Traduction par Mme Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 39-51).


CHAPITRE III.

Encore des voix dans les vagues.


Rien n’est changé. Les vagues s’enrouent à répéter sans fin leurs mystères. Le sable s’amoncelle sur le rivage. Les oiseaux s’élèvent dans les airs et planent sur les eaux ; les vents et les nuages suivent leurs courses errantes ; les voiles blanches à la douteuse clarté de la lune ressemblent toujours dans l’espace au bras fatal qui montre au loin le but de l’homme, le pays invisible.

Florence éprouve un tendre et mélancolique plaisir à se retrouver sur ces mêmes bords, qu’elle a parcourus si souvent avec tant de tristesse et pourtant avec tant de bonheur ; elle pense à son frère sur ce rivage solitaire, où elle s’entretenait avec lui tandis que les vagues venaient se briser tout près de son petit lit. Et maintenant qu’elle est assise là pensive à cette même place, elle entend la mer dans son sourd mugissement lui redire la courte histoire de l’enfant et les paroles qu’il prononçait. Il lui semble aussi que sa propre vie tout entière, avec ses espérances, ses chagrins, depuis sa résidence au sein de la maison solitaire jusqu’au changement survenu, n’est pas non plus oublié dans le refrain monotone du chant magique des mers.

Le bon M. Toots est de même. Il erre au loin sur le rivage, regardant d’un air pensif cette douce figure dont il est fou. Il l’a suivie jusque-là, mais dans sa délicatesse il n’ose troubler sa rêverie et écoute comme elle le requiem du petit Dombey que disent les vagues dans leur hymne perpétuel en l’honneur de Florence. Oui ! et il entrevoit, ce pauvre M. Toots, qu’elles parlent d’un temps où ses idées étaient plus lucides et où son cerveau n’était pas si troublé. Maintenant qu’il craint de n’être plus qu’un imbécile, bon tout au plus à faire rire ceux qui le regardent, il sent des larmes mouiller ses yeux : ce sentiment de tristesse diminue beaucoup le plaisir qu’il éprouve d’avoir perdu Coq-Hardi, ce roi de basse-cour, qui vient de le quitter, après s’être exercé aux dépens des membres de son jeune patron, à sa lutte prochaine avec le fameux Larkey.

Mais M. Toots reprend courage, quand les vagues lui murmurent de douces pensées, et, petit à petit, après bien des temps d’arrêt, il s’approche de Florence. Le rouge lui monte au visage, il bégaye quelques syllabes et feint le plus profond étonnement, quand il se trouve près d’elle. De sa vie il n’a été plus surpris qu’en ce moment ; il n’espérait guère une pareille rencontre ! Pauvre jeune homme !… et cependant il a suivi pas à pas la voiture qui emmenait Florence loin de Londres, trop heureux de pouvoir être asphyxié par les tourbillons de poussière que soulevaient les roues de sa belle.

« Ah ! miss Dombey, vous avez amené aussi Diogène, dit M. Toots tout frissonnant de plaisir en sentant la petite main de Florence serrer la sienne avec tant de gentillesse et de franchise. »

Diogène est là, personne n’en peut douter, M. Toots moins que personne, car l’animal vient se jeter après ses jambes, et dans sa rage pour s’élancer sur lui, il tombe et retombe sur lui-même, comme le chien de Montargis en reconnaissant le meurtrier de son maître. Heureusement sa petite maîtresse parvient à le calmer.

« À bas, Diogène, à bas. Ne vous rappelez-vous pas que c’est à M. Toots que nous devons d’être amis, Diogène ? Oh ! le vilain ! »

Aussitôt Diogène de frotter sa tête caressante contre la main de sa maîtresse, de courir en avant, de revenir en arrière, de tourner autour d’elle en aboyant, et de s’élancer tête baissée sur ceux qui passent pour prouver sa soumission. M. Toots aurait bien voulu en faire autant et s’élancer tête baissée n’importe où pour prouver aussi son dévouement. Un militaire passe et M. Toots a bien de la peine à s’empêcher de courir sur lui à toute vitesse.

« Diogène respire ici l’air natal, n’est-ce pas ? miss Dombey, » dit M. Toots.

Florence, avec un sourire de reconnaissance, fait un signe d’assentiment.

« Miss Dombey, dit M. Toots, je vous demande bien pardon, mais si vous vouliez venir jusque chez M. Blimber, je… j’y vais de ce pas. »

Florence passa son bras dans celui de M. Toots, sans prononcer un mot, et ils partirent ensemble avec Diogène qui les précédait. Les jambes de M. Toots se dérobent sous lui. Quoique sa toilette soit des plus brillantes, il y trouve en secret des défauts, et voit des plis invisibles jusque dans les chefs-d’œuvre de Burgess et compagnie : il regrette de n’avoir pas mis cette belle paire de bottes vernies qui lui aurait fait tant d’honneur !

La maison du docteur Blimber, au dehors, a comme toujours son apparence pédantesque et sévère : voici la croisée, où elle avait l’habitude de voir apparaître la pâle figure de son frère, et où cette pâle figure s’illuminait à sa vue ; c’est de là que sa petite main lui envoyait des baisers, quand elle s’éloignait : c’est toujours le même jeune homme, à la vue basse, qui vient ouvrir la porte ; sa physionomie niaise et grimaçante, à l’aspect de M. Toots, annonce qu’il a naturellement la tête faible. On les introduit dans le cabinet du docteur Blimber, où l’aveugle Homère, en compagnie de la clairvoyante Minerve leur donnent audience comme par le passé, au tic tac régulier de la grande horloge du vestibule. Les sphères sont toujours à leurs places accoutumées, comme pour prouver que le monde aussi a une assiette fixe et qu’en vertu de la loi universelle d’attraction, malgré la rotation de la terre, rien ne bouge dans sa position stationnaire.

Voici M. Blimber, aux doctes mollets, et Mme Blimber, avec son bonnet bleu de ciel et Cornélia avec ses petites papillotes rouges et ses lunettes bien brillantes, travaillant toujours à déterrer des langues fossiles. Voilà encore la table où s’asseyait d’un air embarrassé et malheureux, celui que dans la classe on appelait le nouveau : on entend encore le roucoulement des anciens, apprenant leurs anciennes leçons dans l’ancienne chambre de leur ancien maître.

« Toots, dit le docteur Blimber : je suis bien aise de vous voir, Toots, »

M. Toots de ricaner.

« Et aussi, Toots, de vous voir en aussi bonne compagnie, » dit le docteur Blimber.

M. Toots est écarlate ; il explique qu’il a rencontré miss Dombey par le plus grand des hasards, et que miss Dombey, désirant comme lui, revoir ces lieux, qui leur sont chers, ils sont venus ensemble.

« Vous serez bien aise, dit le docteur Blimber, d’aller voir nos jeunes amis, miss Dombey, n’est-ce pas ? C’étaient autrefois vos compagnons d’étude, Toots. Je crois que nous n’avons pas de nouveaux disciples dans notre portique, depuis le départ de M. Toots, n’est-ce pas, ma chère ? dit le docteur Blimber à Cornélia.

— Non, sauf Bitherstone, répond Cornélia.

— Ah ! c’est vrai ! dit le docteur, Bitherstone est nouveau pour M. Toots.

Il est nouveau aussi pour Florence ou à peu près ; car dans la classe, Bitherstone apparaît en grand col et en cravate, une montre au gousset ; ce n’est plus du tout le petit Bitherstone de Mme Pipchin. Cependant Bitherstone, né au Bengale sous une mauvaise étoile, est tout barbouillé d’encre, et son dictionnaire, à force d’être ouvert et consulté, s’est dilaté et gonflé comme un hydropique : il ne peut plus se fermer et bâille d’ennui de se voir ainsi tourmenté. Bitherstone, son maître, en fait autant, sous le maximum de pression du système Blimber ; mais il y a cette différence avec son dictionnaire que, dans le bâillement de M. Bitherstone il y a de la rancune et de la rage ; on lui a entendu dire qu’il voudrait bien tenir quelque jour le vieux Blimber dans l’Inde. « Mes esclaves à moi, auraient bientôt fait de le livrer à la tribu sauvage des Thugs. Il peut être sûr de ça. »

Briggs gémit toujours et traîne son boulet de science accoutumé ; Tozer aussi, Johnson aussi, et tous les autres aussi. Les élèves les plus vieux s’occupent surtout à oublier, avec une activité prodigieuse, tout ce qu’ils ont su, quand ils étaient plus jeunes. Les autres sont toujours aussi distingués, mais ils ont toujours aussi triste mine ; et parmi eux M. Feeder, bachelier ès lettres, avec sa main osseuse et ses cheveux en brosse, est toujours solide à la besogne : il en est à l’air d’Hérodote, et ses autres airs de rechange sont rangés derrière lui sur une planche.

L’entrée de l’émancipé Toots produit une profonde sensation, même au milieu de tous ces graves jeunes gens : on le regarde avec une sorte de vénération, comme un homme qui a passé le Rubicon, et qui ne reviendra jamais. On s’occupe de la coupe de ses habits, de la forme de ses bijoux, et on chuchote tout bas, la main devant la bouche. Le rageur Bitherstone, qui n’est pas du temps de M. Toots, cherche à le déprécier aux yeux des plus jeunes garçons. « Voilà-t-il pas quelque chose de beau que ses bijoux ! plus souvent qu’on se serait permis de m’apporter ces bêtises-là au Bengale, où ma mère m’a acheté une émeraude, enlevée du trône d’un rajah ! à la bonne heure, parlez-moi de ça ! »

Des émotions vives s’éveillent à la vue de Florence, dont chaque jeune homme tombe amoureux comme autrefois ; toujours à l’exception du rageur Bitherstone qui s’entête à ne pas devenir amoureux, par pur esprit de contradiction. On devient jaloux de M. Toots, et Briggs pense qu’il n’est déjà pas si vieux pour faire son monsieur ; mais les mauvaises langues se taisent, quand M. Toots, s’adressant tout haut à M. Feeder, bachelier ès lettres, lui dit :

« Comment vous portez-vous, Feeder ? voudrez-vous me faire le plaisir de venir dîner aujourd’hui avec moi à l’hôtel de Bedford ? »

Après une invitation pareille, il est clair que personne ne pourrait plus refuser de reconnaître M. Toots pour le coq de la maison.

On donne force poignées de mains à M. Toots, on lui fait force salutations, mais au fond, chaque jeune gentleman aurait le plus grand plaisir à supplanter Toots dans les bonnes grâces de miss Dombey. Enfin M. Toots ayant daigné accorder un ricanement à son ancien pupitre, Florence et lui se retirent avec Mme Blimber et Cornélia. On entend la voix du docteur Blimber, qui les suit, dire en fermant la porte : « Messieurs, nous allons maintenant reprendre nos travaux. »

C’est là ou à peu près tout ce que le docteur Blimber entend murmurer aux vagues ; la seule chose qu’il leur ait jamais entendu murmurer.

Florence s’éloigne pour monter avec Mme Blimber et Cornélia, jusqu’à l’ancienne chambre de Paul. M. Toots, qui pense bien qu’elle aime autant y être seule, reste à causer avec le docteur à la porte du cabinet ou plutôt à entendre causer le docteur. Toots s’étonne à présent d’avoir jamais pu prendre le cabinet pour un sanctuaire et le docteur, avec ses pieds tournés comme ceux d’un piano-forte de sacristie, pour un homme terrible. Florence descend bientôt et prend congé. M. Toots prend congé de même, et Diogène, qui s’est attaqué sans pitié au domestique myope pendant tout le temps, s’élance d’un bond à la porte et aboie d’un air triomphant contre le rocher vis-à-vis. Pendant ce temps-là, Mélia et une autre servante du docteur regardent par une croisée d’en haut et rient à gorge déployée de voir « ce M. Toots. » Quant à miss Dombey : « Vraiment, disent-elles, c’est tout le portrait de son frère, en mieux. »

M. Toots qui, en voyant descendre Florence a aperçu quelques larmes sur son visage, est dans le plus profond désespoir et se reproche d’avoir proposé une visite chez le docteur Blimber. Mais il est bientôt consolé, quand il lui entend dire qu’elle est bien aise d’y être allée et qu’il la voit parler gaiement de tout ce qui vient de se passer, tandis qu’il marche sur la plage. En approchant de la demeure de M. Dombey, à l’endroit où M. Toots doit la quitter, les vagues lui en disent si long, à ce pauvre Toots, et la douce voix de sa compagne aussi, qu’il n’a pas la force de la quitter : aussi, quand elle lui tend la main en signe d’adieu, il la garde dans la sienne.

« Miss Dombey, je vous demande bien pardon, dit M. Toots dans un moment de transport ; mais si vous vouliez me permettre de… de… »

Le regard souriant et indécis de Florence l’arrête court.

« Si vous vouliez me permettre de… si vous ne trouviez pas que ce soit prendre une trop grande liberté, miss Dombey, de… Mon Dieu, si vous vouliez seulement me laisser espérer… vous savez, » dit M. Toots.

Florence le regarde d’un air interrogateur.

« Miss Dombey, dit M. Toots qui sent qu’il ne peut plus s’en tirer, vraiment, je vous adore à un tel point que je ne sais plus que devenir. Je suis le plus misérable des êtres. Si nous n’étions justement au beau milieu de la place, je tomberais à genoux et je vous supplierais de me laisser espérer que je puis… puis-je penser que vous me laisserez…

— Oh ! je vous en prie, finissez, s’écria Florence troublée et effrayée un instant ; finissez, je vous prie. Ne dites pas un mot de plus. Je vous demande en grâce de finir. »

M. Toots est rouge de honte, et sa bouche reste entr’ouverte.

« Vous avez été si bon pour moi, dit Florence ; je vous suis si reconnaissante, j’ai tant de raisons de vous aimer comme un bon ami, et je vous aime tant comme cela… » En disant ces mots, un sourire ingénu se jouait sur ses lèvres, et ses yeux si doux s’arrêtèrent sur lui de l’air le plus innocent du monde, « Je vous aime tant comme cela que, j’en suis sûre, vous allez tout bonnement me dire : Adieu !

— Certainement, miss Dombey, dit M. Toots, je… je… c’est réellement ce que je voulais dire. Oh ! ça ne fait rien.

— Adieu ! lui dit Florence.

— Adieu ! miss Dombey, balbutie M. Toots. J’espère que vous n’y penserez plus ; ça ne… ça ne fait rien, je vous suis bien obligé. Ça ne fait rien du tout, du tout. »

Le pauvre M. Toots rentre à son hôtel dans un violent désespoir ; il s’enferme dans sa chambre à coucher, se jette sur son lit et y reste étendu longtemps, comme si, malgré tout, cela faisait beaucoup au contraire. Cependant M. Feeder, bachelier ès lettres, arrive pour dîner ; c’est fort heureux pour M. Toots, car on ne sait vraiment quand il se serait levé. Mais il est obligé de se lever pour recevoir M. Feeder et lui faire les honneurs de son repas hospitalier. Sous la douce influence de cette vertu sociale, l’hospitalité (pour ne pas dire sous l’influence du bon vin et de la bonne chère), le cœur de M. Toots se détend ; il entre en verve et cause avec ardeur. Il ne raconte pas à M. Feeder ce qui s’est passé au milieu de la place ; mais lorsque M. Feeder lui demande : « À quand le dénoûment ? » M. Toots répond « qu’il y a certains sujets délicats… » Sur quoi M. Feeder baisse immédiatement le nez. M. Toots ajoute qu’il ne sait pas de quel droit Blimber a fait remarquer qu’il accompagnait miss Dombey, que s’il pouvait croire qu’il l’eût fait par impudence, docteur ou non, il aurait affaire à lui. « Mais j’espère, dit-il, que c’est purement par ignorance. » À quoi M. Feeder répond : « Que cela ne fait pas le moindre doute. »

M. Feeder, cependant, en sa qualité d’ami intime, reçoit les confidences de M. Toots. Celui-ci désire seulement qu’on n’en parle qu’à mots couverts et avec sentiment. Après avoir bu quelques verres de vin, M. Toots propose de boire à la santé de miss Dombey.

« Mais, voyez-vous, Feeder, vous ne pouvez vous faire une idée du sentiment qui me dicte ce toast.

— Si fait, mon cher Toots, répond M. Feeder, et ce sentiment vous fait honneur, mon vieux garçon. »

L’amitié agite le cœur de M. Feeder, qui serre la main à M. Toots, et lui dit que, si jamais il a besoin d’un ami, il sait où il pourra le trouver ; il lui suffira d’un billet ou d’un petit message à son adresse. M. Feeder ajoute encore qu’il engage vivement Toots à prendre des leçons de guitare, ou tout au moins de flûte.

« Les femmes, dit-il, aiment la musique quand on leur fait la cour ; je l’ai éprouvé par moi-même. »

Ce qui conduit naturellement M. Feeder à avouer qu’il songe à Cornélia Blimber. Il dit à M. Toots que les lunettes ne lui déplaisent pas, et que, si le docteur Blimber faisait bien les choses et se retirait des affaires, eh bien ! ma foi ! ils seraient pourvus. « Je pense, dit-il, que lorsqu’on a amassé un joli petit magot par son travail, on doit quitter les affaires. Cornélia, ajoute-t-il, me seconderait dans la maison d’une manière flatteuse pour l’amour-propre d’un mari. » M. Toots répond en se jetant à corps perdu dans des louanges à l’adresse de miss Dombey, et finit par laisser entendre qu’il lui prend quelquefois envie de se faire sauter la cervelle. M. Feeder ne craint pas de dire que ce serait une folie, et, pour le réconcilier avec l’existence, il lui montre le portrait de Cornélia avec ses lunettes et tout ce qui s’en suit.

Ainsi se passe la soirée pour nos deux compagnons. Lorsque la nuit a succédé au jour, M. Toots reconduit M. Feeder jusqu’à la porte du docteur Blimber. Mais M. Feeder, après avoir monté quelques marches, redescend, quand M. Toots est parti, pour aller seul errer sur la plage et caresser ses rêves d’avenir. M. Feeder entend très-clairement les vagues lui dire, pendant tout le temps de sa promenade, que le docteur Blimber lui laissera son établissement. Il éprouve une sorte de plaisir romanesque à regarder le dehors de la maison, et à songer que le docteur commencera par la faire badigeonner et par la mettre en bon état de réparation.

M. Toots erre aussi, de son côté, sous les fenêtres du précieux écrin qui renferme son petit bijou. Sa tête est dérangée ; le pauvre garçon, avec des gestes qui pourraient bien éveiller les soupçons de la police, regarde à une croisée derrière laquelle il voit de la lumière. Il ne doute pas que ce ne soit la chambre de Florence. Il se trompe pourtant, c’est celle de Mme Skewton. Cependant Florence, endormie dans une autre chambre, fait de doux rêves, entourée qu’elle est de tant de souvenirs ; mais à la place du petit Paul, dans ces mêmes lieux visités une fois de plus par la maladie et par la mort, quoique dans des circonstances bien différentes, est étendue une femme éveillée qui geint péniblement. Couchée sur son lit de souffrance, elle est là dans toute sa laideur et sa décrépitude ; à côté d’elle est assise Edith, dans toute la terreur de son impassible beauté ; car sa beauté même inspire de la terreur à la vieille moribonde. Que disent les vagues à ces deux femmes dans le silence de la nuit ?

« Edith, quel est ce bras de pierre qui se lève pour me frapper, ne le voyez-vous pas ?

— Ce n’est rien, mère. C’est un effet de votre imagination.

— Un effet de mon imagination ! Tout est effet de mon imagination. Regardez, est-il possible que vous ne le voyiez pas ?

— Mais il n’y a rien, je vous assure, ma mère. Resterais-je assise immobile s’il y avait quelque chose ?

— Immobile ! dit la vieille en la regardant d’un air farouche : il est parti maintenant. Et pourquoi êtes-vous si immobile ? Ce n’est pas un effet de mon imagination, Edith. Cela me glace de vous voir ainsi assise à côté de moi.

— Je suis triste, ma mère.

— Triste ! vous l’êtes toujours, triste ; mais ce n’est pas pour moi. »

Puis elle pousse un cri, elle agite sa tête inquiète sur l’oreiller, elle dit qu’on l’a toujours abandonnée, qu’elle a toujours été une excellente mère ; elle parle de cette autre mère, de cette bonne vieille femme qu’elles ont rencontrée, de l’ingratitude que les filles ont pour d’aussi bonnes mères. Tout à coup, au milieu de ses idées incohérentes, elle s’arrête, regarde sa fille, s’écrie que sa tête s’égare et cache sa figure dans son drap.

Edith, par pitié, se penche vers elle et lui parle. La vieille la serre dans ses bras et lui dit avec horreur :

« Edith, nous retournerons bientôt à la maison. Croyez-vous que je retourne bientôt à la maison ?

— Oui, mère, oui.

— Et ce qu’il a dit ce… comment l’appelez-vous ? je ne me rappelle jamais les noms… ce… major. Ce mot terrible qu’il a prononcé, Edith, ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Edith ! ce n’est pas de moi qu’il a voulu parler ? » Et elle pousse un cri perçant, les yeux hagards.

Les nuits se succèdent, la lumière brille toujours à la croisée, et le corps est toujours étendu sur le lit. Edith est toujours assise à ses côtés, et les vagues, qui murmurent sans cesse, leur parlent à toutes deux pendant la nuit tout entière.

Les nuits se succèdent, et les vagues s’enrouent à force de répéter toujours leurs mystères sans fin ; le sable s’amoncelle sur le rivage, les oiseaux s’élèvent dans les airs et planent sur les eaux, les vents et les nuages suivent leurs courses errantes, les voiles blanches, à la douteuse clarté de la lune, ressemblent toujours dans l’espace au bras fatal qui montre au loin le but de l’homme, le pays invisible.

Et la pauvre vieille femme regarde toujours dans le coin de la chambre le bras de pierre qu’elle croit voir se dresser pour la frapper : « C’est, dit-elle, un bras détaché d’une statue funéraire. » À la fin, le bras tombe, et sur le lit on voit étendue une vieille femme sans voix, aux traits crispés, aux membres ratatinés. La moitié de son corps n’est déjà plus qu’un cadavre.

Telle est la femme qui se farde et se plâtre pour aller au grand jour se moquer du soleil et faire illusion aux gens, lentement promenée chaque soir, dans sa chaise roulante, au travers de la foule. Elle cherche à voir l’autre vieille qui a été si bonne mère ; et, ne la voyant pas, elle pousse des cris sauvages. Telle est la femme que l’on roule souvent jusque sur le bord de la mer, et qu’on laisse reposer là : pour quoi faire ? On sait bien que l’air qu’on y respire ne viendra pas rafraîchir ses poumons, pas plus que l’océan ne lui murmurera de douces paroles à l’oreille. Elle reste là, pourtant, à écouter des heures entières, mais les vagues n’ont pour elle qu’un langage lugubre et mélancolique ; la terreur est dans ses traits, et, quand ses yeux errent sur l’immensité des eaux, ils ne voient, entre le ciel et la terre, qu’une vaste et triste solitude.

Elle voit rarement Florence, et, quand elle la voit, elle devient maussade et boudeuse. Edith, toujours à ses côtés, éloigne Florence, qui, le soir dans son lit, tremble à la pensée de la mort sous cette forme hideuse ; souvent elle s’éveille pour écouter si elle n’est pas encore venue. Personne ne prend soin de la mourante si ce n’est Edith. Elle aime mieux ne pas se montrer à d’autres dans cet état, et que sa fille veille seule à ses côtés.

L’ombre s’est épaissie sur son visage, ses traits se sont encore amaigris, et devant ses yeux s’abaisse un sombre voile, un voile funèbre qui lui dérobe le monde. Ses mains tremblantes, qui se cherchent sur la couverture, se joignent avec peine ; elles s’agitent convulsivement du côté de sa fille, et une voix, qui ne ressemble déjà plus à la sienne, qui ne parle déjà plus un langage humain, dit ces mots : « Car enfin c’est moi qui vous ai nourrie ! »

Edith, l’œil sec, s’agenouille pour que sa réponse arrive plus sûrement à l’oreille de la mourante :

« Mère, pouvez-vous m’entendre ? »

Ses yeux égarés semblent dire oui.

« Vous souvenez-vous de la nuit qui a précédé mon mariage ? »

Pas un mouvement : mais sur ce visage immobile, Edith peut lire une réponse affirmative.

« Je vous ai dit alors que je vous pardonnais la part que vous y aviez prise, et que je priais Dieu de me pardonner aussi la mienne. Je vous ai dit que le passé était oublié ! Je vous le répète encore ; embrassez-moi, ma mère. »

Edith touche les lèvres pâles de sa mère, et pendant un moment un profond silence règne dans la chambre. Puis la mère, avec son rire de jeune fille et son squelette à la Cléopatre, se dresse sur son lit.

Fermez les rideaux roses, il y a dans l’air quelque chose à présent de plus que le vent et les nuages. Fermez bien les rideaux roses !

La nouvelle de l’événement est envoyée à M. Dombey à Londres ; il va trouver le cousin Feenix qui n’est pas encore en état de partir pour Bade et qui vient aussi de recevoir la nouvelle. C’est une bonne pâte d’homme que le cousin Feenix ; c’est bien l’homme qu’il faut pour les mariages comme pour les funérailles, et sa position dans la famille fait qu’on le consulte dans toutes les circonstances importantes.

« Dombey, dit le cousin Feenix, sur mon âme, je suis désolé de vous voir dans une aussi triste occasion. Ma pauvre tante ! C’était une femme diablement vive.

— C’est vrai ! répond M. Dombey.

— Et bien tournée ! Savez-vous qu’elle était joliment conservée pour son âge ? dit le cousin Feenix. Le jour de votre mariage on lui aurait donné encore vingt ans à vivre. Le fait est que je le disais à un homme de Book-street ; vous connaissez sans doute le petit Guillot Joper, qui porte un lorgnon ? »

M. Dombey fit signe qu’il ne le connaissait pas et ajouta :

« Mais pour en revenir aux obsèques, pensez-vous qu’il ne faudrait pas…

— Oh ! sur ma vie ! dit le cousin Feenix en se caressant le menton avec le bout de main que ses manchettes laissaient disponible, je ne pourrais pas vous dire. J’ai bien là-bas dans le parc un mausolée, mais je crains qu’il n’ait besoin de réparations ; le fait est qu’il est dans un diable d’état. Mais bien qu’il soit fort détérioré, je le ferais encore arranger ; seulement je crois que les amateurs de parties champêtres ont pris l’habitude de venir dans l’enceinte, derrière la grille, y faire des pique-niques. »

M. Dombey pense que ce mausolée ne peut pas convenir.

« Il y a dans le village une église fort commode, dit le cousin Feenix en réfléchissant. C’est un modèle de l’ancien style anglo-normand, admirablement bien dessiné par lady Jane Finchburry, une femme d’une taille ravissante ; mais avec leur chaux, ils m’ont gâté le style. Et puis c’est un long voyage.

— Si nous faisions la cérémonie à Brighton ? insinua M. Dombey.

— Sur ma parole, Dombey, je crois que nous ne pouvons pas faire mieux, dit le cousin Feenix. Nous sommes tout portés, et l’endroit est très-gentil.

— Et quel jour choisirons-nous ? dit M. Dombey.

— Je me ferai un devoir de me mettre à votre disposition pour le jour qu’il vous plaira, dit le cousin Feenix. J’aurai un grand plaisir, plaisir bien triste à vrai dire, à accompagner ma pauvre tante sur les bords de… de… enfin… de la tombe, dit le cousin Feenix qui trouva plus commode de tourner brusquement le dos au style soutenu.

— Pourrez-vous quitter la ville lundi ?

— Lundi me va parfaitement, répond le cousin Feenix. M. Dombey convient donc de prendre le cousin Feenix ce jour-là et se retire, accompagné du cousin jusque sur l’escalier. Au moment où il s’éloigne, le cousin Feenix lui dit : « Vraiment je suis désolé, Dombey, de toute la peine que cela va vous donner.

— Point du tout, » répond M. Dombey.

Au jour convenu, le cousin Feenix et M. Dombey partent ensemble pour Brighton. À eux deux, ils représentent toute la famille de la défunte, pour accompagner sa dépouille mortelle à sa dernière demeure.

Le cousin Feenix, assis dans une voiture de deuil, reconnaît une foule de monde sur la route, mais, par décorum, il s’abstient de toute salutation ; il se contente de les nommer tout haut à M. Dombey. « Celui-ci, c’est Tom Johnson. Celui-là, c’est l’homme à la jambe de bois de chez White. Eh ! Tom, que faites-vous ici ? Tiens ! voici Foley, sur sa jument pur sang ! et la fille Smalder donc ! » et les reconnaissances continuent ainsi tout le long du chemin. Pendant le temps de la cérémonie, le cousin Feenix est triste ; il fait remarquer que, dans ces occasions, un homme ne peut s’empêcher de songer qu’il commence à se casser, et ses yeux sont humides pour tout de bon quand l’affaire est terminée. Mais il se remet bientôt, et le reste des invités et des amis de Mme Skewton qui, selon l’observation perpétuelle du major à son club, ne s’était jamais assez couverte, en font autant.

Cependant cette jeunesse que vous savez, aux épaules nues, dont les paupières s’agitent si péniblement, dit en poussant un petit cri que la défunte devait être affreusement vieille, qu’elle est morte de toute espèce de maladies si horribles qu’en vérité il vaut mieux n’en jamais parler.

La mère d’Edith repose donc oubliée de ses chers amis ; ils sont sourds au murmure des vagues qui s’enrouent à force de répéter toujours leurs mystères sans fin ; ils ne voient pas le sable qui s’amoncelle sur le rivage, ils ne voient pas les voiles blanches qui, à la douteuse clarté de la lune, ressemblent toujours dans l’espace au bras fatal montrant au loin le but de l’homme, le pays invisible. Mais rien n’est changé sur le bord de la mer inconnue, et Edith, qui s’y promène seule, écoutant le murmure des vagues, foule aux pieds les tristes varechs apportés par les flots, sombre présage des ruines dont va se joncher son chemin dans la vie.