Documents biographiques/Édition Garnier/64



LXIV.

EXTRAITS

DES LETTRES DE FERNEY.[1]

Ferney, 5 juin 1777. — Nous sommes arrivés ici à notre retour d’Italie : nous avons eu le bonheur d’en voir le seigneur, et nous en avons été d’autant plus flattés qu’il devient très-sauvage, et que nous avions rencontré dans notre route plusieurs grands et notables personnages qu’il avait refusés. Il a passé la journée entière avec nous. L’endroit de sa terre qu’il nous a montré avec le plus de complaisance, c’est l’église. On lit en haut, en lettres d’or : Deo erexit Voltaire. L’abbé Delille s’écria : « Voilà un beau mot entre deux grands noms ! Mais est-ce le terme propre ? ajouta-t-il en riant. Ne faudrait-il pas dicavit, sacravit ? — Non, non, » répondit le patron. Fanfaronnade de vieillard. Il nous fit observer son tombeau, à moitié dans l’église et à moitié dans le cimetière : « Les malins, continua-t-il, diront que je ne suis ni dehors ni dedans. » La religion l’occupe toujours beaucoup. En gémissant sur la petitesse de ce lieu saint, il dit : « Je vois avec douleur aux grandes fêtes qu’il ne peut contenir tout le sacré troupeau ; mais il n’y avait que 50 habitants dans ce village quand j’y suis venu, et il y en a 1,200 aujourd’hui. Je laisse à la piété de Mme  Denis à faire une autre église. » En parlant de Rome, il nous demanda si cette belle basilique de Saint-Pierre était toujours bien sur ses fondements ? Sur ce que nous lui dîmes que oui, il s’écria : Tant pis !

Ferney, 10 juin 1777. — Pour vous continuer notre relation, nous vous ajouterons que M. de Voltaire, devant toujours exercer sa bienfaisance envers quelqu’un, n’ayant plus le Père Adam, et étant brouillé avec Mme  Dupuits, ci-devant Mlle  Corneille, a pris chez lui Mlle  de Varicour, fille de condition, dont le père est officier des gardes du corps, mais pauvre et chargé d’une nombreuse famille. Il l’a couchée sur son testament, et l’aurait voulu marier à son neveu, M. de Florian. C’est une fille aimable, jeune, pleine de grâces et d’esprit. Elle est en embonpoint, et c’est quelque chose de charmant de voir avec quelle paillardise le vieillard de Ferney lui prend, lui serre amoureusement ses bras charnus. Il ne faut pas vous omettre que dans notre conversation nous fûmes surpris de le voir s’exprimer en termes injurieux sur le parlement Maupeou, qu’il a tant prôné ; mais nous avions avec nous un conseiller du parlement actuel, et nous admirâmes sa politique. Du reste, on nous a rapporté deux bons mots de cet aimable Anacréon, qu’on nous a donnés pour récents, et qui vous prouveront que son attaque d’apoplexie, qui ne consistait que dans des étourdissements violents, n’a pas affaibli la pointe de son esprit. Mme  Paulze, femme d’un fermier général, venue dans ces cantons où elle a une terre, a désiré voir M. de Voltaire ; mais, sachant la difficulté d’être introduite, elle l’a fait prévenir de son envie ; et pour se donner plus d’importance auprès de lui, a fait dire qu’elle était nièce de l’abbé Terray. À ce mot de Terray, frémissant de tout son corps, il a répondu : « Dites à Mme  de Paulze, qu’il ne me reste plus qu’une dent, et que je la garde contre son oncle. » Un autre particulier, l’abbé Coyer, dit-on, ayant très-indiscrètement témoigné son désir de rester chez M. de Voltaire, et d’y passer six semaines ; celui-ci l’ayant su, lui dit avec gaieté : « Vous ne voulez pas ressembler à Don Quichotte ; il prenait toutes les auberges pour des châteaux, et vous prenez les châteaux pour des auberges[2]. »

Genève, 1er septembre 1777. — Nous avons été ces jours-ci chez le philosophe de Ferney. Mme  Denis, sa nièce, nous a très-bien accueillis, mais elle n’a pu nous promettre de nous procurer une conversation avec son oncle. Elle a cependant bien voulu lui faire dire que des milords anglais souhaiteraient le saluer. Il s’est excusé sur sa santé, à l’ordinaire, et nous avons été obligés de nous conformer à l’étiquette qu’il a établie depuis quelque temps pour satisfaire notre curiosité, car son amour-propre est très-flatté de l’empressement du public. Mais cependant il ne veut pas perdre son temps en visites oiseuses, ou en pourparlers qui l’ennuieraient. À une heure indiquée il sort de son cabinet d’étude, et passe par son salon pour se rendre à la promenade. C’est là qu’on se tient sur son passage, comme sur celui d’un souverain, pour le contempler un instant. Plusieurs carrossées entrèrent après nous, et il se forma une haie à travers de laquelle il s’avança en effet. Nous admirâmes son air droit et bien portant. Il avait un habit, veste et culotte de velours ciselé, et des bas blancs. Comme il savait d’avance que des milords avaient voulu le voir, il prit toute la compagnie pour anglaise, et il s’écria dans cette langue : Vous voyez un pauvre homme ! Puis, parlant à l’oreille d’un petit enfant, il lui dit : Vous serez quelque jour un Marlborough ; pour moi, je ne suis qu’un chien de Français.

Quant aux valets et autres personnes qui ne peuvent entrer dans le salon, ils se tiennent aux grilles du jardin ; il y fait quelque tour pour eux. On se le montre, et l’on dit : Le voilà ! le voilà ! C’est très-plaisant.

Ferney, 4 octobre 1777. — J’ai dîné aujourd’hui chez M. de Voltaire en très-grande compagnie. L’automne le dérange, et il redoute les approches de l’hiver : il se plaint de sa strangurie ; il est cassé et a la voix éteinte : mais son esprit n’a que quarante ans ; il rabâche moins encore dans sa conversation que dans ses écrits. Il est précis et court dans ses histoires. Comme nous avions la jolie Mme  de Blot, il a voulu être galant, et il était plus coquet qu’elle des mines et de la langue. Pour vous donner une idée de la vigueur et de la gentillesse de son esprit, je ne vous en citerai que deux traits, ils suffiront : la comtesse est tombée sur le roi de Prusse et a loué son administration éclairée et incorruptible : Par où diable, madame, s’est-il écrié, pourrait-on prendre ce prince ? il n’a ni conseil, ni chapelle, ni maîtresse. On n’a pas manqué de parler de M. Necker, et j’étais curieux de sa façon de penser sur son compte. Il a apostrophé un Genevois qui était à table avec nous : Votre république, monsieur, doit être bien glorieuse, lui a-t-il dit ; elle fournit à la fois à la France un philosophe (M. Rousseau) pour l’éclairer, un médecin (M. Tronchin) pour la guérir, et un ministre (M. Necker) pour remettre ses finances ; et ce n’est pas l’opération la moins difficile. Il faudrait, a-t-il ajouté, lorsque l’archevêque de Paris mourra, donner ce siége à votre fameux ministre Vernet, pour y rétablir la religion. Ce dernier persiflage, sans autre réflexion ultérieure, m’a décelé son jugement sur notre directeur général. Je l’avais pressenti par une citation écrite de sa main au bas du portrait de M. Turgot : Ostendent terris hunc tantum fata… Le marquis de Villette était des nôtres et paraît goûté du patron, qui lui a dit des douceurs ; je crois qu’elles sont intéressées, et qu’il s’agit de l’amadouer pour un mariage. Ce qui indispose encore plus le philosophe contre M. Necker, c’est la faveur qu’il accorde à la loterie royale de France, qui s’est étendue dans ces cantons. On vient d’établir à Ferney un bureau de cette loterie ; il redoute avec raison que les habitants de la colonie ne donnent dans ce piége.


  1. Insérés dans Les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en 1777.
  2. Ces deux lettres sont de Trudaine de Montigny.


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