Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 52-69).


CHAPITRE IV.

Confidence et accident.


Robin le rémouleur, devenu le domestique de son patron, M. Carker, avait mis de côté son accoutrement noir de marin et son chapeau du sud-ouest. Il portait maintenant une bonne et solide livrée brune, qui, tout en affectant d’être humble et modeste, n’en avait pas moins aussi bon air et aussi bonne tournure qu’il fallait pour faire honneur au tailleur. Ainsi transformé, quant à l’extérieur, Robin le rémouleur ne songeait plus guère au capitaine ni au petit aspirant de marine, sinon dans ses moments perdus pour chanter sa victoire sur ces deux illustres personnages, et se rappeler, au murmure flatteur de sa conscience endurcie, la manière triomphante dont il s’était débarrassé de leur compagnie.

Vivant sous le même toit que M. Carker et attaché à sa personne, Robin tenait toujours avec crainte et tremblement ses gros yeux ronds fixés sur les dents de son maître, et se croyait obligé de les écarquiller tout grands plus que jamais.

Fût-il entré au service d’un magicien célèbre, il n’aurait pu trembler, devant sa merveilleuse baguette, plus qu’il ne tremblait devant les dents de son maître. Le gamin avait une telle idée de la puissance et de l’autorité de M. Carker, que toute son attention se concentrait sur lui et qu’il était à son égard d’une soumission, d’une obéissance aveugles. Même pendant son absence, c’est à peine s’il osait penser à lui, tant il craignait de se voir saisi à la gorge comme le jour où, pour la première fois, il avait subi son pouvoir ; il lui semblait que chacune de ses dents pénétrait au fond de son cœur, pour lui reprocher ses pensées. Quand Robin se trouvait face à face avec M. Carker, il était aussi sûr que son maître lisait ses plus secrètes pensées, ou qu’il pouvait les lire par l’effet de sa simple volonté si cela lui convenait, qu’il était sûr de son existence. L’ascendant qu’il éprouvait était si complet et le tenait dans un tel esclavage, que le malheureux garçon n’osait penser à rien, sinon à l’autorité irrésistible de M. Carker sur lui et au pouvoir qu’il avait de faire de lui tout ce qu’il voudrait. Aussi était-il là, toujours attentif à ses moindres désirs, cherchant à prévenir ses ordres, absorbé tout entier par cette pensée unique : M. Carker !

Robin ne s’était jamais demandé peut-être (dans la disposition d’esprit où il se trouvait, c’eût été un acte de trop grande témérité), il ne s’était jamais demandé pourquoi il lui obéissait si aveuglément. N’était-ce pas par hasard parce qu’il le regardait comme passé maître dans ces pratiques de fourberie et de ruse qu’on enseignait à l’école des rémouleurs ? Ce qu’il y a de bien certain, c’est que Robin le craignait autant qu’il l’admirait. M. Carker connaissait mieux peut-être la cause de son ascendant, et là façon dont il en usait n’était pas de nature à en diminuer l’effet.

Le soir même où Robin avait quitté le service du capitaine, il avait vendu ses pigeons à vil prix, tant il était pressé d’aller tout droit à la maison de M. Carker. Il s’était présenté tout chaud, tout bouillant devant son nouveau maître avec un visage rayonnant qui semblait s’attendre à une bonne réception.

« Eh bien, mauvais drôle, dit M. Carker en regardant son petit paquet, vous avez donc quitté votre place pour venir ici ?

— Oh ! je vous en prie, monsieur, balbutia Robin, vous savez bien que vous m’avez dit la dernière fois que je suis venu ici.

— J’ai dit ? reprit M. Carker. Qu’ai-je dit, s’il vous plaît ?

— S’il vous plaît, monsieur, vous n’avez rien dit du tout, monsieur, » répondit Robin tout déconcerté, et comprenant au ton de son maître qu’il ferait mieux de se taire.

Son protecteur le regarda avec un sourire qui découvrait toutes ses gencives, et, le menaçant du doigt, il lui dit :

« Vous finirez mal, mon petit drôle, je ne vous dis que ça : vous verrez que vous finirez mal.

— Je vous en prie, monsieur, ne dites pas cela, s’écria Robin tremblant sur ses jambes. Vraiment, monsieur, je ne demande qu’à travailler pour vous, qu’à rester chez vous, monsieur, et à vous servir fidèlement, monsieur.

— Vous ferez bien de m’être fidèle, répondit son protecteur, si vous entrez jamais à mon service.

— Oh çà, je le sais bien, monsieur dit Robin d’un ton soumis. Essayez-moi seulement, monsieur. Que ce soit un effet de votre bonté ! Et si jamais vous vous apercevez que je vous trompe, monsieur, eh bien, là, je vous donne permission de me tuer.

— Vous tuer, coquin ! dit M. Carker en se renversant sur son fauteuil, et souriant d’un air de satisfaction. Vous pouvez bien vous attendre à pis, si vous avez le malheur de me tromper.

— Oui, monsieur, répliqua l’humble rémouleur, je suis bien convaincu que vous tomberiez sur moi à bras raccourcis, monsieur ; mais je ne m’y frotterai pas, allez, monsieur, quand on me promettrait des louis d’or. »

Fortement déçu dans ses espérances de bon accueil, Robin le rémouleur ne pouvait pas s’empêcher de regarder son protecteur, l’oreille basse, et de l’air embarrassé d’un chien couchant battu mal à propos par son maître.

« Ainsi vous avez quitté votre place pour venir me demander à entrer chez moi, hein ? dit M. Carker.

— Oui, monsieur, répondit Robin qui n’avait agi que d’après les instructions de son protecteur, mais qui n’osait se justifier, en y faisant la moindre allusion.

— Eh bien, dit M. Carker, vous me connaissez, mon garçon ?

— Oh ! oui ! monsieur, oh ! oui ! » répondit Robin en tournant son chapeau dans ses mains et essayant, mais en vain, d’échapper à l’œil de M. Carker.

M. Carker secoua la tête.

« Prends bien garde alors, » lui dit-il.

Robin, enchanté de voir que M. Carker recommençait à le tutoyer, fit coup sur coup plusieurs saluts pour lui témoigner que cette recommandation était inutile, et au milieu de ses révérences, il reculait insensiblement vers la porte, fort soulagé à l’idée qu’il allait bientôt se trouver dehors, quand son protecteur l’arrêta.

« Holà, lui cria-t-il, en le ramenant rudement dans la chambre, es-tu habile à… ferme cette porte. »

Robin obéit avec promptitude, comme s’il y allait de sa vie.

« Es-tu habile à moucharder ? Tu sais ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire : à écouter, sans en avoir l’air, » dit Robin, après avoir réfléchi mûrement.

Son protecteur fit un signe d’assentiment. « Et aussi à avoir l’œil au guet et cetera.

— Ah ! monsieur, dit Robin, je ne voudrais rien faire de tout cela ici, je vous en donne ma parole d’honneur : j’aimerais mieux mourir ; je ne le ferais pas pour un empire… à moins que vous ne m’en donniez l’ordre, monsieur.

— À la bonne heure !

— Tu sais aussi babiller et cancaner, dit son protecteur avec une parfaite froideur. Gare à toi, si tu fais de ces choses-là ici ! ou tu es perdu, petit drôle ! » Et M. Carker sourit encore en le menaçant toujours du doigt.

La poitrine du rémouleur se soulevait de terreur. Il voulut protester de la pureté de ses intentions, mais il ne put que regarder fixement, la bouche béante, le gentleman souriant de sa stupeur. M. Carker parut cependant satisfait, et lui dit de descendre, après l’avoir regardé quelques moments en silence, et lui avoir donné à entendre qu’il le gardait chez lui.

Telle fut la façon dont Robin le rémouleur entra au service de M. Carker, et, à partir de ce moment, le respect mêlé de terreur que lui inspirait son maître grandit, s’il est possible, à vue d’œil.

Il y avait à peine quelques mois qu’il était chez lui, quand un matin, de bonne heure, Robin ouvrit la porte du jardin à M. Dombey, qui était attendu à déjeuner cher M. Carker. Au même moment, M. Carker lui-même accourut pour recevoir son hôte illustre et mit toutes ses dents sous les armes pour lui faire le salut d’honneur.

« Je n’aurais jamais espéré, dit Carker, après l’avoir aidé à descendre de son cheval, avoir l’honneur de vous voir ici. C’est un jour à marquer d’une croix sur mon calendrier. Pour vous, qui pouvez faire tout ce que bon vous semble, ce n’est pas une chose bien intéressante ; mais pour un homme comme moi, le cas est bien différent.

— Votre maison est fort agréablement située, Carker, dit M. Dombey, en daignant s’arrêter sur la pelouse pour jeter un coup d’œil sur le jardin.

— Cela vous plait à dire, reprit M. Carker, je vous remercie.

— En vérité, dit M. Dombey de son ton de patronage suprême, tout le monde sera de mon avis. Elle est fort commode, dans ce qu’elle est, fort convenable, et même tout à fait élégante.

— Dans ce qu’elle est, c’est possible, répondit Carker d’un ton modeste. Mais cela ne vaut pas la peine d’en parler davantage ; et, bien que ce soit un effet de votre bonté de la louer outre mesure, je ne vous en ai pas moins mille obligations. Voulez-vous entrer ? »

M. Dombey, étant entré dans l’intérieur de la maison, remarqua, et il avait raison, qu’il ne manquait rien dans l’appartement ; qu’on y avait réuni tout ce qui pouvait contribuer à l’élégance et au bien-être. M. Carker, comme preuve d’humilité, reçut les éloges de M. Dombey avec un sourire respectueux.

« Je comprends, dit-il, tout ce qu’il y a de bienveillant dans vos paroles, et j’en suis fort touché ; mais, de fait, ce petit cottage, tout simple qu’il est, suffit bien dans ma position ; peut-être même est-ce déjà trop beau pour un homme comme moi, sans fortune. Après cela, monsieur, vous qui dominez tout du haut de votre situation incomparable, dit M. Carker la bouche fendue jusqu’aux deux oreilles, il est possible que vous le trouviez plus agréable qu’il ne l’est en réalité. N’a-t-on pas vu souvent des monarques envier la vie des pauvres gens ? »

En même temps il lança à M. Dombey un regard et un sourire malins, qu’il répéta avec plus de malice encore lorsque M. Dombey alla s’accoter contre la cheminée dans l’attitude que son second copiait si souvent lui-même, regardant autour de lui les tableaux qui décoraient les murs. Bien que l’œil froid du maître passât rapidement sur les peintures, le regard perçant de Carker le suivait, sans le perdre d’une minute, et faisait son profit de tout ce qu’il voyait. Un instant, l’œil de M. Dombey s’arrêta plus particulièrement sur un tableau. Carker, tout occupé à le regarder de côté comme un chat, semblait à peine respirer ; mais l’œil du patron quitta ce tableau comme il avait fait des autres, et ne parut pas plus étonné de celui-là que du reste.

Carker le regardait aussi, ce tableau ! (c’était celui qui ressemblait à Edith), il le regardait comme si c’était un être vivant : son visage souriait avec une méchanceté contenue ; et, quoique le sourire parût s’adresser au tableau, il était en réalité à l’adresse du grand personnage debout là devant lui, et qui ne s’en doutait guère. Le déjeuner fut bientôt servi ; puis, invitant M. Dombey à s’asseoir sur une chaise qui tournait le dos au tableau, lui, il s’assit en face comme à son ordinaire.

M. Dombey était plus grave que de coutume, et très-silencieux. Le perroquet, qui se balançait sur l’anneau doré dans sa cage fastueuse, avait beau se démener pour attirer sur lui l’attention, M. Carker s’occupait trop de son hôte pour s’inquiéter de l’oiseau. Son hôte, plongé dans ses réflexions, l’œil fixe, pour ne pas dire maussade, se tenait droit et roide dans sa cravate, sans lever les yeux de dessus la table. Quant à Robin, qui faisait le service, toutes ses facultés, toutes les forces vives le son être étaient employées à observer son maître ; à peine osa-t-il prendre le temps de se rappeler que ce grand personnage, à présent, était l’homme à qui il avait été présenté dans son enfance pour servir de certificat de santé à toute la famille, celui à qui il était redevable de sa culotte de peau.

« Oserai-je, dit tout d’un coup Carker, vous demander des nouvelles de Mme  Dombey ? »

Il se pencha humblement en faisant cette question, le menton appuyé sur sa main, et, en même temps, ses yeux se levèrent sur le tableau ; il semblait dire au portrait : « Regardez bien comme je vais vous mener ça ! »

M. Dombey répondit en rougissant :

« Mme Dombey se porte fort bien. Vous me rappelez, Carker, que je venais ici dans l’intention d’avoir un entretien avec vous.

— Robin, tu peux nous laisser, » dit son maître.

Le ton doucereux de M. Carker fit tressaillir Robin, qui disparut les yeux fixés sur lui jusqu’au dernier moment.

« Vous ne vous souvenez plus de ce garçon, comme de juste, ajouta-t-il quand son fidèle Rémouleur fut parti.

— Non, dit M. Dombey avec une superbe indifférence.

— Oh ! il n’était guère vraisemblable qu’un homme aussi haut placé que vous pût se rappeler ce détail : ce n’était pas possible, dit tout bas Carker. C’est un des enfants de la femme qui a été nourrice chez vous. Peut-être vous souvenez-vous de vous être chargé généreusement de son éducation ?

— Ah ! c’est ce garçon, dit M. Dombey en fronçant le sourcil. Il n’a pas fait grand honneur à l’éducation qu’on lui a donnée.

— Oh ! dit M. Carker avec un léger mouvement d’épaules, je crains bien que ce ne soit un petit vaurien. Il m’en a tout l’air. Si je l’ai pris à mon service, c’est qu’il était incapable de remplir aucune autre place : il pensait (on lui avait sans doute mis cette idée dans la tête chez lui), il pensait avoir quelque droit à votre intérêt, et cherchait toujours à se trouver sur votre passage pour vous adresser sa pétition. Quoique mes relations officielles avec vous ne soient que des relations d’affaires, cependant j’ai pour tout ce qui vous regarde un si vif intérêt, que… »

Il s’arrêta encore pour voir s’il avait commencé à bien mener ça, et, une seconde fois, le menton toujours appuyé sur la main, il regarda le tableau.

« Carker, dit M. Dombey, je vous remercie de ne pas borner votre…

— Zèle, dit Carker en souriant.

— Non, j’aime mieux dire votre intérêt ; » et, en se servant de ce mot, M. Dombey sentait qu’il faisait à M. Carker un compliment des plus flatteurs. « Je vous remercie de ne pas borner votre intérêt aux simples relations d’affaires. La part que vous prenez à ce qui m’arrive, à mes espérances, à mes désagréments, même dans les plus petits détails, me prouve votre dévouement. Je vous en suis bien obligé, Carker. »

M. Carker inclina légèrement la tête et se frotta les mains tout doucement, car on eût dit qu’il craignait que le moindre de ses mouvements n’arrêtât le cours des confidences de M. Dombey.

« L’allusion que vous avez faite, dit M. Dombey après un moment d’hésitation, est venue à propos ; car elle me conduit naturellement au sujet dont je voulais vous entretenir. Sans vouloir rien changer à la nature de nos relations, je crois pouvoir entrer dans des détails plus intimes que ceux dont…

— Vous m’avez honoré, dit Carker en inclinant de nouveau la tête : je ne veux pas vous dire combien cette distinction m’est précieuse : un homme tel que vous sait fort bien tout l’honneur qu’il peut faire aux gens, quand il lui plaît.

Mme  Dombey et moi, dit M. Dombey laissant passer ce compliment avec une insouciance hautaine, nous ne nous entendons pas sur certains points. Il semble que nous ne nous comprenions pas encore bien l’un l’autre. Mme  Dombey a besoin de quelques leçons.

Mme  Dombey est pleine d’agréments précieux ; elle a été accoutumée sans doute à se voir adulée, dit l’homme doucereux et insinuant, toujours attentif à ménager le moindre de ses regards, la moindre inflexion de sa voix ; mais là où il y a affection, devoir et respect, les petits malentendus qui s’élèvent par hasard sont bientôt réparés. »

Les pensées de M. Dombey se reportèrent instinctivement vers le regard que lui avait lancé le visage d’Edith, ce fameux soir, dans sa chambre, pendant que, de sa main impérieuse, elle lui montrait la porte. Il se rappela l’expression d’affection, de devoir et de respect qu’il y avait lue et il sentit le rouge lui monter au visage : son trouble n’échappa pas à l’œil vigilant de son interlocuteur.

« Mme  Dombey et moi, continua-t-il, nous avons eu quelques discussions avant la mort de Mme  Skewton, sur les causes de mon mécontentement. Vous pouvez vous en faire une idée, puisque vous avez été témoin de ce qui s’est passé entre Mme  Dombey et moi, le soir où vous vous trouviez dans notre… dans ma maison.

— Et où j’ai tant regretté de m’y trouver, dit Carker en souriant, quoiqu’un homme, dans ma position, doive être fier de vos confidences, même quand il ne s’en reconnaît pas digne, car enfin votre rang vous permet de faire tout ce qu’il vous plaît sans déchoir de votre dignité. Quoique ce fût aussi pour moi un grand honneur d’être présenté à Mme  Dombey, avant qu’elle eût obtenu la distinction de porter votre nom, j’ai presque regretté ce soir-là, en vérité, d’avoir été l’objet d’une distinction si flatteuse. »

M. Dombey trouvait tout à fait étrange qu’un homme, dans quelques circonstances que ce fût, pût regretter d’avoir été honoré de sa bienveillante protection. Il répondit donc avec une dignité plus imposante encore : « Vraiment ? et pourquoi cela, Carker ?

— Je crains, répondit le confident, que Mme  Dombey, qui n’est jamais disposée à me regarder d’un œil favorable (un homme comme moi ne peut pas l’espérer d’une dame naturellement fière et d’une fierté qui lui va si bien), je crains qu’elle ne me pardonne pas la part innocente que j’ai prise à cette conversation. Encourir votre mécontentement n’est pas une petite affaire, vous devez le savoir, et quand ce mécontentement éclate devant une tierce personne.

— Carker, dit M. Dombey avec arrogance, j’espère que c’est moi qui passe avant tout.

— Ah ! peut-il y avoir le moindre doute à ce sujet ? répondit l’autre avec la vivacité d’un homme qui s’étonne de voir mettre en doute une vérité incontestable.

Mme  Dombey, je pense, ne peut être qu’une considération secondaire, quand nous sommes tous les deux en cause, dit M. Dombey. N’est-il pas vrai ?

— Certainement, répondit Carker, ne savez-vous pas mieux que tout autre que cette question est inutile ?

— J’espère donc, Carker, dit M. Dombey, que le regret que vous pouvez éprouver d’encourir le déplaisir de Mme  Dombey doit être contre-balancé par le plaisir que doivent vous faire ma confiance et mon estime.

— Je vois, répondit Carker, que j’ai le malheur d’avoir encouru le déplaisir de Mme Dombey. Mme Dombey vous en aurait-elle fait l’aveu ?

Mme  Dombey a émis différentes opinions, dit M. Dombey avec une froideur et une indifférence majestueuses ; ces opinions, je ne les partage ni ne veux les discuter. Je n’y reviendrai pas non plus. J’ai fait savoir à Mme  Dombey, il y a quelque temps, comme je vous l’ai déjà dit, qu’il est nécessaire pour elle d’insister sur certains points de respect et de soumission. Je n’ai pu réussir à convaincre Mme  Dombey de la nécessité de changer immédiatement de conduite à cet égard dans l’intérêt de sa tranquillité, de son bonheur et de ma dignité : j’ai informé Mme  Dombey que, si je jugeais nécessaire de lui adresser de nouvelles observations, je les lui adresserais par l’intermédiaire de mon confident. »

Carker, en le regardant, lança en même temps au tableau un regard satanique, vif et rapide comme un éclair.

« Maintenant, Carker, dit M. Dombey, je n’hésite pas à vous dire que je suis résolu à réussir. Je n’ai pas envie qu’on se moque de moi. Il faut que Mme  Dombey apprenne que ma volonté fait loi et que je n’admettrai pas une seule exception à la règle de toute ma vie. Vous aurez la bonté de vous charger de cette mission. Comme elle vient de moi, vous pouvez l’accepter, je suppose, quel que soit le regret poli que vous en éprouvez, et dont je vous remercie pour Mme  Dombey. J’espère que vous remplirez cette mission aussi fidèlement que toutes celles dont je vous ai chargé.

— Vous savez, dit M. Carker, que vous n’avez qu’à commander.

— Je sais, dit M. Dombey avec un majestueux signe d’assentiment, que je n’ai qu’à commander. Il est nécessaire que je m’explique. Mme  Dombey est incontestablement douée de grandes qualités qui…

— Font honneur à votre choix, suggéra Carker, en étalant gracieusement ses dents.

— Oui, s’il vous plaît de parler ainsi, dit M. Dombey avec la même majesté, mais il ne me paraît pas que Mme  Dombey, jusqu’à présent, fasse à mon choix l’honneur qu’il mérite. Il y a dans Mme  Dombey un principe de résistance dont il faut absolument triompher, dont il faut venir à bout. Mme  Dombey ne paraît pas comprendre, ajouta M. Dombey avec force, que vouloir me résister à moi c’est quelque chose de monstrueux et d’absurde.

— Ce n’est pas nous autres gens de la Cité qui irions nous y frotter, dit Carker, dont la bouche souriante s’ouvrit jusqu’aux deux oreilles.

— Je l’espère, dit M. Dombey, je l’espère. Cependant quoique ce que je vais vous dire semble en contradiction avec les reproches que me paraît mériter la conduite de Mme  Dombey, je dois lui rendre cette justice, que, le jour où je lui ai exprimé un peu sévèrement mon déplaisir et la détermination que j’avais prise, mes reproches ont paru produire beaucoup d’effet (M. Dombey prononça ces mots avec une merveilleuse dignité.) Je vous prie donc, Carker, d’avoir la bonté d’informer Mme  Dombey de ma part que je suis surpris de ne pas voir encore les résultats de notre premier entretien. Dites-lui que je réitère mes injonctions, que je ne suis pas satisfait de sa conduite, que j’en suis même fort mécontent. Ajoutez que je me verrais dans la pénible nécessité de vous confier un message plus explicite et plus désagréable, si elle n’avait pas assez de bon sens et assez de cœur pour se conformer à mes désirs comme le faisait ma première femme et comme l’aurait fait, je puis le dire, toute autre femme à sa place.

Mme  Dombey, votre première femme, a été très-heureuse, dit Carker.

— Ma première femme avait beaucoup de bon sens, dit M. Dombey avec un air d’indulgence bien sentie à l’égard de la défunte, et elle avait de plus le cœur très-droit.

— Croyez-vous que miss Dombey ressemble à sa mère ? » dit Carker.

Le visage de M. Dombey changea subitement pour prendre une expression sévère. Son confident le regardait fixement.

« J’ai touché un sujet pénible, continua M. Carker d’un ton de regret et avec une douceur que démentait son regard. Pardonnez-moi, je vous prie, ces associations d’idées qui peuvent paraître hétérogènes, mais qui se confondent dans l’intérêt que je prends à tout ceci ; je vous prie de m’excuser en faveur du motif. »

Mais, quoiqu’il dît, son œil restait toujours ardemment fixé sur M. Dombey, et il lança de nouveau un regard de triomphe au tableau, comme pour le prendre à témoin de la façon dont il vous menait ça, et pour réclamer son attention sur la suite.

« Carker, dit M. Dombey en regardant çà et là sur la table et en parlant d’un ton de voix altéré et saccadé, les lèvres pâles et livides, il n’y a pas besoin de vous justifier. Vous vous trompez : le rapprochement que vous avez fait naît tout naturellement des circonstances et non d’une confusion d’idées comme vous le supposez. Je n’approuve pas l’amitié de Mme  Dombey pour ma fille.

— Pardonnez-moi, dit M. Carker, mais je ne comprends pas parfaitement.

— Comprenez donc, dit M. Dombey, qu’il vous faudra faire de cette circonstance, que j’exige que vous fassiez de cette circonstance le sujet d’un de mes reproches à Mme  Dombey. Vous me ferez le plaisir de lui dire que l’affection sans bornes qu’elle a pour ma fille m’est désagréable. Cela peut se remarquer. Dans le monde, on pourrait faire des rapprochements entre la manière d’être de Mme  Dombey à l’égard de ma fille et sa manière d’être avec moi. Vous aurez la bonté de dire tout simplement à Mme  Dombey que cela ne me convient pas et que j’espère la voir se soumettre immédiatement à mon désir. De la part de Mme  Dombey, son attachement pour Florence peut être goût sérieux ou pur caprice, ou même désir de me résister. Je veux qu’elle me cède de toute façon. Si Mme  Dombey est réellement attachée à Florence, elle résistera d’autant moins à mes volontés, qu’en entrant en lutte avec moi elle ne servirait pas ma fille. Si le cœur de ma femme a de la bonté et du dévouement de reste, elle peut s’en décharger où elle le voudra, mais je veux d’abord de la soumission. Carker, dit M. Dombey qui avait parlé avec une émotion extraordinaire, et qui reprit alors son ton de grandeur naturel, vous aurez la bonté de ne pas oublier ce point et de ne pas glisser légèrement dessus, mais de le considérer comme une partie importante de vos instructions. »

M. Carker salua et se leva de table. Il resta pensif devant le feu, caressant son menton et regardant M. Dombey avec un sourire satanique : on eût dit une de ces figures grimaçantes, moitié homme, moitié singe, sculptées au moyen âge, ou bien une de ces figures à gouttières qui vomissent l’eau à pleine bouche. M. Dombey se remit peu à peu, son émotion se calma par la pensée qu’il venait de prendre une haute position ; il s’assit alors avec sa roideur habituelle et regarda le perroquet se balancer dans son anneau, qui lui rappela malgré lui l’anneau nuptial.

« Je vous demande pardon, dit Carker après un moment de silence, en reprenant sa chaise et en la tirant en face de M. Dombey. Mais permettez-moi une question. Mme  Dombey sait-elle que vous me choisissez comme interprète de votre mécontentement ?

— Oui, répondit M. Dombey, je le lui ai dit.

— Vraiment ? répliqua vivement Carker, et pourquoi ?

— Pourquoi 1 répéta M. Dombey qui hésita ; parce que je le lui ai dit.

— Sans doute, reprit Carker, mais pourquoi le lui avoir dit ? »

Puis avec un sourire il posa sa douce main sur le bras de M. Dombey, comme un chat qui aurait fait patte de velours, et il ajouta :

« Si je vous comprends parfaitement, je n’en serai nécessairement que plus apte à ma mission et je la remplirai plus sûrement. Je crois donc vous comprendre en disant que je n’ai pas l’honneur d’être vu par Mme  Dombey sous un jour favorable. Dans ma position, je ne puis pas l’espérer, mais je dois supposer que je n’ai pas gagné sa faveur ?

— Il est possible que non, dit M. Dombey.

— Ainsi donc, poursuivit Carker, le genre de communication dont vous me chargez près de Mme  Dombey ne peut manquer d’être désagréable à cette dame ?

— Il me semble, dit M. Dombey avec une froideur contenue et un certain embarras, que les idées de Mme  Dombey sur ce sujet ne doivent entrer pour rien dans la manière dont nous l’envisageons vous et moi, Carker. Mais il peut se faire que votre mission ne lui soit pas fort agréable.

— Et… pardonnez-moi… mais je ne crois pas me tromper, quand je pense que vous voulez par là rabaisser la fierté de Mme  Dombey ? je dis fierté, parce que la fierté jusqu’à un certain point n’ajoute qu’une grâce et un agrément de plus à une femme aussi remarquable par sa beauté et par ses qualités. Je crois que vous désirez non pas la punir, mais la réduire à la légitime soumission qui vous est si naturellement due ?

— Je n’ai pas l’habitude, Carker, vous le savez, de donner d’aussi longues explications de la conduite que je crois nécessaire de tenir. Je ne vais pas à l’encontre de ce que vous me dites. Si vous avez quelque objection à me faire, c’est autre chose, et vous n’avez qu’à dire, ce sera une affaire finie. Mais, je l’avoue, je n’avais pas supposé que ma confiance en vous pût vous humilier.

— Moi ! s’écria M. Carker, m’humilier quand je vous sers !

— Ou du moins, reprit M. Dombey, vous mettre dans une fausse position.

— Moi ! dans une fausse position ! s’écria de nouveau Carker. Mais je serai fier… que dis-je ? je serai heureux d’exécuter vos ordres. J’aurais souhaité, je le confesse, ne pas donner de nouvelles causes de déplaisir à une dame, aux pieds de laquelle j’aurais voulu plutôt déposer mes humbles services et mon dévouement. N’est-ce pas en effet votre femme ? Mais un désir de vous l’emporte, comme de juste, sur toute autre considération. D’ailleurs, quand Mme  Dombey sera revenue de son erreur accidentelle, qu’elle aura, permettez-moi de le dire, compris sa position, j’espère qu’elle ne verra dans la petite part que j’aurai prise à cette affaire, à raison de mon rôle subalterne, qu’une preuve de mon respect pour vous, du sacrifice que je sais faire de toute autre considération devant vous : de ces qualités enfin qui vous sont dues aussi par elle, et qu’elle se fera sans doute un honneur et un plaisir d’acquérir chaque jour davantage. »

M. Dombey parut, en ce moment, voir encore Edith, la main étendue vers la porte, et entendre encore à travers les paroles mielleuses de son confident comme l’écho de ces mots : Rien ne pourra nous rendre plus étrangers l’un à l’autre que nous ne le sommes en ce moment. Mais, sourd à la voix de son imagination, il n’écouta que sa résolution et répondit fermement :

« Certainement, cela ne fait aucun doute.

— Vous n’avez pas autre chose à ajouter ? répliqua Carker en rapprochant sa chaise de la table pour finir de déjeuner, car les deux convives n’avaient pas fait grand honneur au repas ; puis il attendit une réponse avant de s’asseoir.

— Non, c’est tout, répondit M. Dombey. Je vous prie de remarquer, Carker, qu’un message, apporté par vous à Mme  Dombey, n’admet pas de réponse. Vous aurez donc la bonté de ne pas me rapporter de réponse. Mme  Dombey est informée qu’il ne me convient pas de temporiser ni de transiger sur aucune question en litige entre nous, et qu’il n’y a pas à revenir sur ce que je dis. »

M. Carker témoigna qu’il comprenait sa mission et les deux convives tombèrent sur les plats avec aussi peu d’appétit l’un que l’autre. Le rémouleur fit une nouvelle apparition en temps opportun, les yeux opiniâtrément fixés sur son maître, dans une contemplation craintive et respectueuse. Quand le déjeuner fût terminé, on fit avancer le cheval de M. Dombey, et M. Carker, ayant aussi monté sur le sien, ils partirent ensemble pour la Cité. M. Carker était de belle humeur et parlait beaucoup ; M. Dombey le laissait dire de l’air d’un souverain qui veut bien permettre qu’on l’amuse de temps en temps ; il daignait montrer par un mot ou deux qu’il était à la conversation. Ils se tenaient à cheval chacun à leur manière ; mais M. Dombey, dans sa dignité, le pied à peine posé sur l’étrier, et les rênes flottantes, allait nonchalamment sans regarder par où passait son cheval. Aussi arriva-t-il que le cheval de M. Dombey, lancé au trot, alla donner contre une pierre, démonta son cavalier, tomba par-dessus lui, et dans ses efforts pour se relever, lui lança de bons coups de pied.

M. Carker, en habile cavalier, qui avait l’œil prompt et la main sûre, sauta à bas de son cheval, et, en un instant, remit la bête sur ses pieds et la tint par la bride. Sans cela cette matinée de confidence eût été la dernière de M. Dombey. Toutefois même, au milieu de ce petit événement et dans le feu de l’action, en se penchant sur son chef étendu par terre, il n’en montra pas moins toutes ses dents à découvert et murmura :

« Voilà une belle occasion pour Mme  Dombey de m’en vouloir, par exemple. Heureusement qu’elle n’en sait rien ! »

M. Dombey, privé de sentiment, la tête et la figure ensanglantées, fut porté, sous la surveillance de M. Carker, par quelques cantonniers au cabaret le plus voisin : il y en avait un à une petite distance. Là, le blessé fut l’objet des soins que lui prodiguèrent plusieurs médecins, arrivés l’un après l’autre de différents côtés comme poussés par cet intérêt qui attire les vautours vers le cadavre d’un chameau dans le désert. On réussit à grand’peine à le faire revenir à lui. Les hommes de l’art examinèrent la nature de ses blessures. L’un d’entre eux, qui demeurait tout près du théâtre de l’accident, penchait beaucoup pour une fracture composée des os de la jambe ; c’était aussi l’opinion du cabaretier, mais deux autres médecins, qui demeuraient loin de là et qui ne s’étaient trouvés dans le voisinage que par hasard, combattirent cette opinion d’une façon si désintéressée qu’il fut décidé que le blessé ne resterait pas au cabaret.

« Sans doute, dirent-ils, les contusions sont graves, mais il n’a qu’une côte brisée, et encore, une petite ; il peut donc, avec des précautions, être ramené chez lui avant la nuit. »

Les blessures furent pansées et bandées, ce qui demanda encore assez de temps. On laissa reposer le malade, et M. Carker, remontant à cheval, se mit en route pour aller porter à la maison de M. Dombey la nouvelle de l’accident. L’astuce et la cruauté que cet homme, dans ses meilleurs moments, portait empreintes sur sa figure, remarquable d’ailleurs par la régularité de ses traits, percèrent mieux que jamais lorsqu’il partit pour cette commission. Animé par ses pensées astucieuses et cruelles, par l’espérance de certains événements encore éloignés, mais possibles, sans qu’il les eût ni prévus ni conduits, il allait de toute la vitesse de son cheval, comme s’il eût fait une chasse aux passants. Enfin, ramenant les rênes pour ralentir sa course, quand il pénétra dans des rues plus fréquentées, il modéra son cheval, aux jambes de neige, en lui faisant choisir comme à l’ordinaire le chemin le plus propre, et cacha de son mieux les mauvaises pensées qui l’agitaient sous des dehors pleins de douceur, de retenue et d’humilité, embellis du sourire de ses dents, blanches comme l’ivoire.

Il alla droit à la maison de M. Dombey, descendit à la porte et demanda à voir Mme  Dombey pour affaire importante. Le domestique le conduisit dans le cabinet de M. Dombey et revint lui dire que Mme  Dombey n’était pas visible à cette heure, s’excusant de ne l’en avoir pas informé immédiatement.

M. Carker, qui s’était bien attendu à une froide réception, écrivit qu’il croyait devoir prendre la liberté d’insister pour obtenir un moment d’entretien avec Mme  Dombey, ajoutant qu’il ne se permettrait pas de le faire pour la seconde fois (ces mots étaient soulignés), s’il ne s’y trouvait pas suffisamment autorisé par la circonstance. Après une ou deux secondes d’attente, il vit venir la femme de chambre de Mme  Dombey, qui le fit monter dans le petit salon, où se trouvaient Edith et Florence.

Edith ne lui avait jamais paru si belle ; non, malgré son admiration ancienne pour les grâces de la figure et de la taille de Mme  Dombey, jamais ses souvenirs sensuels ne la lui avaient représentée si belle.

Elle abaissa un coup d’œil plein de fierté sur lui, qui déjà, rien qu’en inclinant la tête sur le seuil de la porte, pour saluer Florence, laissait percer dans ses regards le sentiment du pouvoir nouveau dont il était armé. Aussi eut-il le plaisir triomphant de voir ce coup d’œil superbe se baisser avec trouble, et Edith se lever à moitié pour le recevoir.

Il était fort triste, il était profondément affligé, il ne savait, disait-il, comment lui exprimer le regret qu’il éprouvait en lui apportant la nouvelle d’un très-léger accident. Il engagea Mme  Dombey à se tranquilliser.

« Ma parole d’honneur, ajouta-t-il, il n’y a pas de quoi vous alarmer. Mais M. Dombey… »

Florence poussa tout à coup un cri. Carker ne la regarda même pas ; il continuait à regarder Edith. Edith la calma et la rassura. Ce n’est pas elle, Edith, qui aurait poussé un cri d’alarme, non ! non ! n’ayez pas peur.

« M. Dombey, continua Carker un moment interrompu, a éprouvé un accident. Son cheval a glissé, il est tombé.

— Mon Dieu, s’écria Florence hors d’elle-même, il est grièvement blessé ? il est mort ?

— Non. Je vous le jure, M. Dombey, étourdi d’abord, est bientôt revenu à lui, et quoique blessé, il ne court aucune espèce de danger. Si ce n’était pas la vérité, je n’aurais jamais eu le courage de venir en messager importun me présenter aux regards de Mme  Dombey. C’est la vérité pure, je vous en donne ma parole. »

La réponse, comme ses yeux, comme son sourire, tout s’était adressé à Edith et non pas à Florence. Il lui dit alors dans quel endroit se trouvait actuellement M. Dombey, et demanda qu’on mît une voiture à sa disposition pour qu’on pût le ramener chez lui.

« Maman, dit Florence toute tremblante et les larmes aux yeux, si je me hasardais à y aller ! »

M. Carker avait les yeux attachés sur Edith quand il entendit ces derniers mots de Florence : il lui lança un regard de mystère et secoua légèrement la tête : il fut témoin du combat qui se livrait dans cette femme avant que ses beaux yeux lui eussent répondu, mais il lui arracha sa réponse. Il montrait qu’il voulait l’avoir, cette réponse, que sinon il parlerait et briserait le cœur de Florence : aussi lui rendit-elle du regard la réponse qu’il exigeait. Puis, quand elle eut détourné les yeux, il la regarda comme il avait regardé son portrait le matin.

« J’ai reçu l’ordre, dit-il, de faire savoir à la nouvelle femme de charge… je crois que son nom est Mme  Pipchin… »

Rien n’échappait à cet homme. Il vit en un instant que ce qu’il venait de dire était une autre insulte adressée par M. Dombey à sa femme.

« J’ai reçu l’ordre de faire savoir à Mme  Pipchin que M. Dombey désire avoir son lit dans son appartement particulier au rez-de-chaussée. C’est celui qu’il préfère. Je vais retourner le voir immédiatement. Je n’ai pas besoin de vous dire, madame, que M. Dombey a été l’objet de la plus grande attention, de la plus vive sollicitude. Permettez-moi de vous répéter que vous n’avez pas lieu de vous alarmer le moins du monde. Vous pouvez être tout à fait tranquille, croyez-moi. »

Là-dessus Carker salua avec les plus grands témoignages de déférence et d’amabilité. Il retourna dans la chambre de M. Dombey, prit ses mesures pour qu’on lui envoyât une voiture dans la Cité, remonta à cheval et s’en alla tout doucement. Carker était rêveur tout le long de la route ; il fut rêveur encore en montant dans la voiture, qui le conduisit à l’endroit où avait été laissé M. Dombey ; il ne cessa de l’être que lorsqu’il se retrouva assis à côté de son chef ; alors il redevint lui-même et retrouva ses dents.

Vers la brune, M. Dombey, grièvement blessé, en proie à de vives douleurs, fut placé dans sa voiture : on le mit sur une banquette soigneusement entouré de manteaux et de coussins : son confident était sur la banquette vis-à-vis pour lui tenir compagnie. Comme il ne lui fallait pas de secousse, ils allaient encore plus lentement qu’à pied : aussi faisait-il complétement nuit quand il arriva chez lui. Mme  Pipchin, toujours aigre et refrognée, qui n’avait pas oublié les mines du Pérou (on ne s’en apercevait que trop dans la maison), le reçut à la porte et aspergea les domestiques de quelques épithètes au gros sel pendant qu’ils transportaient le blessé dans sa chambre. M. Carker l’accompagna jusqu’à ce qu’il fût bien établi dans son lit. M. Dombey interdisant sa chambre à toutes les femmes de la maison, excepté à l’excellente ogresse, qui avait la haute main dans le ménage, Carker alla trouver encore une fois Mme  Dombey, pour l’informer de l’état de son mari.

Il trouva Edith toujours seule avec Florence, et lui prodigua de sa bouche doucereuse toutes sortes de consolations nouvelles, comme si elle était en proie aux plus vives inquiétudes, et que sa tendresse fût mortellement alarmée. Il alla si loin dans ses marques de respectueuse sympathie, qu’en prenant congé d’elle, il se hasarda, pendant qu’il lançait de côté un regard à Florence, à lui prendre la main, à se pencher sur sa proie pour y déposer un baiser.

Edith ne retira pas la main, elle ne se servit pas de cette main baisée par Carker pour lui souffleter son indigne visage, et pourtant si vous aviez vu comme ses joues étaient rouges, comme ses yeux étincelaient, comme tout son être se soulevait d’indignation ! Mais quand elle fut seule dans sa chambre, elle frappa, pour la punir, cette main souillée par le baiser de Carker, contre le marbre de la cheminée : l’innocente main fut meurtrie du coup et ensanglantée, puis l’approchant du feu qui brillait dans l’âtre, elle sembla vouloir l’y jeter pour la réduire en cendres.

La nuit était déjà avancée qu’Edith était encore assise toute seule dans sa chambre ; la flamme du foyer, qui s’éteignait peu à peu, éclairait par intervalles son beau visage sombre et menaçant : l’œil de cette femme suivait les noires ombres qui erraient sur la muraille : ses pensées semblaient avoir pris un corps et se promener autour d’elle. Toutes les formes, que peuvent revêtir l’insulte et l’outrage, tous les plus sinistres pressentiments voltigeaient confus, comme de grands fantômes devant elle : une figure odieuse semblait marcher contre elle à leur tête ; c’était celle de son mari.