Documents biographiques/Édition Garnier/65



LXV.

DU MARQUIS DE VILLETTE[1]

À D’ALEMBERT.
Ferney (5 ou 6 octobre 1777).

Vos nouvelles ont beaucoup diverti M. de Voltaire. Puisque vous voulez savoir jusqu’aux minuties de sa vie domestique, je vous en raconterai quelques traits. Un grand nom ennoblit les plus petits détails.

Je l’ai vu ce matin, sous les voûtes d’une vigne immense, assis dans un large fauteuil, sur une pelouse molle et verdoyante, aux rayons du soleil, qu’il ne trouve jamais trop chaud. Là, entouré de ses nombreux moutons, il tenait d’une main sa plume, et de l’autre ses épreuves d’imprimerie. J’approche ; c’étaient les Quand, les Pourquoi, toutes les ironies dont il a tant accablé son confrère Lefranc de Pompignan[2]. « Oh ! pour le coup, lui ai-je dit, c’est bien le loup qui s’est fait berger. »

Ce qui vaut la peine de vous être raconté, et par où j’aurais dû commencer, c’est une fête dont j’ai été témoin[3]. Représentez-vous le fondateur de Ferney recevant, à l’entrée de son château, les hommages de sa colonie. Étrangers et Français, catholiques et protestants, tous sont animés de cette joie tumultueuse qui exprime moins l’amour que l’idolâtrie ; tous, sous les armes, en uniforme bleu et rouge, formaient une longue et brillante cavalcade.

Un illustre voyageur[4], l’une de ces Altesses d’Allemagne qui trafiquent de leurs sujets et les mettent à l’enchère, arrive sur ces entrefaites ; et frappé de l’ordre et de l’appareil de toute cette petite troupe, il dit à M. de Voltaire : « Ce sont vos soldats ? — Ce sont mes amis », répond le philosophe.

Les filles et les garçons avaient des habits de bergers. Chacun apportait son offrande ; et comme au temps des premiers pasteurs, c’étaient des œufs, du lait, des fleurs et des fruits.

Au milieu de ce cortége, digne des crayons du Poussin, paraissait la belle adoptée du Patriarche. Elle tenait, dans une corbeille, deux colombes aux ailes blanches, au bec de rose. La timidité, la rougeur, ajoutaient encore au charme de sa figure. Il était difficile de n’être pas ému d’un si charmant tableau.

Je ne vous parlerai point de l’affluence, du concours des villages voisins. Les chaînes de la servitude qu’il entreprend de briser pour vingt mille sujets du roi, les entraves de la ferme générale rejetées de tout le pays, la liberté, l’aisance rendues au commerce, ne l’environnaient que de cœurs reconnaissants.

J’étais tout honteux de la sécheresse de mon rôle. J’ai voulu aussi ajouter un compliment ; c’étaient des vers : je vous l’avouerai, j’ai été bien plus embarrassé de les réciter que de les faire :

À la fête du souverain,
Le gala de la cour pour lui seul a des charmes ;
Et souvent un mot de sa main,
Pour payer ses plaisirs, a fait couler des larmes.

Vous avez un autre destin :
Chaque mot de la vôtre a le droit de nous plaire ;
Et quand on célèbre Voltaire,
C’est la fête du genre humain.

Je vous dirai qu’il a donné un superbe repas et qu’il a fait asseoir à sa table deux cents de ses vassaux : puis les illuminations, les chansons, les danses. Le matin, c’était l’expression d’un sentiment doux, filial ; le soir, c’était l’enivrement de la joie. Vous auriez vu celui qui veut être toujours aveugle et malade, oublier son grand âge, et dans un élan de gaieté qui tenait encore à ton vieux temps, jeter son chapeau en l’air, parmi les acclamations et les transports, les vœux que l’on faisait pour ses jours si chéris.

C’est par l’admiration, l’enthousiasme, que M. de Voltaire est connu dans le monde ; c’est par l’amour, le respect, qu’il est connu chez lui. Vous savez qu’il est très-riche ; mais certainement il n’a jamais eu le tourment de la possession. Il semble qu’il craigne plus les importuns que les voleurs. J’ai remarqué que sa chambre ferme à clef du côté du salon, et qu’elle n’a jamais eu de serrure du côté de ses gens : ce qui prouve évidemment qu’il n’est ni défiant, ni avare.

M. de Voltaire est bon voisin. J’ai vu un écrit fait double entre lui et son curé, une promesse réciproque de n’avoir jamais de procès l’un contre l’autre ; et M. de Voltaire, en signant, a ajouté de sa main : Notre parole vaut mieux que tous les actes de notaire.

Il a beaucoup fait bâtir. Chaque jour voit s’élever de nouveaux édifices dans sa petite ville. Il justifie pleinement ses vers à la duchesse de Choiseul.

Madame, un héros destructeur
N’est, à mes yeux, qu’un grand coupable ;
J’aime bien mieux un fondateur :
L’un est un dieu, l’autre est un diable.

Il a de belles et vastes forêts ; mais il souffrirait d’y voir porter la cognée. On dirait que sa sensibilité s’étend jusqu’aux végétaux. Vous connaissez les deux immenses sapins qui bordent son potager, et qu’il a nommés Castor et Pollux, parce qu’ils sont jumeaux. L’un, frappé de la foudre, accablé par les ans, laissait tomber jusqu’à terre ses rameaux affaiblis. M. de Voltaire les a fait relever par un fil d’archal, et se complaît à soutenir sa vieillesse.

Je n’ajouterai plus qu’un mot. La fête dont je viens de vous parler a fini par un accès de colère des plus violents. M. de Voltaire apprend que l’on a tué les deux beaux pigeons que sa chère enfant[5] avait apprivoisés et nourris. Je ne puis rendre l’excès de son indignation, en voyant l’apathie avec laquelle on égorge ainsi ce qu’on vient de caresser. Tout ce que cette cruauté d’habitude lui a fait dire d’éloquent et de pathétique peint encore mieux son âme que ne feraient les belles scènes d’Orosmane et d’Alzire.


    avec le grade de maréchal des logis de cavalerie, il s’était fait connaître par d’assez jolis vers de société, et surtout par ses vices, qui firent souvent scandale. Il visita une première fois Ferney en 1765 et y revint en 1777, à la suite d’une assez fâcheuse scène où il avait cravaché Mlle  Thévenin en plein Vaux-Hall.

    Les lettres que nous reproduisons font partie des Œuvres du marquis de Villette, Édimbourg, 1788.

  1. Charles-Michel, marquis de Villette (1730-1793). Après avoir quitté l’armée,
  2. Cette série de facéties et d’épigrammes contre Lefranc de Pompignan, les Quand, les Car, les Ah ! Ah ! les Pour, les Qui, les Que, les Quoi, les Oui, les Non, avaient pour origine le discours prononcé par celui-ci lors de sa réception à l’Académie française, en 1760, et dans lequel il avait attaqué le parti philosophique. Quant aux Pourquoi, dont parle ici Villette, ils étaient de l’abbé Morellet.
  3. Cette fête eut lieu le 4 octobre 1777, jour de la Saint-François. Voyez tome XLIX, page 395, et les Mémoires de Bachaumont, tome VIII, page 213.
  4. Louis de Hesse-Darmstadt, fils aîné de Louis, landgrave de Hesse-Darmstadt, et de Christine-Caroline de Deux-Ponts, né le 14 juin 1753. Il venait d’épouser, le 19 février 1777, sa cousine germaine, Louise-Henriette de Hesse-Darmstadt, née le 15 février 1761.
  5. Mlle  de Varicour, Belle et Bonne. Elle épousa le marquis de Villette à Ferney, le 12 novembre 1777 ; voyez la note, tome L, page 304.


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