Pas une larme, pas un mot de reproche. Mais elle le regarda, et un cri de désolation s’échappa de son cœur en le regardant. Elle le vit immoler l’idée favorite à laquelle elle s’était vouée malgré lui. Elle vit tout ce qu’il y avait de cruauté, de haine dans cet homme. Elle vit qu’elle n’avait plus de père sur la terre, et la pauvre orpheline s’enfuit de la maison de son tyran.

Elle s’enfuit de la maison. L’instant d’avant, on aurait pu la voir, la main sur le bouton de la porte, son cri de douleur sur les lèvres, devant la pâle figure de son père, plus pâle encore à la clarté douteuse des lumières blafardes et de l’aube naissante qui pénétrait par la porte. L’instant d’après, l’obscurité où était restée plongée la maison, dont les volets étaient restés fermés, bien qu’il fît jour depuis longtemps, fit place à la clarté inattendue du matin, et Florence, la tête penchée pour dérober aux yeux l’agonie de ses larmes, errait dans les rues.