Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 2/S1/$49-Rem

Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 170-174).


REMARQUE.
fragment d’un catéchisme moral.


Le maître demande à la raison de son élève ce qu’il veut lui enseigner, et si par hasard celui-ci ne sait pas répondre aux questions qui lui sont faites, il lui suggère la réponse (en dirigeant sa raison).

Le maître. Quel est ton plus grand et même ton seul désir dans la vie ?

L’élève (garde le silence).

Le maître. Que tu réussisses en tout et toujours selon tes désirs et ta volonté. — Comment nomme-t-on un pareil état ?

L’élève (garde le silence).

Le maître. On le nomme le bonheur (c’est-à-dire une prospérité constante, une vie de satisfaction, un parfait contentement de son état). Or, si tu avais entre les mains tout le bonheur (possible dans le monde), le garderais-tu tout entier pour toi, ou en ferais-tu part aussi à tes semblables ?

L’élève. Je leur en ferais part ; je rendrais aussi les autres heureux et contents. Le maître. Cela prouve déjà que tu as un assez bon cœur ; montre maintenant que tu as aussi un bon jugement. — Donnerais-tu bien au paresseux de moelleux coussins, sur lesquels il pût passer sa vie dans une douce oisiveté ? à l’ivrogne, du vin en abondance et tout ce qui peut occasionner l’ivresse ? au fourbe, une figure et des manières prévenantes, pour qu’il trompât plus aisément les autres ? à l’homme violent, de l’audace et un bon poignet, pour qu’il pût terrasser qui bon lui semblerait ? Car ce sont là autant de moyens que désire chacun d’eux pour être heureux à sa manière.

L’élève. Non, certes.

Le maître. Tu vois donc bien que, si tu tenais tout le bonheur entre tes mains, et que tu fusses en outre animé de la meilleure volonté, tu ne le livrerais pas encore sans réflexion à chacun selon ses désirs, mais que tu commencerais par te demander jusqu’à quel point il en est digne. — Mais, pour ce qui te regarde, hésiterais-tu à te procurer d’abord tout ce que tu croirais propre à faire ton bonheur ?

L’élève. Oui.

Le maître. Ne te viendrait-il pas aussi à l’esprit de te demander si tu es bien toi-même digne du bonheur ?

L’élève. Sans doute.

Le maître. Eh bien, ce qui en toi tend au bonheur, c’est le penchant ; mais ce qui soumet ce penchant à cette condition, que tu sois d’abord digne du bonheur, c’est la raison ; et la faculté que tu as de restreindre et de vaincre ton penchant par ta raison, c’est la liberté de ta volonté. Veux-tu savoir maintenant comment tu dois t’y prendre pour participer au bonheur et en même temps n’en être pas indigne, c’est dans ta raison seule qu’il faut chercher une règle et une instruction à cet égard ; ce qui signifie que tu n’as pas besoin de tirer cette règle de conduite de l’expérience ou de l’éducation que tu reçois des autres, mais que ta propre raison t’enseigne et t’ordonne exactement ce que tu as à faire. Par exemple, si tu te trouves dans le cas de te procurer ou de procurer à un de tes amis un grand avantage à l’aide d’un adroit mensonge, sans d’ailleurs faire tort à personne, que dit ta raison à ce sujet ?

L’élève. Que je ne dois pas mentir, quelque grand avantage qui en puisse résulter pour moi ou pour mon ami. Mentir est avilissant et rend l’homme indigne d’être heureux. Il y a là une nécessité absolue que m’impose un ordre (ou une défense) de la raison, et devant laquelle tous mes penchants doivent se taire.

Le maître. Comment nomme-t-on cette nécessité immédiatement imposée à l’homme par la raison, d’agir conformément à la loi de la raison même ?

L’élève. On la nomme devoir.

Le maître. Ainsi, l’observation de notre devoir est la condition générale qui seule nous permet d’être dignes du bonheur ; être digne du bonheur et faire son devoir, c’est tout un. Mais, si nous avons conscience d’une volonté bonne et active, qui nous rend à nos propres yeux dignes d’être heureux (ou du moins ne nous en rend pas indignes), pouvons-nous y fonder l’espoir certain de participer à ce bonheur ?

L’élève. Non ! cela ne suffit pas ; car il n’est pas toujours en notre pouvoir de nous procurer le bonheur, et le cours de la nature ne se règle pas de lui-même sur le mérite, mais le bonheur de la vie (notre bien-être en général) dépend de circonstances qui sont loin d’être toutes au pouvoir de l’homme. Notre bonheur n’est donc toujours qu’un désir, qui ne peut devenir une espérance si une autre puissance n’intervient pas.

Le maître. La raison n’a-t-elle pas pour elle bien des motifs d’admettre comme réelle une puissance qui distribue le bonheur suivant le mérite et le démérite des hommes, qui commande à toute la nature et gouverne le monde avec une sagesse suprême, en un mot, de croire en Dieu ?

L’élève. Oui ; car nous voyons dans les œuvres de la nature, que nous pouvons juger, une sagesse si vaste et si profonde, que nous ne pouvons nous l’expliquer autrement que par l’art merveilleusement grand d’un créateur, de qui nous avons aussi raison d’attendre, dans l’ordre moral, qui fait le plus bel ornement du monde, un gouvernement non moins sage ; ce qui fait que, si nous ne nous rendons pas nous-mêmes indignes du bonheur, en manquant à notre devoir, nous pouvons espérer aussi d’y participer.


Dans cette espèce de catéchisme[1], qui doit embrasser tous les articles de la vertu et du vice, il faut bien se garder d’oublier que l’ordre exprimé par le devoir ne se fonde pas sur les avantages ou les inconvénients qui peuvent résulter de son observation ou de sa violation pour l’homme qu’il oblige, ou même pour les autres, mais uniquement sur le pur principe moral, et qu’on ne doit faire mention de ces avantages ou de ces inconvénients que d’une manière accessoire, comme de choses qui n’ont en soi rien de nécessaire, mais qui peuvent servir de véhicules ou d’ingrédients à l’usage de ceux qui ont le palais naturellement faible. C’est ce qu’il y a de honteux dans le vice, et non ce qu’il peut y avoir de préjudiciable[2] (pour l’agent lui-même) qu’il faut mettre partout en relief. En effet, si l’on n’élève pas par-dessus tout la dignité de la vertu dans les actions, l’idée du devoir disparaît elle-même et se résout en prescriptions purement pragmatiques ; car alors l’homme perd la conscience de sa propre noblesse, et elle devient comme une marchandise qu’il vendra au prix que lui en offrent ses trompeuses inclinations.

Mais, si l’on peut expliquer tout cela d’une manière savante et rigoureuse par la propre raison de l’homme, en tenant compte des différences d’âge, de sexe et d’état, il reste encore quelque chose qui doit former comme la conclusion : c’est de savoir ce qui détermine l’âme intérieurement, et place l’homme dans une telle position qu’il ne peut plus se considérer lui-même sans ressentir la plus grande admiration pour les dispositions primitives qui résident en lui, et sans en recevoir une impression qui ne s’efface jamais. — En effet, si, pour clore son éducation, on énumère encore une fois sommairement (on récapitule) ses devoirs dans leur ordre, et si, à propos de chacun d’eux, on lui fait remarquer que tous les maux, toutes les afflictions et toutes les douleurs de la vie, même le danger de la mort, peuvent fondre sur lui, par cela même qu’il demeurera fidèle à son devoir, mais ne sauraient lui enlever la conscience d’être au-dessus de tous ces maux et d’en être le maître ; aussitôt se présente à lui cette question : qu’est-ce en moi que cette puissance qui ose se mesurer avec toutes les forces de la nature, soit en moi-même, soit au dehors, et qui est capable de les vaincre, lorsqu’elles luttent contre mes principes moraux ? Lorsque cette question, dont la solution dépasse tout à fait la portée de la raison spéculative, et qui pourtant se pose d’elle-même, lorsque cette question s’élève dans le cœur, l’incompréhensibilité même qu’on trouve ici dans la connaissance de soi-même doit donner à l’âme une élévation qui l’exalte d’autant plus à remplir saintement son devoir, qu’elle est plus sollicitée à y manquer.

Dans cet enseignement moral catéchétique, il serait très-utile, pour la culture morale qu’on a en vue, de poser, à propos de l’analyse de chaque espèce de devoirs, quelques questions casuistiques, et de mettre ainsi à l’essai l’intelligence des enfants réunis, en demandant à chacun comment il pense résoudre la question proposée. En effet, outre que c’est là une espèce de culture de la raison parfaitement appropriée à la capacité des esprits qui ne sont pas encore formés (car la raison montre beaucoup plus de facilité dans la solution des questions qui concernent le devoir que dans celle des questions spéculatives), et qu’il n’y a pas en général de meilleur moyen d’exercer l’esprit de la jeunesse ; il est dans la nature de l’homme d’aimer ce qu’il a étudié d’une manière scientifique (ce dont la science ne lui est pas étrangère), et ainsi, par des exercices de ce genre, l’élève sera insensiblement conduit à prendre de l’intérêt à la moralité.

Mais il est extrêmement important, dans l’éducation, de ne point mêler (amalgamer) le catéchisme moral avec le catéchisme religieux, et plus encore de ne le point faire succéder à ce dernier ; il faut toujours commencer par le premier, en ayant soin de lui donner toute la clarté et toute l’étendue désirables. Autrement, la religion ne sera plus que pure hypocrisie : on ne se soumettra au devoir que par crainte, et la moralité, n’étant pas dans le cœur, sera mensongère.


Notes du traducteur modifier

  1. Catechese.
  2. Die schændlichkeit, nicht die schædlichkeit. Il y a ici une sorte de jeu de mots qu’il est impossible de rendre en français.

Notes de l’auteur modifier