Documents nouveaux sur Olivier Cromwell/02

Documents nouveaux sur Olivier Cromwell
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 651-693).
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DOCUMENS NOUVEAUX


SUR


OLIVIER CROMWELL.




CROMWELL HOMME DE GUERRE ET CHEF DE PARTI.

1641-1654) – SECONDE PARTIE.

Letters and Speeches of Oliver Cromwell, with elucidations, etc., by Thomas Carlyle. – 2 vol. Londres, 1846




J’ai à m’occuper de Cromwell militant, de Cromwell homme de guerre et chef de parti. Ce seront toujours ses paroles expresses que je reproduirai. On verra la suite des actes se développer dans la série des écrits, la ruse et la violence prendre chacune leur place : en Irlande, la violence et le sang versé ; au parlement, la modestie et la fourbe ; toujours et au fond la conviction. On trouvera Cromwell rusé, cruel, violent, gai par boutades, quand il a réussi ; jamais factice, jamais faux. On le verra burlesque, et riant comme un lion qui s’amuse ; jamais léger, ainsi que les historiens l’ont voulu dire. Il a jeté des oreillers à la tête de Hazlerig, son ami ; donc c’est un hypocrite. La belle plaisanterie ! Il a barbouillé d’encre le nez d’un de ses confrères ; donc c’est un hypocrite. La folle conclusion ! Ce qui est vrai, c’est que, dans les plus difficiles conjonctures, le fermier et le rustre, le gentilhomme de campagne, reparaissent tout à coup ; de temps à autre il respire et s’ébat.

On ne doit pas oublier des faits fondamentaux : le Nord avait le protestantisme pour arme, et Cromwell était protestant par excellence. Le protestantisme calviniste servait de pointe extrême à cette arme ; Cromwell était le plus calviniste des calvinistes. Représentant le Nord armé contre Rome, il se trouvait le centre de la moitié de l’Europe. Lorsqu’il avait vigoureusement battu son enclume, il riait lourdement, comme un forgeron qui se repose. Cette explication est beaucoup plus simple que l’aspect bizarre et mêlé sous lequel Cromwell se présente communément ; mais de ce que le point de vue est simple, on ne doit pas conclure qu’il est faux.

Cromwell ne tendit pas au trône ; où les évènemens le portèrent, il se porta, car il avait force et ressort. Il monta du côté où le vent soufflait. Quand le moment vint où les armes devaient décider la question, il fallut un guerrier calviniste ; Cromwell fut guerrier pour le calvinisme, calviniste dans la guerre et pour la guerre. Il eut une idée de génie ; il organisa par le fanatisme des gens irréguliers et indisciplinés, et les lança contre la vieille chevalerie, qui avait son organisation et sa discipline. Cette idée fit sa fortune.

En 1641, les épées qui sont tirées ne se heurtent pas encore. Cromwell passe peu de temps à Ely, où il laisse sa femme, et prend une part assidue aux débats du parlement. Il est des plus zélés puritains, offre son argent, ne fait pas de longs discours, et, personnage tout pratique, propose des solutions aux questions urgentes ; entre février et juillet 1642, il se lève de temps à autre à la chambre, pour presser, activer, donner des moyens de succès ; toujours des succès, jamais des paroles. Pendant ces années 1641, 42, 43, Charles désespéré fait ses grandes fautes, livre la tête de Strafford, veut prendre et saisir de sa main les conspirateurs, et arbore l’étendard à Nottingham par une journée triste et humide, cet étendard qui fut abattu par le vent. Pauvre Charles ! En vérité, Thomas Carlyle n’a pas assez de pitié pour le rêveur calomnié. Que pouvait faire un tel roi ? D’Israëli et Lingard prouvent très bien qu’il avait du cœur et de l’esprit, qu’il n’était pas mené par sa femme, qu’il n’était point perfide ; — seulement, comme tous les pauvres êtres pressés d’un sort extrême, il n’a pas su prendre son parti, et se précipiter dans sa destinée. C’est le saut mortel, il salto mortale, et l’on se rappelle le soldat à qui Montluc disait de se jeter du haut des créneaux d’une citadelle ; l’homme reculait : « Monseigneur, cria-t-il, je vous le donne en douze ! » Charles aurait pu en effet deviner la monarchie constitutionnelle et se découronner du droit divin ; c’étaient choses peu faciles assurément.

Le roi commettait donc des fautes graves et se défendait assez mal contre l’orage, pendant que les communes calvinistes, ayant le vent en poupe, marchaient avec une vigueur triomphale. Olivier Saint-Jean, cousin de Cromwell par alliance, devenait procureur-général (solicitor-general) ; la cour et Charles quittaient Whitehall ; les pamphlets abondaient pour et contre ; la baguette du « constable » perdait sa force, et les offrandes volontaires des citoyens calvinistes s’entassaient sur le tapis vert du parlement. Chacun, protestant de son respect envers le roi, apportait de l’argent pour lever les milices et ruiner le trône ; Hampden donnait mille livres sterling ; Cromwell, trois cents livres le 7 février, puis cinq cents le 9 avril. Le premier à briser la légalité, ce fut Cromwell. On lit dans le journal de la chambre des communes, à la date du 15 juillet :


« M. Cromwell fit une motion pour que nous rendissions un ordre permettant aux bourgeois de Cambridge de lever deux compagnies de volontaires, et de leur nommer des capitaines. »

Le même jour, 15 juillet, le greffier des communes écrit ces mots sur son registre :

« Attendu que M. Cromwell a envoyé des armes dans le comté de Cambridge pour la défense de ce comté, il est cejourd’hui ordonné - que les 100 livres sterling qu’il a dépensées à notre service lui seront rendues… quelque jour. »

M. Cromwell sait-il qu’il y a haute trahison dans tout ceci ; qu’il n’y va pas seulement de la bourse, mais aussi de la tête ? M. Cromwell le sait bien et ne s’arrête pas. Ce qui suit est encore plus curieux.

« 15 août. — Dans le comté de Cambridge, M. Cromwell a saisi le magasin du château de Cambridge, et a empêché d’enlever l’argenterie de l’université, dont la valeur était, d’après ce que l’on dit, de 20,000 livres sterling ou environ. »


Voilà ce que rapporte à la chambre sir Philippe Stapleton, membre pour Aldborough, et membre également du nouveau comité pour la défense du royaume. M. Cromwell touchera une indemnité, car il est allé dans le Cambridgeshire en personne, et, depuis que l’on a commencé à y lever des milices, il en a pris le commandement en chef. Il parait que ce n’est pas sans quelque résultat, s’il faut en croire certain chroniqueur royaliste, sir John Brampton, dont la société camdenienne a publié les notes[1] :

« A notre retour, dit-il, près de Huntingdon, entre cette ville et Cambridge, quelques mousquetaires s’élancent hors des blés, et nous ordonnent d’arrêter, nous disant qu’il fallait que nous fussions fouillés, et qu’à cet effet il nous fallait aller devant M. Cromwell, pour lui rendre compte d’où nous venions et où nous allions. Je demandai où se trouvait M. Cromwell. Un soldat me répondit qu’il était à quatre milles de là. Je répliquai qu’il n’était pas raisonnable de nous emmener loin de notre chemin ; que, si M. Cromwell avait été là, je lui aurais volontiers donné toutes les satisfactions qu’il aurait pu désirer ; puis, plongeant ma main dans ma poche, je remis douze pence à l’un d’eux, qui nous dit que nous pouvions passer. Je vis clairement par là qu’il n’aurait pas été possible à mon père d’aller avec sa voiture trouver le roi à York. »

Cromwell, en 1641, avant même que les citoyens protestans aient le pressentiment de la lutte dans laquelle ils vont entrer, est donc chef militaire de son comté, en révolte ouverte, et arrête les royalistes sur les grands chemins. Cette prévision jointe à l’audace donne la victoire. Le 14 septembre, on retrouve Cromwell capitaine du « soixante-septième escadron, » ou troupe de cavalerie, sous le comte d’Essex ; on ne s’en étonne pas plus que de voir au même moment son fils aîné cornette du « huitième escadron ; » il s’engage corps et biens, famille et avenir, dans le combat populaire. Devenu membre de l’association puritaine formée pour assurer dans les cinq comtés de l’est (Norfolk, Lincoln, Essex, Cambridge et Herts) l’autorité parlementaire, il ne se fait pas faute de visiter les châteaux, d’enlever les armes cachées, d’imposer silence et terreur. Ses procédés, en cas de résistance ou même de suspicion, n’étaient point clémens, comme l’atteste la lettre suivante, adressée à « son bon ami » Robert Barnard, habitant de Saint-Yves, homme riche, juge de paix et mauvais protestant. Le style en est dur et à peine anglais, même pour l’époque et pour un bourgeois ; on voit que Cromwell, s’il avait beaucoup médité la Bible, avait peu profité de son année d’études à Cambridge, et qu’il s’inquiétait fort de réussir, très peu de bien écrire :


A mon bon ami Robert Barnard, écuyer, présentez cette lettre.

« Huntingdon, 23 janvier 1642.

« MONSIEUR BARNARD,

« Il est très vrai que mon lieutenant et quelques autres soldats de ma troupe ont été à votre maison. J’ai pris la liberté de vous faire demander la raison en était que vous m’aviez été représenté comme actif contre le parlement, et pour ceux qui troublent la paix de ce pays et du royaume, — avec ceux qui ont tenu des meetings non en petit nombre, dans des intentions et vers un but beaucoup trop… mais trop pleins de soupçons[2].

« Il est vrai, monsieur, que vous avez été réservé dans vos mouvemens : ne soyez pas trop confiant en cela. La subtilité peut vous tromper, l’intégrité jamais. De tout mon cœur je désirerai que vos opinions changent ainsi que vos pratiques. Je viens seulement pour empêcher les gens d’augmenter la déchirure (rent), de faire le mal, mais non pour faire mal à aucun, et je ne vous en ferai pas ; j’espère que vous ne m’en donnerez pas sujet. Si vous le faites, il faudra que l’on me pardonne ce que m’imposent mes devoirs envers le peuple.

« Si votre bon sens vous dispose dans cette voie, sachez que je suis votre serviteur,

« OLIVIER CROMWELL. »

« Soyez assuré que je ne veux vous enlever par de belles paroles ni vos maisons ni votre liberté. »


On doit noter le grand caractère et les traits puissans de cette lettre mal écrite ; il n’est encore qu’un bourgeois rebelle, prêt à tout, résolu à ne rien négliger pour le peuple (the public), et il avertit Barnard de ne pas essayer de le duper : — Subtility may deceive you, integrity never will.

Ce fut vers la même époque que le fermier, ayant endossé désormais la cuirasse noire et portant la bandoulière de cuir jaune sur ses épaules robustes, alla rendre à son oncle Cromwell, le gentilhomme ruiné, habitant une tourelle des marécages, la petite visite domiciliaire dont nous avons parlé[3]. La province s’accoutumait à le voir traverser au grand trot les cinq comtés de l’association pour courir au secours et venger les injures de ses coreligionnaires. Les paysans de Hapton, par exemple, dans le comte de Norfolk, étaient fort inquiétés, comme puritains, par un nommé Browrt, qui ne l’était pas. Voici l’épître courtoise que le seigneur du lieu, sir Thomas Knyvett, reçut de Cromwell ; soutenue de deux cents dévots à cheval, portant arquebuse, épée en corbeille et poitrinal[4] en bon état, elle fut sans doute de quelque avantage aux calvinistes opprimés de Hapton.

À mon bon ami Thomas Knyvett, écuyer, en sa maison d’Ashwellthorpe, cette lettre.

« Janvier 1642, Norfolk.

« MONSIEUR,

« Je ne puis prétendre avoir de crédit auprès de vous pour aucun service que je vous aie rendu, ni vous demander de faveurs pour ceux que je pourrais vous rendre ; mais comme j’ai conscience de ma disposition à faire, pour obliger un galant homme, tout ce que la courtoisie exige, je ne crains pas de commencer en demandant votre protection pour vos pauvres honnêtes voisins, les habitans de Hapton, lesquels, d’après ce que j’apprends, sont dans une fâcheuse position, et sont menacés de la voir empirée par un certain Robert Brown, votre tenancier, qui, peu satisfait des sentimens de ces gens, cherche tous les moyens de les inquiéter.

« Véritablement, rien ne me pousse à vous faire cette demande, hormis l’intérêt que m’inspirent et leur bonne foi et les persécutions que j’apprends qu’ils sont exposés à souffrir pour leur conscience et pour ce que le monde appelle leur obstination.

« Je n’ai pas honte de solliciter en faveur d’hommes placés en un lieu quelconque sous une telle oppression ; je fais en cela comme je voudrais que l’on fit pour moi. Monsieur, le siècle présent est batailleur, et la pire des colères, à mon avis, est celle dont la différence d’opinion est la base ; blesser les hommes dans leurs personnes, dans leurs maisons ou dans leurs biens, ne peut y être un bon remède. Monsieur, vous ne vous repentirez pas d’avoir protégé contre l’oppression et l’injure les malheureux habitans de Hapton, et la présente n’est à d’autres fins que de vous prier de le faire. Monsieur, la sincère gratitude et les plus grands efforts pour s’acquitter de cette obligation ne vous manqueront pas de la part d’

« OLIVIER CROMWELL. »


Le défenseur déterminé des opinions populaires se montre dans ces lettres que Thomas Carlyle a déterrées, et qui dormaient chez les descendans de Knyvett et de Barnard. On n’a pas besoin de commenter cette énergique protection donnée au peuple et ce ton sévère, dominateur, décisif, courtois cependant. Le progrès de Cromwell s’y marque d’une façon certaine, et par des degrés reconnaissables. Bientôt « l’association puritaine » de l’est englobe deux nouveaux comtés, mouvement qui place sept comtés à la fois sous l’autorité d’un seul homme. Nous ne sommes qu’en 1642. On avait essayé de grouper ainsi plusieurs autres provinces ; ces associations, qui n’avaient pas de Cromwell, tombèrent l’une après l’autre, et ne laissèrent subsister que le groupe des sept comtés de l’est, ayant pour chef unique le fermier calviniste de Huntingdon ; on le voit, c’est l’homme de sa cause, celui qui la sert le mieux.

A la première affaire, à Edgehill, il juge que les commis (apprentices) de Londres et les fils de marchands de vin (tapsters), enrégimentés par les communes, ont de la peine à tenir contre des cavaliers faits au métier des armes ; il communique sa remarque à son cousin Hampden.

— Nos ennemis sont gens d'honneur, répond Hampden.

— A l’honneur il faut opposer la religion.

Telle est la réponse de Cromwell ; reconnaissant que l’irrégularité serait battue par l’ordre, il se met à chercher l’ordre dans le fanatisme, un ordre bien plus sévère et bien plus profond. On peut voir dans d’Israëli et Butler ce qu’était l’armée puritaine et ce qu’il en fit. Amas de haillons et de lèchefrites, de broches et de pioches, de bourgeois et de petits garçons, elle s’organisa, et battit les meilleures troupes de l’Europe. Cromwell avait compris que la piété, qui est un amour formateur et transformateur, remplacerait l’expérience ; de ses hommes il fit des moines armés, des moines calvinistes prêts à tout ; il les enivra de l’orgueil de leur grandeur, et n’eut pas de peine, car lui-même avait cet orgueil et cette grandeur.

Voilà donc le personnage le plus calviniste du pays devenu le premier chef militaire ; les conséquences sont faciles à deviner. Premier calviniste, premier soldat, où n’ira-t-il pas dans un temps où le pouvoir est réservé au calvinisme, et au triomphe militaire ?

Le grand acte de Cromwell fut de régulariser l’armée par le fanatisme. Hume et Lingard n’en parlent pas ; lui-même s’en souvient bien dans ses discours au parlement, où il répète incessamment qu’il a décidé le triomphe de la cause en faisant de ses hommes de guerre des hommes bibliques. Tout fut décidé par cette transformation. Dans les engagemens auxquels les troupes « régulières et dévotes » de Cromwell prirent part, elles eurent invariablement le dessus. Déjà, dans un ouvrage où nous avons voulu grouper les détails de mœurs les plus vivement caractéristiques du mouvement social à cette époque, nous avions signalé, sans posséder encore les documens nouveaux dont Carlyle étaie notre opinion, cette action décisive de Cromwell.

C’était un curieux spectacle, disions-nous, que l’armée puritaine en marche. La caricature y dominait, surtout au commencement de la campagne. — « Ils sont armés de toutes pièces, dit un royaliste, habillés, de toutes les couleurs et vêtus de tous les haillons. Il y a des piques, des hallebardes, des épées, des rapières et des tourne-broches. Tantôt ils font halte pour prêcher, tantôt ils chantent des psaumes en faisant l’exercice. On entend souvent les capitaines crier : En joue ! feu ! au nom du Seigneur !… Il y a des sergens qui ne font jamais l’appel de leurs hommes qu’en récitant le premier chapitre de saint Luc ou le premier livre de la Genèse : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre… Au, c’est le premier homme ; commencement, c’est le second ; et ainsi de suite. Chaque roulement de tambour portait aussi un nom biblique. — Faites battre, disait un capitaine, le rappel de saint Matthieu ou la générale de l’Apocalypse. » - Les drapeaux puritains correspondaient, par le choix extravagant de leurs exergues, à la singularité de ces détails : la plupart étaient chargés de peintures symboliques et de citations de la Bible. Un soir, auprès d’York, une troupe de cavaliers chantait, en suivant sa marche, des couplets satiriques. Un corps de puritains passait à peu de distance, chantant sur le même air les psaumes de David. Les deux troupes en vinrent aux mains, toujours chantant, et se battirent avec tant de fureur, qu’il n’y eut que des morts et pas de blessés[5]. »

L’instigateur de ces folies fut Cromwell. Il continua l’œuvre de Pym en transportant sur le champ de bataille l’émotion politique et la fièvre religieuse. Lui-même partageait cet enthousiasme, et semblait contempler avec une gaieté sauvage l’exaltation universelle ; comme Pym, il se gardait bien de la décourager. Plusieurs traités de discipline militaire, destinés à faire marcher de front l’austérité religieuse et les vertus guerrières, furent publiés alors avec l’autorisation et par l’instigation de Cromwell, et paraissent fort étranges. L’un a pour titre le Catéchisme du soldat, par Robert Ram ; l’autre, le Havresac chrétien pour les soldats du parlement. Rien n’est plus singulier dans ce genre que le petit livre composé par un nommé Lazare Howard, capitaine, et dont le but est de faire servir chacun des mouvemens du soldat à son amélioration spirituelle ; il est intitulé : Exercices militaires et spirituels pour les fantassins, « avec les instructions à donner pour arriver au paradis en douze temps, l’arme au bras. » Ce livre, qu’on prendrait volontiers pour une plaisanterie, est sérieux. — Il faudrait, dit-il, faire profiter à l’ame chaque mouvement du corps, et, par un double mouvement simultané, faire de nous à la fois des soldats terrestres et des soldats célestes. — Or, voici ce qu’il propose : chaque commandement prononcé, « demi-tour à gauche ! en avant, marche ! etc., » se décompose en acrostiches, et un verset, soit de la Bible, soit des psaumes, se trouve attaché à chacune des lettres qui composent ce commandement. Ainsi, après le commandement : demi-tour à gauche, tous les soldats répètent en exécutant le mouvement :

D-onnez-nous notre pain quotidien…
E-t pardonnez-nous nos offenses…
M-arie, pleine de graces…
I-rrité, le Seigneur frappa Sodome…

T-on frère Abel, qu’en as-tu fait ?…
O-h ! vous m’avez précipité dans l’abîme !…
U-n enfant d’Abraham dans le désert…
R-achel pleurait et ne voulait pas se consoler, etc.

Les fantassins continuaient à répéter ces phrases bibliques privées de sens, « mais qui, dit Lazare Howard, étaient un exercice spirituel fort utile, » jusqu’à ce que le chef, par un nouveau commandement, les mît sur une piste nouvelle.

Ces singulières absurdités, encouragées par les ministres calvinistes, qui avaient pris les armes en dépit de leur ministère de paix, étaient sérieusement approuvées par Cromwell. Le fameux prédicateur Hugues Peters, officier de cavalerie, disait fréquemment, dans le cours de cette guerre, « que les saints devaient toujours avoir les louanges de Dieu dans la bouche et l’épée à deux tranchans dans les mains. Lorsque Essex, nommé général des troupes parlementaires, quitta Londres, il pria l’assemblée des théologiens d’ordonner un jeûne pour son succès. Baillie nous apprend comment ce jeûne fut célébré.

« Nous passâmes, dit-il, notre temps depuis neuf heures jusqu’à cinq fort agréablement. Après que le docteur Twiss eut fait une courte prière, M. Marshall pria longuement pendant deux heures, attaquant on ne peut plus divinement les péchés des membres de l’assemblée par un discours admirable, pathétique et sage. M. Arrowsmith prêcha ensuite pendant une heure, puis on chanta un psaume. M. Henderson ouvrit alors une conférence touchante sur l’enthousiasme qui manquait à l’assemblée, les autres fautes auxquelles il fallait remédier, et sur la nécessité de prêcher contre toute sorte de sectes, spécialement contre les anabaptistes et les antinomiens. Le docteur Twiss finit par une courte prière et une bénédiction : Dieu nous assista vraiment dans tout cet exercice militaire, qui dura huit heures, et nous devons en attendre une miséricorde signalée. »

Essex, homme d’esprit et d’une raison calme, se laissa bientôt dépasser par le moteur ardent de cette guerre sainte, par le calviniste populaire et le fermier résolu. Cromwell, d’abord second commandant des puritains, monta au premier rang, qu’il garda ; ceux qui le soutenaient étaient surtout les francs-tenanciers ou leurs fils, soldats par sentiment du devoir, enthousiastes de religion et de politique. A leur tête, il se trouva maître du mouvement révolutionnaire et guerrier.

Dès 1643, les journaux signalent comme le plus heureux et le plus biblique des soldats parlementaires - that valiant soldier, M. Cromwell. Ses bulletins font autorité ; le premier de ces bulletins est daté de Grantham[6] :

A… cette lettre.


« Grantham, 13 mai 1643.

« MONSIEUR,

« Dieu nous a accordé ce soir une glorieuse victoire sur nos ennemis. Ils avaient, d’après ce que nous apprenons, vingt et un étendards de cavalerie légère, et deux ou trois de dragons.

« C’est vers le soir qu’ils sont sortis et se sont formés devant nous, à deux milles de la ville. Aussitôt que nous entendîmes le cri d’alarme, nous déployâmes nos forces, qui consistaient en douze escadrons, et les mîmes en bataille. — Quelques-uns de nos soldats étaient dans un état de faiblesse et de fatigue aussi grand que vous ayez jamais vu : il a plu à Dieu de faire pencher la balance en faveur de cette poignée d’hommes, car après que les deux partis furent restés pendant quelque temps en face l’un de l’autre hors de portée du mousquet, et quand les dragons des deux côtés eurent échangé des coups de fusil pendant une demi-heure ou plus, l’ennemi n’avançant pas sur nous, nous résolûmes de le charger, et approchant de lui après une fusillade de part et d’autre, nous avançâmes avec nos escadrons au grand trot. L’ennemi nous attendait de pied ferme ; nos hommes le chargèrent résolument ; par la Providence divine, nous le mîmes aussitôt en déroute. Tout prit la fuite, fut poursuivi et sabré pendant deux ou trois milles.

« Je crois que dans la poursuite plusieurs de nos soldats ont tué chacun deux ou trois hommes ; mais nous ne sommes pas certains du nombre des morts. Nous avons fait quarante-cinq prisonniers, outre les chevaux et les armes tombés en notre possession ; nous avons délivré plusieurs prisonniers qu’ils nous avaient faits depuis peu, et nous leur avons pris quatre ou cinq étendards.

« Je suis

« OLIVIER CROMWELL.”

La lutte est décidément engagée, et le sang coule ; partout où les puritains de Cromwell font leur apparition, les cavaliers de Charles Ier sont mis en fuite. Les bulletins du fermier-colonel, homme d’ordre et qui, rentré dans ses logemens, écrit exactement ce qui s’est passé, sont fort nombreux ; nous ne citerons que les premiers en date, remarquables par la clarté du détail et la simplicité de la diction.

Au comité de l’association, séant à Cambridge.

« Huntingdon, 31 juillet 1643.

« MESSIEURS,

« Il a plu au Seigneur d’accorder à votre serviteur et à vos soldats une victoire importante à Gainsborough. Mercredi, après avoir pris Burley-House, je marchai sur Grantham, et là je joignis environ trois cents chevaux et dragons de Nottingham. Outre ceux-ci, nous rencontrâmes, le jeudi soir, comme il était convenu, les hommes de Lincoln à North-Scarle, à environ dix milles de Gainsborough. Là nous nous sommes reposés jusqu’à deux heures du matin, et alors nous nous sommes mis tous en marche pour Gainsborough.

« A environ un mille et demi de la ville, nous rencontrâmes un poste avancé ennemi d’environ cent chevaux. Nos dragons essayèrent de les repousser ; mais l’ennemi ne mit pas pied à terre, les chargea et les força de se replier sur le corps principal. Nous avançâmes jusqu’au pied d’une colline escarpée ; nous ne pouvions la gravir que par des sentiers ; nos hommes essayèrent, et l’ennemi s’y opposa, mais nous réussîmes et gagnâmes la crête de la colline. Cela fut exécuté par les Lincolniens, qui formaient l’avant-garde.

« Quand nous eûmes tous atteint le haut de la colline, nous vîmes un corps nombreux de cavalerie ennemie devant nous, à environ une portée de mousquet ou plus près, et une bonne réserve d’un régiment entier de cavalerie derrière. Nous nous occupâmes à mettre nos hommes en aussi bon ordre que possible. Pendant ce temps, l’ennemi avança sur nous pour nous prendre à notre désavantage, mais, quoique peu en ordre, nous chargeâmes leur corps principal. J’avais l’aile droite. Nous vînmes cheval contre cheval, et nous travaillâmes de l’épée et du pistolet un assez joli espace de temps (a pretty time), les deux partis gardant leurs rangs serrés, de sorte que l’un ne pouvait pas entamer l’autre. A la fin, ils plièrent un peu ; nos hommes s’en aperçurent, se précipitèrent sur eux, et mirent immédiatement le corps entier en déroute, les uns fuyant à gauche, les autres à droite de la réserve ennemie, et nos gens les poursuivirent et les sabrèrent pendant cinq ou six milles.

« Ayant remarqué ce corps de réserve immobile et ferme, j’empêchai mon major, M. Whalley, de les suivre ; et avec mon propre escadron et le reste de mon régiment, en tout trois escadrons, nous nous réunîmes en un seul corps. Dans cette réserve était le général Cavendish. Un moment il me fit face ; dans un autre instant, il avait en tête quatre escadrons de Lincoln : c’était tout ce qu’il y avait là des nôtres ; le reste était occupé à la poursuite. A la fin, le général Cavendish chargea les Lincolniens et les mit en déroute. Aussitôt je tombai sur ses derrières avec mes trois escadrons, ce qui l’embarrassa tellement, qu’il abandonna la poursuite et aurait bien voulu se défaire de moi ; mais je continuai à le presser, je culbutai sa troupe jusqu’au bas de la côte avec grand carnage : le général et plusieurs de ses hommes furent acculés dans une fondrière, où mon lieutenant le tua d’un coup d’épée dans les fausses côtes. Le reste de ce corps fut mis complètement en déroute, pas un homme ne tint pied.

« Après une défaite si totale de l’ennemi, nous ravitaillâmes la ville avec les vivres et les munitions que nous avions apportés. Nous Mines informés qu’il y avait à environ un mille de nous, de l’autre côté de la ville, six escadrons de cavalerie et trois cents fantassins. Nous demandâmes à lord Willoughby quatre cents hommes de son infanterie, et avec ces hommes et nos chevaux nous marchâmes à l’ennemi. Quand nous approchâmes de l’endroit où sa cavalerie était postée, nous revînmes avec mes escadrons à la poursuite de deux ou trois escadrons ennemis, qui se retirèrent dans un petit village au bas de la montagne. Quand nous revînmes sur la hauteur, nous vîmes au-dessous de nous, à environ un quart de mille, un régiment d’infanterie, puis un autre, puis le régiment du marquis de Newcastle, en tout environ cinquante drapeaux d’infanterie et un corps considérable de cavalerie ; — c’était bien l’armée de Newcastle. Son arrivée si inattendue nous fit tenir conseil de nouveau. Lord Willoughby et moi, étant dans la ville, nous convînmes de rappeler notre infanterie. Je sortis pour les délivrer ; mais, avant mon arrivée, plusieurs de nos fantassins étaient engagés ; l’ennemi avançait avec toutes ses forces. Notre infanterie se retirait en désordre avec quelque perte et regagna la ville, où nous sommes maintenant. Notre cavalerie eut aussi peine à se tirer d’affaire ; les hommes et les chevaux étaient fatigués d’un long combat ; cependant ils firent face à la cavalerie fraîche de l’ennemi, et par plusieurs mouvemens ils se dégagèrent sans perdre un homme, l’ennemi suivant leur arrière-garde.

« L’honneur de cette retraite est dû à Dieu, ainsi que tout le reste. Le major Whalley s’est comporté avec le courage qui convient à un gentilhomme et à un chrétien. Ainsi vous avez le rapport véridique, aussi bref que je l’ai pu. Il reste à présent à considérer ce que vous devez faire en cette circonstance. Que le Seigneur vous inspire ce qu’il faut faire.

« Messieurs, je suis votre fidèle serviteur,

« OLIVIER CROMWELL. »


A la bonne heure ! Olivier Cromwell est fort content, et ce double élément de Bible et de guerre semble merveilleusement lui convenir. L’œil fixé sur le Seigneur, « il sabre, il fait carnage, il travaille de l’épée et du pistolet pendant un joli espace de temps ; » c’est évidemment un personnage avec lequel il ne faut pas plaisanter. Pour quiconque n’est pas calviniste pur, il est sans pitié, et n’a pas une larme pour ce pauvre Cavendish, gentilhomme de vingt-trois ans, aimable, accompli, que tous les cavaliers et les poètes pleurèrent, et qui tomba dans cette fondrière, percé à mort d’une grande épée puritaine. Déjà se réunissent autour du fermier de Saint-Yves les plus terribles troupiers bibliques, les ironsides ou « poitrines d’airain[7], » qui formèrent plus tard sa vieille garde. Ce sont gens qui ne plaisantent pas plus que leur chef ; la force morale soutient en eux la vigueur du corps. « Il n’y en a pas un, dit le journaliste contemporain Vicars, qui boive, paillarde ou pille. Celui qui jure paie une amende de douze pence. » Cromwell est le maître de ces hommes.

Un nouveau monde politique qui éclot exige un nouveau roi ; le voici. Observez quel ton décisif et vigoureux prend ce Cromwell à la tête de l’association des sept comtés, l’assurance redoutable avec laquelle il saisit, dès l’origine, la conduite des affaires, et surtout sa foi profonde dans l’énergie morale de son calvinisme invétéré. Étudiée de près, dans les documens officiels et les correspondances authentiques, la vie de Cromwell se simplifie. C’est une marche constante vers la royauté par la victoire, une permanence de combat soutenue par la volonté et la sagacité, surtout une clairvoyance qui révèle toujours ce que veut l’avenir, et tire de la confusion et du chaos ce que la nation calviniste désire.

Après cinq ou six victoires, il reparaît dans la cathédrale même d’Ely, où il avait laissé sa famille et sa femme. Là il se hâte de faire tomber les quatre surplis, et comme le prêtre était à l’autel : « Allons, cria cette voix âpre, arrivez, monsieur, et plus d’enfantillage ! » Le révérend Bitch donna les quatre surplis.

Cependant les batailles succèdent aux batailles ; les « poitrines d’airain » de Cromwell, qui perd son fils dans la guerre, achèvent de s’y bronzer, et Cromwell lui-même, continuant ce mouvement d’ascension qui l’emporte, s’accoutume à se regarder, non plus comme un mortel, mais comme l’instrument divin des miséricordes et des vengeances. Les sombres vapeurs de Saint-Yves se dissipent pour faire place à une activité infatigable et triomphante. Sans doute elle se montra farouche, violente, sanguinaire, et employa mille artifices ; on ne peut le soupçonner de mensonge. Les maux qu’il éprouve sont des « visitations. » Les heureux succès sont des « providences. » Il est si profondément persuadé de la présence de la main divine, qu’il touche à la fois à la superstition et au fanatisme, et, quoi qu’en dise Voltaire, cela ne le rapetisse pas ; on peut être enthousiaste et grand, comme on peut être sensément petit. Cromwell portait la Bible dans le cœur, Calvin dans le cerveau. C’est cette foi, cette ardeur de conviction que Carlyle exalte, non sans raison. Devant elle, les Essex et les Manchester, les gentilshommes bien élevés, un peu sceptiques, à demi calvinistes, ne tardent pas à s’effacer. C’est Cromwell qui, un jour de bataille, comme on lui disait que le roi en personne conduirait son armée, répliqua : « Je tirerai sur lui comme sur un autre ! » C’est encore Cromwell qui s’écrie devant son état-major : « On ne sera bien Angleterre que lorsqu’il n’y sera plus question de noblesse ! » Enfin, c’est lui qui fait décréter « l’abnégation calviniste » (self denying) comme loi de l’état, et qui décide le parlement à « modeler » l’armée sur le type biblique (new-model) : extravagantes inventions d’un protestantisme extrême, folies décisives qui donnaient un corps et une discipline aux plus ardentes passions de l’époque, de la race et du pays. L’ombre de Knox dut se réjouir et Rome trembler. Les modérés furent forcés de se taire ; Essex reçut une pension qu’on ne lui paya guère, Manchester s’éclipsa dans les comités administratifs, et comme on avait grand besoin de Cromwell, qui était à la fois le meilleur soldat, le plus dur à la peine et le plus dévot puritain, le parlement le nomma lieutenant-général et le laissa dans les comtés de l’est continuer à protéger les calvinistes. Le roi battu, bivouaquant dans les champs et au sommet des collines, échappant à la fureur puritaine par des marches et des contre-marches, errant des mois entiers comme un bohème dans son royaume insurgé, tantôt passant la nuit sous un hangar, tantôt déguisé « en groom » après une défaite, soutenait, avec un front calme et avec une résignation que M. Carlyle n’admire pas assez, cette triste fortune. Bristol tombait aux mains des parlementaires ; les royalistes commençaient à s’enfermer dans leurs châteaux et forteresses, et rien ne causait plus de joie aux calvinistes que la chute de ces monumens féodaux.

Près de Basingstoke, dans le Hampshire, s’élevait un manoir fortifié appartenant au marquis de Winchester, catholique, grand ennemi des parlementaires, et d’où depuis quatre années, grace à l’épaisseur de ses murailles et aux localités, le marquis et sa famille, entourés de nombreux serviteurs, avaient bravé les ennemis du trône et de la noblesse. Basing-House (le château de Basing) avait soutenu quatre siéges et restait debout, en dépit de la population calviniste, qui s’irritait et aurait donné beaucoup pour jeter à bas « le repaire papiste. » Olivier Cromwell alla droit à ce château, composé de deux bâtimens, la vieille forteresse et le château neuf, et entouré d’un mur de circonvallation de près d’un mille de tour. Il canonna le rempart pendant une journée ; ses « poitrines d’airain » firent le reste, et l’étendard calviniste fut planté sur la tour de Basing. Avec Cromwell se trouvait le célèbre prédicateur Hugues Peters, dont nous avons parlé plus haut, et auquel le parlement assemblé demanda un rapport spécial, tant la chose semblait importante. On ne sera pas fâché d’écouter ce puritain, dont le journal des communes a conservé les paroles, et de voir par ses yeux la forteresse de 1645, le siège, la défense, l’ameublement, le détail complet, vainqueurs et vaincus, passions et fureurs, si souvent mal imités par le roman et par l’histoire. Hugues Peters, le prédicant, tête rasée, vêtu de son pourpoint noir flottant, chaussé de ses immenses bottes militaires, et la rapière au côté, raconta donc : « Qu’il était venu dans Basing-House le mardi 14 octobre 1645 ; — qu’il avait examiné d’abord les ouvrages, qui étaient nombreux, la circonvallation ayant au-delà d’un mille de tour. La vieille maison était restée (d’après ce que l’on rapporte) pendant deux ou trois cents ans un nid, un repaire d’idolâtrie ; la nouvelle maison était supérieure à l’autre en beauté et en magnificence, et toutes les deux dignes de recevoir la cour d’un empereur.

« Il paraît qu’avant l’assaut, dans les deux maisons, les appartemens étaient tous entièrement meublés ; elles renfermaient des provisions pour des années plutôt que pour des mois. Quatre cents quarters de froment (trois mille deux cents boisseaux), plusieurs chambres pleines de lard, chacune en contenant des flèches par centaines, du fromage en proportion, et de la farine d’orge, du bœuf, du porc ; plusieurs celliers remplis de bière, et de la meilleure. » - M. Peters l’avait goûtée.

« Dans une chambre un lit complet qui coûtait 1,300 liv. (32,500 fr.). Beaucoup de livres papistes, des chapes et autres ornemens. En vérité, la maison était dans toute sa gloire, et l’ennemi était persuadé que c’était le dernier endroit que le parlement pourrait prendre, parce qu’il avait souvent résisté aux forces que nous y avions envoyées précédemment. Dans les diverses chambres et dans toute la maison, il y eut soixante-quatorze hommes de tués et une seule femme, la fille du docteur Griffiths ; par ses injures, la pauvre dame avait exaspéré nos soldats, déjà échauffés par l’action. — Là restèrent étendus morts le major Cuffle, homme d’une grande importance parmi eux et célèbre papiste, il fut tué par les mains du major Harrison, cet homme pieux et vaillant, » — le boucher Harrison, — « et Robinson l’acteur, que l’on avait vu un peu avant l’assaut parodier le parlement et notre armée, et les tourner en ridicule. Huit ou neuf dames de rang, qui fuyaient ensemble, furent traitées un peu grossièrement par là soldatesque, cependant pas malhonnêtement, si l’on considère le feu de l’action.

« Les soldats continuèrent le pillage jusqu’au mardi soir ; un soldat eut pour sa part cent vingt pièces d’or ; d’autres de l’argenterie, d’autres des bijoux ; — dans le nombre, il y en eut un qui avait trois sacs d’argent, et, faute d’avoir su garder le secret, son butin retomba dans le pillage général, et il n’eut à la fin qu’une demi-couronne pour sa part. — Les soldats vendirent le blé aux paysans, et ils maintinrent assez bien les prix pendant quelque temps ; mais ensuite le marché faiblit, et la hâte fit baisser la marchandise. Après cela, ils vendirent les meubles, jusqu’à ce qu’ils eussent enlevé les tabourets, les chaises et les gros meubles, qu’ils vendirent en bloc aux gens de la campagne.

« Dans tous ces grands bâtimens, avant le soir, il ne restait pas une barre de fer aux fenêtres, excepté où il y avait le feu. À la fin, ils s’en prirent au plomb, et, mercredi matin, il restait à peine une gouttière à la maison. Ce que les soldats laissèrent, le feu s’en empara, et cela avec une rapidité extraordinaire ; en moins de douze heures, il ne laissa que les murailles et les cheminées ; — il avait été allumé par une de nos premières grenades, et l’ennemi avait négligé de l’éteindre. » — Quelle scène !

« Nous ne savons pas comment évaluer exactement le nombre de personnes que la maison contenait, car nous n’avons pas tout-à-fait trois cents prisonniers, et nous avons trouvé peut-être une centaine de tués ; — plusieurs corps étant sous les décombres ne furent pas découverts tout de suite. Seulement, en approchant de la maison, mardi soir, nous entendîmes sortir des caves des cris de gens qui demandaient quartier ; mais nos hommes ne pouvaient pas aller à eux, ni eux venir à nous. Parmi les morts que nous vîmes, il y avait un de leurs officiers étendu par terre ; il paraissait d’une taille si extraordinaire, qu’on le mesura ; depuis le bout des orteils jusqu’au haut de la tête, il avait neuf pieds de long[8]. »

« Le marquis ayant été pressé par M. Peters de se rendre avant que l’on en vînt à l’assaut, s’écria que, si le roi n’avait pas d’autre possession que Basing-House en Angleterre, il s’exposerait au même hasard et se défendrait jusqu’à la dernière extrémité. — Ces papistes trouvaient dans leur malheur cette consolation, que Basing-House était surnommé Loyauté. Mais, au sujet du roi et du parlement, il fut bientôt réduit au silence ; tout ce qu’il put dire, c’est qu’il espérait que le roi pourrait avoir son jour. Ainsi il a plu au Seigneur de montrer sur quelle semence mortelle croît toute gloire terrestre, et combien justes et équitables sont les voies de Dieu, qui prend les pécheurs dans leurs propres piéges, et élève les mains de son peuple méprisé.

« Voici la vingtième garnison prise cet été par cette armée, — et je crois que la plupart de ces victoires ont été la réponse aux prières, et les trophées de la foi accordés à quelque serviteur de Dieu. Le commandant de cette brigade, le lieutenant-général Cromwell, a passé beaucoup de temps avec Dieu en prière, la nuit avant l’assaut ; — et rarement il combat sans être appuyé sur quelque texte de l’Écriture. Cette fois il se reposait sur cette bienheureuse parole de Dieu écrite dans le cent quinzième psaume, huitième verset : Non à moi, ô Seigneur ! non à moi, mais à ton nom donne la gloire !… Les idoles sont d’argent et d’or ; elles sont l’ouvrage des hommes ! Ceux qui les font sont semblables à elles, et ainsi est chacun qui se fie en elles. Ce qui a été accompli. »

M. Peters présenta l’étendard du marquis lui-même, il l’avait apporté de Basing. On y lisait écrits ces mots : Donec pax redeat terris, la devise choisie par le roi Charles pour ses médailles de couronnement.

Le psaume médité par le calviniste Cromwell avant l’action était un de ceux que les protestans appliquaient le plus volontiers à l’église romaine accusée par eux, et bien injustement, d’idolâtrie et de paganisme. Dans ce triomphe du calvinisme démocratique et septentrional, c’est Cromwell qui joue le rôle de Mahomet ; humanité, courtoisie, élégance, respect du sexe et des arts, sont sacrifiés au succès de cette terrible cause ; et l’on doit remarquer que parmi les prisonniers faits dans la résidence magnifique de Basing se trouvaient deux artistes anglais, les premiers de leur époque, Inigo Jones, l’architecte, et le graveur Hollar, dont les cuivres sont des chefs-d’œuvre.

Pendant que Cromwell, plus populaire encore après la prise de la forteresse catholique de Basing, poursuit avec une opiniâtre ardeur son sillon calviniste, les dernières forces du roi sont écrasées près de Chester, et Charles Stuart, trop confiant dans son origine écossaise, va se livrer aux Écossais, qui aiment les Stuarts ; il oublie qu’ils sont avant tout protestans, que le calvinisme l’emporte chez eux sur la nationalité, et que ces puritains ont poursuivi jusqu’à la mort la catholique Marie, sa grand’mère. Il ne lui reste pas un seul homme de troupes, mais seulement le titre de roi, et le fantôme d’un pouvoir encore respecté. Qu’il ait voulu finasser et temporiser en de si tristes circonstances, cela est naturel ; on a paru croire qu’il lui était facile de diriger sa barque entre le calvinisme écossais et la démocratie biblique de Cromwell, surtout contre le vaste mouvement septentrional du protestantisme armé. Ce n’était pas à lui qu’on en voulait, mais à la chevalerie et au papisme ; le 11 février 1647, Fairfax lui-même, rencontrant, sur la route de Holmhy, le roi, que les Écossais venaient de livrer, « descendit de cheval[9], dit Whitlocke, baisa la main royale, remonta ensuite, et fit route avec lui en causant très respectueusement. »

Charles Ier, qui lisait l'Astrée avec tant de bonheur dans sa jeunesse, et qui pendant sa vie en a toujours pratiqué les maximes romanesques, une fois livré par les puritains écossais, peu sensibles à sa chevaleresque démarche, ne fait plus que languir et se traîner de prison en prison, et de douleur en douleur, jusqu’à l’échafaud qui l’attend. La cause de Cromwell et du protestantisme triomphe, non sans apporter ses embarras et ses misères. Quel protestantisme dominera ? Celui qui détruit une portion du christianisme, ou celui qui le détruit tout entier ? Celui qui impose un certain dogme général et fait de la communauté religieuse « une plate-forme, » selon la phrase du temps, ou bien celui qui, plus fidèle à son principe d’examen, en fait un domaine accidenté, établissant radicalement la liberté de l’homme, et permettant à sa pensée d’être luthérienne, brownienne, schismatique, érastienne, même socinienne ? Que faire ? Comment arrêter ou servir ce développement naturel du principe calviniste ? L’ame de Cromwell est triste et retombe dans ses ténèbres mélancoliques. Les communes, préférant l’ordre à la liberté, penchent vers le protestantisme uniforme, le presbytéranisme. L’armée, qui a vécu d’une vie indépendante et biblique, réclame la liberté indéfinie de l’examen religieux ; entre l’armée et les communes, la guerre éclate. « Jamais, écrit Cromwell à Fairfax, les cœurs des hommes ne furent remplis de plus d’amertume ; mais, certes, le démon n’a qu’un temps : monsieur, il est bon que l’ame s’affermisse contre ces choses. La nue simplicité du Christ en viendra à bout au moyen de la raison et de la patience qu’il lui plaît d’accorder. » À ce curieux petit billet daté de 1646, et qui ne laisse pas douter de sa persistance dans la dévote ferveur de ses premières années, il ajoute cet étrange post-scriptum : « Le jour de vigile-jeûne, on a posté deux cents hommes de cavalerie et d’infanterie dans Covent-Garden, pour nous empêcher, « nous autres soldats (us soldiers), » de couper le cou des presbytériens. Voilà de beaux tours que l’on joue à Dieu !

Lui-même logeait assez près de Covent-Garden, et sans doute les deux cents hommes postés par les communes, pour défendre le parlement et le presbytéranisme, auront passé sous sa fenêtre. Il a marié ses deux filles, Élisabeth et Brigitte, cette dernière au général Ireton, le républicain. Il aime beaucoup Brigitte, qui est une fille sérieuse et résolue, et il trouve le temps, vers cette époque, de lui envoyer de petits sermons épistolaires dont voici un échantillon.


A ma fille bien-aimée Brigitte Ireton, à Cornbury, au quartier-général, cette lettre.

« CHÈRE FILLE,

« Je n’écris pas à ton mari, qui, lorsqu’il revoit une ligne de moi, m’en renvoie des milliers, ce qui le fait veiller fort tard… Ensuite, j’ai d’autres affaires à soigner maintenant.

« … Votre sœur Claypole est exercée par quelques pensées troublées. Elle voit sa propre vanité et les torts de son esprit charnel ; déplorant quoi, elle cherche, je l’espère au moins, cela seul qui satisfait. Chercher ainsi, c’est prendre la première place après ceux qui trouvent. Tout fidèle et humble cœur qui cherchera bien sera sûr de trouver à la fin. Heureux qui cherche ! Heureux qui trouve ! Qui jamais a goûté les graves du Seigneur, sans bien comprendre notre vanité, égoïsme et méchanceté ? Qui jamais a goûté cette grace et n’en a pas désiré et ardemment sollicité la pleine jouissance ? Cher cœur, sollicite bien. Que ni ton mari, ni rien ne refroidisse ton affection pour le Christ. J’espère que ton mari ne sera pour toi qu’un stimulant religieux. Ce que tu dois aimer en lui, c’est l’image du Christ qu’il porte. Vois cela, préfère cela, et tout le reste pour cela. Je prie pour toi et lui. Prie pour moi…

« Ton père,

« OLIVIER CROMWELL. »


Cet homme est resté le même depuis la solitude de Saint-Yves ; la guerre, la renommée, les mouvemens politiques, ne l’ont pas changé. Après avoir vaincu le roi qui est en prison, la chevalerie qui se soumet avec rage, et le catholicisme qui se cache, il a un second combat à livrer : il lui faut non-seulement faire triompher le principe définitif, d’examen et d’indépendance calviniste, mais écraser les communes, et donner le pouvoir aux troupes puritaines, espèce de parlement biblique et armé.

Incorporé à l’armée, il ne pouvait se maintenir qu’avec elle, et, s’il cédait aux girondins de l’époque, gens remarquables d’ailleurs, il était perdu, lui et la cause calviniste. Denzil-Holles, un de ces presbytériens, n’a-t-il pas dit que, « si le roi venait à eux, on lui remettrait la couronne sur la tête ? » L’arrogance et les airs dominateurs de ces gens de loi n’ont-ils pas mécontenté l’armée ? Ceux qui ont conquis l’indépendance populaire et la liberté calviniste, les saints cri un mot, ne semblent-ils pas sur le point d’être débordés et mis de côté par les modérés et les gens de loi ? C’est ce que dit un jour Cromwell à soit ami Ludlow : « Nous ne serons quittes de ces gens-là que si les soldats viennent leur tirer les oreilles ? » Et c’est ce qui arriva. L’armée publia son manifeste ; la Cité riposta. L’armée était d’accord avec le vrai sentiment calviniste ; Cromwell la commandait, elle eut le dessus. Bientôt les onze membres, chefs de ce qu’on peut nommer la Gironde presbytérienne, furent éliminés, et laissèrent l’armée maîtresse du terrain, après quoi elle fit son entrée solennelle dans Londres et dans la Cité, trois hommes sur chaque rang, avec des branches de laurier sur les chapeaux et l’épée au fourreau. « Le service divin et le sermon calviniste de Putney satisfirent pleinement les auditeurs. » Le roi s’enfuit de Hampton-Court ; il peut rallier des partisans, et tout n’est pas encore gagné. Réfugié et bientôt prisonnier dans l’île de Wight, il donne à sa situation douloureuse toute la dignité d’une résignation héroïque et sereine. Cependant le vrai roi, le roi de l’armée et du puritanisme, Cromwell, reçoit du peuple qu’il a défendu une liste civile que l’on prélève sur les terres confisquées au marquis de Worcester et à quelques autres. La lettre suivante, adressée aux communes, prouvera combien Cromwell savait mépriser le petit intérêt et le sacrifier au grand, le présent à l’avenir.


Au comité des pairs et des communes, etc., siégeant à Derby.

« Les deux chambres du parlement ayant dernièrement conféré à moi et à mes héritiers 1,680 livres sterling par année, prises sur les propriétés de lord Worcester, et la nécessité des temps requérant le secours des citoyens, je fais ici à l’état l’offre de 1,000 livres sterl. à lui payer annuellement sur cette somme, payable tous les six mois, par sommes de 500 livres, à dater de Noël prochain, et cela pendant cinq années, si la guerre continue avec l’Irlande, et si je vis jusque-là. Le parlement disposera de l’usage à faire de ces 1,000 livres, à moins que le paiement n’en soit suspendu par la guerre ou par un accident quelconque.

« En outre, comme il m’est dû une solde arriérée de près de 1,500 livres sterl., comme lieutenant-général, ainsi qu’une somme plus considérable à titre de gouverneur de l’île d’Ély, je remets et tiens quitte l’état de tout paiement à opérer pour cette cause, et le reconnais par ces présentes libéré de toute dette à mon égard.

« OLIVIER CROMWELL. »


Tout en soignant ainsi les intérêts de sa gloire et de son ambitions et en calmant les jalousies par cette prudente générosité, il marie fort bien ses deux autres filles (two little wenches), Marie et Françoise, et ce pauvre Richard, qui n’aimait pas la poudre à canon, et qui devait occuper un mois le trône paternel. Carlyle réimprime consciencieusement les dix lettres relatives au contrat de mariage, et qui montrent Cromwell, comme toujours, avisé, prévoyant et clairvoyant quant à ses affaires personnelles.

Le parti modéré, le parti de l’ordre presbytérien, veut reprendre le dessus, et fait un dernier effort qui contraint Cromwell à quitter Londres, et à endosser le harnais de nouveau. La bataille de Preston lui assure la victoire définitive, et l’armée biblique est maîtresse. Tout plie, tout cède ; les Écossais eux-mêmes, qui se sont révoltés contre les indépendans, écoutent avec plaisir les sermons du révérent Stapylton, qui leur prêche l’indépendance de l’examen. « Pendant que nous minions le château, dit Cromwell[10], M. Stapylton prêchait, et les auditeurs témoignaient leur satisfaction par des gémissemens, selon leur manière nationale (in their usual way of groans). »

Au milieu de tout cela, on ne savait que faire du roi, lequel ne savait que faire de lui-même, et, dans des négociations sans fin, on proposait, de part et d’autre, des clauses illusoires que personne ne voulait accepter. Un seul homme, Cromwell, le chef de l’armée et l’homme de la Bible, grandissait dans l’orage. L’Écosse était domptée. Le puritain chargé de la garde du roi est le jeune colonel Robert Hamond, que Cromwell aime beaucoup, mais qui est rempli de doutes et de scrupules religieux sur la légalité même de la conduite tenue par les communes. Cromwell prend la peine de lui écrire une lettre de vingt pages, qui atteste éloquemment la sincérité du puritain. C’est toujours le même mysticisme sombre et profond, la même conviction que Dieu est là, omniprésent et omniscient, guidant le bras, dirigeant le glaive, vengeur éternel. « O cher Robin, dit Cromwell, vous avez vos doutes, et moi aussi. Dieu, dites-vous, a créé les puissances pour qu’on leur obéisse. Oui, Robin ; mais je suis loin de penser que les puissances ont le plein droit de tout faire (anything) et d’exiger l’obéissance. Tout le monde avoue qu’il y a des circonstances où la résistance est légale. Si cela est, votre argument tombe et les conséquences aussi. En réalité, cher Robin, pour ne pas multiplier les mots, la vraie question est de savoir si notre situation est celle d’une résistance légale… Seulement cherche dans ton cœur une réponse à ces deux ou trois questions : 1° Le salut du peuple est-il la loi suprême ? – 2° Tout le fruit de la guerre n’est-il pas sur le point d’être perdu ? — 3° Enfin, cette armée n’est-elle pas un pouvoir réel appelé par Dieu pour sauver le peuple et combattre le roi, de manière à obtenir ces fruits ?… Robin, prends garde aux hommes et regarde Dieu ! ne redoute pas les difficultés, mais mesure-les et agis ensuite… Je t’ai écrit tout cela parce que mon cœur t’aime et que je ne voudrais pas te voir t’écarter de la route droite. Adieu, Robin. »

Cette lettre si grave et si raisonnée, où Cromwell apparaît si redoutable dans sa conviction, précède de peu l’enlèvement du roi que de grossiers soldats, mèche allumée, fumant et chantant des psaumes, amènent à Londres. Immédiatement après cette exécution, le 6 novembre 1648, les quarante-un membres des communes qui pourraient s’opposer aux desseins de l’extrême puritanisme sont à leur tour enlevés au moment même où ils entrent à la chambre, et conduits d’abord dans une mauvaise taverne, « à l’enseigne de l’enfer, » puis à la Tour, et quelques-uns chez eux. « De quel droit ? demande un petit homme habillé de noir, portant, dit Whitlocke, une canne très mince, et qui a la voix très âpre et très aiguë. D’après quelle loi ? — Par la loi de la nécessité, lui répond l’ami de Cromwell Hugues Peters, et le pouvoir de l’épée ! » Ce questionneur furieux, qui resta plusieurs années à la Tour, se nommait Clément Walker et siégeait aux communes. Presbytérien, homme d’esprit, d’une indomptable opiniâtreté, c’est lui qui, dans sa prison, a écrit contre Cromwell cette Histoire de l’Indépendance, consultée par tous les historiens, pamphlet très mordant et très habile, mais qu’il faut se garder de prendre pour de l’histoire.

Tout est donc prêt pour l’échafaud, et l’on ne peut nier que Cromwell et Bradshaw avaient non-seulement prévu, mais résolu et tramé cette mort avec une froideur de coup d’œil que le fanatisme puritain explique, que nous ne pouvons sans regret et sans peine observer chez Thomas Carlyle, écrivain du XIXe siècle, et très en dehors des passions qui menaient le monde septentrional en 1648. Charles Ier tombe victime. Au moment même où le roi vient de mourir et où Cromwell et l’armée triomphent, un parti qui n’est pas sans analogie avec celui de Babeuf lève la tête. Cromwell l’écrase ; il a son vendémiaire, son 18 brumaire et son 18 fructidor. Il agit plus bourgeoisement, plus pieusement que Bonaparte ; comme lui, il se débarrasse de ceux qui le gênent.

Sans doute, Cromwell est alors bien près du souverain pouvoir, ou plutôt la réalité de la puissance est dans sa main ; mais l’Irlande est là, toute catholique, qui réclame la présence du maître. Il part, après avoir, d’accord avec Bradshaw, Ludlow et les principaux puritains, déclaré que l’Angleterre est une république. L’acte est laconique ; il a six lignes. Notre fermier a bien changé son équipage et ses allures depuis le temps où il faisait paître ses bœufs sur les bords de l’Ouse. « Sa voiture est attelée de six belles jumens grises truitées ; plusieurs voitures le suivent, et beaucoup de grands officiers s’y trouvent. Quatre-vingts hommes d’élite, la plupart colonels, lui servent d’escorte. Je ne crois pas que jamais roi ait eu de tels gardes-du-corps. » Ainsi parle le journaliste du temps, et l’on voit que, long-temps avantd’ètre nommé protecteur, Cromwell s’était fait roi.

La pauvre Irlande catholique ne tarde guère à être écrasée, et cela sans pitié, sans remords, par le représentant du calvinisme. Non-seulement l’Angleterre, mais le protestantisme tout entier voit avec enthousiasme cet homme qui satisfait ses plus chers désirs, et porte des coups si mortels à l’autorité de Rome. Le trône s’élève en perspective devant le fermier de Saint-Yves, et il s’en doute fort bien, car il s’inquiète des études politiques de son héritier Richard, qui a épousé une miss Mayor, et dont le tempérament rêveur ne plaît guère à Cromwell. Le petit fragment de la lettre suivante adressée au beau-père de Richard, chez lequel ce dernier demeurait, est aussi curieux qu’instructif : « Je vous ai confié Richard ; je vous en prie, donnez-lui de bons conseil. Je ne porte pas envie à ses plaisirs, mais je crains qu’il ne se laisse absorber par eux. Je voudrais qu’il pensât aux affaires, et qu’il s’habituât à les comprendre ; qu’il lût un peu d’histoire, étudiât les mathématiques et la cosmographie. Ces choses sont bonnes, subordonnées aux choses divines. Elles valent mieux que l’oisiveté, ou les plaisirs apparens du monde. Ces choses rendent propres à servir le peuple, et c’est pour cela que l’homme est né. » On peut méditer cette dernière phrase, écrite pour la famille seulement, et non pour produire de l’effet.

Le farouche personnage qui, dans ce moment même, en qualité de lord-lieutenant d’Irlande, sert le peuple en massacrant les catholiques irlandais, se déride un peu à sa façon en écrivant à sa fille Dorothée, dont la voiture avait apparemment versé dans les chemins mal tenus de cette époque, et qui avait fait une fausse couche. Cromwell, ennemi du luxe, n’approuvait pas ces grands airs, et disait à Dorothée : « On m’a dit que tu as récemment fait une fausse couche. Je te prie de faire attention à ces carrosses qui sont perfides. Monte plutôt le bidet de ton père (thy father’s nag), qui te le prêtera volontiers quand il te plaira de sortir. »

Immédiatement après avoir écrit cette petite plaisanterie, il tombe avec une fureur inexprimable sur les catholiques d’Irlande, et en fait une atroce boucherie. Il est vrai que, du moment où l’Irlande épouvantée se tait, Cromwell replonge son épée dans le fourreau, non sans dire à ses amis que « Dieu l’a voulu, » et que c’est pour lui « chose de grand trouble et de grand regret. » Le fataliste est toujours là, et c’est dans le même temps qu’il écrit à l’un de ses amis cette phrase souverainement calviniste : « Je l’ai fait ; il n’est pas bon de ne pas, suivre les providences des signes par lesquels Dieu s’annonce). » Cromwell croyait essentiellement à sa mission. Le lord-lieutenant d’Irlande reçut alors du parlement une lettre solennelle de remerciemens et de félicitations. On y ajoutait la permission, pour lui ou sa famille, d’habiter le Poulailler, le « Cockpit, » partie du palais de Whitehall où Henri VIII, qui aimait tous les plaisirs sanglans, se donnait celui des combats de coqs. Les appartemens du Poulailler, embellis par Élisabeth et Charles Ier, étaient devenus fort somptueux. Le parlement y ajoutait le parc Saint-James et Spring-Garden. Ces déplacemens splendides ne satisfirent nullement la bonne Mme Cromwell, qui s’était habituée à ses vieux logemens noirs[11].

Cromwell a passé neuf mois en Irlande ; il s’embarque à bord du Président à la fin de mai, et fait voile pour l’Angleterre. Après une traversée orageuse, il débarque à Bristol, où « les grands canons le saluent trois fois, » traverse l’Angleterre à bride abattue et trouve à Hounsow ses vieux amis et ses rivaux, Fairfax, les membres du parlement, les hommes du nouveau régime. On se met en marche pour Hyde-Park, où la milice rangée en bataille, où les magistats et le lord-maire attendent ce bourgeois parvenu, pour lui offrir les fleurs de leur éloquence. De Whitehall il se rend à sa demeure du « Poulailler, » où le soldat va se reposer dans sa famille. Les sombres puritains poussent des cris, les volées de l’artillerie retentissent, les chapeaux pointus sautent en l’air ; les clameurs de la joie populaire remplissent les rues ; félicitations et flatteries se mêlent dans le palais habité par Cromwell. Il avait ses courtisans, comme Napoléon revenant d’Égypte. L’un d’eux lui dit : — Quelle foule s’empresse de voir le triomphe de votre seigneurie ! — Oui, dit Cromwell, et, s’il s’agissait de me voir pendre, quelle foule y aurait-il ! »

A peine jouit-il du repos du Cockpit, et se livre-t-il à quelques pardonnables facéties, dont l’une consiste à jeter des oreillers à la tête de ses amis dans un escalier, et l’autre à faire chanter des motets à deux ou trois de ses plus lourds et de ses plus grossiers capitaines ; un nouveau péril fort grave menace la jeune république. En tuant le roi, l’on n’a pas tué la royauté. Les Écossais jaloux se souviennent de leur compatriote, du jeune Stuart, fils de Charles Ier, assez mauvais sujet, issu de Catherine Muir de Caldwell, Écossaise, et de Steward, autre Écossais ; on impose à Charles II le covenant, c’est-à-dire le serment biblique, et on lui fait écouter trois sermons presbytériens par jour ; il s’en console en courant les rues avec Buckingham, et en faisant l’orgie avec Wilmot. Cependant l’Écosse s’arme pour lui, et Cromwell se met en marche, non sans penser à sermonner sa famille, car il est toujours prédicateur infatigable et moral, comme le prouve le billet suivant.


Pour mon bien-aimé frère Richard Mayor, écuyer, à sa maison à Hursley, remettez ces lettres.

« Alnswick, 17 juin 1650.

« CHER FRÈRE,

« L’extrême foule d’affaires que j’ai eues à Londres est la meilleure excuse que je puisse prendre de mon silence en lettres. Vraiment, monsieur, mon cœur m’est témoin que je ne suis pas fautif dans mon affection pour vous et les vôtres ; vous êtes tous souvent dans mes humbles prières.

« Je serais bien content d’apprendre comment va le marmot. Je gronderais volontiers père et mère de leur négligence à mon égard : je sais que mon fils est paresseux, mais j’avais meilleure opinion de Dorothée. J’ai peur que son mari ne la gâte ; je vous en prie, dites-le bien de ma part. Si j’avais autant de loisir qu’eux, j’écrirais quelquefois. Si ma fille est enceinte, je lui pardonne, mais non si elle nourrit.

« Que le Seigneur les bénisse ! J’espère que vous donnez à mon fils (Richard) de bons conseils ; je crois qu’il en a besoin. Il est à l’époque dangereuse de sa vie, et ce monde est plein de vanité. Oh ! combien il est bon de s’approcher de Jésus-Christ de bonne heure ! cela seul mérite notre étude. Je vous en supplie, voyez-le. – J’espère que vous acquitterez de mon devoir et de votre amitié. Vous voyez comme je suis occupé. J’ai besoin de pitié. Je sais ce que je ressens en mon cœur. Une haute situation, un haut emploi dans le monde, ne méritent pas qu’on les cherche ; je n’aurais pas de consolation dans les miennes, si mon espoir n’était pas dans la présence du Seigneur. Je n’ai pas ambitionné ces choses ; véritablement j’y ait été appelé par le Seigneur ; c’est pourquoi je ne suis pas dépourvu de quelque assurance qu’il donnera à son pauvre ver de terre, à son faible serviteur, la force de faire sa volonté, et d’atteindre le seul but pour lequel je suis né. En cela, je demande vos prières. Je vous prie de me rappeler à l’amitié de ma chère sœur, à notre fils et à notre fille, à ma cousine Anna, et je suis toujours

« Votre très affectionné frère,

« OLIVIER CROWELL. »


Pourquoi cet aveu du néant de l’homme dans la grandeur serait-il taxé d’hypocrisie ? Tous les grands hommes, depuis Salomon jusqu’à Bonaparte, n’ont-ils pas exprimé le même sentiment ? Tartufe ou non, Cromwell tient à son armée un discours fort militaire : « Soyez doublement, triplement actifs et vigilans : nous avons bien de l’ouvrage sur les bras ! » Un de ses colonels, Hodgson, de l’Yorshire, s’est donné la peine d’écrire ce discours, et de nous apprendre que ce fut « un grand plaisir pour le général de voir dans une halte un de ses soldats porter à ses lèvres un tonneau plein de lait caillé à la mode écossaise, et soulever le tonneau de manière à ce que l’un de ses camarades l’en coiffât ; alors on ne vit plus le soldat du tout, la crème entra dans ses bottes, son accoutrement militaire en ruissela, et sa tête fut perdue au fond du tonneau. Olivier riait à se tenir les côtes, car notre Olivier aime une bonne farce. » Le lendemain de cette niaiserie, il écrit le bulletin suivant :


Au très honorable le lord-président du conseil d’état, cette lettre.

« Musselburgh, 30 juillet 1650.

« MILORD,

« Nous sommes partis de Berwick lundi, le 22 juillet, et nous avons couché dans la maison de milord Mordington lundi, mardi et mercredi. Jeudi, nous nous sommes dirigés sur Copperspath ; vendredi, nous sommes allés à Dunbar, où nous avons reçu quelques vivres de nos vaisseaux ; de là, nous avons marché sur Haddington.

« Le dimanche, apprenant que l’armée écossaise avait l’intention de nous combattre à Gladsmoor, nous nous efforçâmes de nous rendre maîtres de la position des marais avant eux, et nous battîmes le tambour de très grand matin ; mais, quand nous y arrivâmes, aucune partie considérable de leur armée ne s’y montra. Sur quoi quatorze cents chevaux, sous les ordres, sous le commandement du major-général Lambert et du colonel Whalley, furent envoyés en avant-garde à Messulburgh, pour voir en même temps s’ils pourraient faire quelque découverte et faire quelque entreprise contre l’ennemi ; je marchais sur leurs talons avec le reste de l’armée. Nos hommes rencontrèrent quelques-uns de leurs cavaliers ; mais ceux-ci ne purent nous arrêter. Nous couchâmes à Musselburgh, le soir, campés tout près, l’armée de l’ennemi étant entre Édimbourg et Leith, à environ quatre mille de nous, retranchés par une ligne flanquée d’Édimbourg à Leith ; leur canon de Leith battant la plus grande partie de la ligne, de sorte que leur position était très forte.

« Le lundi, 29 courant, nous résolûmes de les approcher, pour voir s’ils voulaient nous livrer bataille ; et, quand nous approchâmes de la place, nous résolûmes d’amener nos canons aussi près d’eux et que nous le pourrions, espérant que cela les gênerait. Nous nous aperçûmes aussi qu’ils avaient quelques forces sur une hauteur qui commande Édimbourg, et que de là ils pourraient nous faire du mal, et nous nous décidâmes à envoyer une colonne pour prendre possession de ladite hauteur ; mais, après tout, nous trouvâmes que leur armée n’était pas facile à entamer. Sur cela, nous restâmes tranquilles tout ledit jour, et qui se trouva être un jour dur et une nuit de pluie comme j’en ai vu rarement, et grandement à notre désavantage, l’ennemi ayant assez pour se mettre à l’abri, et nous rien de considérable. Nos soldats supportèrent cette difficulté avec un grand courage et une grande résolution, espérant qu’ils en viendraient bientôt aux mains. Le matin, le terrain étant très humide et nos provisions très rares, nous résolûmes de retraiter à nos quartiers de Musselburgh, pour nous y reposer et y prendre des vivres.

« L’ennemi, quand nous nous retirâmes, tomba sur notre arrière-garde, et la mit quelque peu en désordre ; mais nos corps de cavalerie, étant en assez bon ordre, eurent une escarmouche avec eux, et il y eut un démêlé chaud où ils montrèrent du courage, le major-général et le colonel Whalley étant à l’arrière-garde, et l’ennemi poussant des corps considérables pour soutenir leur première attaque. Nos hommes les chargèrent jusque dans leurs retranchemens et les battirent. Le cheval du major-général reçut un coup de feu au cou et un à la tête ; lui-même, blessé d’un coup de lance dans le bras, et percé dans une autre partie du corps, fut fait prisonnier, mais délivré immédiatement par le lieutenant Empsom de mon régiment. Le colonel Whalley, qui était alors le plus près du major-général, chargea très résolument, et repoussa l’ennemi, et en tua plusieurs sur la place, et fit plusieurs prisonniers, sans aucune perte considérable ; ce qui véritablement les émerveilla et les refroidit tellement, que nous retraitâmes à Musselburgh, mais qu’ils n’osèrent pas envoyer un homme pour nous inquiéter. Nous apprenons que leur jeune roi voyait tout ceci, mais fut très mal satisfait de voir leurs gens ne pas faire mieux.

« Nous arrivâmes le soir à Musselburg, tellement fatigués, et si rendus faute de sommeil, et si crottés à cause du temps mouillé, que nous nous attendions que l’ennemi tomberait sur nous, ce qu’il fit effectivement entre trois et quatre heures ce matin, avec quinze de leurs escadrons les plus choisis, sous le commandement du major-général Montgomery et de Straham, deux champions de l’église. Ils avaient fondé une grande attente et un grand espoir sur cette affaire. L’ennemi s’avança avec beaucoup de résolution : il fit reployer nos gardes avancées, et mit un régiment de cavalerie en quelque désordre ; mais nos gens, prenant l’alarme promptement, chargèrent l’ennemi, le mirent en déroute, firent beaucoup de prisonniers et en tuèrent un grand nombre ( did execution) ; ils les poursuivirent jusqu’à un quart de mille d’Edimbourg ; et je suis informé que Straham fut tué là, et en outre plusieurs officiers de qualité. Nous prîmes le major du régiment de Straham, le major Hamilton, un lieutenant-colonel et divers autres officiers et personnes de qualité, dont nous ne savons pas encore les noms. Véritablement, c’est un doux commencement de notre affaire, ou plutôt de celle du Seigneur, et je crois qu’il n’est pas très satisfaisant pour l’ennemi, particulièrement pour le parti de l’église (kirk). Nous n’avons perdu personne dans cette affaire, autant que je suis informé, qu’un cornette ; je n’ai pas entendu parler de quatre hommes de plus. Le major-général sera, je crois, d’ici à quelques jours, en état de reprendre le harnais. Et je crois que cette œuvre, qui est celle du Seigneur, prospérera entre les mains de ses serviteurs.

« Je n’ai pas jugé à propos d’attaquer l’ennemi, situé comme il l’est ; mais certainement ceci le provoquerait suffisamment à combattre s’il en avait envié. Je ne crois pas qu’il ait moins de six ou sept mille chevaux, et quatorze on quinze mille fantassins. La raison, d’après ce que j’apprends, de leur parti pour ne pas nous combattre, est qu’ils attendent plusieurs autres corps de troupes du nord de l’Écosse, et ils font entendre que, lorsque ces renforts viendront, alors ils nous donneront bataille ; mais je crois qu’ils voudraient plutôt nous tenter de les attaquer dans leurs fortes positions, où ils sont retranchés, ou bien ils espèrent que nous aurons la famine, faute de provisions ; ce qui arrivera très probablement, si nous ne sommes pas approvisionnés à temps et copieusement.

« Je suis, milord, votre très humble serviteur,

« OLIVIER CROMWELL. »

« P. S. J’apprends, depuis que j’ai écrit cette lettre, que le major-général Montgomery est tué. »


On a jugé Cromwell soldat, homme de famille, prédicateur. Il est bon de le connaître argumentateur et théologien. Voici les argumens que le fermier emploie contre le redoutable kirk, le calvinisme écossais. Voici ce qu’il écrit à ses chefs les protestans :


À l’assemblée générale de l’église (kirk) d’Écosse, ou, dans le cas où elle ne serait pas assemblée, aux commissaires de l’église d’Écosse, ceci.

« Musselburgh, 3 août 1650.

« MESSIEURS,

« Votre réponse à la déclaration de l’armée est venue sous nos yeux. Quelques-uns de nos pieux ministres ont rédigé à Berwick cette réponse, laquelle j’ai jugé convenable de vous envoyer.

« Que vous ou nous, dans ces grandes affaires démêlées, obéissons à la volonté ou à l’esprit de Dieu, c’est seulement par sa grace et sa miséricorde envers nous. Et par conséquent, ayant dit comme dans nos papiers (manifestes) nous confions l’issue de ces choses à lui qui dispose de toutes choses, vous assurant que nous avons la lumière et la consolation qui augmentent en nous de jour en jour ; et nous sommes persuadés que, devant qu’il soit long-temps, le Seigneur manifestera son bon plaisir, de façon que tous verront son doigt, et son peuple dira : Ceci est l’œuvre du Seigneur, et elle est merveilleuse en nos yeux. Celui-ci est le jour que le Seigneur a fait ; nous serons contens et nous nous réjouirons en lui. — Permettez-moi seulement de dire en un mot ceci :

« Vous prenez sur vous de nous juger dans les choses de notre Dieu, quoique vous ne nous connaissiez pas, quoique dans les choses que nous avons dites à vous, dans ce qui est intitulé la Déclaration de l’armée, nous avons parlé la parole de nos cœurs comme en la présence du Seigneur qui nous a éprouvés ; et, par vos paroles dures et fallacieuses, vous avez engendré le préjugé en ceux qui vous croient trop en affaires de conscience, affaires dans lesquelles chaque ame doit répondre à Dieu pour elle-même ; de sorte que quelques-uns vous ont suivis jusqu’au moment où leur ame s’est exhalée[12], et que d’autres continuent dans la voie où ils sont conduits par vous, nous le craignons, à leur ruine.

Et ce n’est pas merveille que vous agissiez ainsi envers nous, quand véritablement vous pouvez trouver dans vos cœurs le courage de cacher à vos propres gens les déclarations que nous vous avons envoyées, déclarations par lesquelles ils pourraient voir et comprendre l’affection de nos entrailles envers eux, particulièrement envers ceux d’entre eux qui craignent le Seigneur. Envoyez autant de vos déclarations que vous voudrez parmi nos gens ; vos papiers ont le passage libre : je ne les crains pas. Ce qui est selon Dieu en ces papiers, plût au ciel que cela fût accepté et admis ! Un de ceux que vous avez envoyés depuis peu, adressé aux sous-officiers et soldats de l’armée anglaise, a produit de leur part la réponse ci-incluse, laquelle ils m’ont prié de vous envoyer ; non une réponse subtile et politique, mais une simple et unie, une spirituelle. Dieu seul sait ce qu’elle est, et Dieu aussi, quand il sera temps, le fera voir (rendra manifeste).

« Et multiplions-nous ces choses comme hommes, ou les faisons-nous pour l’amour du Seigneur Christ et de son peuple ? Véritablement, par la grace de Dieu, nous ne sommes pas effrayés de votre nombre ni confians en nous-mêmes. Nous pourrions, — je prie Dieu que vous ne preniez pas cela pour une vanterie, — nous pourrions faire face à votre armée, à tout ce que vous pouvez amener contre nous. Nous avons donné, — nous le disons humblement devant notre Dieu, en qui est tout notre espoir, — nous avons donné quelque preuve que des pensées de cette espèce n’ont pas d’empire sur nous. Le Seigneur n’a pas détourné sa face de nous depuis que nous vous avons approchés de si près.

« Le poids de vos propres péchés est déjà plus que vous ne pouvez supporter : n’attirez donc pas sur vous le sang d’hommes innocens, — trompés par les prétextes du roi et de l’alliance (covenant), — aux yeux de qui vous cachez une connaissance plus réelle ! Je suis persuadé que plusieurs d’entre vous qui conduisent le peuple ont eu de la peine à se persuader dans ces choses, dans lesquelles vous avez censuré les autres, et vous êtes établis « sur la parole de Dieu. » Tout ce que vous dites est-il donc infailliblement selon la parole de Dieu ? Je vous adjure, par les entrailles de Christ, de croire qu’il est possible que vous vous trompiez. On peut mettre précepte sur précepte, ligne sur ligne, et cependant la parole du Seigneur peut être pour quelques-uns la parole du jugement, afin qu’ils tombent à la renverse et soient brisés, et qu’ils tombent dans le piège et soient pris[13] ! Il peut y avoir une plénitude spirituelle, que le monde peut appeler ivresse[14]. Il peut y avoir aussi une confiance charnelle en des préceptes mal compris, ce qui peut être appelé une ivresse spirituelle. Il peut y avoir un covenant fait avec la mort et avec l’enfer[15] ! Je ne prétends pas dire que le vôtre soit ainsi. Mais jugez si ces choses ont un but politique : d’éviter le fléau qui déborde, ou d’accomplir des intérêts mondains ; et si en cela nous[16] avons fait alliance avec des hommes méchans et charnels, et si nous avons de l’estime pour eux, ou autrement si nous les avons attirés à faire pacte avec nous, si c’est là un covenant de Dieu, un covenant spirituel ? Pensez à ces choses ; nous espérons que nous y avons pensé.

« Je vous prie de lire le vingt-huitième chapitre d’Isaiah, depuis le cinquième jusqu’au quinzième verset ; et n’ayez pas honte de savoir que c’est l’esprit qui vivifie et qui donne la vie.

« Que le Seigneur vous donne l’entendement pour faire ce qui est agréable à ses yeux.

« Vous confiant à la grace de Dieu, je demeure

« Votre humble serviteur

« OLIVIER CROMWELL. »

C’est dans la même intention qu’il écrit au général écossais Lesley l’épître suivante :


Pour le très honorable David Lesley, lieutenant-général de l’armée des Écossais, cette lettre.

« Du camp des monts Pentland, 14 août 1650.

« MONSIEUR,

« J’ai reçu la vôtre du 13 courant, avec la déclaration dont vous parlez y incluse, — laquelle j’ai fait lire en présence d’autant d’officiers qu’il a été possible de rassembler, ce dont votre trompette peut donner témoignage. Nous vous faisons cette réponse, par laquelle j’espère, avec la grace du Seigneur, il paraîtra que nous continuons à être ce que nous avons déclaré être aux honnêtes gens de l’Écosse, désirant pour eux comme pour nos propres ames, notre affaire n’étant en aucune façon d’empêcher aucun d’eux d’adorer Dieu de telle façon, qu’en leurs consciences ils sont persuadés par la parole de Dieu qu’ils doivent le faire, quoique leur manière soit différente de la nôtre ; — mais nous sommes toujours prêts à remplir en cela les obligations que le covenant nous impose.

« Mais que sous prétexte du covenant, mal interprété, torturé hors de son véritable sens et de la justice, un roi soit accepté par vous et nous soit imposé, et que ceci soit appelé « la cause de Dieu et du royaume, » et que ceci soit fait « à la satisfaction du peuple de Dieu dans les deux nations, » - joignant à cela un désaveu des méchans ; sachez que celui[17] qui est à la tête de ces peuples, celui sur qui repose tout leur espoir et leur bien-être, à présent même, a une armée papiste en Irlande, combattant pour lui et sous ses ordres ; qu’il a le prince Rupert, homme dont la main s’est plongée profondément dans le sang de beaucoup d’hommes innocens en Angleterre ; qu’il a maintenant cet homme à la tête de nos vaisseaux, qui nous ont été volés dans un but méchant ; qu’il a les vaisseaux français et irlandais, commettant journellement des déprédations sur nos côtes ; qu’il a de fortes combinaisons avec les méchans de l’Angleterre pour lever des armées au milieu de nos entrailles, en vertu de nombreuses commissions qu’il a issues récemment à cet effet. — Comment les intérêts de Dieu, pour lesquels vous prétendez l’avoir reçu, et les intérêts méchans dans leur but et leurs conséquences, tous concentrés en cet homme, comment ces intérêts peuvent être conciliés, c’est ce que nous ne pouvons concevoir.

Et comment nous croirions que pendant que des méchans, notoirement connus, combattent et complotent contre nous d’un côté, et que de l’autre vous vous déclarez en sa faveur, comment nous croirions que ce n’est pas « épouser la querelle et les intérêts du parti des méchans, » mais que c’est purement combattre sur les anciennes bases par j’es principes précédens, pour la défense de la cause de Dieu et des royaumes, comme on le fait depuis douze ans, » ainsi que vous dites ; comment ceci serait « pour la sécurité du peuple de Dieu dans les deux nations, » ou comment nous opposer à cela ferait de nous les ennemis des hommes pieux, selon vous, c’est ce que nous ne saurions comprendre. Particulièrement, considérant que tous ces méchans prennent leur confiance et leur encouragement dans les derniers arrangemens de votre église écossaise (kirk) et votre état avec votre roi ; car comme nous l’avons déjà dit, et comme nous vous le répétons, nous cherchons seulement « quelque caution suffisante » pour la sécurité de ceux qui nous emploient ; ce qui, dans notre opinion, ne se trouvera pas dans quelques soumissions formelles ou feintes, de la part d’une personne qui ne connaît pas d’autres moyens d’arriver à ses méchantes fins, et qui est, en conséquence, conseillée de céder en ce point par ceux qui ont assisté son père, et qui l’ont jusqu’à présent poussé dans ses desseins les plus mauvais et les plus désespérés : desseins renouvelés maintenant par eux. Comment pouvez-vous, dans la voie où vous êtes engagés, nous défendre et vous défendre vous-mêmes de ces maux ? c’est maintenant, autant que nous y sommes concernés, notre devoir de le chercher.

« Si c’est là l’état de la querelle pour laquelle vous dites que vous voulez combattre notre armée, nous vous en donnerons l’occasion ; autrement, pourquoi serions-nous ici ? Et, si notre espoir n’est pas dans le Seigneur, il en ira mal pour nous. Nous nous confions et nous vous confions à celui qui lit dans le cœur et qui ajuste les rênes, celui avec qui sont toutes nos voies, qui a le pouvoir de faire pour nous et pour vous au-delà de ce que nous savons, et nous faisons des vœux pour que cela soit en grande miséricorde de son pauvre peuple, et pour la gloire de son grand nom.

« Et ayant rempli votre désir en rendant vos déclarations publiques, comme je l’ai dit précédemment, je vous prie de faire de même en faisant connaître à l’état et à l’église et à l’armée le contenu de cette lettre. Dans lequel but je vous en ai inclu deux copies, et je demeure

« Votre humble serviteur,

« OLIVIER CROMWELL. »


Pour contrebalancer cette redoutable présence de Cromwell, qui disserte ainsi l’épée à la main, et valoir au prétendant l’affection des calvinistes, on fait signer à Charles II une déclaration dans laquelle il avoue les « péchés de son père, » et il signe. Cependant Cromwell, campé sur les collines Pentland, surveille le mouvement de ses ennemis.


A… au conseil d’état, à Whitehall, cette lettre.

« Musselburgh, 30 août 1650.

« MONSIEUR,

« Depuis ma dernière, voyant que les ennemis ne se souciaient pas d’attaquer, — et que cependant ils se formalisaient aisément des propos qui se tenaient à ce sujet dans notre armée, ce qui amenait quelques-uns d’entre eux à venir parler à nos officiers, et leur dire qu’ils voulaient nous combattre ; — comme pourtant ils restaient tranquilles dans leurs fortifications ou très près, à l’ouest d’Édimbourg, nous résolûmes, le Seigneur aidant, de nous en approcher encore, et de voir si nous pourrions les combattre. Et véritablement, si nous étions arrivés une heure plus tôt ; nous croyons que nous en aurions eu probablement l’occasion.

« Dans ce dessein, le mardi, 27 courant, nous avons marché vers l’ouest d’Édimbourg, du côté de Stirling ; l’ennemi, voyant cela, manœuvra avec toute la hâte possible pour nous en empêcher, et les avant-gardes des deux armées escarmouchèrent dans un lieu où les marais et les défilés rendaient difficile aux deux armées d’approcher l’une de l’autre. Nous qui ne connaissions pas le terrain, nous avançâmes, espérant en venir aux mains ; mais nous trouvâmes cela impossible, à cause des marais et des autres difficultés.

« Nous fîmes avancer notre canon, et nous tirâmes dans la journée deux ou trois cents boulets sur eux ; ils nous en envoyèrent aussi un grand nombre, et c’est tout ce qui se passa entre nous tout ce jour-là. Nous avons eu environ vingt tués ou blessés dans cette affaire, mais pas un officier. Nous sommes informés que l’ennemi a eu environ quatre-vingts hommes tués et quelques officiers supérieurs. Voyant qu’ils voulaient garder leur terrain, et que nous ne pouvions pas les en chasser, et n’ayant plus de pain, nous fûmes obligés d’en aller chercher ; nous retraitâmes donc mercredi matin, vers les dix on onze heures. L’ennemi voyant cela, et craignant, comme nous le supposons, que nous allassions nous mettre entre Édimbourg et lui, ce qui n’était pas notre intention, quoique notre mouvement en eût l’air, l’ennemi retraita en toute hâte ; et, comme il y avait un marais et des défilés entre lui et nous, il n’y eut pas d’action importante, sauf des escarmouches entre l’avant-garde de notre cavalerie et la sienne, près d’Édimbourg, sans perte considérable d’aucun côté, excepté que nous lui prîmes deux ou trois chevaux.

« Le mardi soir, nous fîmes halte à un mille d’Édimbourg et de l’ennemi. La nuit fut tempestueuse et la matinée humide. Pendant la nuit, l’ennemi marcha entre Leith et Édimbourg, pour se mettre entre nous et nos vivres, car il savait que nous n’en avions plus ; mais le Seigneur, dans sa miséricorde, l’en empêcha, et, nous en étant aperçus le matin, nous arrivâmes, par la bonté du Seigneur, au bord de la mer, à temps pour nous ravitailler ; l’ennemi était rangé en bataille sur la colline, près d’Arthur’s-Seat, nous regardant, mais n’osant rien entreprendre.

« Et ainsi vous avez le récit des présens évènemens.

« Votre humble serviteur,

« OLIVIER CROMWELL. »


La petite ville de Dunbar, l’une des plus pittoresques et des plus sauvages de l’Écosse, est perchée sur un roc exposé à tous les ouragans de l’Océan germanique, et forme, avec ses environs et son vieux château en ruines, une petite péninsule, dont l’armée de Cromwell occupe la base. En face, dans la baie, il a ses vaisseaux ; derrière lui, les ravins de Lammermoor sont occupés par Lesley, général de l’armée écossaise, qui lui coupe la retraite. Le vent souffle, la pluie tombe, ses soldats sont fatigués ; il n’a que douze mille hommes exténués ; Lesley en a vingt-trois mille de troupes fraîches. Il trouve moyen de faire parvenir la lettre suivante au puritain Hazlerig :


A sir Arthur Hazlerig, gouverneur de Newcastel, cette lettre.

« Dunbar, 2 septembre 1650.

« MONSIEUR,

« Nous sommes dans une position très difficile. L’ennemi nous a bouché le passage au défilé de Copperspath, et nous ne pouvons le traverser sans presque un miracle. Il est tellement maître des hauteurs, que nous ne savons pas comment passer par là sans la plus grande difficulté, et le temps que nous restons ici détruit nos hommes, qui tombent malades au-delà de l’imagination.

« Je vois que vos forces ne sont plus à présent en état de nous délivrer. En conséquence, quoi qu’il nous arrive, vous ferez bien de concentrer autant de forces que vous en pourrez réunir, et le sud y contribuera autant qu’il le pourra. Cette affaire concerne presque tous les hommes de bien. Si vos forces avaient été prêtes pour tomber sur les derrières de Copperspath, cela aurait pu nous faire arriver des secours ; mais Dieu, qui seul est sage, sait ce qui est pour le mieux. Nous travaillerons tous pour le bien. Nos courages ne sont pas abattus, Dieu soit loué, — quoique notre présente condition soit ce qu’elle est. Et, véritablement, nous avons grand espoir dans le Seigneur, dont nous avons éprouvé depuis long-temps la miséricorde.

« Rassemblez effectivement contre eux autant de forces que vous le pourrez. Envoyez à nos amis du sud pour qu’ils fournissent du renfort. Montrez. à H. Vane ce que je vous écris. Je ne voudrais pas que cela fût public, de peur d’augmenter le danger. Vous savez l’usage qu’il en faut faire. Donnez-moi de vos nouvelles.

« Je suis votre serviteur,

« OLIVIER CROMWELL. »


Cette brièveté sévère annonce et la gravité du péril et l’énergie de l’homme. Le 2 septembre 1650, vers quatre heures, il voit les troupes de Lesley se mouvoir peu à peu, et s’échelonner en descendant vers le fond de la ravine qui sépare le promontoire de Lammermoor. Il comprend qu’il s’agit pour lui, ou d’être anéanti avec son armée, ou de vaincre ; empruntant d’avance à Napoléon sa manœuvre favorite, il se porte, avec presque toutes ses forces sur un seul point, sur l’aile droite de Lesley qu’il enfonce, mais seulement après trois quarts d’heure de combat et un grand carnage. Trois mille hommes tombent sur la place, et, étonné lui-même de sa victoire, Cromwell s’écrie : « Ils fuient ! je jure qu’ils fuient ! »

« — Halte ! dit-il alors, chantons le psaume cent dix-sept ! »

Et pendant que le soleil levant jetait son premier rayon sur la mer, pendant que la cavalerie puritaine accourait de toutes parts, au bruit du clairon qui l’appelait autour du chef, le puritain armé chantait ces vieux vers calvinistes, dont le mètre est aussi suranné que le langage, et que douze mille hommes répétaient en chœur :

Oui ! pour nous, toujours le Seigneur
Fut bon dans sa magnificence ;
Les ennemis de sa grandeur
Disparaissent en sa présence.

Nations, louez le Seigneur !
Que toujours ceux qui le haïssent,
Comme aujourd’hui, pleins de terreur,
Devant son nom s’évanouissent !

On fit dix mille prisonniers, et Cromwell, après avoir écrit son rapport, qui n’a pas moins de vingt pages, se hâta de dire à sa ménagère, Élisabeth Cromwell, qu’il était encore vivant.


Pour ma femme chérie, Élisabeth Cromwell, cette lettre.

« Dunbar, 4 septembre 1650.

« MA TRÈS CHÈRE,

« Je n’ai pas le loisir d’écrire beaucoup, mais je serais tenté de te gronder de ce que, dans plusieurs de tes lettres, tu m’écris que je ne devrais pas oublier toi et tes petits enfans. Véritablement, si je ne vous aime pas trop, je crois que je ne pèche pas beaucoup par l’autre extrême. Tu es pour moi la plus chère des créatures ; que cela suffise.

« Le Seigneur nous a montré une miséricorde extrême : — qui peut savoir combien elle est grande ! Ma faible foi a été soutenue. J’ai été merveilleusement supporté dans mon homme intérieur, quoique, je t’assure, je devienne vieux, et je sens que les infirmités de l’âge s’emparent de moi rapidement. Plût à Dieu que mes corruptions diminuassent aussi vite ! Prie pour moi à ce dernier sujet. Henry Vane et Gilbert Pickering te donneront les détails de nos succès récens. Mes amitiés à tous nos chers amis. Je suis toujours à toi.

« OLIVIER CROMWELL. »

Mayor, beau-père de Richard Cromwell, et que le puritain aimait fort, reçut aussi la lettre que voici :


Pour mon bon frère, Richard Mayor, écuyer, à Hursley, cette lettre.

« Dunbar, 4 septembre 1650.

« CHER FRÈRE,

« Ayant une occasion aussi belle que celle de faire part d’une si grande miséricorde que celle que le Seigneur a daigné répandre sur nous en Écosse, je n’ai pas voulu négliger de vous en faire part, tout surchargé d’affaires que je le suis.

Mercredi, nous avons combattu les armées écossaises. D’après tous les calculs, elles se montaient à plus de vingt mille hommes ; nous en avions à peine onze mille, et il y avait beaucoup de malades dans notre armée. Après avoir long-temps invoqué Dieu, nous combattîmes plus d’une heure. Nous avons tué à l’ennemi, d’après ce que l’on croit généralement, trois mille hommes ; nous avons fait près de dix mille prisonniers, pris toute leur artillerie, environ trente canons grands et petits, outre les boulets, les mèches et la poudre, et des officiers supérieurs, environ deux cents drapeaux et plus de dix mille armes. Nous n’avons pas perdu trente hommes. C’est l’œuvre de Dieu, et elle est merveilleuse à nos yeux. Mon bon monsieur, reportez-en toute la gloire à Dieu ; animez tous les vôtres et tous ceux qui vous entourent. Priez pour votre affectionné frère,

« OLIVIER CROMWELL. »

« Je vous prie de présenter mes amitiés à ma chère sœur et à toute votre famille. Dites, je vous prie, à Dorothée que je ne l’oublie pas, non plus que son marmot. Elle m’écrit avec beaucoup trop de cérémonie et de complimens ; j’attends d’elle une lettre tout unie. Elle est trop pudique pour me dire si elle est enceinte ou non. Je demande à Dieu de répandre sa bénédiction sur elle et sur son mari. Le Seigneur rend féconds tous ceux-là qui sont bons. Ils ont le loisir d’écrire souvent, mais vraiment ils sont paresseux l’un et l’autre, et ils méritent le blâme. »


Après quoi il marcha sur Édimbourg, pour achever sa conquête, et adressa aux ministres rebelles la petite admonestation suivante :


Pour l’honorable M. le gouverneur du château d’Édimbourg, cette lettre.

« Édimbourg, 9 septembre 1650.

« MONSIEUR,

« La bonté que l’on a montrée à vos ministres l’a été de bonne foi, pensant qu’elle aurait pu être payée de retour ; mais je suis bien aise de dire aux gens de votre parti, que, s’ils avaient toujours en vue le service de leur maître (comme ils appellent cela), la crainte d’éprouver des pertes n’aurait pas causé un semblable retour, et la conduite de notre parti, comme il leur plaît de dire à l’égard des ministres du Christ en Angleterre, aurait encore moins été une raison de persécution personnelle.

« Les ministres en Angleterre sont protégés et ont la liberté de prêcher l’Évangile, mais non sous ce prétexte de railler le pouvoir civil, de se mettre au-dessus, et de l’avilir à leur gré. Aucun homme n’a été persécuté en Angleterre ni en Irlande pour avoir prêché l’Évangile, et aucun ministre n’a été molesté en Écosse depuis que l’armée y est entrée. La vérité sied bien à la bouche des ministres du Christ.

« Quand des ministres prétendent à une glorieuse réforme, et en posent les bases en s’emparant du pouvoir mondain, quand ils font des mélanges mondains pour obtenir ce but, comme la dernière convention avec leur roi, et qu’ils espèrent de réussir dans leurs projets par son moyen, il peuvent savoir que la Sion promise ne sera pas bâtie avec un mortier si impur.

« Quant à l’injuste invasion dont ils parlent, il fut un temps où une armée écossaise vint en Angleterre sans y être appelée par l’autorité suprême. Nous avons dit, dans nos proclamations, avec quels sœurs et pour quelle cause nous venions, et le Seigneur nous a entendus, quand vous ne le vouliez pas vous-mêmes, dans un appel aussi solennel que tout autre que l’on voudrait y comparer.

« Et quoiqu’ils semblent se consoler parce qu’ils sont des fils de Jacob, de qui, disent-ils, Dieu a détourné sa face momentanément, cependant il n’est pas étonnant, quand le Seigneur a levé sa main si éminemment contre une famille qu’il l’a fait, et si souvent, contre celle-ci, et que les hommes ne veulent pas voir sa main, — il n’est pas étonnant si le Seigneur détourne sa face de pareils hommes, leur jetant la honte pour cela et pour leur haine de son peuple, comme il en est aujourd’hui. Quand il mettront uniquement leur confiance dans l’épée de l’esprit, qui est la parole de Dieu, laquelle a la puissance d’abattre les forteresses et toutes les imaginations qui s’élèvent elles-mêmes, — laquelle seule est capable d’équarrir et d’ajuster les pierres pour la nouvelle Jérusalem, — alors et pas avant, et par ce moyen et par d’autres, sera bâtie Jérusalem, la cité du Seigneur, laquelle sera la louange de toute la terre, la Sion du Saint des saints d’Israël.

« Je n’ai rien à dire, si ce n’est que je suis, monsieur, votre très humble serviteur,

« OLIVIER CROMWELL. »


A la poudre à canon succèdent les négociations théologiques, et Cromwell s’établit à Édimbourg pour les suivre de près. Il n’oublie pas sa femme Élisabeth, qui lui adresse de temps à autre des lettres d’une orthographe plus qu’irrégulière, mais d’un excellent sens ; elle lui dit, entre autres choses, qu’il n’écrit pas assez souvent au président Bradshaw. Cromwell lui répond cinq ou six lettres, celles-ci par exemple.

À ma femme chérie, Élisabeth Cromwell, au Poulailler, cette lettre.

« Édimbourg, 16 avril 1651.

« MA TRÈS CHÈRE,

« Je loue le Seigneur de ce que je suis augmenté en force dans mon homme extérieur ; mais ce n’est pas assez pour moi, à moins que je n’aie un cœur pour mieux aimer et servir mon père céleste, et que je n’obtienne un plus grand rayon de la lumière de sa face, laquelle vaut mieux que la vie, et que je n’aie un plus grand pouvoir sur mes corruptions. — J’attends dans ces espérances, et je ne suis pas sans espoir qu’elles me soient gracieusement exaucées. Prie pour moi ; vraiment je le fais tous les jours pour toi et pour toute la chère famille, et que Dieu tout-puissant répande sur vous ses bénédictions spirituelles.

« Fais penser la pauvre Betzy à la grande miséricorde du Seigneur. Oh ! je la prie de chercher le Seigneur non-seulement quand elle a besoin de lui, mais de se tourner vers le Seigneur en action et en vérité, et de ne pas s’éloigner de lui, et de se méfier de la faiblesse de son propre cœur et des tentations des vanités mondaines et des compagnies mondaines, ce à quoi je crains qu’elle soit trop portée. Je prie souvent pour elle et pour lui[18]. Véritablement, ils me sont chers, bien chers, et je crains que Satan ne les trompe, — sachant combien nos cœurs sont faibles et combien l’adversaire est subtil, et comment la trahison de nos cours et la vanité du monde ouvrent la voie à ses tentations. Que le Seigneur leur donne la sincérité du cœur envers lui. Qu’ils le cherchent en sincérité, et ils le trouveront.

« Mon amour aux chers enfans ; je prie Dieu de leur accorder sa grace. Je les remercie de leurs lettres : qu’ils m’écrivent souvent.

« Méfiez-vous des visites de milord Herbert chez vous. S’il en fait, cela peut causer du scandale, comme si j’étais en marché avec lui., Vraiment, soyez prudente ; — vous savez ce que je veux dire. Faites penser sir Henry Vane à l’affaire de mes biens. M. Floyd connaît toutes mes intentions à cet égard.

« Si Richard Cromwell et sa femme sont auprès de vous, assurez-les de ma tendresse. Je prie pour eux ; Dieu le permettant, je leur écrirai. Je les aime bien tendrement. En vérité, je ne puis pas encore écrire long-temps ; je suis fatigué, et suis ton

« OLIVIER CROMWELL. »


Ces affections domestiques semblent reposer l’ame violente du puritain et du guerrier, qui continue à serrer de près Charles II et ses partisans écossais, et qui n’en écrit pas moins à sa femme :


Pour ma femme chérie, Élisabeth Cromwell, au Poulailler, cette lettre.

« Édimbourg, 3 mai 1651.

« MA BIEN-AIMÉE,

« Je n’ai pu me décider à laisser partir ce courrier sans en profiter, quoique j’aie peu de chose à écrire ; mais en vérité j’aime à écrire à ma chérie qui est au fond de mon cœur. Je me réjouis d’apprendre que son ame prospère : que le Seigneur augmente de plus en plus ses faveurs envers toi ! Le grand bien que ton ame puisse désirer, c’est que le Seigneur jette sur toi la lumière de sa face, ce qui vaut mieux que la vie. Que le Seigneur bénisse tous tes bons conseils et ton bon exemple à tous ceux qui t’environnent ; qu’il entende toutes tes prières et qu’il te soit toujours propice.

« Je suis bien aise d’apprendre que ton fils et ta fille sont auprès de toi. J’espère que tu trouveras quelque occasion de donner de bons conseils à lui. Présente mon respect à ma mère et mes amitiés à toute la famille. Prie toujours pour ton

« OLIVIER CROMWELL. »


La bataille de Worcester met le dernier sceau à cette série de victoires si chèrement achetées, et l’Écosse, comme l’Irlande, est enfin réduite. Il revient à Londres, où tout se prosterne devant le dictateur. Après l’avoir suivi dans cette redoutable carrière, non-seulement on ne s’étonne pas de le voir maître, mais on admire qu’il ne se soit pas déclaré plutôt souverain de la Grande-Bretagne. Grace aux lettres et aux documens recueillis par Thomas Carlyle, nous n’avons pas perdu un des mouvemens de l’athlète puritain.

C’est là un bon travail, et qui manquait. Le verbe de l’homme supérieur le montre tout entier ; c’est une partie, et peut-être la plus intime, de son action. Malheureusement Carlyle, ne se contentant pas de ce travail, a trouvé carrière pour son humorisme ; dans les intervalles, il a jeté ses commentaires, ses bizarres explications, souvent ses facéties.

Avec un tel plan et de telles idées, on doit bien penser que M. Carlyle n’estime et n’admire pas Charles Ier, Fairfax, rien de ce qui n’est pas Cromwell ; il ne voit que Cromwell. Il jette à flots la lumière sur cet homme, ou plutôt il l’inonde de lumière ; tous les autres objets s’effacent, les proportions disparaissent. A peine la mort de Charles Ier est-elle indiquée de la façon la plus cursive et la plus rapide. Rien n’existe que Cromwell. Les opinions de d’Israëli, d’Hallam, de Burnet, ne sont pas même discutées. Tous les collecteurs de notes, de documens et de mémoires sont balayés à la fois sous le nom de Dryasdust (sec comme poussière), emprunté à Walter Scott. Les quolibets et les sarcasmes sont prodigués. Tantôt il appelle les recueils de Rushworth « la coagulation de la stupidité, » et, toutes les fois qu’il en parle, il revient à ce mot ; tantôt il traite d’Israëli de « montagne de mensonges. » Il a toujours l’air de se parler à lui-même, et sans une grande fatigue et une exacte connaissance non-seulement de l’histoire, mais des écrivains antérieurs, on ne parvient même pas à saisir le sens du commentateur nouveau. Ce singulier modèle de mauvais style et de forte pensée ne peut donc être comparé à rien ; des fumées et des éclairs sortent en même temps de sa grotte sybilline. Une seule fois il semble dire que « jargon coagulé » signifie Somers’ Tracts. Sans aucun doute, ces pamphlets que Somers a recueillis sont du « jargon ; » mais, si Somers ne les avait pas « coagulés, » comment Thomas Carlyle aurait-il fait son livre ?

Il n’est pas plus juste pour les historiens qui l’ont précédé. Ni Bossuet, ni Hume, ni d’Israëli, n’ont de valeur à ses yeux. Cette ivresse inique du jugement personnel conduit à de mauvais résultats, et le coup d’œil d’ensemble est perdu. De ce que M. Hallam est un peu sec, il ne s’ensuit pas qu’on ait le droit de le désigner par un sobriquet, Sec-comme-Poussière, et parce que Heath a fait de Cromwell une mauvaise biographie royaliste, il ne demeure pas prouvé qu’on puisse le nommer sans cesse Pourriture-Heath ; tel est le nom de baptême que Carlyle lui donne. Le roman, le poème, la satire, se mêlent, se combinent, se heurtent chez lui de la façon la plus extravagante. Il s’arrête au milieu d’un grave récit et s’écrie : — Abîme ! — O mort ! ô temps ! Il est peut-être bon de montrer au lecteur français ce que c’est que cet étrange livre, et de lui donner quelque échantillon de cette façon de faire. Voici une des phrases de Carlyle prise au hasard : Si Sec-comme-poussière avait vu la semaille de la colline Saint-George, la chute menacée des haies des parcs, et le galop vers Burford, il aurait réfléchi à ce que signifie la conviction dans un temps sérieux, non pas de longues amplifications dans la salle d’Exeter, mais une rapide et silencieuse pratique sur la face du globe, et peut-être laisserait-il ses pauvres cheveux en paix. » Ce qui signifie : « Si le lecteur avait assisté aux tentatives des niveleurs, il saurait combien la foi est puissante, et ne se fâcherait pas contre Cromwell. »

L’étude qu’il a faite de Cromwell est, au surplus, aussi minutieuse qu’utile. Il prouve que l’hypocrisie tenait peu de place dans cette vie la concentration, l’intensité, la résolution, y occupaient presque tout l’espace. On voit le cyclope dans sa caverne, essayant de lutter contre sa propre pensée, sa conscience et les ténèbres de sa position. Ce qui domine en Cromwell, c’est la force de la volonté et l’audace de la ruse. On reconnaît là les caractères de ce portrait redoutable, gravé d’après Cooper, et qui sert d’introduction au volume ; une tête de sanglier aux traits massifs et entassés, l’œil foudroyant, plein d’une exaltation comprimée et prête à faire éruption ; une tête de fer, d’une vigueur effrayante, non sans quelques indices d’une bonhomie vulgaire et d’une virile bonté. En effet, dans ses rapports de famille, Cromwell, on l’a vu, devient bonhomme. Carlyle se moque alors un peu de lui et interrompt son héros pour lui adresser des phrases comme celles-ci : « Votre altesse est tendre… elle a l’air sombre ! ou : « Votre altesse patauge ; c’est que l’affaire est difficile ! »

C’est pour la critique une énigme assez rude qu’un tel livre. Au lieu de dire qu’il y avait de la sincérité dans le puritanisme, il dit que, « comme il n’y avait pas de flunkeyisme dans ce temps-là, » il le respecte. Qu’est-ce que le flunkeyisme ? Un terme de jargon ; Carlyle emploie des mots écossais, irlandais, latins et carlyliens. Je ne connais que Hamann et Jean-Paul qui se soient donné de telles libertés ; aussi est-il difficile de discuter avec un homme qui parle par hiéroglyphes et se réserve toujours un nuage pour asile.

Certains penseurs, et quelques-uns puissans, lie parviennent jamais à la discipline de leurs méditations. Préoccupés de l’idée, dominés par elle, ils en sont amoureux et comme ivres. Hamann, parmi les Allemands, a été tel. Plusieurs des philosophes qui lui ont succédé ont dérobé ses oracles, résultats qui lui étaient échappés par bouffées nuageuses et ardentes, sans se classer et se coordonner dans une atmosphère sereine et pure. Tel est aussi Carlyle. Ce n’est pas que le style leur manque ; ils ont de la couleur, de la verve et de l’éclat. Méprisant la composition comme artificielle, ils deviennent difficilement populaires. Des esprits plus lucides qu’eux s’assimilent, pour les classer, ces fragmens, ces boutades, ces aperçus, ces points de vue. Ils vont au fond du système et pénètrent dans le sanctuaire, où ils allument la lampe, et l’on peut voir se dessiner l’édifice.

Ce travail de composition tient en grande partie à la tradition grecque et romaine, et c’est dans les littératures germanique et anglaise qu’apparaissent les plus étranges exemples de cette non-systématisation, de ce désordre volontaire, de cette liberté de la pensée ne voulant relever que de ses caprices, que ces caprices soient force ou faiblesse. On chercherait en vain en Italie, en Espagne et en France, rien qui ressemble à Hamann, Jean-Paul, Novalis, Carlyle, ou au vieux Thomas Brown. L’humorisme est la forme définitive, la forme sans forme de cette indépendance ridicule, lorsqu’elle n’est pas souverainement féconde dans sa sauvage et impétueuse allure.

Je ne crois pas que jusqu’ici on eût appliqué à l’histoire cette méthode discursive. Carlyle lui-même, en s’attaquant à la révolution française, avait été forcé de s’astreindre au cadre des évènemens. L’histoire a une méthode dont elle ne peut pas se dégager ; elle se meut dans le temps, qui a ses limites, et dans l’espace, qui a les siennes. Carlyle s’était donc rejeté, en traitant la révolution française, sur les tableaux, les scènes, les portraits, la recherche des effets lointains et des causes secrètes. Cette fois il a été plus loin, et il a tenté une méthode nouvelle, l’histoire humoristique. On a vu ce qu’il a inventé, et comment son livre, mauvais en soi, précieux et bizarre, n’est nullement une histoire, on le pense bien.

Cromwell, après tout, ressort plus terrible de ce travail incomplet. On le voit auteur définitif de la scission protestante et armée du Nord, scission commencée par les Nassau et par Luther, mise en train par Élisabeth. À ce titre, Cromwell est un des plus grands noms modernes. Il se place, comme Charlemagne et Grégoire VII, au centre d’un mouvement politique immense qu’il assure et qu’il fait triompher. Dans son admiration pour cette cause, Carlyle oublie toute justice. Odin, Cromwell, Mahomet, incarnations d’une de ces pensées qui font tourner le monde sur son axe, sont pour lui des dieux. Comme les idolâtres, il devient aveugle ; comme les fanatiques, il devient féroce. Il n’a point de larmes pour les victimes, il n’a point de pitié pour ce qui est détruit.

Il semble que l’on n’ait pas remarqué les explosions successives de l’esprit du Midi et de celui du Nord, qui ont pour représentans des héros différens. Au moyen-âge, Charlemagne représente et établit le génie féodal du Nord. Après lui et par révulsion, Grégoire VII rétablit et étend le principe méridional de l’autorité ; ensuite éclate le même principe catholique en Espagne, avec l’inquisition et Isabelle-la-Catholique ; il passe en France avec la ligue et s’établit, non sans restrictions, sous Louis XIV. Puis se fait jour de nouveau le principe de la liberté du Nord qui s’était révélé sous sa forme religieuse et germanique avec Luther et qui reparaît terrible avec Cromwell : Cromwell est l’action de Luther. Enfin règne Guillaume III, l’administrateur de la même croyance, le dernier venu. Quant à Napoléon, c’est le continuateur du principe de l’autorité.

La généalogie du principe de l’autorité s’établit donc au Midi par les Romains, — Grégoire VII et l’Italie, -l’inquisition et l’Espagne, — la ligue, Richelieu et Louis XIV en France, — enfin Napoléon. Au Nord, la descendance du principe de liberté s’établit par Arminius, — la féodalité hiérarchique, — Wycliffe en Angleterre, — Luther en Allemagne, — Nassau en Hollande et dans les Pays-Bas, — le puritanisme et Cromwell en Angleterre, — Washington et l’Amérique septentrionale. Au milieu de ces groupes en contraste, la figure de deux pontifes religieux se laisse apercevoir : celle de Grégoire VII, qui établit dans le Midi le principe de l’autorité sur le catholicisme, et celle de Cromwell, plantant au Nord le drapeau de la liberté sur le protestantisme. Ces deux figures sont vraiment colossales, et quand un des esprits les plus lumineux de ce temps, M. Villemain, les a choisies pour sujets de ses études, on n’a pas assez rendu justice à ce qu’il y avait de profond dans ce double choix.

Le meneur et le dictateur qui a donné une forme et une réalité à la révolte protestante du Nord, c’est Cromwell, qui lui a assuré l’empire. La ligue du Nord, que W. Temple avait essayée, que Guillaume III avait régularisée, que les mains de Burke et de Pitt ont consolidée, a eu cet homme pour grand moteur, et l’apparition singulière d’un Mahomet protestant est un des plus curieux spectacles du monde moderne.

Après avoir conquis la réalité du pouvoir, comment Cromwell en usera-t-il ? Quelle direction donnera-t-il à la politique de l’Angleterre, qui se trouve dans ses mains ? Le chef de parti, le guerrier et l’homme nous sont connus, le roi nous reste à étudier ; c’est ce dont nous nous occuperons bientôt. Ce qui demeure acquis à l’histoire, c’est la sincérité fondamentale de Cromwell. Nous ne discutons ici ni les actes de sa vie, ni la valeur de sa cause. Rien n’a plus contribué à défigurer le portrait de ce fataliste déterminé que l’horreur du XVIIIe siècle pour le fanatisme. Du fanatique on a fait un hypocrite. Lequel vaut le mieux ? Assurément c’est le fanatique ; il a pour lui force et sincérité. L’hypocrite complet ne réussit à rien. Ce n’est point avec un masque, même porté habilement, que l’on dompte et domine les hommes ; c’est par une grande conviction soutenue d’énergie et servie par la ruse. Napoléon, qui a souvent trompé les hommes, avait sa foi, sa religion, sa croyance. Il croyait au génie humain représenté par le calcul ; il avait la foi de l’algèbre, celle du progrès et de la civilisation. Il est bon que le monde sache que la ruse n’est pas seule maîtresse, et que, pour conduire ou séduire l’humanité, il ne suffit pas du mensonge.


PHILARETE CHASLES.

  1. Camden Society, 1845. (Brampton’s Autobiog., p. 86.)
  2. Voici le sens de cette période embrouillée : « Vous êtes favorable aux moteurs de troubles, et vous adhérez à ceux qui se réunissent dans des intentions suspectes (too-too full o f suspect). » Suspect est le vieux mot pour suspicion.
  3. Voir notre premier article : la Jeunesse de Cromwell.
  4. Petronel, espèce de tromblon, que l’on suspendait sur la poitrine, et dont la bouche était très évasée. Voyez l’ouvrage curieux du Dr Meyrick, Des Armures au moyen-âge.
  5. Charles Ier, sa cour et son parlement, livre III, ch. 4.
  6. Perfect Diurnals, etc., 22-29 may 1643. (Journal parfait, etc.)
  7. Littéralement : cotes-de fer. Voyez Bates, Elenchus Motuum.
  8. On sait que le pied anglais équivaut à dix pouces et demi du nôtre.
  9. Whitlocke, p. 242.
  10. Lettre 88.
  11. Ludlow, p. 400.
  12. Dans l’escarmouche de Musselburgh et autres.
  13. Paroles de la Bible.
  14. Comme dans le second chapitre des Actes.
  15. Comme vous pouvez dire de nous, tandis que c’est plutôt vous qui êtes « ivres. »
  16. C’est-à-dire vous.
  17. Charles Stuart.
  18. Élisabeth Claypole et son mari.