Documents nouveaux sur Olivier Cromwell/01

Documents nouveaux sur Olivier Cromwell
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 189-210).
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DOCUMENS NOUVEAUX


SUR


OLIVIER CROMWELL.




LA JEUNESSE DE CROMWELL
Letters and Speeaches of Olivier Cromwell, with elucidations, etc… by Thomas Carlyle. – 2 vol. Londres, 1846




« Les vraies paroles de Cromwell, les choses écrites de la main de cet homme, je les ai cherchées de près comme de loin, je les ai recueillies au fond du Léthé, dans le marécage des pédans ; j’y ai jeté mon filet et je les en ai tirées. Les voici !

« J’ai opéré (continue l’éditeur Thomas Carlyle, auquel nous conservons son style humoristique) ce lavage, ce blanchissage, ce décatissage ; la multitude de stupidités étrangères qui encombraient ce linge sale a rendu le métier pénible, et Dieu me préserve de reprendre une tâche pareille ! Quoi qu’il en soit, le public le verra maintenant sous sa vraie forme. J’ai passé des années de labeur dans les régions obscures et indescriptibles de l’histoire, et chaque jour je suis resté plus convaincu de cette vérité : que l’imagination populaire a eu raison ; que l’homme appelé Olivier Cromwell fut en réalité l’ame de la révolte puritaine ; que sans lui elle n’eut jamais été une révolte transcendante et mémorable, une forte époque dans la vie du monde ; que cette époque constitue l’épopée de Cromwell, la Cromwelliade, qu’il a le droit d’imposer son nom à cette phase bien plus que la plupart des héros à leurs épopées, et que ce résultat deviendra sans cesse plus visible. Sous un autre rapport, l’imagination populaire se trompe ; non, cet Olivier n’est pas un homme de mensonge. Toutes ses paroles portent un sens, elles méritent d’être étudiées et pesées. Un esprit sérieux qui approfondit les instincts, les mystérieux silences de cet homme, qui les épelle avec soin et les déchiffre avec amour, est bien payé de sa peine. Le caractère de Cromwell et celui de son temps sont aussi éloignés que possible de l’hypocrisie et de la fourbe dont on fait une peinture si confuse et si généralement adoptée. »

Citer ce fragment du nouvel ouvrage, c’est donner une idée exacte du plan que l’auteur s’est tracé. Carlyle publie un certain nombre de lettres inédites de Cromwell long-temps enfouies dans les archives des familles ou des bibliothèques ; il y joint toutes celles que divers éditeurs avaient imprimées avec une incurie et une inexactitude qui en laissaient à peine deviner le sens.

Rien n’était plus naturel que cette inexactitude et cette incurie. Presque immédiatement après avoir atteint le pouvoir suprême, Cromwell meurt ; son fils Richard (celui que Carlyle appelle le berger d’Arcadie) s’évanouit de la scène politique, et la vieille dynastie reparaît. On déterre les ossemens des puritains pour les brûler, et, jusqu’à l’accession de Guillaume III, tout ce qui se rapporte à Cromwell devient anathème. Entre 1688 et 1800, les grandes familles, unies à la bourgeoisie, triomphent, et ces mêmes républicains n’ont pas beau jeu ; on laisse dans l’oubli les lettres de Cromwell et ses discours publics, défigurés depuis long-temps ; on ne songe guère à remuer ces décombres, où se trouvent empreints la trace et le feu de la guerre civile. Thomas Carlyle vient enfin, après deux siècles, déterrer les lettres, éclaircir et restituer les discours ; il en rétablit la série chronologique, et rend un service réel à l’histoire. Nous nous occuperons d’abord de cette partie solide de son œuvre ; nous nous réserverons d’examiner ensuite la façon dont il s’est acquitté de sa besogne d’éditeur.

Il méprise injustement les historiens ses prédécesseurs, Hume, Lingard, M. Villemain, qui ne possédaient pas les élémens dont il est maître. De ces élémens inconnus, il n’a pas fait l’usage qu’une raison sévère aurait dû en faire ; il les a laissés à l’état de matériaux, sans les dégrossir, les mettre à leur place et les élaborer ; le métal n’est pas sorti de la gangue ; encore moins l’œuvre de l’artiste est-elle accomplie. Quant au fonds de son système, il accepte avec trop d’ardeur la responsabilité du puritanisme et de tous les actes des puritains ; sa morale et sa politique, enfermées dans le cercle d’une exaltation enthousiaste dont il fait l’apothéose, n’ont rien de satisfaisant, toutes poétiques qu’elles soient. Jamais enfin cet esprit rare n’a été plus exclusif dans ses saillies, plus indiscipliné dans son humeur ; il faut bien le dire, il a complètement manqué son but.

Appliquée à l’histoire, la méthode de Carlyle est inadmissible. Au lieu de les placer sous leur jour et dans leur ordre de génération, elle embrouille et obscurcit les faits qui ont si grand besoin d’être éclairés ; de l’intensité même de la réflexion naît une sorte d’obscurité dans la lumière. Assez fort pour recueillir tous les documens d’une grande œuvre, Carlyle n’a pas su les grouper dans un ensemble organique.

On lui doit de la reconnaissance pour ces documens précieux, souvent neufs. Par malheur, à cette incohérence des matériaux, il a joint la burlesque humeur de son style ; le livre est une caverne de Trophonius ; les éclairs s’y battent avec les nuages, on quitte une énigme pour entrer dans un logogriphe, les singularités de Sterne et les caprices d’Hoffmann rencontrent les obscurités de Jacob Boehme ; l’histoire, muse grave, devient ce qu’elle peut.

Cherchons à réunir et à grouper ce que Carlyle a découvert d’important sur la généalogie, la naissance, la famille et les quarante premières années de Cromwell ; les annalistes contemporains n’ont laissé à ce sujet que des obscurités ou des fables, Brodie et Godwin des hypothèses ou des apologies. La plupart des historiens du XVIIIe siècle ont attribué à Cromwell les vices débauchés dont le pamphlétaire Heath chargea sa mémoire dans le petit volume intitulé le Fouet, -Flagellum, ou la Vie et la Mort d’Olivier Cromwell. C’est comme si l’on écrivait la vie de Napoléon Bonaparte d’après les satires qui, entre 1815 et 1817, flagellèrent « l’usurpateur corse. » Rien de plus curieux à exécuter que cette restitution du caractère de Cromwell dans ses premières années : comment se prépara-t-il aux destinées que Dieu lui réservait ? par quels degrés s’éleva-t-il ? quelle fut l’éducation progressive de ce dictateur ? Carlyle ne l’a pas dit : il s’est contenté de réunir des élémens qui peuvent servir à dégager l’inconnue. Il a dédaigné la solution de l’équation et l’a seulement posée. Telle sera notre tâche ; le représentant du calvinisme septentrional au XVIIe siècle, qu’a-t-il été dans la vie provinciale dont nous signalerons les principaux traits ? Nous aurons à nous occuper plus tard de la maturité de Cromwell, c’est-à-dire de l’époque militante qui le conduisit au protectorat, et de ce protectorat même. Pour ces deux dernières époques, les documens inédits et les lettres particulières seront beaucoup plus nombreux que pour celle-ci.

La famille ancienne et saxonne des barons Cromwell, dont le domaine féodal se trouvait à Tattershall dans le Lincolnshire, semble originaire du Crumwell ou Cromwell (le Puits de Crum), petit hameau saxon, situé sur la limite orientale de Nottinghamshire ; c’est une localité peu importante. Sous Édouard II, un baron Cromwell siège au parlement ; depuis le moyen-âge jusqu’au commencement du XVIIe siècle, beaucoup de Cromwell, nobles et roturiers, riches et pauvres, quelques-uns shériffs, d’autres fermiers, tous étrangers au mouvement de la cour et de Londres, sans alliance avec la race normande, se trouvent répandus dans cette région. Notons (ce que Carlyle n’a pas fait) la descendance saxonne et populaire d’Olivier Cromwell.

Henri VIII, courroucé contre le pape, jette la population saxonne, la bourgeoisie et les fermiers d’Angleterre dans le mouvement de révolte qui soulève le nord contre le catholicisme ; ce mauvais homme, qui comprenait son époque et son pays, force les seigneurs de suivre l’impulsion protestante, et les console avec des débris de monastères ; alors un Cromwell surgit dans l’histoire d’une façon assez terrible. C’est le destructeur des monastères, malleus monachorum, le bras droit de Henri VIII dans cette œuvre de destruction et de dommage, Thomas Cromwell, devenu comte d’Essex. Son père, dit-on, avait une forge à Putney, et probablement c’était un des membres de la grande famille des Cromwell, quelque fils cadet venu du Lincolnshire pour trouver à Londres les moyens de vivre. Nul ne se montra plus ardent à l’œuvre que ce Thomas Cromwell, sous la main duquel papistes et monastères tombaient comme les feuilles d’automne. On s’insurgeait dans plusieurs comtés ; Thomas Cromwell se servit, contre les rebelles et les catholiques, de son neveu, sir Richard Cromwell, l’aïeul même du protecteur, et qui aida vigoureusement son oncle. Personne n’avait soupçonné l’existence de ce Richard, neveu de Thomas le premier ministre, avant Carlyle, qui cite deux lettres classées parmi les MSS. Cottoniens[1] ; on y voit clairement se dessiner les relations de l’oncle et du neveu : l’un animé d’une véritable rage contre la papauté et le monachisme ; l’autre galopant à droite et à gauche, allant, de couvent en couvent, à la poursuite de ces pauvres moines, faisant la chasse aux prêtres pour exécuter les ordres de son oncle, abattant les capuchons, emprisonnant les abbés, puis revenant à Londres prendre part à un tournoi que sa majesté honore de sa présence, et fort bien accueilli du défenseur de la foi et de l’ennemi du pape. Récompensé par le don de plusieurs abbayes, Richard absorbe une assez grande quantité de terres ecclésiastiques pour arrondir son domaine et fonder une propriété importante. Homme d’action et d’exécution, il veut que l’on se saisisse d’un certain sir John Thymbleby, son voisin, qui s’oppose à la sainte réforme de l’église ; il suggère à son oncle le désarmement de tout le comté ; puis il court de Cambridge à Ely, d’Ely à Ramsey, de Ramsey à Peterborough, casse les abbés, brise les croix, expulse les religieuses, assez bon homme pour les prieurs qui se soumettent et renient le pape, cruel envers ceux qui se montrent froward (réfractaires). Tel est l’aïeul d’Olivier Cromwell.

De cette race protestante et véhémente, sur ce domaine formé des débris et des dépouilles catholiques, naquit, en 1599, Olivier Cromwell, qui n’était, on le voit assez, ni le fils d’un brasseur, ni le descendant d’un boucher. Shakspeare vivait, la vieille reine Élisabeth, ayant précipité le mouvement protestant, était adorée du peuple ; il y avait dans tout le Nord un frémissement et une ardeur de combat, en Angleterre le pressentiment d’une grandeur servie par l’insurrection contre Rome. La famille Cromwell, par son adhésion aux nouvelles idées qui dominaient l’avenir, était devenue puissante dans le pays ; Richard, destructeur des couvens et agent de son oncle Thomas, avait légué à son fils, sir Henri Cromwell, connu sous le sobriquet du « chevalier d’or, » un vieux monastère de femmes, Hinchinbrook, situé sur la rive gauche de l’Ouse, rivière aux flots mélancoliques, gémissant sur un lit sans pente et murmurant parmi les joncs. Henri en fit un beau manoir, et l’hospitalité d’Hinchinbrook devint célèbre. Son fils aîné, sir Olivier, après en avoir continué la tradition, le vendit aux Montagu, depuis comtes Sandwich. C’est à eux qu’appartiennent aujourd’hui le château, ses grandes salles, où les vieux portraits des Cromwell sont encore pendus, et les pelouses vertes inclinées vers le fleuve paresseux, et les longues avenues de saules et d’ormes. Robert, père du protecteur, répara les brèches de sa légitime par un mariage singulier. Il y avait dans le pays une famille Stewart, alliée aux rois, et dont l’un des auteurs, prieur catholique de la ville d’Ely, avait opposé quelque résistance à la réforme, à Henri VIII, à Thomas et à Richard Cromwell ; cette résistance papiste ne se maintint pas contre le titre offert de doyen protestant de la cathédrale et le fermage héréditaire des dîmes, ce qui assurait sa fortune. La mère d’Olivier Cromwell fut l’arrière-petite-fille de ce converti, Élisabeth Stewart, arrière-cousine de Charles Ier, roi d’Angleterre, et dont la dot consistait dans ces domaines et ces dîmes enlevés aux catholiques. La résistance catholique vient d’un Stuart ; la persécution protestante est exercée au XVIe siècle par deux Cromwell ; enfin la fortune qui découle de ces deux sources révolutionnaire et théologique se concentre sur le dictateur puritain Olivier Cromwell, symbole du protestantisme armé.

Cette fortune, honnête pour la province, trop peu considérable pour endormir l’ambition, équivalait à quelque trente mille livres de rente d’aujourd’hui. Olivier avait quatre ans, et Hinchinbrook n’était pas vendu, lorsqu’un bruit de chasse y annonça la venue de Jacques Ier, arrivant d’Écosse pour trôner en Angleterre, et qui rendait honneur à la parenté de mistriss Cromwell, une Stewart, comme nous l’avons dit, Le roi avait passé par Belvoir, le plus beau manoir féodal de l’Angleterre, et il était arrivé à Hinchinbrook, « toujours chassant, » dit la chronique. Le petit enfant Olivier, neveu du seigneur d’Hinchinbrook, put contempler la royauté dans sa pompe ; Jacques passa deux nuits chez les Cromwell-Stuart, ses alliés, fit des chevaliers dans la grande salle, et entre autres l’oncle paternel du protecteur, sans oublier son propre parent, Thomas Stuart ou Stewart d’Ely, oncle maternel de l’enfant. Puis il prit la route de Londres, laissant le revenu de sir Olivier entamé par les frais de la visite royale ; plusieurs années après, retournant en Écosse et renouvelant cet honneur coûteux, le monarque fut modestement hébergé par la bourse appauvrie du seigneur. Sir Olivier fut même forcé, en 1627, de céder son manoir pour la somme d’à peu près 75,000 francs d’aujourd’hui, que sir Sidney Montagu lui paya, et dont 32,500 devinrent la proie d’un seul créancier ; puis il alla cacher ses regrets, ses splendeurs éteintes et son royalisme invétéré dans les marais de Ramsey-Mere, où il avait une petite propriété ; son neveu, devenu chef puritain, revint l’y trouver plus tard, comme on le verra, avec une troupe de dévots à bandoulière de cuir.

Telle était la situation de la famille, où n’apparaît ni brasseur, ni boucher, et dont le second membre, père de Cromwell, enrichi par son mariage et résidant à Huntingdon, éclipsa bientôt le frère aîné, baronisé par le roi et enseveli dans ses marécages. A Huntingdon, de 1599 à 1620, pendant que l’Espagne et Rome s’armaient pour le catholicisme, que l’Écosse, l’Angleterre, la Saxe, la Scandinavie, se liguaient contre le Midi, pendant cette fermentation sourde et populaire qui pénétrait tous les recoins des plus petits villages saxons, — Robert Cromwell élevait, sur les bords de l’Ouse, sa famille nombreuse. Dans cette solitude sévère, Olivier, son cinquième enfant, ne pouvait manquer d’entendre parler souvent des abominables papistes, de la « prostituée de Babylone, » de Ravaillac, le prétendu jésuite qui assassinait Henri IV, du roi d’Espagne, évidemment identique avec l’antéchrist, surtout de Laud, exécré du peuple comme un demi-catholique, et qui, archidiacre à Huntingdon, était assurément le fils de Belzébuth ; toutes ces matières préoccupaient vivement les esprits. C’était d’elles que devait rêver le petit Cromwell, quand il allait chasser aux outardes dans les marais qui environnent Ely. Sa famille paternelle et maternelle était austère, comme il convient à de nouveaux réformateurs ; tout semble prouver l’inexactitude des légendes accréditées par ses ennemis sur ses exploits dans les tavernes, le singe qui le poursuivit sur les toits, ses habitudes évaporées et ses escapades. Rien ne l’invitait à cette dépense de mauvaises mœurs et de mauvais goût.

La population de ces contrées humides a toujours été mal disposée à ce qui est volupté ou frivoles plaisirs. Le pays, d’un aspect calme, un peu lugubre, rappelle certains paysages de Wouvermans[2] ; à l’occident, des ondulations de terrain peu sensibles se veloutent d’un gazon très serré, à la teinte sombre, entrecoupé de bouquets d’arbres ; à l’orient, l’horizon est noir, et l’espace usurpé par une vaste plaine marécageuse ; là, les saules pâles et les aulnes aux feuilles blanches se balancent sous le vent, et le vol pesant des oiseaux aquatiques sillonne lourdement un terrain fangeux. L’Ouse, avant de pénétrer dans ces régions, décrit plusieurs détours, et, changeant de couleur à mesure qu’elle avance, devient noire de jaune qu’elle était, se colore de reflets métalliques, que le soleil fait miroiter à la surface de ses flots plombés, et finit par se perdre dans des forêts de plantes grasses, d’algues, de joncs et de nénuphars. Une telle localité, semée de hameaux peu considérables, n’offrait pas à Olivier l’occasion de se livrer aux orgies qu’on lui impute. D’où viennent ces traditions qui donnent les aïeux de Cromwell pour gens obscurs, son père pour un brasseur assez pauvre, lui-même pour un homme dont la jeunesse a roulé dans des voluptés brutales ? Du dénigrement que jettent les partis, puis de l’obscurité de ses quarante premières années. La famille de Cromwell s’était contentée d’une autorité provinciale, et n’avait point marqué dans les évènemens publics ; Cromwell le père avait cultivé ses terres, vendu son grain, et sans doute, selon la coutume des fermiers qui s’y entendent, il en avait mis de côté une certaine partie qu’il avait brassée et convertie en breuvage domestique. Un ruisseau, l’Hinchinbrook, qui traverse la cour de sa maison encore debout aujourd’hui, semble lui avoir offert des facilités pour cette opération, et il est probable que mistriss Cromwell, bonne mère de famille, toute Stuart qu’elle était, y accorda ses soins.

Gentilshommes campagnards, les oncles de Cromwell vivaient, comme Robert, du produit de leurs domaines, dans une rustique aisance, non sans crédit ; la fille de l’un épousa Olivier Saint-John, l’avocat républicain ; une des tantes du protecteur, sœur de Robert, épousa un Hampden, et devint mère de ce Hampden qui donna le signal de la révolte, en refusant 20 shillings au roi. Toutes les parentés et les alliances des Cromwell se dirigeaient dans le même sens. Le jeune Olivier grandissait au milieu de ces influences, auxquelles le chef de la famille, le chevalier ruiné par ses dépenses, bon royaliste et protestant équivoque, demeurait étranger.

Le 23 avril 1616, le jour même où Shakspeare mourut, dix jours après la mort de Cervantes, l’université de Cambridge, située à douze milles de Huntingdon, comptait Cromwell parmi ses jeunes étudians ou gentlemen-commoners ; il n’y passa qu’une année. Le 23 juin 1617, son père mourut, et le jeune homme de dix-huit ans, quittant aussitôt Cambridge, revint prendre soin de sa mère et de six jeunes filles, ses sœurs. Cette vie de débauche dont on parle est matériellement impossible. Dès l’année 1620, à vingt-un ans, il épouse la fille d’un riche marchand, Élisabeth Bourchier, la conduit chez sa mère, et revient vivre à Huntingdon, en propriétaire fermier, de cette vie libre et occupée qui laisse tant de place à la rêverie, si peu à la dissipation.

Dix années de solitude cachent ensuite les actes de Cromwell, qui deviendront si redoutables. Tout ce que l’on sait de lui à cette époque, c’est que, respecté de ses voisins, aimé de sa famille et vivant dans l’aisance, il a des accès violens d’humeurs noires. « Souvent (dit Warwick dans ses mémoires) il envoyait chercher à minuit le docteur Simcott, médecin de la ville, se croyant près de mourir ; il lui parlait de son hypocondrie et de ses imaginations à propos de la croix de la ville. » Cette croix papiste l’obsédait. Les prédicateurs calvinistes hantaient le voisinage ; quand il les avait écoutés et qu’il avait relu sa Bible, cette sombre humeur le prenait ; il se promenait sur le bord de la rivière funèbre que nous avons décrite, à l’ombre des aulnes, sous un ciel humide et bas, rêvant, pendant que ses bestiaux erraient dans ces pacages, à l’homme et à Dieu, à la vie et à la mort, surtout au dogme de la prédestination. Sans doute, le soir, plongé dans les terreurs de cette croyance, il envoyait chercher Simcott, et demandait à la science humaine des remèdes contre ce mal que Hamlet ne pouvait guérir.

Pourquoi cette douleur s’était-elle emparée des hommes les plus sérieux et les plus estimés de l’Angleterre ? Lord Brook, lord Say, lord Montagu, éprouvaient les mêmes angoisses. Hampden, cousin de Cromwell, était puritain comme eux. Était-ce superstition ou fourberie ?

Depuis que le protestantisme, proclamé par Henri VIII, avait armé l’Angleterre contre Rome, le schisme avait développé ses conséquences ; la foi catholique était ébranlée au nord ; l’unité était détruite. Le même doute dont le grand poète venait de montrer son Hamlet déchiré fatiguait les ames. La réforme était commencée, on voulait la pousser jusqu’au bout ; la révolution opérée par le monarque ne semblait plus suffisante. Dès le commencement du siècle, une pétition, signée de près de mille ecclésiastiques, avait sollicité la destruction radicale des cérémonies et des rites, le retour à la simplicité primitive des observances. On s’était surtout prononcé contre l’absorption des dîmes par les courtisans, auxquels le monarque avait jeté cette curée en pâture ; on avait réclamé l’attribution de ces richesses, du moins en partie, aux ministres nouveaux, propagateurs du calvinisme. Le radicalisme dans la réforme était la conséquence naturelle du premier coup porté à la vieille unité catholique. — « Il faut, criaient les démocrates religieux, renverser l’idolâtrie, détruire le mensonge, revenir an sens divin du christianisme, embrasser à la fois la liberté et la vérité, ne pas laisser trace de l’esclavage et de la fraude, déraciner cette servitude étrangère et cette mort de l’ame, s’élever à la contemplation de Dieu et à l’indépendance terrestre. » — Ce n’est pas à nous d’absoudre ou de condamner cette immense négation ; il nous suffit de dire que telles étaient la pensée et la passion du Nord tout entier. Ce qu’on a regardé comme une hérésie était surtout la prise d’armes du grand corps germanique. La liberté protestait contre l’autorité, la négation contre l’amour, l’avenir contre le passé, le Nord contre le Midi. Je ne juge pas le mouvement ; je l’explique.

Que ce mouvement vers la liberté effrayât le pouvoir civil et le pouvoir religieux, cela devait être. On essaya de maintenir le peu de cérémonies qui ornaient encore le culte, d’entraver les nouveaux ministres de la parole calviniste, de s’opposer à la propagation de cette foi sauvage dans les cantons rustiques. De leur côté, les protestans combattaient ces résistances ; ils s’efforçaient de transporter sur la tête des apôtres puritains une portion des dîmes que s’étaient attribuées les seigneurs. La bourgeoisie et les classes moyennes, toute cette partie de la société à laquelle les Cromwell appartenaient, s’émurent alors. On se cotisa pour donner le pain terrestre à ceux qui répandaient la parole de vie ; on fit des fonds pour payer des missionnaires ambulans (running lecturers), d’autres à poste fixe, qui venaient dans la place du marché, le jour de foire ou après le service, encourager le peuple dans sa fureur contre Rome, et tonner contre les chasubles, les aumusses, les surplis, le rosaire, le signe de la croix, le despotisme du Midi. Olivier Cromwell ne fut pas des derniers à se joindre à cette opposition, et ce qui prouve qu’il représentait exactement l’esprit de son canton, c’est que le lundi 17 mars 1627, au moment même où son nom figurait sur la liste des souscripteurs de l’association puritaine, il fut élu membre du parlement.

Ce gentilhomme campagnard, silencieux et mal vêtu, assista sans mot dire aux séances orageuses des premiers parlemens de ce règne ; il entendit les accusations contre Buckingham, la discussion du bill des droits, et fut témoin de cette scène bizarre pendant laquelle Pym, Cook et le président (speaker) pleurèrent tous trois à chaudes larmes de l’obstination du roi qui défendait son favori. Le rêveur des bords de l’Ouse craignait surtout de voir ses lecturers supplantés par des papistes. Le jour où la chambre s’occupa de ces matières, il prit la parole ; elle s’était formée en comité religieux pour l’examen des abus ecclésiastiques. Cromwell, avec la rudesse de l’accent rustique, dénonça d’un coup quatre papistes, Laud, Mainwaring, Neil et Alablaster. Voici ses paroles :

— « Un docteur Beard (le vieux précepteur de son village) m’apprend, dit-il, que le docteur Alablaster prêche un papisme pur à la Croix de Saint-Paul, et qu’il le fait d’après les recommandations de son évêque, le docteur Neil. Le même évêque vient de donner une riche prébende à ce Mainwaring que la chambre a censuré avec justice. Si ce sont là les degrés par lesquels on arrive aux dignités de l’église, qu’est-ce qui nous attend ? »

— Qu’est-ce qui nous attend ? — Ce sont les premières paroles de Cromwell, que cite Carlyle d’après des notes manuscrites d’un M. Crewe, conservées au Musée britannique ; on croit entendre les notes aigres et vibrantes de cette voix qui se fit toujours obéir.

En effet, la chambre obéit au membre de Huntingdon, et ordonna contre ces quatre suspects l’enquête, dont elle confia la charge « à M. Cromwell. » Renvoyé dans ses foyers par la dissolution du parlement, il n’en resta pas moins populaire, puisque immédiatement après la session il fut nommé avec son précepteur puritain, le même docteur Beard, juge de paix du canton. Son ambition n’allait guère plus haut ; la vie agricole et l’élève des bestiaux lui semblaient la seule destination de sa vie active ; il vendit pour environ 50,000 francs de propriétés, acheta des pâturages plus considérables à Saint-Yves, cinq milles au-dessous de Huntingdon, sur les bords de la même rivière d’Ouse, et y alla vivre avec sa famille dans une situation étrangement lugubre.

Il faut avoir vu cette petite ville obscure de Saint-Yves[3] pour se faire une idée de l’aspect somnolent qui la distingue ; ce sont des maisons rousses, un pont pointu où trois personnes peuvent à peine marcher de front, un gazon épais, haut et noirâtre, qui environne la ville, et un limon métallique traîné par les flots stagnans qui la baignent. De loin vous n’apercevez aucune trace d’habitation, tant les toits sont bas. Une aiguille de clocher très pointue perce un long rideau de saules pleureurs et révèle la ville au voyageur, surpris de la rencontre. A l’entour, le saule blanc et le gazon noir dominent ; tout fait silence ; la ville est endormie. Les jours de marché seulement, on entend des bêlemens et des beuglemens de bestiaux, joints au son des clochettes ; le nom antique du principal domaine de l’endroit, dont Cromwell loua quelques dépendances, est encore le « Manoir du Sommeil » (Slepe-Hall) ; les vieux titres portent ces mots : Saint-Yves cum. Slepa, « Saint-Yves du Sommeil. » Là Olivier Cromwell alla ensevelir ses pensées calvinistes et ses tristesses sauvages ; là il rêva pendant cinq ans, vendit ses bœufs, écouta les lecturers, s’enivra de la Bible, prospéra en qualité d’éleveur et de fermier, et, aidé par Élisabeth Bourchier, bonne ménagère, fit l’éducation de six enfans. Les choses éternelles l’occupaient plus puissamment que les objets temporels. Malgré les efforts et les châtimens de Laud, les souscriptions pour l’entretien des missionnaires ou lecturers avaient continué en secret, et l’un d’eux, nommé Wells, établi par de tels secours, avait donné pleine satisfaction à Cromwell et aux habitans de Saint-Yves. Pour que les sermons durassent, il fallait que la souscription durât aussi. Le fondateur de cette mission de Saint-Yves, un calviniste qui semble avoir été quelque riche marchand de Londres et qui se nommait Story, retarda l’envoi des fonds destinés à l’entretien de l’éloquence calviniste, et reçut aussitôt du juge de paix, ancien membre du parlement, aujourd’hui caché dans Saint-Yves et y faisant tristement son salut, la lettre suivante que nous traduisons avec une extrême servilité :


A mon très cher bon ami, M. Storie, à l’enseigne du Chien, Bourse de Londres, remettez les présentes.

« Saint-Ives, 11 janvier 1635.

« MONSIEUR STORIE,

« Dans la liste des bonnes œuvres que vos concitoyens nos compatriotes ont faites, celle-ci ne sera pas comptée pour la moindre, qu’ils ont pourvu à la nourriture des ames. L’érection d’hôpitaux pourvoit aux corps des hommes : bâtir des temples matériels est considéré comme une œuvre de piété ; mais ceux qui procurent la nourriture spirituelle, ceux qui bâtissent des temples spirituels, ceux-là sont les hommes véritablement pieux. Un ouvrage semblable a été votre fondation d’une chaire de prêche dans laquelle vous avez placé le docteur Wells, homme de bonté, de zèle et de capacité, pour faire le bien de toutes les manières ; inférieur à nul que je connaisse en Angleterre. Et je suis persuadé que, depuis sa venue, le Seigneur a fait par lui beaucoup de bien parmi nous.

« Il reste seulement désirable à présent que Celui-là qui vous a mu à faire ceci vous pousse à la continuation de l’œuvre, et, par conséquent, qu’il l’achève. Élevez vers Lui vos cœurs. Et sûrement, monsieur Storie, ce serait une chose lamentable de voir un prêche succomber dans les mains de tant d’hommes capables et pieux, comme je suis persuadé que sont les fondateurs de celui-ci ; aujourd’hui nous voyons qu’ils sont supprimés avec hâte et violence par les ennemis de la Vérité de Dieu. Loin de nous soit que tant de péché s’attache à vos mains. Vous qui vivez dans une cité renommée par la lumière brillant de l’Évangile, vous savez, monsieur Storie, que supprimer le paiement, c’est faire tomber le prêche, car qui va guerroyer à ses dépens ? Je vous supplie donc, par les entrailles de Jésus-Christ, mettez la chose en bon train, et faites donner la paie au digne homme. Les ames des enfans de Dieu vous béniront pour cela, et ainsi ferai-je ; et je demeure toujours.

« Votre affectueux ami dans le Seigneur,

« OLIVIER CROMWELL. »

« Assurez mon amitié cordiale à M. Busse et mes autres bons amis (puritains). J’aurais écrit à M. Busse ; mais il me répugnait de le déranger par une longue lettre, et je craignais de ne pas recevoir une réponse de lui : de vous j’en attends une aussitôt que vous le pourrez à votre convenance. Vale. »

Telle est la première lettre de Cromwell qui nous ait été conservée ; l’homme qui l’écrivait, robuste et mélancolique fermier de trente-six ans, n’avait aucun motif pour feindre l’enthousiasme ; il prend la plume en faveur d’un missionnaire établi dans son pays, et suit la route qu’il a prise dans sa jeunesse, quand il a souscrit pour la même cause et dénoncé les papistes au parlement. Au fond de son manoir des marécages, il représente la portion la plus énergique de l’insurrection qui fermente. Le 11 janvier 1635, jour où il écrit cette lettre, est celui même où son cousin John Hampden, écuyer, refuse devant la paroisse assemblée du grand Kimble de payer au roi trente-un shillings six pence. La simultanéité du mouvement était bien profonde et bien réelle.

Ainsi s’élevait d’accord et d’ensemble, ainsi montait le grand flot protestant qui allait renverser le trône et les évêques, mouvement d’indépendance religieuse et civile, soutenu par la bourgeoisie, les habitans de la campagne, le corps même de l’ancienne population saxonne.

Plus septentrionale et plus violemment irritée, l’Écosse jurait avec larmes et prières de ne point déserter cette cause. En vain les bourreaux coupaient des oreilles et fendaient des nez ; le sang et les exactions exaltaient la foule, et la pénurie du trésor royal faisait pitié. Le 6 novembre 1637, pendant que l’oncle maternel de Cromwell, le Stuart d’Ely dont j’ai parlé, mourait dans cette ville et laissait à son neveu Olivier un héritage composé de dîmes papistes, Saint-John, l’avocat républicain et calviniste qui avait épousé une Cromwell, prenait la parole contre le roi en faveur de John Hampden. Trois jours durant, son éloquence légale prouva pertinemment que Hampden ne devait pas payer 20 shillings[4], et pendant trois autres jours M. Holborn, avocat adverse, prouva pertinemment le contraire. Enfin il fut décidé que M. Hampden les paierait, et que le roi avait raison. « Consideratum est per eosdem barones, quod proedictus Johannes Hampden de iisdem viginti solidis oneretur, dit la sentence, et inde satisfaciat. » On sait ce qu’il y avait dans ce latin normand du moyen-âge.

Cromwell, environné d’une famille puritaine et insurrectionnelle, s’occupait d’intérêts domestiques et provinciaux ; il allait habiter à Ely la maison du fermier des dîmes, son oncle, maison triste comme toutes les habitations de Cromwell, composée d’un étage et demi, avec cheminées gothiques, balustrades irrégulières, et un certain air de sombre grandeur. C’est aujourd’hui une auberge située au coin de la place de cette vieille ville. Ely est encore la cité centrale de tous ces marécages, qui couvraient alors plus de trente milles carrés de superficie, et dont on avait commencé à opérer le dessèchement. Il s’agissait de creuser un canal pour l’Ouse, de diriger ainsi en droite ligne vers la mer ces eaux paresseuses, et de protéger par des terrassemens et des chaussées un pays trop humide. Ce plan, formé dès le moyen-âge, interrompu par l’indifférence des gouvernemens, avait été repris sous Élisabeth, et s’était arrêté tout à coup, en 1637, devant la caisse vide du malheureux Charles Ier. La question du dessèchement des marais était celle de la richesse ou de la misère de tout le pays ; Cromwell jugea que son devoir était de réclamer. L’ancien fermier calviniste de Saint-Yves, le sombre habitant du « Manoir du Sommeil, » rédigea, présenta et signa la pétition de ses compatriotes, l’envoya au roi, convoqua une assemblée des propriétaires de Huntingdon, et se mit en opposition directe avec un gouvernement qui avait encore des bourreaux. Cromwell l’emporta. La continuation des travaux fut ordonnée, et le peuple du Lincolnshire et du Nottinghamshire l’appela le « seigneur des marécages » (lord of the fens).

Cette histoire, qui a de la valeur dans la série des faits qui conduisirent Cromwell au trône, a été éclaircie pour la première fois par Carlyle. Devenu le premier personnage de la province, cet âpre et mélancolique gentilhomme ne change rien à sa vie. Son mysticisme fanatique augmente. Plus il avance, plus il creuse l’abîme de Pascal. Sa jeunesse lui apparaît comme une époque de passions déréglées ; il a vécu dans l’ignorance de Dieu ; il verse des larmes, comme le roi David, sur toutes les heures consacrées à des soins terrestres ; il ne pense qu’à l’anéantissement du moi humain devant l’éternité. Ce fourbe, qui n’était autre chose que le symbole exalté de la prédestination calviniste, écrivait alors à sa cousine, femme de l’avocat Saint-John, surnommé la lanterne sourde des républicains, la lettre suivante, qui prouve assez la profondeur effrayante de son enthousiasme. On ne trouve quelque chose de semblable que dans les Torrens de Mme Guyon.

A ma bien-aimée cousine, mistress Saint-John, chez sir William Masham, à sa maison nommée Otes, en Essex, présentez ceci.


« Ely, 13 octobre 1638.

« CHÈRE COUSINE,

« Je reconnais votre bon souvenir et vous remercie de votre amitié en cette occasion. Hélas ! vous prisez trop haut mes lettres et ma compagnie. Je puis avoir honte de vos expressions en considérant combien peu utile je suis et combien peu mon mérite augmente.

« Cependant, pour honorer mon Dieu en déclarant ce que Lui a fait pour mon ame, je suis confiant et je veux l’être. Véritablement, donc, je trouve ceci : Que Lui donne sources d’eau dans un désert sec et infertile où il n’y a pas d’eau. Je demeure, vous savez où, dans Meshec, ce qui signifie prolongement ; dans Kedar, qui signifie ténèbres et noirceur ; cependant le Seigneur ne m’abandonne pas. Quoique Lui prolonge, cependant Lui, je l’espère, m’amènera à son tabernacle, à son lieu de repos. Mon ame est avec la congrégation du Premier-né, mon cœur repose dans l’espérance ; et si je puis ici honorer mon Dieu, soit par action, soit par souffrance, je serai grandement content.

« Véritablement aucune pauvre créature n’a plus de cause de se porter en avant dans la cause de son Dieu que moi. J’ai reçu des gages abondans par avance, et je suis sûr que je n’en paierai jamais la moindre parcelle. Que le Seigneur m’accepte en son fils et me donne de marcher dans la lumière, et qu’il nous donne de marcher dans la lumière, parce que Lui est la lumière ! C’est Lui qui a éclairé notre noirceur, nos ténèbres. Je ne puis pas dire qu’il détourne sa face de moi. Il me donne à voir la lumière dans sa lumière. Un rayon dans un lieu sombre a en soi beaucoup de rafraîchissement ; béni soit son nom, de briller sur un cœur aussi sombre que le mien ! Vous savez quelle a été ma manière de vie. Oh ! j’aimais les ténèbres et je vivais dedans, et je haïssais la lumière ; j’étais un chef, le chef des pécheurs. C’est trop vrai. Je haïssais la voix de Dieu, la sainteté ; cependant Dieu a eu de la miséricorde pour moi. O les richesses de sa miséricorde ! Louez-le pour moi ; priez pour moi que Lui qui a commencé une bonne œuvre veuille l’achever au jour de Christ.

« Saluez tous mes amis dans la famille de laquelle vous êtes ; je leur suis fort endetté pour leur amitié. Je bénis le Seigneur pour eux, et de ce que, par leurs soins, mon fils soit si bien. Accordez-lui vos prières, vos conseils ; accordez-les-moi.

« Saluez votre mari et votre sœur pour moi. Il n’est pas un homme de parole ! Il a promis d’écrire au sujet de M. Wrath d’Epping ; mais jusqu’à présent je n’ai pas reçu de lettres. — Priez-le de faire ce qui peut être : fait avec convenance pour le pauvre cousin, au sujet duquel je l’ai sollicité.

« Encore une fois, adieu et portez-vous bien. Le Seigneur soit avec vous ; ainsi prie

« Votre vraiment affectionné cousin,

« OLIVIER CROMWELL. »


Il est évident que la conviction la plus ardente animait cet homme, enseveli long-temps dans la « ferme des marécages, » exclusivement : occupé de ses chers prédicans, et versant des larmes sur les jours néfastes et scandaleux de sa jeunesse. Les paroles bibliques qu’il prononce sont précisément celles du psaume puritain qui se chante encore aujourd’hui dans les vallons sauvages d’Écosse :

Dans Meshec forcé de gémir,
Que les heures me semblent lentes !
Kedar m’enferme dans ses tentes ;
Hélas ! quand pourrai-je en sortir !

« Woe’s me that I in Meshec am,
« A sojourner so long !
« Or that I in the tents do dwell,
« To Kedar that belong ! »


Voilà ce que psalmodient en chœurs nasillards d’honorables fermiers et d’excellens petits bourgeois des villes écossaises, qui n’ont pas commis d’autre péché que celui d’exister ; le péché originel, fonds de la doctrine calviniste, éternelle douleur des prédestinés, respire dans ces cantilènes funèbres. Aux yeux des hommes qui pensent ainsi, la main de Dieu pèse toujours sur ce monde châtié. Notre devoir est la résignation ; suspendus entre les deux éternités, incertains de notre sort, pleins de mépris pour la vie, nous ne devons aspirer qu’à la délivrance et aux régions suprêmes et sereines d’une liberté définitive. Mus par de tels ressorts, de quoi les hommes ne sont-ils pas capables ? La question de savoir si Cromwell s’est contenté de faire mouvoir ces ressorts en les méprisant n’est plus un problème ; on vient de lire cette lettre à sa cousine, où il parle de « son ame sombre, où Dieu seul reluit ! , » Elle fut lue sans doute à déjeuner chez sir William Masham, dans la grand’ salle du château d’Otes, et toutes cers graves personnes aux pourpoints noirs et garnis de dentelles, aux vastes fraises, aux bottes énormes et toujours éperonnées, portant hauts-de-chausses larges et flottans, ne manquèrent pas de commenter, pour leur édification commune, l’épître du fermier gentilhomme ; on peut imaginer que de choses dévotement élégantes furent dites à ce sujet, et reconstituer avec leur secours le sombre esprit de la société anglaise avant 1645.

Les Écossais, qui ont chassé Marie Stuart la catholique, donnent l’impulsion de la révolte ; par eux, les prophéties bibliques se réalisent ; les tentes d’Israël se déploient, on sort de Kedar et de Meshec. Démocratie, fanatisme, haine nationale, se combinent dans la redoutable année, à laquelle Charles Ier oppose inutilement ses courtisans fatigués et ses évêques mécontens. Elle avait pour officiers ceux même de Gustave-Adolphe, les vieux athlètes du Nord protestant. On se demande pourquoi aucun historien anglais n’a vu cette marche ascendante et belliqueuse du Nord, qui se venge de Rome, détruit les pompes du culte, déchire les élégances d’un art qui ne lui appartient pas, rappelle la simplicité et la nudité de l’Évangile primitif, et anéantit la hiérarchie papale. Ce mouvement va chercher au fond de la ville endormie de Saint-Yves et dans sa petite maison d’Ely l’arrière-neveu du persécuteur Thomas Cromwell, Olivier Cromwell.

Bientôt le roi se trouva sans argent, et, forcé d’en demander aux communes, il ouvrit une nouvelle session, à laquelle Cromwell assista. Les Écossais avançaient toujours ; il y avait dans le peuple une fureur croissante contre les ornemens de la messe et les « surplis de la Toussaint ; » les soldats du roi partageaient cette fureur démocratique. Passaient-ils devant la maison d’un puritain, trois hourrahs la saluaient ; reconnaissait-on celle d’un de ces damnés qui portaient, chose effroyable, « quatre surplis à la Toussaint, » les soldats entraient chez lui et jetaient ses meubles par la fenêtre. Cependant l’armée écossaise chantant des psaumes, chaque homme portant un petit havresac plein de farine, avec uniforme gris de lin et bonnet bleu, ne jurant jamais, régulière comme il convient aux enfans du Seigneur, passait la Tweed, conduite par David Lesley, le petit vieillard tortu. Charles, abandonné de la masse de ses sujets, mai servi par ses chevaliers, ne parvint pas à déloger du Northumberland et du comté de Durham ces Écossais puritains, pleins d’une tendresse fraternelle, « doux comme des agneaux, terribles comme des lions, » et qui s’y maintinrent une année entière, appelant aux armes leurs bons frères d’Angleterre contre le trône et les évêques, contre Rome et les surplis. Ces appels ne restaient point sans effet : on regardait les Écossais comme les sauveurs et gardes avancées du protestantisme. Lorsqu’il fallut encore, faute d’argent, réunir en 167P0 les communes, où Olivier Cromwell vint siéger avec le puritain John Lowry, il entendit les rues de Londres retentir de la ballade qui nous a été conservée :

Grand merci[5], bon maître écossais ;
C’est vous qui sauvez l’Angleterre, etc.

Le peuple s’attroupe autour de ces chanteurs des rues, et bénit les frères écossais, armés pour l’uniformité biblique, le règne des saints sur la terre et l’expulsion de toutes les mitres et de toutes les crosses. Cependant, — il y a, « près de l’église de Sainte-Bride, » un homme instruit, qui a voyagé, qui sait plusieurs langues, mélancolique comme Cromwell et puritain comme lui ; il prépare plusieurs pamphlets, et il s’appelle M. Milton. Trois cents autres pamphlétaires prennent part au même combat, dont les résultats sont venus s’ensevelir définitivement dans cette montagne de douze cents volumes in-4o classés et étiquetés au Musée britannique sous le titre de Pamphlets du roi. Parmi ces pamphlets, ceux de M. Milton sont les seuls dont on se souvienne.

Pamphlets, pétitions, ballades, vers et prose, la démocratie calviniste emploie tous les moyens. Le 11 décembre, quinze mille personnes signent une pétition, qui, présentée au parlement où siège Olivier Cromwell, réclame la destitution des évêques et l’abolition de tous les surplis, reliques, aumusses et débris des cérémonies papales. Le 23 janvier suivant, sept cents ministres demandent la même chose. Les Écossais sont toujours là, en bons frères, la mèche sur le rouet, la Bible dans la poche, chantant leurs psaumes. Olivier Cromwell assiste avec intérêt et assiduité aux débats relatifs à ces matières. C’est ce que prouve le petit billet authentique et significatif que M. Carlyle a déterré et reproduit. M. Willingham, le correspondant auquel il l’adresse, est évidemment un puritain fort avant dans la confiance des Écossais, et qui la veille, dans les couloirs du parlement, aura montré à Cromwell les raisons écrites dont ils prétendent appuyer leurs demandes d’armes, d’argent et d’uniformité religieuse :


A mon bon ami, M. Willingham, à sa maison dans Swithin’s Lane, cette lettre.

« Londres, février 1640.

« MONSIEUR,

« Je vous prie de m’envoyer les argumens des Écossais pour soutenir leur désir d’uniformité dans la religion, exprimé dans leur huitième article ; je veux dire ce que vous m’avez déjà communiqué. Je désire le relire avant que nous entamions ce débat, qui aura lieu bientôt.

« Votre serviteur,

« OLIVIER CROMWELL. »


Lorsque le domestique de Cromwell porta ce petit billet à M. Willingham, dans Swithin’s-Lane (où demeure aujourd’hui M. de Rothschild le banquier), on était en 1640, à la veille de la guerre civile ; bien d’autres préoccupations religieuses et politiques, toutes dirigées vers le même but, absorbaient Cromwell, qui n’était encore que le « seigneur des marécages. »

Près de Saint-Yves s’étendait un pâturage fertile et marécageux, qui devait à cette particularité le nom de Soke of Sommersham[6]. Les pauvres paysans du voisinage y menaient paître leurs troupeaux, et c’était pour eux un bénéfice. La reine Henriette, fille de Henri IV, imagina, pour récompenser un serviteur, de faire enclore de haies la commune, et de la donner à cette personne, qui se hâta de réaliser le cadeau royal. Les terrains, vendus à lord Manchester, ministre du sceau privé, et à son célèbre fils Mandeville, se trouvaient arrachés à l’utilité publique. Le canton spolié réclama par l’organe de Cromwell ; pour la quatrième fois, il est en guerre avec le pouvoir. Il a soutenu les prédicateurs de ses deniers et de son influence, dénoncé les orateurs papistes, lutté contre le conseil d’état pour le desséchement des marais de sa province. Ici on le retrouve encore debout, pour l’intérêt populaire et l’intérêt local, en face du puissant Mandeville et de l’éloquent Clarendon. Sans doute sa voix fut rude et son procédé brutal ; mais, après tout, il voulait que justice fût faite à ces pauvres manans, et il n’avait pas tort.

Qu’on lise chez Clarendon le récit de cette affaire ; on verra Cromwell prêt à sa grande lutte. — « Je me trouvai, dit Clarendon, président d’un comité particulier convoqué à propos de grandes étendues de terres incultes qui appartenaient aux manoirs de la reine, et que l’on avait encloses sans le consentement des fermiers ; ces enclos avaient été donnés par la reine à un serviteur de grande confiance, et celui-ci avait aussitôt vendu les terrains enclos au comte de Manchester, lord du sceau privé, lequel ainsi que son fils Mandeville faisaient en ce moment tous leurs efforts pour maintenir les clôtures ; contre eux s’élevaient les habitans de tous les autres manoirs, lesquels réclamaient le droit de pacage sur ces communes, et les fermiers de la reine sur les mêmes terrains, tous se plaignant hautement d’avoir été soumis de vive force à une grande oppression que soutenait le pouvoir.

« Le comité siégeait à la cour de la reine, et Olivier Cromwell, qui en faisait partie, semblait s’intéresser beaucoup aux réclamans, qui étaient nombreux ainsi que les témoins. Lord Mandeville, comme partie, était présent, et, par l’ordre du comité, assis et couvert. Cromwell que, moi du moins, je n’avais jamais entendu parler dans la chambre des communes, dirigea les témoins et les plaignans dans la conduite de leur affaire ; il appuya et développa avec beaucoup de chaleur ce qu’ils avaient dit ; les témoins, et autres personnes engagées dans l’affaire, étant rustres et grossiers, interrompaient avec clameurs l’avocat et les témoins de la partie adverse, lorsqu’ils disaient quelque chose qui ne leur convenait pas, de sorte que moi, dont c’était le devoir de maintenir dans l’ordre les personnes de tous rangs, j’étais obligé d’adresser de vifs reproches et de faire des menaces pour que l’affaire pût être entendue tranquillement. Cromwell me reprocha, avec beaucoup de violence, d’user de partialité et d’intimider les témoins. J’en appelai au comité qui m’approuva, et déclara que j’agissais comme je devais le faire ; cela enflamma encore Cromwell, qui n’était déjà que trop irrité. Quand lord Mandeville voulait être entendu sur quelque point de fait ou sur les formalités intérieures ou sur celles du moment de la clôture, et qu’il racontait avec beaucoup de modération ce qui avait été fait, ou expliquait ce qui avait été dit, M. Cromwell répliquait avec tant d’indécence et de grossièreté, il se servait d’un langage si insultant, que tout le monde reconnaissait que leurs natures et leurs manières étaient aussi opposées que leurs intérêts. A la fin, ses procédés furent si durs et sa conduite si insolente, que je me vis obligé de le reprendre, et de lui dire que si lui, M. Cromwell, se comportait de cette manière, j’ajournerais immédiatement le comité, et porterais plainte à la chambre le lendemain. Cromwell ne me pardonna jamais[7]. »

Cette âpre voix qui avait effrayé Clarendon commençait à prendre l’autorité de l’homme décisif, qui frappe juste et fort. En ce moment se dessine une nouvelle royauté, la royauté de la volonté et de l’audace, servies par la justesse du coup d’œil. Un colporteur de pamphlets contre le roi avait été pris sur le fait dans la cour même du palais. C’était le plus fanatique des puritains, le jeune Lilburn, secrétaire de ce Prynne qui avait eu les oreilles coupées et le nez fendu pour avoir médit des acteurs. Lilburn venait d’être traîné par le bourreau de Westminster à Fleet-Prison, et avait reçu dans le trajet deux cents coups de fouet. Cromwell, le 9 novembre 1640, remit au parlement la pétition et la remontrance du martyr ; toute la séance et toute la journée avaient été employées par la lecture de réclamations semblables, écoutées avec une fureur silencieuse par les membres du parlement, qui étaient « pâles, » dit sir Symmond d’Ewes, comme le peuple lui-même pendant le supplice. Si l’on veut savoir quelle figure faisait ce jour-là le « seigneur des marécages » parmi les membres du long parlement, on n’a qu’à consulter un jeune homme qui se trouvait là, et qui a écrit des mémoires. Collègue de Cromwell, mais non son parent, comme on l’a prétendu, habitué à porter au chapeau une plume rouge à l’espagnole, une dentelle de Malines bordant ce grand col rabattu qui tombait sur le velours du pourpoint, et un galon d’or à son manteau, il resta muet d’étonnement en face du gentilhomme fermier qui défendait Lilburn. — « Ce fut alors, dit sir Philip Warwick, que je le vis pour la première fois, à l’ouverture même du parlement, qui se tint en novembre 1640. Moi qui étais membre pour Radnor, j’avais la vanité de me croire un modèle d’élégance et de nobles manières, car, nous autres jeunes courtisans, nous étions très fiers de nos beaux habits ! J’entrai à la chambre un matin, lundi matin ; j’étais bien habillé. Je vis un gentilhomme qui parlait ; je ne le connaissais pas. Il était vêtu d’une manière fort commune, en habit de drap tout uni et qui semblait avoir été fait par quelque méchant tailleur de campagne ; son linge était grossier, et n’était pas excessivement frais ; je me rappelle qu’il y avait une tache ou deux de sang sur son col de chemise, qui n’était pas beaucoup plus grand que son collet. Son chapeau était sans ganse. Il était d’une assez belle stature, avait l’épée collée sur la cuisse, le visage rouge et boursoufflé, la voix stridente, peu harmonieuse et inflexible, et il s’exprimait avec une éloquence remplie de ferveur, car le sujet de son discours ne comportait pas de bon sens ; il parlait en faveur d’un serviteur de M. Prynne, lequel avait répandu s libelles. Je déclare sincèrement que mon respect pour cette assemblée diminua beaucoup ; elle écoutait le gentilhomme avec une grande attention[8]. »

Tel est Cromwell à quarante-et-un ans, au moment où l’Angleterre va se partager en deux armées, protestantisme septentrional et royauté chevaleresque. Les nouveaux documens qui nous ont servi à éclairer cette jeunesse restée obscure consistent surtout dans une multitude de petits faits qui le montrent associé par sa fortune, ses ancêtres, ses alliances, son tempérament, à la plus violente fraction du calvinisme. Déjà le tribun populaire s’est montré à diverses reprises, ainsi que le réformateur inexorable. C’est un homme positif qui a toujours réussi dans ses affaires de fermages, d’acquisitions, de vente de grains et d’influence personnelle ; c’est un homme de famille qui a élevé sévèrement ses enfans, protégé sa mère, et traité doucement la bonne ménagère sa femme ; mais c’est un adversaire terrible et impétueux dont la physionomie de lion, à l’œil fulgurant, aux traits massifs et entassés, tels que les présente le portrait de Cooper, épouvante déjà les ministres, et fait peur à Clarendon l’historien. Nous ne jugeons ni ses actes comme moraliste, ni sa doctrine comme chrétien ; seulement il est clair qu’il représente son temps. Les heures de mélancolie ardente et de désespoir digne de Hamlet, qu’il a passées dans la ville de Saint-Yves, et que n’a pas pu guérir le docteur Simcott, son médecin, prouvent assez la sincérité de cet homme, que l’on a souvent traité de fourbe. Outre diverses facultés de profondeur, de ruse et de force, il porte en lui-même la grande condition des triomphes : il est convaincu.


PHILARETE CHASLES.

  1. Cleopatra, t. IV, p. 2046.
  2. Voyez Gilpin, Wells, History o f the Fens. — On n’a pas besoin de dire que nulle teinte romanesque ou d’invention n’a été admise dans ces détails de localités ; l’exactitude en est attestée par les topographes et les annalistes provinciaux.
  3. Voyez Gilpin, Dibdin, Wells, Hearne, etc.
  4. Hampden refusa 20 shillings dans une paroisse, 31 shillings et 6 pence dans une autre ; il fut mis en cause pour les 20 shillings seulement.
  5. « Grammercy, gude Maister Scot… »

    Grammercy est un des nombreux mots français que le dialecte d’Ecosse a empruntés à notre langue.
  6. Du mot soak, tremper, mouiller,
  7. Life of M. Hyde, 248.
  8. Mémoires de sir Philip Warwick.