Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 253-266).


CHAPITRE XVII.

Le capitaine Cuttle travaille joliment pour les jeunes gens.


Comme il arrive généralement aux personnes simples d’esprit, le capitaine Cuttle se croyait doué par la nature d’un talent surprenant pour former des projets d’une profondeur impénétrable. Il s’était donc rendu chez M. Dombey le dimanche, jour du triste événement, clignant de l’œil tout le long de la route de l’air le plus malin, en l’honneur de sa sagacité incomparable ; il s’était présenté à Towlinson dans tout l’éclat de ses brodequins lacés ; mais ayant appris de cet individu le malheur qui menaçait M. Dombey, le capitaine, sensible à cette triste nouvelle, s’éloigna par délicatesse encore une fois confondu. Il laissa seulement son bouquet comme une légère preuve de son intérêt, et pria Towlinson de présenter ses compliments respectueux à toute la famille en général, ajoutant qu’il espérait que dans ces tristes circonstances ils sauraient bien faire tête au vent ; au reste, il leur ferait l’amitié de repasser le lendemain.

Les compliments du capitaine restèrent en route, ensevelis dans le sein de Towlinson. Quant à son bouquet, après avoir traîné toute la nuit dans le vestibule, il fut balayé le lendemain matin avec les ordures, et le plan si habilement formé par le capitaine s’écroula au milieu de la catastrophe qui ruinait de plus grandes espérances et de plus hauts desseins, et se trouva brisé en mille morceaux. Ainsi, quand une avalanche entraîne avec elle de la montagne une forêt entière, les buissons et les ronces souffrent avec les chênes les plus superbes et tous périssent de compagnie.

Walter, en rentrant chez lui le dimanche soir, après sa longue promenade, qui s’était terminée d’une façon si mémorable, était trop occupé des nouvelles qu’il avait à leur apprendre et du trouble qu’avait fait naître dans son cœur la scène qui s’était passée devant lui, pour rien observer. Aussi ne s’aperçut-il pas que son oncle ne savait rien encore de son départ ; et le capitaine eut beau agiter son croc pour l’empêcher de parler sur le sujet en question, ce fut peine inutile. Il est vrai que les gestes du capitaine n’étaient pas de nature à se faire facilement comprendre, même d’un observateur plus attentif. Car imitant ces sages de la Chine qui, dans leurs conférences, écrivent, à ce que l’on dit, dans l’air certains mots cabalistiques qu’il serait impossible de prononcer, le capitaine faisait avec son croc tant d’ondulations et de moulinets, qu’il fallait être initié à ces signes mystérieux pour avoir l’espérance de les comprendre.

Le capitaine Cuttle, cependant, en apprenant ce qui s’était passé, renonça à fermer la bouche à Walter. Il comprit le peu de chance qui lui restait à présent de dire deux mots à M. Dombey avant le départ de son protégé. Mais, tout en s’avouant, de l’air le plus désappointé et le plus abattu, qu’il fallait bien que Sol Gills fût prévenu du départ de son neveu, sans que la tendresse d’un ami l’eût préparé à cette nouvelle pour en atténuer le coup, le capitaine ne pouvait s’empêcher de se dire aussi avec une confiance obstinée que lui, Cuttle, était l’homme de M. Dombey, et qu’il ne s’agissait après tout pour arranger les affaires de Walter que de se rencontrer ensemble une bonne fois. Car le capitaine ne pouvait oublier combien M. Dombey et lui s’étaient bien compris à Brighton ; comme chacun d’eux avait su placer son mot à propos ; comme ils avaient appris à s’estimer l’un l’autre sur le terrain ; il ne pouvait oublier non plus que c’était lui, Cuttle, qui avait eu l’heureuse idée de s’adresser à M. Dombey dans la situation difficile où l’on s’était trouvé, et qui avait réussi à mener l’affaire à bien. Le capitaine, par tous ces motifs, n’eut donc pas de peine à se calmer, en pensant que, si la force des événements obligeait Ned Cuttle à rester en panne pour le moment, comme un bâtiment désemparé, Cuttle saurait bien cingler en avant, quand il le faudrait, bon vent, bonne voile, et tout balayer sur son passage.

Sous l’influence de cette illusion bienveillante, le capitaine, tout en regardant Walter et laissant couler une larme sur son col de chemise, au récit qu’il faisait, alla jusqu’à se demander s’il ne serait pas de bon ton et de bonne politique de faire à M. Dombey une invitation en règle, la première fois qu’ils se rentreraient. M. Dombey viendrait casser une croûte avec lui à Brig-place, le jour qui lui conviendrait, et l’on causerait de l’avenir du jeune ami, en trinquant le verre de l’amitié. Une seule chose inquiétait le capitaine, c’était l’humeur acariâtre de Mme  Mac-Stinger. Qui sait si elle n’irait pas s’installer dans le corridor pendant leur partie, pour y débiter quelque homélie de son cru, d’une nature peu flatteuse ? Cette hypothèse réprima sur-le-champ les inclinations hospitalières du capitaine Cuttle et lui ôta toute envie de donner suite à son projet.

Pendant que Walter restait tout pensif devant son dîner, sans y toucher, absorbé par les événements qui venaient de se passer, il restait clair pour le capitaine que, malgré la modestie de Walter, qui l’empêchait de voir les choses sous leur aspect véritable, le jeune homme était déjà, à vrai dire, un membre de la famille Dombey. Il avait été mêlé en personne à l’incident qu’il racontait d’une façon si touchante. Le petit Paul l’avait nommé et recommandé à son père, et son sort ne pouvait manquer d’intéresser désormais son patron d’une façon toute particulière. Si le capitaine nourrissait encore quelque doute secret sur ses conclusions, il ne doutait pas du moins qu’elles ne fissent bon effet pour rassurer l’opticien. Il profita donc d’un moment aussi favorable pour mettre son vieil ami au courant de l’affaire des grandes Indes, qu’il lui présenta comme un avancement extraordinaire. « Pour moi, disait-il, je donnerais volontiers cent mille livres sterling (si je les avais), à hypothéquer sur les succès à venir de Walter, et c’est un placement qui rapporterait bientôt une jolie prime.

Solomon Gills, d’abord, fut foudroyé par cette nouvelle, qui venait fondre comme un coup de tonnerre sur la petite salle à manger et troubler si cruellement la paix du foyer. Mais le capitaine lui éblouit les yeux d’une perspective si brillante, fit tant d’allusions mystérieuses aux succès de Whittington ; répéta avec tant d’emphase les circonstances du récit de Walter ; y trouva la preuve si évidente déjà de ses prédictions, et des rapports si frappants avec la romance sentimentale de la belle Suzon, que le vieillard en fut tout ému. Walter, de son côté, feignait tant d’espoir, tant d’ardeur ; il paraissait tellement sûr de revenir bientôt ; à chaque parole du capitaine, il l’appuyait en secouant la tête avec tant d’énergie, en se frottant les mains avec un tel contentement que Solomon, après avoir jeté sur lui les yeux d’abord, puis après sur le capitaine Cuttle, commença à croire qu’il était aussi de son devoir d’être transporté de joie.

« Mais c’est que je ne suis plus de ce siècle ; vous savez, » dit-il, par forme d’excuse, en passant et repassant sa main avec un mouvement fébrile du haut en bas sur ses boutons d’acier, comme si c’eussent été les grains d’un chapelet qu’il voulait dire et redire. « Je ne suis plus de ce siècle, et j’aimerais beaucoup mieux conserver ici mon cher enfant. C’est pour lui un goût de vieille date, je le sais ; il a toujours aimé la mer. Il est… (Solomon Gills regardait Walter d’un air de reproche), il est content, lui, de partir.

— Oncle Sol, s’écria Walter vivement, si vous dites de pareilles choses, je ne partirai pas. Non, capitaine Cuttle, je ne partirai pas. Si mon oncle pense que je suis bien aise de le quitter, quand même je devrais être nommé gouverneur de toutes les îles des grandes Indes, cela suffit, je ne bouge pas.

— Walter, mon garçon, dit le capitaine, bellement ; Sol Gills, regardez votre neveu ! »

Suivant de ses yeux le geste plein de majesté que fit avec son croc le capitaine, le vieillard regarda Walter.

« Voilà un bâtiment qui va partir en voyage, dit le capitaine comme pénétré de la magnifique comparaison dans laquelle il allait se lancer. Quel nom va-t-il porter écrit sur sa proue en caractères ineffaçables ? Est-ce le Gay ? ou bien (et le capitaine éleva la voix comme pour attirer l’attention sur la fin de sa période, ou bien, est-ce le Gills ?

— Cuttle, dit le vieillard en attirant Walter près de lui, et passant affectueusement son bras dans le sien ; je le sais, je le sais ; je suis bien sûr que Walter pense toujours à moi plus qu’à lui. Je serais bien fâché de croire le contraire. Quand je dis qu’il est content de partir, je veux dire que j’espère bien qu’il l’est. Mais voyez-vous, Cuttle, et vous aussi, Walter, mon cher enfant, c’est si nouveau, si inattendu pour moi ! J’ai peur que mon peu de succès dans les affaires et ma pauvreté ne soient pour quelque chose au fond de cette résolution. Est-ce vraiment pour lui une bonne fortune ? dit le vieillard en les regardant avec inquiétude l’un après l’autre. Voyons, réellement et sincèrement, qu’est-ce que vous en dites ? Est-ce heureux pour lui ? Je peux me résigner à quoi que ce soit pour l’avantage de Walter ; mais je ne pourrais supporter l’idée que mon petit Wally courût le moindre risque pour moi ou qu’il me cachât quelque chose. Voyons, Cuttle, vous, mon vieil ami, dit le vieillard en serrant de près le capitaine, à la grande confusion de cet habile diplomate ; êtes-vous bien sincère avec votre vieil ami ? Parlez, Cuttle, n’y a-t-il pas quelque chose là-dessous ? Faut-il qu’il parte ? Comment se fait-il que vous ayez su tout cela avant moi, et pourquoi ? »

Walter, dans cette lutte de tendresse et d’abnégation, vint avec chaleur au secours du capitaine. À eux deux ils parvinrent à réconcilier à peu près le vieux Sol Gills avec le projet en question, à force de lui en faire valoir les avantages, ou plutôt ils l’étourdirent si bien qu’il devint incapable de rien voir ni de rien sentir distinctement, pas même la douleur de cette séparation.

Du reste, il n’avait pas grand temps pour peser le pour et le contre, car le lendemain même Walter reçut de M. Carker le gérant les instructions relatives à son départ et à son bagage. Avis lui était en même temps donné, que le Fils-et-héritier mettrait à la voile dans quinze ou seize jours au plus tard. Ahuri par les embarras des préparatifs que Walter n’eut garde de diminuer, le brave opticien perdit le peu de tête qu’il avait jamais eue, et n’avait pas eu le temps de penser au départ que le départ était déjà arrivé.

Le capitaine, qui ne manquait pas de se faire tenir, jour par jour, au courant de ce qui se passait par les questions qu’il faisait à Walter, vit approcher ce moment sans avoir pu trouver ni espérer l’occasion d’approfondir sa situation. Ce fut après avoir mûrement réfléchi et profondément médité sur ce fâcheux contre-temps, qu’une idée lumineuse s’empara du capitaine. Pourquoi n’irait-il pas trouver M. Carker pour tirer de lui quelque chose et sonder le terrain ?

Cette idée plut beaucoup au capitaine. Elle lui vint dans un moment d’inspiration, pendant qu’il fumait le matin sa pipe dans Brig-place après son déjeuner ; vraiment il devait de la reconnaissance au tabac ! Ce serait un moyen de calmer sa conscience, tout honnête qu’elle était, mais enfin un peu troublée par les confidences de Walter et les paroles de Sol Gills, et en même temps ce serait un trait d’amitié de sa part, plein de dévouement et d’habileté. Il sonderait adroitement M. Carker et, suivant le caractère que montrerait ce personnage, il saurait parler ou se taire ; il aurait bientôt découvert s’ils s’entendaient oui ou non.

En conséquence, sans craindre de rencontrer Walter (qu’il savait occupé à faire chez lui ses paquets), le capitaine, chaussé de nouveau de ses étroits brodequins et sa cravate ornée de son épingle de deuil, se mit en route pour cette seconde expédition. Il ne fit pas emplette cette fois d’un bouquet propitiatoire, déplacé dans un rendez-vous d’affaires, mais il mit à sa boutonnière un soleil pour se décorer d’un petit air champêtre ; puis, son bâton noueux à la main, et son chapeau de toile cirée sur la tête, il cingla droit sur les bureaux de Dombey et fils.

Après avoir pris un grog au rhum bien chaud dans une taverne tout près de là, pour rendre ses idées plus nettes, le capitaine, de peur d’en laisser évaporer les effets bienfaisants, ne fit qu’un bond dans la cour, et parut tout à coup devant M. Perch.

« Camarade, dit le capitaine d’un ton insinuant, n’avez-vous pas un de vos amiraux qui porte le nom de Carker ?

— Oui, monsieur, répondit Perch ; mais il est de mon devoir de vous dire que tous mes amiraux, comme vous les appelez, sont occupés en ce moment, et qu’il n’est pas possible de les déranger.

— Écoutez un peu, mon vieux, lui dit le capitaine dans le tuyau de l’oreille, je me nomme le capitaine Cuttle. »

Le capitaine aurait bien voulu attirer Perch doucement à lui, avec son croc, mais M. Perch se déroba à l’étreinte, frappé surtout de l’idée que la vue subite d’une arme pareille présentée à Mme  Perch, son épouse, dans l’état intéressant où elle était, suffirait pour mettre en péril toutes ses espérances de postérité.

« Si vous voulez avoir la bonté de dire que le capitaine Cuttle est ici, quand vous trouverez le joint, dit le capitaine, je vais attendre. »

Et le capitaine s’étant assis sur la tablette de M. Perch, tira son mouchoir du fond de son chapeau de toile cirée qu’il serra entre ses genoux (sans craindre d’en changer la forme, il n’y avait pas de force humaine capable de le faire), s’essuya et se frotta le front bel et bien, ce qui parut le rafraîchir. Il arrangea ensuite ses cheveux avec son croc, et promena ses regards tout autour du bureau, examinant les employés d’un air serein.

Le calme du capitaine avait quelque chose de si impénétrable, et c’était dans tout son ensemble un personnage si mystérieux, que Perch, l’homme de peine, ne put plus y tenir.

« Quel nom m’avez-vous dit ? demanda-t-il en se penchant vers lui, pendant qu’il restait assis sur la tablette.

— Capitaine, répondit l’autre tout bas, mais d’une voix creuse.

— Oui, dit M. Perch, remuant la tête à l’unisson.

— Cuttle, ajouta le capitaine.

— Oh ! dit M. Perch du même ton, car il avait, malgré lui, pris son diapason ; le capitaine était si expressif dans ses négociations diplomatiques ! Je vais voir s’il n’est plus occupé ; je ne sais ; mais peut-être pourra-t-il vous accorder une minute.

— Oui, oui, mon garçon, je ne le retiendrai pas plus d’une minute, » dit le capitaine en remuant la tête d’un air d’importance, en homme qui sent ce qu’il vaut.

Perch revint bientôt lui dire :

« Le capitaine Cuttle veut-il bien passer par ici ? »

M. Carker le gérant se tenait debout sur le tapis devant la cheminée sans feu, dont le foyer était masqué par un édifice élégant de papier gris festonné. Il regarda le capitaine, quand il entra, d’un air qui n’avait rien d’encourageant.

« M. Carker, sans doute ? dit le capitaine.

— J’aime à le croire, » dit M. Carker, en montrant toutes ses dents.

Le capitaine fut charmé de cette réponse accompagnée d’un sourire. C’était de bon augure.

« Vous voyez, dit le capitaine, en tournant ses yeux lentement autour de la petite chambre à peine assez grande pour y développer tout l’effet de son col de chemise ; je suis un marin, monsieur Carker, et Walter, qui est enrôlé ici, est presque mon fils.

— Walter Gay ? dit M. Carker, en montrant de nouveau toutes ses dents.

— Oui, justement, Walter Gay ! répondit le capitaine, dont le geste animé montra combien il était agréablement surpris de la vive perspicacité de M. Carker. Je suis l’ami intime de Walter et de son oncle. Peut-être, continua le capitaine, avez-vous entendu votre chef de file prononcer mon nom ? Je me nomme le capitaine Cuttle.

— Non, dit M. Carker en ouvrant la bouche plus grande encore qu’auparavant.

— Eh bien ! dit le capitaine, j’ai le plaisir de le connaître. Je me suis présenté chez lui sur la côte de Sussex avec mon jeune ami Walter, quand, — quand il s’est agi de ce petit arrangement ; vous vous rappelez, n’est-ce pas ? et le capitaine secoua la tête d’un air tout à fait sans façon, aisé et expressif.

— Je crois, dit M. Carker, que c’est moi qui ai eu l’honneur d’arranger moi-même l’affaire.

— Oui, justement, c’est bien cela ! répondit le capitaine. Maintenant, je dois vous dire que j’ai pris la liberté de venir ici…

— Veuillez vous asseoir, dit M. Carker en souriant.

— Je vous remercie, répondit le capitaine, profitant de l’offre qui lui était faite. Un homme assis doit être plus maître de ses idées dans la conversation. Ne prenez-vous pas un siège aussi ?

— Non, je vous remercie, répondit le gérant, le dos appuyé contre le marbre de la cheminée (sans doute par suite d’une vieille habitude contractée pendant l’hiver), et regardant le capitaine fixement de tous ses yeux et de toutes ses dents : vous avez donc pris la liberté, c’est vous qui le dites…

— Oui, grand merci, mon garçon, répondit le capitaine… la liberté de venir ici vous parler de mon ami Walter. Sol Gills, son oncle, est un homme de science, et on peut dire de lui en fait de science que c’est un vrai vapeur perfectionné ; quoique ce ne soit pas ce qui s’appelle un marin expérimenté : oh non, ce n’est pas un loup de mer. Walter, lui, est bien le garçon le mieux équipé que l’on ait vu ; mais il a la tête un peu faible sous un rapport : il est trop modeste. Ce que je voulais vous dire, ajouta le capitaine en couvrant sa grosse voix d’un air de confidence, ce que je voulais vous dire en ami, là, tout à fait entre nous, et pour ma gouverne, en attendant que votre chef de file vienne à longueur de mon porte-voix, ce que j’ai à vous dire, le voici : tout marche-t-il ici droit et bien, et Walter s’en va-t-il bon vent, bonnes voiles ?

— Que voulez-vous dire par là, capitaine Cuttle ? répondit Carker en relevant les pans de son habit et prenant une pose solide. Voyons, vous, qui êtes un homme du métier ; qu’en pensez-vous ? »

Il n’y a au monde que les mots chinois, ces mots aériens dont nous avons parlé, qu’aucune langue ne peut prononcer, qui fussent capables de rendre la finesse et la malice de l’œil du capitaine, quand il le retroussa de côté pour toute réponse.

« Allons ! dit-il, encouragé au delà de toute expression, qu’en dites-vous ? Ai-je tort ou raison ? »

Le capitaine enhardi et poussé par la politesse toute souriante de M. Carker, avait exprimé tant de choses dans son coup d’œil, qu’il croyait pouvoir faire cette question aussi sûrement que s’il avait développé sa pensée dans une amplification étendue.

« Vous avez raison, dit M. Carker, cela ne fait pour moi aucun doute.

— Eh bien ! alors, comme je disais, le temps serein ? » s’écria le capitaine.

M. Carker fit en souriant un signe d’assentiment.

« Vent arrière, et comme il faut, » poursuivit le capitaine.

M. Carker fit un nouveau sourire d’assentiment.

« Ah ! ah ! dit le capitaine enchanté, je savais bien comment voguait son vaisseau ; je l’avais déjà dit à Walter. Merci, merci !

— Gay a devant lui un avenir brillant, remarqua M. Carker en ouvrant sa bouche plus grande encore ; il a le monde entier devant lui.

— Le monde entier et sa femme par-dessus le marché, comme l’on dit, » répondit le capitaine tout joyeux.

À ces mots sa femme, qu’il avait du reste prononcé sans dessein, le capitaine s’arrêta, cligna de l’œil derechef et mettant son chapeau de toile cirée au bout de son bâton noueux ; il lui fit faire un tour rapide en regardant de côté son ami toujours souriant.

« Je parierais une bouteille de vieux jamaïque que je sais ce qui vous fait sourire, dit le capitaine en le regardant attentivement.

— Voyons ? dit M. Carker en riant plus fort.

— Cela n’ira pas plus loin ? fit le capitaine en donnant avec son bâton noueux un coup dans la porte pour s’assurer qu’elle était fermée.

— Non, soyez tranquille, dit M. Carker.

— Eh bien ! ce que vous pensez, j’en suis sûr, commence par un F majuscule ? »

M. Carker ne nia pas le fait.

« Puis un L, puis un 0 ? »

M. Carker souriait toujours.

« Ai-je encore raison ? » dit le capitaine à voix basse pendant que la joie gonflait sur son front le cercle écarlate formé par son chapeau.

M. Carker, pour réponse, sourit en faisant encore un signe d’assentiment et le capitaine Carker s’étant levé, lui serra la main, l’assurant avec feu, qu’ils couraient tous deux la même bordée et que pour lui, Cuttle, il y avait longtemps qu’il avait mis son cap de ce côté.

« Il a fait sa connaissance d’une manière tout à fait singulière, dit le capitaine, du ton grave et retenu que réclamait le sujet. Vous vous rappelez comme il l’a trouvée dans la rue, quand elle n’était encore qu’une enfant ; depuis ils se sont aimés tous deux autant que le peuvent faire deux amoureux de cet âge. Nous avons toujours dit, Sol Gills et moi, qu’ils sont taillés l’un pour l’autre. »

Un chat, un singe, une hyène, ou une tête de mort n’aurait pas pu montrer à la fois au capitaine un râtelier de dents plus complet que ne le fit M. Carker à ce moment de leur entrevue.

« Le courant y va tout droit, dit l’heureux capitaine. Le vent et l’eau sont d’accord, vous voyez. Quelle chance pour lui de s’être trouvé là l’autre jour ?

— C’était tout ce qui pouvait lui arriver de plus heureux, dit M. Carker.

— Songez un peu de quelle façon il a été remorqué dans les eaux de cette journée ! poursuivit le capitaine. Quelle tempête pourrait le pousser à la dérive maintenant ?

— Aucune, répondit M. Carker.

— Vous avez bien raison, reprit le capitaine en lui serrant encore la main. Non, rien ne pourra l’arrêter. Ainsi, bon courage ! Voilà le fils parti : un bon pauvre petit enfant, n’est-ce pas ?

— Oui, voilà le fils parti, dit M. Carker avec complaisance.

— Eh bien, comptez là-dessus, en voilà un autre de retrouvé, s’écria le capitaine. Le neveu de l’oncle scientifique ! Le neveu de Sol Gills ! Walter, Walter, déjà au courant de vos affaires ! Et, ajouta le capitaine, arrivant graduellement à une citation qu’il préparait pour le bouquet,… et qui vient chaque jour de chez Sol Gills soigner vos intérêts et conquérir vos cœurs… »

L’air heureux du capitaine, en poussant doucement du coude M. Carker à chacune des phrases que nous venons de citer, n’était rien auprès de la joie qu’il laissa éclater quand il eut fini ce brillant échantillon d’éloquence et de sagacité. Il se rejeta en arrière pour regarder en face M. Carker, pendant que son grand gilet bleu se soulevait violemment sous le travail palpitant d’un tel chef-d’œuvre d’imagination, et que son nez en était devenu cramoisi.

« Ai-je raison ? dit le capitaine.

— Capitaine Cuttle, dit M. Carker en s’inclinant jusqu’aux genoux, d’une façon si plaisante qu’on aurait dit qu’il se baissait en peloton pour se ramasser tout d’une pièce ; vos vues sur Walter Gay sont parfaitement justes. Rien n’y manque. Il est bien entendu que tout ceci est entre nous ?

— C’est sur l’honneur, dit le capitaine. Pas un mot, ni à lui ni à qui que ce soit ? » continua le gérant.

Le capitaine prit un air grave et secoua la tête résolûment :

« Ce n’est absolument que pour votre satisfaction et votre gouverne, comme de juste, répéta M. Carker, dans vos démarches à venir.

— Je vous suis bien reconnaissant, dit le capitaine écoutant avec la plus grande attention.

— Je n’hésite pas à dire que les choses sont telles que vous l’avez pensé. Vous avez admirablement établi votre calcul de probabilités.

— Et quant à votre chef de file, il vaut mieux que notre entrevue arrive d’elle-même et tout naturellement, n’est-ce pas ?…

— Nous avons tout le temps, » dit le capitaine.

M. Carker, la bouche fendue jusqu’aux deux oreilles, répéta : « Tout le temps certainement, » ou plutôt sa langue et ses lèvres semblèrent répéter ces mots pendant qu’il se contentait d’incliner la tête d’un air affable.

« Maintenant donc j’en suis sûr, et du reste je l’avais toujours dit, Walter est sur la route de la fortune.

— Sur la route de la fortune, dit M. Carker toujours sans parler.

— Et le départ de Walter est tout simplement, n’est-ce pas, la conséquence de sa position dans la maison et le commencement de la réalisation de ses espérances.

— De ses espérances, fit encore M. Carker, toujours silencieux cependant.

— Eh bien, maintenant que je sais tout cela, dit le capitaine, il n’y a plus besoin de se tourmenter, je suis tranquille. »

M. Carker, ayant continué à approuver de la tête ce que disait le capitaine Cuttle, celui-ci sentit se confirmer de plus en plus la haute opinion qu’il avait de M. Carker. C’était bien décidément un des hommes les plus aimables qu’il eût jamais rencontrés, et M. Dombey ne pouvait que gagner dans sa société. Le capitaine donc lui tendit encore une fois son énorme main (aussi noire et aussi dure qu’une palette de noyer) et lui serra la sienne avec tant d’effusion que la peau plus tendre de M. Carker conserva des marques profondes des fentes et des crevasses dont celle du capitaine était littéralement tatouée.

« Adieu ! dit le capitaine. Je ne sais pas faire de phrases, mais, en un mot comme en mille, comptez sur ma reconnaissance pour votre bonté et votre franchise. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, de vous avoir importuné ?

— Pas le moins du monde, répondit M. Carker.

— Mille remercîments. Ma cabine n’est pas très-grande, mais elle est assez commode, et si vous veniez à passer près de Brig-place n’importe quand, veuillez vous souvenir du numéro 9 et monter chez moi, sans vous inquiéter de ce que l’on vous dira en bas. Ce serait pour moi un véritable honneur de vous recevoir. »

Sur cette gracieuse invitation, le capitaine se dirigea vers la porte et dit en la refermant sur lui : « Adieu, adieu ! » laissant M. Carker toujours appuyé contre le marbre de la cheminée. Dans le regard plein de malice du gérant, dans son air curieux, dans sa bouche traîtresse, ouverte tout du long mais non pas pour sourire, dans sa cravate irréprochable et dans ses favoris mêmes, bien alignés, comme aussi dans le mouvement de sa main qui caressait en silence tantôt la blanche batiste de sa cravate, tantôt son menton poli, il y avait décidément du chat, à faire peur.

Le pauvre capitaine cependant s’en allait dans un état de satisfaction personnelle et de glorification d’amour-propre qui donnait une tournure élégante même à son habillement indigo.

« Cuttle, mon garçon, tiens bon ! disait-il, tu peux te vanter d’avoir joliment travaillé pour les jeunes gens aujourd’hui ! »

Dans l’ivresse de sa joie, et se regardant déjà, pour le présent et pour l’avenir, comme un ami de la maison, le capitaine en passant dans le bureau d’entrée, ne put s’empêcher de gouailler un peu M. Perch. »

« Eh ! eh ! camarade ! pensez-vous encore que tout le monde soit occupé ? » lui dit-il.

Mais ne voulant pas non plus se montrer trop cruel pour un homme, qui n’avait fait que son devoir, le capitaine ajouta tout bas : « Si un grog au rhum peut vous être agréable, venez, je ne serai pas fâché d’en prendre un avec vous. »

Avant de quitter les lieux, le capitaine (ce qui étonna quelque peu les employés) se plaça à un point central pour regarder tout autour de lui et prendre un aperçu général du bureau, comme s’il faisait partie de l’association dans laquelle son ami était presque intéressé désormais. Le fort détaché de M. Dombey excita principalement son admiration ; mais, pour ne pas paraître trop indiscret, il se borna à y jeter un coup d’œil approbateur, et adressant au corps des employés en masse un salut civil et protecteur, il sortit dans la cour. Bientôt rejoint par M. Perch, il le fit entrer dans la taverne et se mit en mesure de remplir sa promesse, et au plus vite, car le temps de M. Perch était précieux.

« Je porte un toast, dit le capitaine, à Walter !

— À qui ? dit M. Perch.

— À Walter ! » répéta le capitaine d’une voix de tonnerre.

M. Perch, qui parut se rappeler avoir entendu dire dans son enfance qu’il avait existé un poëte de ce nom, ne fit aucune objection ; seulement, il s’étonna que le capitaine fût venu dans la Cité pour boire à la santé d’un poëte. Certes, il n’aurait pas dérouté davantage l’expérience de M. Perch, s’il eût proposé d’élever la statue d’un poëte, de Shakspeare par exemple, dans une rue de commerçants. Somme toute, ce capitaine était un personnage si mystérieux, si incompréhensible, que M. Perch se promit bien de ne pas dire un mot de lui à Mme  Perch, de peur d’amener quelque fâcheuse conséquence.

Positivement persuadé qu’il avait joliment travaillé pour les jeunes gens, le capitaine, en effet, resta tout le jour mystérieux et incompréhensible, même pour ses amis intimes. Si Walter n’avait pas attribué ses clignotements d’œil, ses grimaces et mille autres espèces de pantomimes, à la joie qu’il éprouvait du succès de leur ruse innocente pour calmer le vieux Sol Gills, bien certainement l’indiscret se serait trahi par là avant la fin de la soirée. Quoi qu’il en soit, il garda son secret, et quitta fort tard la maison de l’opticien. Son chapeau de toile cirée sur le coin de l’oreille, il avait l’air si tapageur, ses yeux étaient si étincelants, que Mme  Mac-Stinger, à sa vue, alla se cacher derrière la porte et s’en fit un rempart, sans oser en sortir pour aller contempler ses chers enfants, avant d’être bien sûre que le capitaine était rentré dans sa chambre ; et pourtant Mme  Mac-Stinger était digne d’avoir été élevée dans la maison du docteur Blimber, tant elle avait un cœur de matrone romaine !