Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 266-288).


CHAPITRE XVIII.

Père et fille.


Un profond silence règne dans la maison de M. Dombey. Les domestiques montent et descendent, mais ils semblent glisser comme des ombres, car on n’entend pas le bruit de leurs pas. Ils parlent constamment entre eux, prolongent leurs repas, font honneur aux mets et à la bière, et se régalent suivant une coutume tristement profane. Mme  Wickam, les yeux tout rouges, raconte de tristes anecdotes, rappelle combien de fois, chez Mme  Pipchin, elle avait prédit ce malheur, boit plus que de coutume et parait fort affligée, sans cesser d’être fort aimable. La cuisinière est sous la même influence ; elle promet une petite friture pour le souper, et se débat, dans ses larmes, contre sa sensibilité et les oignons qu’elle épluche. Towlinson commence à croire qu’il y a là une fatalité et demande si jamais on a entendu dire que d’habiter un coin de rue ait porté bonheur à personne. À tous il semble que la mort du petit Paul soit arrivée depuis longtemps déjà, et l’enfant pourtant repose encore, calme et beau, sur son petit lit.

Le soir, viennent quelques visiteurs, visiteurs silencieux, aux souliers de feutre, les mêmes que l’on a vus déjà il y a quelques années. Ils apportent avec eux ce lit de repos si étrange pour le sommeil d’un enfant. Pendant tout ce temps, le père, si cruellement frappé, n’a été vu par personne, pas même par son domestique : il est assis dans le coin le plus reculé de sa triste chambre, seul avec lui-même, sans remuer, sinon pour faire quelques pas de temps à autre. Le matin cependant, on dit tout bas à la cuisine qu’on l’a entendu monter au milieu de la nuit dans la chambre du petit Paul, et qu’il y est resté jusqu’au lever du soleil.

Dans les bureaux de la Cité, les carreaux dépolis sont encore obscurcis par les jalousies que l’on a fermées, et, tandis que le jour, qui pénètre avec peine dans les pièces, fait pâlir la lumière des lampes sur les pupitres, la lumière des lampes aussi semble faire pâlir le jour et une obscurité inaccoutumée règne partout. On travaille fort peu. Les employés sont mal disposés, et s’invitent à un rendez-vous de côtelettes dans l’après-midi, avant d’aller se promener en bateau. Perch, l’homme de peine, n’en finit pas dans ses courses. On le voit devant les comptoirs des tavernes, buvant avec des amis qui le retiennent et pérorant sur la fragilité des choses de ce monde. Il rentre chez lui à Balls-Pond plus tôt que de coutume et régale Mme  Perch d’une côtelette de veau et d’une chope de bonne bière. M. Carker le gérant ne traite personne, et n’est traité par personne. Seul dans sa chambre, il montre ses dents tout le long du jour. On dirait qu’un obstacle vient d’être écarté de la route de M. Carker et qu’il n’a plus maintenant qu’à avancer.

Mais voici que les jolis enfants roses, qui habitent en face de M. Dombey, regardent tous dans la rue par les croisées de leur chambre. C’est qu’à la porte sont quatre chevaux noirs, tout empanachés. Les plumes tremblent au-dessus du char qu’ils traînent, et la foule curieuse s’arrête pour voir et les chevaux et le char et les hommes qui le suivent avec leurs écharpes et leurs bâtons. Le faiseur de tours, qui allait commencer à faire pirouetter sa cuvette au bout de sa canne, cache ses habits galonnés sous son large manteau, et sa pauvre femme épuisée par les fatigues de l’état, et toute courbée du côté droit sous le poids du lourd enfant qu’elle a sur les bras, flâne là un moment pour voir sortir la compagnie. Mais quand apparaît le triste fardeau, qui n’est pas bien lourd à porter, elle serre plus près son enfant contre son cœur ; et la plus jeune des jolies petites filles roses qui regardent à la haute croisée en face n’a pas besoin que sa bonne lui fasse signe de modérer sa gaieté, lorsque, étendant sa petite main potelée, elle se tourne vers elle pour lui demander : « Qu’est-ce que cela ? »

Voici maintenant paraître, au milieu des domestiques vêtus de noir et des femmes tout en larmes, M. Dombey. Il traverse le corridor et se dirige vers la seconde voiture qui l’attend. Les gens qui l’observent disent qu’il n’a pas l’air trop abattu par la douleur et le désespoir. Sa démarche est aussi droite, son maintien aussi roide qu’auparavant. Il ne cache pas sa figure dans un mouchoir et regarde droit devant lui. Peut-être ce visage est-il un peu altéré, un peu pâle, mais son expression n’a pas changé. Il prend place dans la voiture et trois messieurs le suivent. Puis, le cortége se met en marche lentement dans la rue. Les panaches se balancent encore dans le lointain, que le faiseur de tours a déjà planté sa cuvette au bout d’une canne et que la même foule fait cercle autour de lui. Mais la femme du faiseur de tours n’est pas aussi alerte à recueillir les sous, car les funérailles d’un enfant lui ont fait songer que son pauvre petit, enveloppé dans son mauvais châle, pourrait bien aussi ne jamais devenir un homme, ne jamais mettre sur sa tête un filet bleu-ciel, ne jamais porter un maillot couleur de chair, ne jamais faire la culbute dans la boue.

Les panaches continuent leur triste route dans les rues et approchent à la portée des sons d’une cloche. C’est dans la même église que le gentil enfant reçut tout ce qui restera bientôt de lui sur la terre, un nom. À côté de sa mère, on place son corps inanimé. C’est bien. Florence dans ses promenades solitaires, oh ! bien solitaires, pourra passer devant, tous les jours.

Le service terminé, le prêtre se retire et M. Dombey regarde tout autour de lui, demandant à voix basse si la personne qui doit prendre ses ordres pour la pierre est arrivée.

Un homme s’approche et dit : « Oui, monsieur. »

M. Dombey indique où il veut qu’elle soit placée ; il lui montre avec la main, sur le mur, quelle en doit être et la forme et la dimension, et comment elle doit se trouver au-dessous de celle de la mère, puis, avec son crayon, il écrit lui-même l’inscription et la présente à l’homme en ajoutant : « Je désire que ce soit fait immédiatement.

— On va s’y mettre aussitôt, monsieur.

— Vous voyez qu’il n’y a absolument à inscrire que le nom et l’âge ? »

L’homme s’incline, regarde le papier et paraît hésiter.

M. Dombey, sans remarquer ce mouvement, s’éloigne et se dirige vers la grande porte.

« Pardon, monsieur, et une main se pose doucement sur son manteau de deuil, mais comme vous désirez que ce soit fait immédiatement et que le papier pourrait être déjà en main, quand je reviendrai…

— Eh bien ?

— Auriez-vous la bonté de le relire une seconde fois ? Je pense qu’il y a erreur.

— À quel endroit ? »

Le marbrier lui rend son papier et lui montre du bout de son mètre les mots : cher et unique enfant.

— Il faut mettre, je pense, fils unique ?

— Oui, vous avez raison, corrigez cela. »

Le père d’un pas plus rapide s’avance vers la voiture. Quand les trois autres personnes qui l’accompagnent montent pour reprendre leurs places, son visage est pour la première fois caché, à l’ombre de son manteau, et ce jour-là on ne le revoit plus. Il descend le premier et passe aussitôt dans sa chambre. Les autres personnes, qui l’accompagnaient, c’est-à-dire M. Chick et deux des médecins, montent au salon où Mme  Chick et miss Tox les reçoivent. Pendant ce temps-là, dans la chambre au-dessous, cette chambre fermée à tout le monde, il y a quelqu’un pourtant. Quelle figure fait-il ? quelles sont ses pensées ? quels sont les battements de son cœur, ses luttes, ses souffrances ? Dieu le sait.

Ce que l’on remarque surtout en bas à la cuisine, c’est que ce jour-là ressemble à un dimanche. Ils ne peuvent pas se mettre dans la tête qu’il n’y ait pas quelque chose d’inconvenant ou d’impie dans la conduite de gens du dehors qui vont et viennent dans la rue pour se rendre à leurs occupations ordinaires avec leurs vêtements de tous les jours, comme si de rien n’était. Les jalousies levées, les persiennes ouvertes leur semblent déroger à la règle, et ils se réconfortent tristement en buvant force bouteilles de vin que l’on débouche sans façon comme un jour de fête. Tous se sentent disposés à faire de la morale.

« Que Dieu nous fasse la grâce à tous de nous amender ! » soupire Towlinson, en manière de toast, le verre à la main. À quoi la cuisinière répond avec un soupir aussi :

« Ah ! oui, ce n’est pas sans besoin, bon Dieu ! »

Le soir, Mme  Chick et miss Tox reprennent leurs travaux à l’aiguille, et le soir aussi M. Towlinson va prendre l’air en compagnie de la bonne qui n’a pas encore essayé son chapeau de deuil. Ils sont fort tendres ensemble au tournant des rues, endroit toujours un peu dans l’ombre, et Towlinson fait des châteaux en Espagne où il se voit déjà menant l’existence rangée et irréprochable d’un honnête fruitier étalagiste dans le marché d’Oxford.

Pendant la nuit, on dort plus profondément chez M. Dombey qu’on ne l’a fait depuis bien des nuits. Le soleil du matin réveille tous les domestiques qui reprennent une fois encore leurs anciennes habitudes. En face, les jolis enfants font courir leurs cerceaux. Dans l’église on célèbre un superbe mariage. La femme du faiseur de tours quête avec ardeur, dans un autre quartier de la ville, et le maçon chante et siffle à la fois en gravant sur le marbre avec son ciseau les lettres : P-A-U-L.

Se peut-il que dans un monde si rempli, si occupé, la perte d’une faible petite créature puisse faire dans un cœur un vide si grand, si profond, que la grandeur et la profondeur de l’éternité peuvent seules le remplir ! Florence, dans sa douleur innocente, aurait répondu sans doute : « Ô mon frère, ô frère qui m’a tant aimée et que j’ai tant aimé aussi ! Seul ami, unique compagnon de mon enfance délaissée, quelle autre pensée pourrait donc venir profaner ma douleur au moment où tu viens de descendre dans ta tombe prématurée, et se flatter de noyer mon chagrin dans le torrent de mes larmes ?

— Ma chère enfant, dit Mme  Chick, qui regardait comme de son devoir de lui donner une leçon de patience, quand vous aurez mon âge…

— Qui est le printemps de la vie ? dit miss Tox.

— Vous apprendrez, poursuivit Mme  Chick serrant doucement la main de miss Tox pour la remercier de cette remarque pleine de délicatesse, vous apprendrez que la douleur ne sert de rien et qu’il faut nous soumettre.

— J’essayerai, chère tante. J’essaye même déjà, répondit Florence en sanglotant.

— J’en suis bien aise, dit Mme  Chick ; car voyez-vous, mon enfant, comme vous le dira notre chère miss Tox, dont le bon sens et le parfait jugement ne peuvent être mis en doute…

— Ma chère Louisa, vous allez me rendre fière, dit miss Tox.

— Comme vous le dira notre chère miss Tox, dont l’expérience est grande, poursuivit Mme  Chick, nous devons, dans toutes les occasions, faire un effort sur nous-mêmes. Le ciel l’exige de nous. Si quelque… ma chère (et Mme  Chick se tourna vers miss Tox), le mot ne me vient pas, quelque mis… mis…

— Misérable ? dit miss Tox.

— Non, non, non, dit Mme  Chick. Qu’est-ce que vous me dites là ! Ô mon Dieu, mais j’ai le mot sur le bout de la langue.

— Quelque missionnaire ? dit timidement miss Tox.

— Ô mon Dieu, Lucrèce ! mais cela n’a pas le sens commun ! Si quelque… misanthrope, voilà le mot que je cherchais. Quelle idée ! Un missionnaire ! Donc, si quelque misanthrope venait à faire devant moi cette question : « Pourquoi sommes-nous sur la terre ? » je répondrais : « Pour faire un effort.

— C’est parfait, dit miss Tox, vivement impressionnée par l’originalité de la solution. C’est parfait !

— Malheureusement, poursuivit Mme  Chick, nous avons un triste exemple sous nos yeux. Nous n’avons que trop de raisons de supposer, ma chère enfant, que, si une personne de la famille avait, dans le temps, fait sur elle-même un effort, une suite de circonstances pénibles et douloureuses auraient pu être évitées. Rien ne pourra jamais m’ôter de l’idée, continua la digne matrone d’un air résolu, que, si notre pauvre Fanny avait fait cet effort, le cher petit enfant aurait eu au moins un meilleur tempérament. »

Mme  Chick s’abandonna un moment à sa sensibilité ; mais, à l’appui de sa morale, elle fit un effort, coupa court à son chagrin au beau milieu d’un sanglot et reprit la conversation.

« Ainsi, Florence, montrez-nous que vous avez un peu de courage, et n’allez pas par une douleur égoïste augmenter celle dans laquelle est plongé votre cher papa.

— Chère tante ! dit Florence, en se jetant vivement aux genoux de Mme  Chick, pour mieux lire dans ses yeux, parlez-moi encore de papa. Je vous en prie, parlez-moi de lui. Est-il donc tout à fait inconsolable ? »

Miss Tox était sensible et cette prière l’émut vivement. Soit qu’elle crût voir, de la part de cette jeune fille presque abandonnée de son père, la résolution de continuer près de lui son frère qui n’était plus, ou l’expression d’un amour qui s’efforçait de se rattacher au cœur que Paul avait aimé comme elle, d’un amour qui ne pouvait supporter l’idée qu’au milieu de circonstances si cruelles on l’exclût de toute participation à une telle douleur, et qu’on lui enlevât sa part de sympathie dans cette communauté de chagrin et de peines ; soit que miss Tox y reconnût seulement l’élan d’une âme exaltée par le dévouement, qui, malgré les mépris dont elle a été l’objet, soupire après un retour d’affection méritée, et supplie son père de chercher sa consolation auprès de sa fille, ou de lui accorder à elle-même la consolation d’un mot, d’un seul mot sorti de sa bouche ; de quelque façon que miss Tox interprêtât la question de Florence, elle se sentit profondément touchée. Elle oublia un moment la majesté de Mme  Chick, et caressant la joue de Florence de la main, elle se détourna pour laisser un libre cours à ses larmes, sans attendre les instructions de cette digne matrone.

Mme  Chick elle-même perdit, pour un moment, cette présence d’esprit dont elle était si fière, et demeura muette, regardant cette jeune et jolie jeune fille qui, si longtemps, était restée penchée sur le petit lit avec tant de courage et de patience. Mais recouvrant sa voix et sa présence d’esprit, ce qui est synonyme, car pour elle c’était tout un, elle répondit avec dignité :

« Florence, ma chère enfant, votre papa est assez singulier quelquefois, et, me questionner à son sujet, c’est me questionner sur un sujet que je n’ai nullement la prétention de connaître. Je crois avoir sur votre papa autant d’influence que qui que ce soit. Mais, tout ce que je puis dire, c’est qu’il m’a fort peu parlé, et que je l’ai à peine vu une ou deux fois pendant une minute, si l’on peut dire vu quand sa chambre était toute noire. J’ai dit à votre papa : « Paul (ce sont mes propres paroles), Paul ! pourquoi ne prenez-vous pas quelque chose d’excitant ? — Louisa, ayez la bonté de me laisser. Je n’ai besoin de rien. J’aime mieux rester seul. » Telle a toujours été la réponse de votre papa. Je devrais demain matin lever la main sur l’évangile, en justice, Lucrèce, que je n’hésiterais certainement pas à jurer que ce sont là ses paroles exactes et identiques. »

Miss Tox exprima son admiration en disant : « Ma chère Louisa est toujours méthodique !

— Bref, Florence, reprit Mme  Chick, il ne s’est littéralement rien passé entre votre père et moi jusqu’au jour d’aujourd’hui où j’ai dit à votre papa que sir Barnet Skettles et lady Skettles avaient écrit les lettres les plus aimables. Pauvre cher enfant ! Lady Skettles l’aimait comme un… Où est mon mouchoir ? »

Miss Tox lui en présenta un.

« Oui, les lettres les plus aimables, vous invitant à aller passer quelques jours auprès d’eux pour vous tirer d’ici. J’ai dit à votre papa que je pensais le moment venu pour miss Tox et pour moi de rentrer chez nous. Il en est convenu, puis je lui ai demandé s’il voyait quelque inconvénient à ce que vous dussiez accepter cette invitation. Il m’a répondu :

« Non, Louisa, pas le moindre. »

Florence releva ses yeux tout pleins de larmes.

« Mais en même temps, Florence, si vous préférez rester ici au lieu de faire à présent cette visite, ou de venir avec moi à la maison…

— Je le préférerais beaucoup, ma tante, répondit Florence avec un peu d’embarras.

— Eh bien, mon enfant, dit Mme  Chick, vous le pouvez. C’est un choix singulier, je dois l’avouer ; mais cela ne m’étonne pas, vous avez toujours été singulière. Il n’y a que vous, jeune comme vous êtes, et après tout ce qui s’est passé… ma chère miss Tox… j’ai encore perdu mon mouchoir… il n’y a que vous pour désirer de rester ici, bien sûr.

— Il me serait pénible de penser, dit Florence, que la maison demeure abandonnée, que les chambres, la sienne, celles du second étage, toutes sont vides et désolées, chère tante. J’aime mieux rester ici, pour le moment. Oh ! mon frère ! Oh ! mon frère ! »

C’était une douleur bien franche que rien ne pouvait calmer, et les larmes coulèrent en abondance à travers les doigts dont elle se couvrait la figure. La poitrine gonflée et oppressée a besoin quelquefois de se soulager ainsi, ou bien le pauvre cœur blessé qu’elle contient ferait comme l’oiseau atteint à l’aile, qui voltige un moment et va tomber dans la poussière.

« Eh bien, mon enfant ! dit Mme  Chick après un moment de silence, je ne voudrais pas bien certainement vous dire rien de désagréable, et vous en êtes bien persuadée, n’est-ce pas ? Vous resterez ici et vous en ferez ce qu’il vous plaira. Personne ne veut vous contrarier, Florence, personne n’y songe, assurément. »

Florence secoua la tête tristement pour dire qu’elle en était bien convaincue.

« Je n’eus pas plutôt commencé à engager votre pauvre papa à chercher de la distraction et du courage dans un changement momentané, dit Mme  Chick, qu’il me dit de lui-même avoir formé déjà le projet d’aller passer quelque temps à la campagne. Et vraiment, j’espère qu’il partira bientôt : il ne partira jamais trop tôt. Mais je crois qu’il a quelques dispositions à prendre pour mettre en ordre ses affaires, ses papiers et le reste, par suite du malheur qui nous a éprouvés si cruellement. Je ne sais ce qu’est devenu mon mouchoir ; Lucrèce, prêtez-moi le vôtre, ma chère… ce qui pourra bien l’occuper un soir ou deux dans sa chambre. S’il y a jamais eu au monde un Dombey, petite, c’est bien votre papa, dit Mme  Chick en essuyant ses yeux bien soigneusement avec les deux coins du mouchoir de miss Tox.

« Il fera un effort, allez ! n’ayez pas peur.

— Est-ce qu’il n’y a rien, ma tante, dit Florence en tremblant, que je puisse faire aussi pour…

— Oh ! Dieu ! ma chère enfant, s’écria vivement Mme  Chick, de quoi me parlez-vous ? Si votre papa m’a dit à moi, et ce sont ses propres paroles : « Louisa, je n’ai besoin de rien, j’aime mieux qu’on me laisse seul, » que pensez-vous qu’il vous dirait à vous ? Il ne faut même pas paraître devant lui, petite. N’y songez pas.

— Ma tante, dit Florence, je vais monter dans ma chambre pour me coucher. »

Mme  Chick approuva cette résolution, et la congédia en l’embrassant. Mais miss Tox, sous le faux prétexte d’aller à la recherche du mouchoir oublié, accompagna Florence à l’étage supérieur. Elle essaya, dans l’espace de quelques minutes, de la consoler, en dépit des airs maussades de Suzanne Nipper. Car miss Nipper, dans son zèle ardent, se faisait de miss Tox un crocodile ; quoique pourtant la sympathie de cette dame semblât sincère et qu’elle eût au moins l’avantage d’être bien désintéressée : dans le fait, elle n’y gagnait pas grand’chose.

Eh quoi ! n’y avait-il donc pas une personne plus proche et plus aimée que Suzanne, pour guérir ce cœur déchiré par la douleur ? pas d’autres bras où Florence pût se jeter dans sa détresse ? pas d’autre visage à contempler, pas d’autre bouche pour calmer par de douces paroles une affliction si profonde ? Florence était-elle donc si abandonnée dans ce triste monde, qu’il ne lui restât pas autre chose ? Hélas ! c’était tout. Privée, à la fois, de sa mère et de son frère, car la perte du petit Paul lui faisait sentir plus vivement la perte de sa mère, Florence n’avait d’autre consolatrice que Suzanne. Et qui peut dire combien son cœur avait besoin, dans ces premiers moments, d’être consolé ! Dans les premiers temps, quand la maison eut repris son aspect accoutumé ; que tout le monde fut parti, à l’exception des domestiques et de son père qui se tenait enfermé dans sa chambre, Florence ne put que pleurer, et monter et descendre tout en larmes. Quelquefois, dans un accès de douloureux souvenir, elle courait dans sa chambre, se tordait les mains de désespoir, cachait sa figure sur son lit et ne voulait aucune consolation ; elle ne voyait que l’amertume et l’étendue de son malheur. Ces crises lui revenaient d’ordinaire devant un lieu ou un objet qui se rattachait par un tendre souvenir à celui de son frère, et faisait de la triste maison un lieu de souffrance et d’agonie pour elle.

Mais il n’est pas dans la nature d’un amour pur de se consumer toujours dans ces accès violents et terribles. Une flamme allumée par des éléments grossiers et terrestres peut ronger et dévorer le cœur qui lui a donné asile ; il n’en est pas de même du feu sacré qui descend du ciel. Flamme céleste ! elle est aussi bienfaisante au cœur qu’elle le fut autrefois pour les douze apôtres, quand, se posant sur leur tête, elle leur fit voir dans chaque homme un frère, entouré sans danger d’une lumière radieuse, mais innocente. Aussitôt l’image du petit Pau évoquée, le calme rentrait dans le cœur de Florence : ce n’étaient plus des cris de désespoir, et dans ses yeux se lisaient l’amour, la confiance et la paix. Ses larmes coulaient encore, il est vrai ; mais c’étaient de douces larmes, et elle caressait le tendre souvenir qui les faisait couler.

Bientôt ses yeux purent se fixer plus calmes sur les vagues dorées qui ondulaient encore comme autrefois sur le mur, pendant les belles journées, les regardant monter et descendre peu à peu. Bientôt cette chambre la revit souvent, assise là, toute seule, aussi douce, aussi patiente qu’au moment où elle avait veillé auprès du petit lit. Quand la pensée douloureuse qu’il était vide alors venait troubler son âme, elle se mettait à genoux et priait Dieu (c’est ainsi qu’elle soulageait son cœur) de permettre à un de ses petits anges de l’aimer et de se souvenir toujours d’elle.

Bientôt sa douce voix, sous les murs de cette demeure triste et sombre, fit entendre le soir, lentement, en s’interrompant souvent, ce vieil air qu’il avait tant de fois écouté, sa petite tête appuyée sur son épaule. Et puis, quand la nuit était venue tout à fait, on entendait murmurer dans la chambre quelques accords sur sa harpe ; elle jouait si doucement, chantait si bas, qu’on eût dit l’écho plaintif de l’air qu’elle avait joué à sa demande le soir fatal, plutôt que l’air lui-même réellement répété. Mais il fut répété souvent, bien souvent dans les ténèbres de sa solitude, et les sons entrecoupés tremblaient encore sur la corde, que la douce voix était noyée dans les larmes.

C’est ainsi que, peu à peu, le courage lui revint de jeter les yeux sur l’ouvrage, dont ses doigts s’étaient occupés, lorsqu’elle était assise, à ses côtés, au bord de la mer ; puis arrive le moment où elle le reprit, avec une sorte d’amour, comme si cet ouvrage eût été un être animé qui l’avait connu. Et alors, assise à la croisée tout près du portrait de sa mère, dans cette chambre si longtemps déserte elle passait des heures à penser tristement.

Pourquoi ses yeux noirs se levaient-ils si souvent de dessus son ouvrage pour regarder les enfants roses qui habitaient en face ? Ce n’était certes pas une ressemblance directe avec son frère, car ces enfants étaient des filles : quatre petites sœurs. Mais, comme elle, elles avaient perdu leur mère, et elles avaient un père.

Il était facile de voir s’il était sorti et attendu ; car alors sa fille aînée, toujours habillée pour le recevoir, ne manquait pas de se placer à la fenêtre du salon ou sur le balcon pour le voir arriver, et, du plus loin qu’elle l’apercevait, sa figure, jusque-là soucieuse, brillait de joie, pendant que les autres, à la croisée d’en haut, d’où elles épiaient aussi son retour, battaient des mains et tambourinaient sur le balcon, en appelant papa. L’aînée descendait dans le vestibule, mettait sa main dans la sienne et le conduisait en haut. Florence la voyait ensuite assise auprès de lui, ou bien sur ses genoux, ou bien encore pendue tendrement à son cou et causant avec lui ; et, quoique toujours ils fussent gais ensemble, quelquefois il la regardait comme s’il voyait en elle une ressemblance avec sa mère qui n’était plus. Florence alors ne pouvait regarder plus longtemps ce spectacle, et, fondant en larmes, elle se cachait derrière le rideau comme si elle eût eu peur, ou s’éloignait vivement de la fenêtre. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’y revenir, et son ouvrage tombait bientôt encore de ses mains sans qu’elle s’en aperçût.

Cette maison était celle qui, pendant bien des années, était restée inhabitée. À la fin, en l’absence de Florence, cette famille l’avait louée. Elle avait été réparée et repeinte à neuf ; c’étaient partout des fleurs et des oiseaux, et elle ne ressemblait plus à ce qu’elle avait été autrefois. Mais Florence ne s’occupait guère de la maison. Le père, le père avec ses enfants, elle ne voyait pas autre chose.

Quand il avait dîné, Florence, à travers les croisées qui étaient ouvertes, les voyait descendre avec leur gouvernante ou avec leur bonne et se ranger autour de la table. Pendant l’été, le son de leurs voix enfantines et leurs joyeux éclats de rire traversaient la rue et venaient se répéter dans la sombre chambre où elle était assise. Puis elles remontaient en sautant, en gambadant avec lui, grimpaient autour de lui sur le canapé, ou se groupaient à ses pieds, vrai bouquet de fraîches figures, pour écouter une histoire qu’il semblait leur raconter. Quelquefois elles accouraient sur le balcon, et Florence se cachait bien vite pour ne pas glacer leur joie avec sa robe noire, assise là toute seule en grand deuil.

L’aînée restait avec son père, quand ses petites sœurs étaient parties, et lui préparait son thé, ô heureuse petite ménagère ! puis elle causait avec lui soit à la croisée, soit dans la chambre, en attendant les lumières. Il en faisait sa compagne, quoiqu’elle eût quelques années de moins que Florence, et elle prenait l’air grave et sérieux d’une petite femme, son livre ou sa broderie à la main ; quand on avait apporté les lumières, Florence pouvait, de son coin noir, les regarder encore mieux à son aise, et n’en bougeait pas. Mais quand l’heure était venue où l’enfant tendait sa joue à son père, en lui disant : « Bonsoir, papa, » avant d’aller se reposer, Florence tremblait et sanglotait, et ne pouvait plus regarder.

Et pourtant, avant d’aller se reposer elle-même, elle tournait bien des fois les yeux vers cette maison, tout en murmurant doucement l’innocente chanson qui avait tant de fois endormi son frère, ou en chantant tout bas cet air dont les sons étaient entrecoupés par ses sanglots. Mais ses pensées, à cette vue, et ses observations journalières à la fenêtre, étaient un secret qu’elle gardait pour elle au fond de sa jeune âme.

Cette âme de Florence, de Florence si pure et si candide, si digne de l’amour que Paul avait pour elle et qu’il lui avait murmuré à l’oreille jusque dans ses dernières paroles ; l’âme de Florence, dont l’innocence se reflétait sur son visage et respirait dans chacun des accents de sa douce voix ; cette jeune âme renfermait-elle un autre secret ? Oui. Un autre encore.

Quand tout reposait dans la maison, que les lumières étaient éteintes, elle sortait doucement de sa chambre et descendait sans bruit l’escalier pour venir à la porte de son père ; et là, retenant sa respiration, elle y appuyait tout contre sa figure et sa tête, et, dans l’élan de son amour, elle y déposait un baiser. Chaque soir elle restait à genoux, les mains sur le froid carreau du corridor, prêtant l’oreille pour entendre seulement son souffle. Si elle l’avait osé, elle serait allée se jeter à ses pieds comme une humble suppliante, tant elle désirait qu’il lui permît de l’aimer, de le consoler, de la laisser lui témoigner quelque tendresse, elle, son unique enfant maintenant.

Personne ne le savait. Personne n’y pensait. La porte était toujours bien close et M. Dombey toujours enfermé dans sa chambre. Il n’en était sorti qu’une ou deux fois, et le bruit courait dans la maison qu’il allait bientôt partir pour son voyage ; mais il vivait retiré dans son appartement, seul, sans jamais la voir ni s’inquiéter d’elle. Peut-être même ignorait-il qu’elle fût dans la maison.

Un jour, une semaine environ après les funérailles, Florence était assise à son ouvrage, quand Suzanne parut, moitié riant, moitié pleurant, pour annoncer un jeune homme.

« Un jeune homme ! Pour moi, Suzanne ! dit Florence stupéfaite.

— Oui, c’est bien surprenant, n’est-ce pas, mademoiselle Florence ? dit Suzanne. Ah ! je voudrais bien que vous eussiez beaucoup de visites, oui, vraiment, je le voudrais, vous n’en iriez que mieux, et mon opinion, c’est que plus tôt nous partirons chez les vieux Skettles, mademoiselle, mieux nous nous en trouverons toutes les deux. Je ne tiens pas à vivre dans le monde, mademoiselle Florence, mais je ne suis pas une huître, non plus. »

Il faut rendre justice à miss Nipper ; elle parlait beaucoup plutôt pour sa jeune maîtresse que pour elle-même ; on le voyait rien qu’à l’expression de ses traits.

« Mais ce visiteur, Suzanne ? » dit Florence.

Suzanne, suffoquée à la fois par son envie de rire et par son envie de pleurer, répondit dans un rire mêlé de larmes :

« C’est M. Toots ! »

Un sourire glissa sur les lèvres de Florence ; mais ses yeux, au même instant, se remplirent de larmes. Après tout, c’était toujours un sourire, et ce fut une grande satisfaction pour miss Nipper.

« C’est tout à fait comme moi, mademoiselle Florence, dit Suzanne en portant à ses yeux son tablier et secouant en même temps la tête, à peine ai-je vu cet innocent dans le vestibule, que j’ai commencé par éclater de rire et fini par sangloter. »

Suzanne Nipper, malgré elle, allait donner sur place une seconde représentation de la chose, mais au même moment M. Toots, qui avait monté les escaliers derrière elle, sans se douter de l’effet qu’il produisait, frappa à la porte pour s’annoncer, et entra vivement.

« Comment vous portez-vous, miss Dombey ? dit M. Toots. Je vais fort bien, je vous remercie ; et vous, comment allez-vous ? »

M. Toots, et c’était bien un des meilleurs cœurs qu’il y ait dans le monde, quoiqu’il s’y trouve aussi peut-être par-ci par-là des intelligences plus distinguées, M. Toots avait longtemps d’avance élaboré péniblement cette longue période dans le but de calmer le trouble de Florence et le sien en particulier. Mais voyant qu’il avait mangé son blé en herbe en prodiguant sa tirade tout entière avant de s’être assis, avant que Florence eût seulement prononcé un mot, avant d’avoir seulement passé le pas de la porte, il prit le parti de recommencer.

« Comment vous portez-vous, miss Dombey ? Je vais fort bien, je vous remercie ; et vous, comment allez-vous ? »

Florence lui tendit la main et lui dit qu’elle se portait fort bien.

— Je me porte très-bien, vraiment, dit M. Toots en prenant une chaise. Vraiment, très-bien je me porte. Je ne me rappelle pas, dit M. Toots après avoir un peu réfléchi, m’être jamais mieux porté, je vous remercie.

— C’est bien aimable à vous d’être venu, dit Florence en reprenant son ouvrage. Je suis bien aise de vous voir. »

Un gros rire fut la réponse de M. Toots. Mais pensant que c’était peut-être un peu trop de gaieté pour la circonstance, il corrigea le rire par un profond soupir. Mais pensant que le soupir était peut-être un peu trop triste pour leur entrevue, il le corrigea par un autre rire. À la fin, peu satisfait de ces deux genres de réponse, il se mit à respirer de toutes ses forces.

« Vous avez été bien bon pour mon cher petit frère, dit Florence se laissant aller à son impulsion naturelle pour le remettre un peu par une bonne parole. Il me parlait souvent de vous.

— Oh ! ça ne fait rien, dit M. Toots vivement. Il fait bien chaud, n’est-ce pas ?

— Il fait un temps superbe, répondit Florence.

— C’est comme moi, dit M. Toots. Je ne pense pas avoir jamais été aussi bien que je le suis en ce moment, je vous suis obligé. »

Après avoir établi cette analogie curieuse et tout à fait inattendue, M. Toots tomba dans le plus profond silence, un vrai puits de silence.

Pour l’aider à en sortir, Florence lui dit :

« Vous êtes sorti de chez M. Blimber, je crois ?

— Je voudrais bien, » répondit M. Toots, et il retomba encore dans le même abîme.

Il y resta au fond, noyé en apparence au moins pendant dix minutes. Au bout de ce temps, il reparut sur l’eau et dit :

« Eh bien, bonjour, miss Dombey.

— Vous partez ? demanda Florence en se levant.

— Je ne sais pas trop. Non, pas tout de suite, dit M. Toots en s’asseyant une seconde fois, de la façon la plus imprévue. Le fait est… Je voulais dire, miss Dombey…

— Vous pouvez me parler sans crainte, dit Florence avec un sourire tranquille. Je serais bien aise de vous entendre parler de mon frère.

— Vraiment ? répondit M. Toots, dont la physionomie, ordinairement insignifiante, exprima alors une vive sympathie dans tous ses traits. « Pauvre Dombey ! pour sûr je n’aurais jamais cru que Burgess et Cie (tailleurs à la mode, mais fort chers), dont nous avions l’habitude de parler souvent, m’auraient fait ces habits pour une circonstance aussi triste. (M. Toots était en deuil.) Pauvre Dombey !… Je voulais donc vous dire : miss Dombey ! sanglota M. Toots.

— Eh bien ! dit Florence.

— Il y a là un ami qu’il affectionnait beaucoup sur la fin. J’ai pensé que vous seriez bien aise de le garder peut-être comme un souvenir. Vous vous rappelez comme il parlait souvent de Diogène ?

— Oh ! oui, oui, s’écria Florence.

— Pauvre Dombey ! c’est comme moi, » dit M. Toots.

M. Toots en voyant Florence en larmes, avait grand’peine à se tirer de là, et il allait certainement retomber au fond de son puits : heureusement il fit un gros rire qui l’arrêta sur la margelle.

— Je voulais donc vous dire, continua-t-il, je voulais vous dire, miss Dombey, que, si on ne m’en avait pas fait cadeau, j’aurais bien donné douze francs à quelqu’un pour le voler… Bien sûr que je l’aurais fait ! mais je crois que les Blimber n’ont pas été fâchés de s’en débarrasser gratis. Si vous désirez l’avoir, il est en bas. Je l’ai apporté exprès pour vous. Ce n’est pas un chien de dame, vous savez, dit M. Toots, mais cela vous est bien égal, n’est-ce pas ? »

En effet, Diogène, à ce moment, comme ils s’en assurèrent en regardant dans la rue, avait le nez à la portière d’un fiacre, où on l’avait fait monter par trahison, pour l’emmener sous le faux prétexte qu’il y avait des rats dans la paille et qu’il allait leur donner la chasse. À vrai dire, c’était bien le chien le moins propre à faire un chien de dame que l’on eût jamais vu : et, dans son ardente impatience de sortir de sa prison, il donnait de lui une idée fort peu favorable ; il ouvrait la gueule de côté en grognant, et faisait, pour s’échapper, de tels efforts, qu’il tombait dans la paille, puis ressautait tout haletant, en tirant la langue comme s’il fût venu tout exprès chez un docteur consulter pour sa santé.

Mais Diogène avait beau être le chien le plus risible qu’on eût pu rencontrer dans les rues un jour de canicule : turbulent, laid, maladroit avec une grosse tête ronde, et toujours préoccupé de l’idée fixe qu’il devait y avoir quelque ennemi dans les environs après lequel son devoir était d’aboyer ; il avait beau avoir un assez mauvais caractère, une intelligence ordinaire, des poils jusque sur les yeux, un museau de carlin, une queue en trompette et une voix rauque ; grâce au souvenir d’adieu de son frère, qui avait recommandé qu’on en eût soin, il était plus cher à Florence que l’échantillon le plus rare de son espèce. Si cher même, cet affreux Diogène, et si bien reçu de sa nouvelle maîtresse, que, dans sa reconnaissance, elle prit la main couverte de bagues de M. Toots et la porta à ses lèvres. Diogène, délivré, arriva donc en grattant les marches et en bondissant dans la chambre. (On avait eu tant de peine d’abord à le faire sortir de la voiture !) Puis il se fourra sous tous les meubles, entortillant une longue chaîne qui pendait de son cou autour des pieds des chaises et des tables, la tiraillant, la secouant avec tant de vigueur et d’impatience, que l’on put voir enfin ses yeux qui lui sortaient de la tête ; il se mit ensuite à grogner contre M. Toots, qui se permettait des familiarités avec lui, et se jeta tête baissée sur les jambes de Towlinson, bien persuadé que c’était enfin là l’ennemi après lequel il avait aboyé, au coin de toutes les rues, depuis qu’il était au monde, sans l’avoir jamais rencontré ; malgré tout cela, Florence le trouva aussi charmant que s’il eût été un prodige de sagesse.

M. Toots était si heureux du succès de son présent, il était si content de voir Florence se baisser pour caresser de sa petite main le dos hérissé de ce vilain Diogène, qui se laissa faire de bonne grâce dès son entrée en connaissance, qu’il ne pouvait se décider à se retirer. Il lui aurait même fallu bien plus de temps pour se décider à prendre ce parti si Diogène n’était venu à son secours, en se mettant tout à coup dans la tête d’aboyer après lui et de simuler de fausses attaques en lui montrant les dents. Ne pouvant prévoir avec exactitude comment se termineraient ces démonstrations, et songeant qu’elles mettaient en péril le pantalon sorti des mains habiles de Burgess et Cie, M. Toots, avec son gros rire, recula vers la porte et sortit ; mais il la rouvrit deux ou trois fois pour regarder dans la chambre sans aucun but déterminé, et, comme à chaque fois Diogène s’élançait de nouveau vers lui en aboyant, il finit par fermer la porte et disparut.

« Ici donc, Dio, cher Dio ! Venez faire connaissance avec votre nouvelle maîtresse. Aimons-nous bien, Diogène ! » dit Florence en couvrant de caresses sa grosse tête velue. Et Dio, le sale et laid Diogène, comme si sa peau couverte de poils eût senti pénétrer cependant les larmes qui tombaient sur elle et que son cœur de chien en eût été ému, Diogène leva son museau vers le visage de sa maîtresse pour lui prêter foi et hommage.

Diogène, le cynique, ne parla pas plus clairement à Alexandre le Grand que Diogène le chien ne parla à Florence. Il consentit à l’offre de sa petite maîtresse de grand cœur et se dévoua tout entier à son service. Un festin lui fut aussitôt préparé dans un coin de la chambre, et quand il eut mangé et bu tout son soûl, il vint à la croisée, où Florence était assise à le regarder, se leva sur ses pattes de derrière, posa ses lourdes pattes de devant sur ses épaules et se mit à lui lécher la figure et les mains, à appuyer sa grosse tête sur son cœur et à remuer sa queue jusqu’à n’en pouvoir plus. À la fin, il se coucha en rond à ses pieds et s’endormit.

Miss Nipper n’aimait pas autrement les chiens, et quand elle entrait dans la chambre elle se croyait obligée de relever soigneusement ses jupes, comme si elle allait passer un ruisseau sur une planche ! Si Diogène venait à s’allonger, elle poussait de petits cris de frayeur et montait sur les chaises ; mais tout cela n’empêchait pas qu’elle ne fût touchée à sa manière de la bonté de M. Toots. En voyant Florence si heureuse de l’attachement et de la société de ce terrible ami du petit Paul, elle ne pouvait se défendre de certaines comparaisons qui lui faisaient venir les larmes aux yeux. Je n’oserais assurer qu’elle n’associât pas dans son esprit, par contraste, la conduite de M. Dombey et celle de Diogène. Quoi qu’il en soit, après l’avoir regardé avec sa maîtresse toute la soirée et s’être évertuée avec beaucoup de bonne volonté à arranger un lit pour lui dans l’antichambre attenante à la chambre de sa maîtresse, elle dit vivement à Florence avant de la quitter :

« Votre papa s’en va demain matin, miss Florence.

— Demain matin, Suzanne ?

— Oui, mademoiselle, les ordres sont donnés : demain, de bonne heure.

— Savez-vous, dit Florence sans la regarder, où papa doit aller, Suzanne ?

— Non, pas bien positivement. Il va d’abord rejoindre ce charmant major, et je dois dire que si jamais (ce dont le ciel me préserve !) je devais faire la connaissance d’un major, ce ne serait certes pas d’un major à face d’indigo !

— Allons ! allons ! Suzanne, dit Florence doucement.

— Ma foi ! mademoiselle, répliqua miss Nipper toute rouge d’indignation et parlant plus vite encore que de coutume, ce n’est pas ma faute s’il est passé au bleu, et, tant que je serai chrétienne, tout humble chrétienne que je suis, je veux avoir des amis de couleur naturelle ou m’en passer. »

D’après quelques renseignements qu’elle ajouta et qu’elle avait recueillis en bas, Mme  Chick avait proposé le major pour compagnon à M. Dombey, qui, après quelque hésitation, l’avait invité.

« Dire que cet homme-là sera une distraction ! Ah ! s’écria miss Nipper qui ne pouvait contenir son mépris, si c’est là une distraction, j’aime encore mieux m’ennuyer.

— Bonsoir, Suzanne, dit Florence.

— Bonsoir, ma chère demoiselle. »

Le ton de commisération avec lequel elle prononça ces mots fit vibrer la corde si cruellement touchée tant de fois sans que le son en eût jamais trouvé d’écho nulle part. Florence, restée seule, laissa tomber sa tête sur une de ses mains et, de l’autre, comprimant les battements de son cœur, elle s’abandonna à son chagrin.

La nuit était sombre et la pluie tombait tristement, fouettant les vitres avec un bruit mélancolique. Un vent lourd et pesant soufflait dehors et mugissait dans la maison comme une âme accablée par la douleur ou la souffrance. Un bruit perçant sifflait à travers les arbres, et pendant qu’elle était assise tout en larmes, la nuit avançait et les horloges de la ville sonnèrent minuit, l’heure lugubre.

Florence, par son âge, était presque une enfant ; elle n’avait pas encore quatorze ans, et entendre sonner cette heure si triste et si solitaire dans cette sombre demeure, où la mort avait tout dernièrement marqué cruellement son passage, aurait bien pu faire naître dans un esprit plus mûr de vagues terreurs. Mais son innocente imagination était trop pleine d’un seul sujet pour s’occuper d’autre chose. Elle n’avait qu’une pensée, l’amour, un amour, hélas ! proscrit, abandonné, mais toujours retournant à son père, qui lui fermait sa porte.

Ni la pluie qui fouettait les vitres, ni le vent qui soufflait, ni les feuilles qui s’agitaient, ni les horloges qui sonnaient ne pouvaient éloigner cette pensée ou même en diminuer l’intérêt. Le souvenir de son cher petit frère qui n’était plus, souvenir toujours présent à sa mémoire, ne faisait avec son amour pour son père qu’une seule et même chose. Oh ! mon Dieu ! rester là exclue de sa tendresse et délaissée ! et n’avoir pas, depuis cette heure fatale, vu la figure de son père, ni touché seulement sa main !

Pauvre petite ! depuis cette heure fatale aussi, elle n’aurait jamais pu s’endormir et ne l’avait jamais fait, sans être allée chaque fois accomplir son pèlerinage à la porte de M. Dombey. Étrange et triste spectacle à la fois pour qui l’eût vue descendre à la dérobée l’escalier, d’un pas furtif et léger, dans la nuit obscure, s’arrêter devant cette porte, le cœur palpitant, les yeux voilés de larmes, les cheveux flottant négligemment sur ses épaules, pour y appuyer sa joue humide. Mais la nuit la couvrait de son ombre et personne ne savait ce qui se passait.

Ce soir-là, à peine eut-elle touché la porte, qu’elle s’aperçut qu’elle était ouverte. C’était la première fois. Il est vrai que ce n’était guère que de l’épaisseur d’un cheveu ; mais cette ouverture suffisait pour laisser apercevoir de la lumière à l’intérieur. Le premier instinct de la timide enfant fut de reculer vivement ; ce qu’elle fit aussitôt ; la réflexion lui donna l’envie de revenir sur ses pas et d’entrer, mais cette fois elle resta longtemps indécise sur le palier.

Dans cette porte ouverte, si peu que ce fût, il y avait une espérance. Cette raie de lumière, qui s’échappait de l’intérieur, et glissait à travers la fente de la sombre porte pour venir dessiner un mince filet sur le seuil de marbre, semblait être un encouragement. Elle revint sur ses pas, sachant à peine ce qu’elle faisait, mais poussée par son amour et par le sentiment de la perte commune qu’ils avaient subie ensemble, sans la partager entre eux, elle se glissa dans la chambre, les mains levées et tremblantes.

Son père était assis au milieu, devant sa vieille table. Il avait mis en ordre certains papiers : il en avait détruit d’autres, dont les débris étaient encore à ses pieds ; la pluie tombait lourdement sur le châssis vitré de la chambre du fond, où tant de fois il était allé voir le pauvre Paul dans son berceau ; et l’on entendait au dehors les sourds mugissements du vent.

Mais lui n’entendait rien. Il était assis, les yeux fixés sur la table, et plongé dans des réflexions si profondes qu’un pas bien autrement lourd que le pas léger de sa fille n’aurait pu le réveiller. Son visage était tourné de son côté. À la clarté affaiblie de la lampe, et à cette heure mystérieuse, il paraissait pâle et fatigué ; le profond silence qui l’entourait semblait dire à Florence que le moment était venu de s’ouvrir à son père.

« Papa, papa ! Parlez-moi, cher papa ! »

À sa voix, il fit un brusque mouvement et se leva vivement. Elle était déjà près de lui, les bras tendus, mais il recula.

« Qu’y a-t-il ? lui dit-il froidement. Pourquoi venez-vous ici ? Qu’est-ce qui vous a effrayée ? »

Si quelque chose l’avait effrayée, c’était le visage tourné en ce moment vers elle. L’amour qui brûlait dans le cœur de la jeune enfant fut glacé à cette vue et elle demeura roide et immobile devant lui comme si son regard venait de la changer en statue.

Pas la moindre trace de tendresse ou de pitié ! Pas même un semblant d’intérêt ou d’émotion paternelle. On eût dit qu’il ne la connaissait pas. Si l’expression de ce visage avait changé, ce n’était pas pour exprimer quelqu’un de ces sentiments. Son ancienne indifférence, sa froide contrainte avaient fait place à autre chose ; à quelque chose qu’elle ne croyait pas, et qu’elle n’osait pas croire, que pourtant elle sentait dans toute sa force, quelque chose qu’elle ne connaissait que trop, sans pouvoir lui donner un nom : quelque chose qui, sous l’influence de son regard, lui était tombée sur la tête comme une ombre lugubre.

Ne voyait-il pas en elle par hasard la rivale heureuse de son fils, pleine de vie et de santé ? N’était-ce pas aussi sa propre rivale dans l’affection de ce fils bien-aimé ? N’était-ce pas une jalousie insensée, un orgueil dévorant, qui venaient empoisonner les doux souvenirs qui auraient dû la lui rendre plus chère et plus précieuse ? Il n’était pas impossible qu’il ne vit qu’avec amertume et sa beauté et sa jeunesse pleine d’avenir, en pensant à son fils au tombeau.

Florence n’avait pas de telles pensées. Mais l’amour sait bien vite quand il est repoussé sans espoir, et toute espérance s’évanouit pour elle, pendant qu’elle restait immobile à regarder le visage de son père.

« Je vous demande, Florence, si c’est que vous avez eu peur ? Il faut que vous ayez eu quelque chose, pour être venue ici ?

— Je suis venue, papa…

— Contre mon désir. Pourquoi ? »

Elle vit bien qu’il savait pourquoi : c’était clairement écrit sur son visage, et elle laissa retomber sa tête dans ses mains, en poussant un cri long et déchirant.

Laissez faire, il se le rappellera, dans cette même chambre, t bien des années plus tard, ce cri-là. Avant qu’il eût rompu le silence, le son en était déjà dissipé. Peut-être espère-t-il le chasser aussi aisément de son souvenir. Mais non, il est toujours là ; laissez faire, il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard !

Il la prit par le bras. Sa main était froide, molle, indifférente. Elle n’avait pas d’étreinte.

« Vous êtes fatiguée, sans doute, dit-il en prenant une lumière pour la conduire vers la porte ; vous avez besoin de repos ; nous avons tous besoin de repos. Allez, Florence. Vous aurez sans doute fait quelque mauvais rêve. »

Le rêve qu’elle avait fait, la pauvre enfant, s’était évanoui maintenant, hélas ! et elle sentait que c’était pour toujours.

« Je vais rester là pour vous éclairer, pendant que vous allez monter. Tout l’étage supérieur est à vous, dit-il lentement. C’est vous qui en êtes la maîtresse maintenant. Bonsoir. »

Cachant encore son visage dans ses mains, elle répondit en sanglotant : « Bonsoir, cher papa, » et elle monta sans rien dire. Une fois elle regarda en arrière comme si elle eût eu envie de retourner vers lui, mais elle n’osa. Ce fut une pensée d’un moment, trop vaine pour l’encourager ; et son père resta là, la lumière à la main, roide, insensible, immobile, jusqu’au moment où la robe flottante de sa gracieuse enfant se perdit dans l’obscurité.

Oui, oui, laissez faire, il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard. La pluie qui tombe sur le toit ; le vent qui gémit au dehors, lui en apportent peut-être le présage dans leurs sons mélancoliques. Laissez faire, il se le rappellera dans cette même chambre bien des années plus tard !

La dernière fois qu’il l’avait regardée du même endroit, tournant le coin du même escalier, elle portait son frère dans ses bras. Ce souvenir, au lieu de l’attendrir pour elle, ne fit que lui bronzer le cœur ; et, rentrant dans sa chambre, il poussa la porte, s’assit dans son fauteuil et se mit à pleurer son fils perdu.

Diogène, lui, était tout éveillé, à son poste, à attendre sa petite maîtresse.

« Oh ! mon Didi, mon cher Didi ! aime-moi pour l’amour de lui. »

Diogène l’aimait déjà pour elle-même, et ne se gênait pas pour le faire voir.

On ne peut pas être plus ridicule qu’il ne le fut, dans l’antichambre, avec ses sauts et ses gambades, et à la fin, quand la pauvre Florence se fut endormie et rêva des jolies enfants roses de la maison vis-à-vis, il ouvrit toute grande avec ses pattes la porte de la chambre, se fit son lit sur un coussin, s’allongeant sous les tables de toute la longueur de sa chaîne, les yeux tournés vers sa jeune maîtresse ; la regardant du coin de l’œil, la tête en bas ; jusqu’à ce qu’enfin, à force de cligner des yeux, il s’endormit lui-même et rêva de son ennemi imaginaire avec des aboiements menaçants.