Doctrine de la vertu/Première partie/Livre premier


DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE.




LIVRE PREMIER.
DES DEVOIRS ENVERS SOI-MÊME EN GÉNÉRAL.




INTRODUCTION.
§ 1.
Le concept d’un devoir envers soi-même renferme (au premier aspect) une contradiction.


Si l’on entend le moi obligeant dans le même sens que le moi obligé, le concept du devoir envers soi-même est contradictoire. En effet le concept du devoir implique celui d’une contrainte passive (je deviens obligé). Mais d’un autre côté, comme il s’agit ici d’un devoir envers moi-même, je me représente comme obligeant, par conséquent dans une contrainte active (moi, le même sujet, je suis celui qui oblige) ; et la proposition qui exprime un devoir envers soi-même (je dois m’obliger moi-même) renfermerait une obligation d’être obligé (une obligation passive, qui serait en même temps, le rapport étant toujours pris dans le même sens, une obligation active), c’est-à-dire une contradiction. — On peut encore mettre cette contradiction en lumière, en faisant remarquer que l’obligeant (auctor obligationis) peut toujours délier l’obligé (subjectum obligationis) de l’obligation (terminus obligationis), et que, par conséquent, si tous deux sont un seul et même sujet, l’obligeant n’est point lié par un devoir qu’il s’impose à lui-même.


§ 2.


Il y a pourtant des devoirs de l’homme envers lui-même


Supposez en effet qu’il n’y eût pas de devoirs de cette espèce, il n’y en aurait d’aucune espèce, pas même d’extérieurs. — Car je ne puis me reconnaître obligé envers les autres qu’autant que je m’oblige en même temps moi-même, puisque la loi par laquelle je me regarde comme obligé émane dans tous les cas de ma propre raison pratique, par laquelle je suis contraint, et que je suis ainsi par rapport à moi-même celui qui contraint[Note de l’auteur 1].


§ 3.


Solution de cette apparente antinomie.


Dans la conscience d’un devoir envers lui-même, l’homme se considère, en tant que sujet de ce devoir, sous un double point de vue : d’abord comme être sensible[1], c’est-à-dire comme homme (comme être faisant partie de l’espèce animale), et ensuite comme être rationnel[2] (je ne dis pas seulement comme être raisonnable[3], car la raison pourrait bien être aussi, comme faculté théorétique, l’attribut d’un être corporel vivant), c’est-à-dire comme un être qu’aucun sens ne peut atteindre, et qui ne se révèle que dans des rapports pratiques, où l’incompréhensible attribut de la liberté se manifeste par l’influence de la raison sur la volonté à laquelle elle dicte des lois intérieures.

Or l’homme, comme être physique[4] raisonnable (homo phænomenon), peut être déterminé par sa raison, comme par une cause, à produire des actions dans le monde sensible, et ici le concept de l’obligation ne se montre point encore. Mais le même être, considéré dans sa personnalité, c’est-à-dire comme un être doué de liberté intérieure (homo noumenon) est capable d’obligation, et en particulier d’obligation envers lui-même (envers l’humanité dans sa personne). C’est ainsi que l’homme (considéré sous ce double rapport) peut, sans contradiction, reconnaître un devoir envers lui-même, puisque le concept de l’homme n’est pas pris dans un seul et même sens.


§ 4.


Du principe de la division des devoirs envers soi-même.


On ne peut établir cette division que relativement à l’objet du devoir, et non relativement au sujet qui s’oblige. Le sujet obligé aussi bien que le sujet obligeant n’est toujours que l’homme, et quoique, au point de vue théorétique, il soit permis de distinguer dans l’homme l’âme et le corps comme deux qualités différentes de la nature humaine, il n’est point permis pourtant de les considérer comme deux substances différentes obligeant l’homme, et de diviser en conséquence les devoirs de l’homme envers lui-même en devoirs envers son corps, et devoirs envers son âme. — Ni l’expérience, ni aucune conclusion de la raison ne nous apprennent suffisamment s’il y a dans l’homme une âme (c’est-à-dire si en lui réside un principe distinct du corps et capable de penser indépendamment du corps, ce que l’on appelle une substance spirituelle), ou si au contraire la vie n’est pas une propriété de la matière ; et quand même la première hypothèse serait bien établie, on ne concevrait pas encore des devoirs de l’homme envers un corps (comme envers un sujet obligeant), quoique ce corps fût celui de l’homme.

1. Il n’y aura donc qu’une division objective des devoirs envers soi-même, que l’on divisera d’après leur forme[5] et leur matière[6] ; les uns restrictifs (ou négatifs), les autres extensifs (positifs). Les premiers défendent à l’homme d’agir contre la fin de sa nature, et par conséquent ne concernent que la conservation morale de soi-même ; les seconds ordonnent de se proposer pour but un certain objet de la volonté, et tendent au perfectionnement de soi-même. Les uns et les autres, soit comme devoirs d’omission (sustine et abstine), soit comme devoirs d’action (viribus concessis utere), se rattachent à la vertu, car ce sont également des devoirs de vertu. Les premiers se rapportent à la santé[7] morale (ad esse) de l’homme, considéré comme objet des sens extérieurs à la fois et du sens intime, et ont pour but la conservation de sa nature dans toute sa perfection (comme réceptivité). Les seconds tendent à la richesse[8] morale (ad melius esse ; opulentia moralis), qui consiste dans la possession de la faculté de suffire à toutes les fins, en tant que cette faculté peut être acquise, et qu’elle rentre dans la culture de soi-même (comme perfection active). — Le premier principe des devoirs envers soi-même est exprimé par cette sentence : Vis conformément à la nature (naturæ convenienter vive), c’est-à-dire conserve-toi dans la perfection de ta nature ; le second, dans celle-ci : Rends-toi plus parfait que ne t’a fait la nature (perfice te ut finem ; perfice te ut medium).

2. Il y a aussi une division subjective des devoirs de l’homme envers lui-même, c’est-à-dire une division suivant laquelle le sujet du devoir (l’homme) se considère lui-même, soit comme être animal (physique) et en même temps moral, soit simplement comme être moral.

Or, en ce qui concerne l’animalité de l’homme, il faut reconnaître trois espèces de penchants de la nature ; à savoir : A, le penchant par lequel la nature tend à la conservation de soi-même ; B, celui par lequel elle tend à la conservation de l’espèce ; C, le penchant par lequel elle tend à la conservation de notre faculté de faire un usage convenable de nos forces et de nous procurer les jouissances de la vie animale. — Les vices qui sont ici opposés aux devoirs de l’homme envers lui-même sont : le suicide, l’abus de l’appétit du sexe, et celui des jouissances de la table (qui affaiblit en nous la faculté de faire un usage convenable de nos forces).

Quant à ce qui concerne les devoirs de l’homme envers lui-même, considéré comme être purement moral (abstraction faite de son animalité), ils consistent dans une condition formelle[9], dans l’accord des maximes de sa volonté avec la dignité de l’humanité qui réside en sa personne ; par conséquent dans la défense de se dépouiller soi-même de la prérogative d’être moral, c’est-à-dire de la faculté d’agir suivant des principes, c’est-à-dire encore de la liberté intérieure, et de se rendre ainsi le jouet des penchants de la nature, ou de faire de soi une chose. — Les vices opposés à ces devoirs sont le mensonge, l’avarice et la fausse humilité (la bassesse). Ces vices supposent des principes directement contraires (par leur forme même) au caractère de l’homme, comme être moral, c’est-à-dire à la liberté intérieure, à la dignité naturelle de l’homme ; c’est-à-dire que celui s’y livre a pour principe de n’en avoir point, et par conséquent de n’avoir point de caractère, ou de s’avilir et de se rendre un objet de mépris. — La vertu qui est opposée à tous ses vices pourrait s’appeler honneur[10] (honestas interna, justum sui æstimium), sorte de façon de penser qui est entièrement différente de l’ambition (ambitio), laquelle peut aussi être très-vile ; mais nous la retrouverons plus tard, sous ce titre même, d’une manière particulière.




PREMIÈRE DIVISION.


DES DEVOIRS PARFAITS ENVERS SOI-MÊME.




CHAPITRE PREMIER.
des devoirs de l’homme envers lui-même en tant qu’être animal.


§ 5.


Le premier, sinon le plus important devoir de l’homme envers lui-même, au point de vue de son animalité, est la conservation de lui-même, comme être animal.

Le contraire de ce devoir est la destruction volontaire, ou faite de propos délibéré, de sa nature animale, et cette destruction peut être ou entière ou simplement partielle. — Dans le premier cas, elle prend le nom de suicide (autochiria, suicidium) ; dans le second, elle se subdivise en mutilation matérielle, comme lorsqu’on se prive de certaines parties intégrantes, de certains organes, et en abrutissement formel, comme quand on se prive (pour toujours ou pour un temps) de la faculté de faire physiquement (et par là aussi, d’une manière indirecte, moralement) usage de ses forces. Comme dans ce chapitre il ne s’agit que de devoirs négatifs, et par conséquent d’omissions, les articles des devoirs envers soi-même doivent être ici dirigés contre les vices opposés à ces devoirs.




ARTICLE PREMIER.


Du suicide.


§ 6.


La mort volontaire[11] ne peut être appelée suicide[12] (homicidium dolosum) qu’autant qu’on peut prouver qu’elle est en général un crime commis, ou bien simplement sur notre propre personne, ou bien aussi sur la personne d’autrui par le moyen de la nôtre (comme par exemple quand une femme enceinte se donne la mort).

Le suicide est un crime (un meurtre). On peut le considérer aussi comme une transgression de notre devoir envers les autres hommes (comme de celui des époux les uns envers les autres, ou des parents envers les enfants, ou des sujets envers leurs magistrats, ou envers leurs concitoyens ; ou bien encore comme une transgression de notre devoir envers Dieu, en ce sens que l’homme abandonne par là, sans en avoir été relevé, le poste qui lui a été confié en ce monde) ; – mais la question ici est uniquement de savoir si le suicide est une violation du devoir envers soi-même, si, même en laissant de côté toutes les autres considérations, l’homme est obligé de conserver sa vie par cela seul qu’il est une personne, et s’il doit reconnaître là un devoir (et même un devoir strict) envers lui-même.

Il semble absurde que l’homme puisse se faire une offense à lui-même (volenti non fit injuria). Aussi le stoïcien regardait-il comme une prérogative de sa personnalité (de la personnalité du sage) de pouvoir sortir à son gré et tranquillement de la vie (comme on sort d’une chambre pleine de fumée), sans y être poussé par aucun mal présent ou à venir, mais par cette seule raison qu’il ne peut plus être utile à rien en ce monde. — Mais ce courage, cette force d’âme qui nous fait braver la mort et nous révèle quelque chose que l’homme peut estimer encore plus que la vie, aurait dû être pour lui une raison d’autant plus forte de ne pas détruire en lui un être doué d’une puissance si grande, si supérieure aux mobiles sensibles les plus puissants, et par conséquent de ne pas se priver de la vie.

L’homme ne peut abdiquer sa personnalité tant qu’il y a des devoirs pour lui, et par conséquent tant qu’il vit ; et il y a contradiction à lui accorder le droit de s’affranchir de toute obligation, c’est-à-dire d’agir aussi librement que s’il n’avait besoin pour cela d’aucune espèce de droit. Anéantir dans sa propre personne le sujet de la moralité, c’est extirper du monde, autant qu’il dépend de soi, l’existence de la moralité même, laquelle est pourtant une fin en soi ; par conséquent disposer de soi comme d’un pur instrument pour une fin arbitraire, c’est rabaisser l’humanité dans sa personne (homo noumenon), à laquelle pourtant était confiée la conservation de l’homme (homo phænomenon).

Se priver d’une partie intégrante, d’un organe (se mutiler), par exemple donner ou vendre une de ses dents pour qu’elle aille orner les gencives d’un autre, ou se soumettre à la castration pour devenir un chanteur plus recherché, etc., c’est commettre un suicide partiel. Mais il n’en est pas de même de l’amputation d’un membre gangréné, ou qui menace de le devenir et met la vie en danger. On ne peut considérer non plus comme un crime envers sa propre personne l’action de couper quelque partie du corps qui n’est point un organe, comme les cheveux par exemple, quoique cette dernière action ne soit pas tout à fait innocente quand elle a pour but un gain extérieur.

Questions casuistiques.


Est-ce un suicide que de se dévouer (comme Curtius) à une mort certaine pour sauver la patrie ? — D’un autre côté, le martyre volontaire, qui consiste à se sacrifier au salut de l’humanité en général, doit-il être pris aussi, comme l’action précédente, pour un acte héroïque ?

Est-il permis de prévenir par le suicide une injuste condamnation à mort prononcée par son souverain ? — Même dans le cas où celui-ci le permettrait (comme fit Néron pour Sénèque) ?

Peut-on faire un crime à un grand monarque, mort depuis peu, d’avoir porté sur lui un poison très-subtil, sans doute afin de n’être pas obligé, s’il venait à être fait prisonnier dans la guerre qu’il dirigeait en personne, d’accepter pour sa rançon des conditions onéreuses à son pays ? Car on peut lui supposer cette intention, et il n’est pas nécessaire de ne voir là-dessous que de l’orgueil.

Un homme qui a été mordu par un chien enragé, sentant déjà en lui l’hydrophobie et sachant qu’il n’y a pas d’exemple que quelqu’un en soit revenu, s’est tué, afin, comme il le dit dans un écrit trouvé après sa mort, de ne pas causer, dans les transports de la rage (dont il éprouve déjà les premiers accès), le malheur d’autres hommes ; on demande s’il a bien fait d’agir ainsi.

Celui qui se résout à se faire vacciner met sa vie en danger, quoiqu’il agisse ainsi afin de la conserver, et il se met, vis-à-vis de la loi du devoir, dans un cas beaucoup plus embarrassant que le navigateur, qui du moins ne fait pas la tempête à laquelle il s’expose, tandis que lui, il s’attire lui-même la maladie qui le met en danger de mort. La vaccination est-elle donc permise ?


ARTICLE II.
De la souillure de soi-même par la volupté.


§ 7.


De même que l’amour de la vie nous a été donné par la nature pour notre conservation personnelle, de même l’amour du sexe a été mis en nous pour la conservation de l’espèce. Chacun d’eux est une fin de la nature[13], par où l’on entend cette liaison de cause à effet, où, sans attribuer pour cela de l’intelligence à la cause, on la conçoit cependant, par analogie avec une cause intelligente, comme si elle produisait son effet avec intention. Or il s’agit de savoir si l’usage des facultés qui nous ont été données pour la conservation ou pour la reproduction de l’espèce est soumis, relativement à la personne même qui les possède, à une loi du devoir restrictive, ou si nous pouvons, sans manquer à un devoir envers nous-mêmes, nous servir de nos facultés sexuelles pour le seul plaisir physique et sans égard au but pour lequel elles nous ont été données. — On démontre dans la doctrine du droit que l’homme ne peut se servir d’une autre personne pour se procurer ce plaisir, que sous la condition expresse d’un pacte juridique, où deux personnes contractent des obligations réciproques. Mais ici la question est de savoir si, par rapport à cette jouissance, il y a un devoir envers soi-même dont la transgression souille[14] (je ne dis pas seulement ravale[15]) l’humanité dans sa propre personne. Le penchant à ce plaisir s’appelle amour de la chair[16] (ou simplement volupté). Le vice qui en résulte se nomme impudicité[17], et la vertu opposée à ce vice, chasteté[18]. Lorsque l’homme est poussé à la volupté, non par un objet réel, mais par une fantaisie qu’il se crée à lui-même, et qui par conséquent est contraire au but de la nature, on dit alors que la volupté est contre nature[19]. Elle est même contraire à une fin de la nature, qui est encore plus importante que celle même de l’amour de la vie, car celle-ci ne regarde que la conservation de l’individu, tandis que la première regarde celle de l’espèce. —

Que cet usage contre nature (par conséquent cet abus) des organes sexuels soit une violation du devoir envers soi-même, et même un des plus graves manquements à la moralité, c’est ce que chacun reconnaît aussitôt qu’il y songe, et même la seule pensée d’un pareil vice répugne à tel point que l’on regarde comme immoral de l’appeler par son nom, tandis qu’on ne rougit pas de nommer le suicide, et que l’on n’hésite pas le moins du monde à le montrer aux yeux dans toute son horreur (in specie facti). Il semble qu’en général l’homme se sente honteux d’être capable d’une action qui rabaisse sa personne au-dessous de la brute. Bien plus, a-t-on à parler, dans une société honnête, de l’union sexuelle (et en soi purement animale) que le mariage autorise, il y faut mettre une certaine délicatesse et y jeter un voile.

Mais il n’est pas aussi aisé de trouver la preuve rationnelle[20] qui démontre que cet usage contre nature des organes sexuels, et aussi celui qui, sans être contre nature, n’a pas pour fin celle de la nature même, sont inadmissibles, comme étant une violation (et même, dans le premier cas, une violation extrêmement grave) du devoir envers soi-même. — Cette preuve se fonde sans doute sur ce que l’homme rejette ainsi (avec dédain) sa personnalité, en se servant de lui-même comme d’un moyen pour satisfaire un appétit brutal. Mais on n’explique point par là comment le vice contre nature dont il s’agit ici est une si haute violation de l’humanité dans notre propre personne, qu’il semble surpasser, quant à la forme (l’intention), le suicide lui-même. N’est-ce pas que rejeter fièrement sa vie comme un fardeau, ce n’est pas du moins s’abandonner lâchement aux inclinations animales, et que cette action exige un certain courage, où l’homme montre encore du respect pour l’humanité dans sa propre personne, tandis que ce vice qui consiste à se livrer tout entier au penchant animal, fait de l’homme un instrument de jouissance, et par cela même une chose contre nature, c’est-à-dire un objet de dégoût, et lui ôte tout le respect qu’il se doit à lui-même ?


Questions casuistiques.


La fin de la nature dans la cohabitation des sexes est la propagation, c’est-à-dire la conservation de l’espèce ; on ne doit donc pas au moins agir contre cette fin. Mais est-il permis de se livrer à cette cohabitation (même dans le mariage), sans avoir égard à cette fin ?

Par exemple pendant le temps de la grossesse, ou quand (par l’effet de l’âge ou de la maladie) la femme est devenue stérile, ou quand elle ne se sent aucun goût pour l’acte conjugal, n’est-il pas contraire au but de la nature, et par conséquent aussi au devoir envers soi-même, comme cela est vrai du plaisir contre nature, de faire usage de ses organes sexuels ? Ou bien n’y a-t-il pas ici une loi de la raison moralement pratique, qui, dans la collision de ses principes de détermination, permette (par une sorte d’indulgence) quelque chose d’illicite en soi, afin d’empêcher ainsi un mal plus grand encore ? — Sur quoi se fonde-t-on pour traiter de rigorisme[21] (sorte de pédanterie relative à la pratique des devoirs considérés dans ce qu’ils peuvent avoir de large) la limitation d’une obligation large, et pour accorder une certaine latitude aux appétits animaux, au risque de manquer à la loi de la raison ?

L’appétit du sexe s’appelle aussi l’amour (dans le sens le plus étroit de ce mot), et il est dans le fait le plus grand plaisir qui puisse être produit par un objet des sens. – Ce n’est pas simplement un plaisir sensible, comme celui que nous trouvons en des objets qui nous plaisent par la seule réflexion qu’ils occasionnent en nous (la propriété d’éprouver ce plaisir est ce qu’on appelle le goût) ; mais c’est le plaisir de jouir d’une autre personne, et par conséquent c’est un plaisir qui se rattache à la faculté de désirer, et même au plus haut degré de cette faculté, à la passion. On ne saurait d’ailleurs le rapporter ni à l’amour de la bienfaisance ni à celui de la bienveillance, — car tous deux détournent plutôt du plaisir de la chair ; c’est un plaisir d’une espèce particulière (sui generis). Mais l’ardeur[22] qu’il excite n’a proprement rien de commun avec l’amour moral, quoiqu’il puisse s’allier étroitement avec celui-ci, lorsque la raison pratique y intervient avec ses conditions restrictives.


ARTICLE III.


De l’abrutissement de soi-même par l’usage immodéré de la boisson ou de la nourriture.


§ 8.


Le vice qui consiste dans cette sorte d’intempérance n’est point ici jugé d’après le dommage qu’il cause à l’homme, ou d’après les douleurs corporelles et même les maladies qu’il lui attire ; car ce serait alors un principe de bien-être et de commodité[23] (par conséquent de bonheur), qui nous ferait résister à ce vice, et un pareil principe ne peut jamais fonder un devoir, mais seulement une règle de prudence ; du moins ne serait-ce pas le principe d’un devoir direct.

L’intempérance animale dans la jouissance des aliments est un abus de nos moyens de jouissance qui entrave ou épuise la faculté que nous avons d’en faire un usage intellectuel. L’ivrognerie[24] et la gourmandise[25] sont les vices qui se placent sous cette rubrique. Dans l’état d’ivresse l’homme ressemble plutôt à une brute qu’à un homme ; en se gorgeant de nourriture et de boisson, il se rend incapable pour un certain temps d’actions qui exigent de l’adresse et de la réflexion dans l’emploi de ses facultés. — Il est évident que c’est violer un devoir envers soi-même que de se mettre dans un pareil état. Le premier de ces deux états d’abrutissement, qui ravalent l’homme au-dessous même de la nature animale, est ordinairement l’effet de boissons fermentées ou d’autres moyens de s’étourdir, comme l’opium et d’autres produits du règne végétal, et il le séduit en lui apportant pour un moment, avec l’oubli de ses soucis, un rêve de bonheur et même des forces imaginaires ; mais malheureusement l’ivresse amène à sa suite l’abattement et la faiblesse, et, ce qui est le pire, la nécessité d’y recourir de nouveau et toujours davantage. La gourmandise mérite plus encore d’étre mise au rang des jouissances animales, car elle n’occupe que les sens, qu’elle laisse dans un état tout passif, et elle n’excite pas le moins du monde l’imagination comme il arrive dans le cas précédent, où il y a encore place pour un jeu actif de représentations ; elle est donc encore plus voisine de la jouissance brutale.


Questions casuistiques.


Ne saurait-on, sinon à titre de panégyriste du vin, du moins à titre d’apologiste, en permettre un usage voisin de l’ivresse, par cette raison qu’il anime la conversation entre les convives et pousse ainsi les cœurs à s’ouvrir ? — Ou peut-on lui accorder le mérite d’opérer ce qu’Horace vante dans Caton, virtus ejus incaluit mero ?[26] – Mais comment fixer une mesure à celui qui est sur le point de tomber dans un état où ses yeux ne seront plus capables de rien mesurer ? L’usage de l’opium et de l’eau-de-vie, comme moyens de jouissance, est voisin de l’abrutissement ; car, dans ce bien-être imaginaire qu’il leur apporte, il rend les hommes muets, taciturnes, concentrés ; il n’est donc permis qu’à titre de remède. — Le mahométisme, qui interdit absolument le vin, a été par conséquent très-malavisé, en permettant l’opium.

Les banquets, tout en nous invitant formellement à l’intempérance dans les deux espèces de jouissance dont il s’agit ici, ont pourtant, outre l’agrément purement physique qu’ils procurent, quelque chose qui tend à une fin morale, à savoir de retenir ensemble un certain nombre d’hommes et d’entretenir entre eux une longue communication. Toutefois, comme une grande réunion d’hommes (quand elle dépasse le nombre des muses, comme dit Chesterfield) ne permet guère de communiquer entre soi (sinon avec ses plus proches voisins), et que par conséquent les moyens vont ici contre la fin, il y a toujours là une excitation à l’immoralité, c’est-à-dire à l’intempérance et à l’oubli du devoir envers soi-même. Je ne parle pas des incommodités physiques qui pourraient résulter pour nous des excès de la table et dont les médecins nous guériraient peut-être. Jusqu’où s’étend la faculté morale de céder à ces invitations à l’intempérance ?







CHAPITRE SECOND.
DES DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME, EN TANT QU’ÊTRE MORAL.
Ils sont opposés aux vices du mensonge, de l’avarice et de la fausse humilité (de la bassesse).

ARTICLE PREMIER.
Du mensonge.
§ 9.

La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même, considéré simplement comme être moral (envers l’humanité qui réside en sa personne), c’est le contraire de la véracité, c’est-à-dire le mensonge (aliud lingua promptum, aliud pectore inclusum gerere). Il est de soi-même évident que toute fausseté volontaire dans l’expression de ses pensées (qui dans la doctrine du droit ne prend le nom de mensonge que quand elle porte atteinte au droit d’autrui), encourt inévitablement cette dure qualification dans l’éthique, pour qui l’absence de tout dommage ne légitime point une chose mauvaise en soi. Le déshonneur (qui consiste à devenir un objet de mépris moral) suit le mensonge, et accompagne le menteur comme son ombre. — Le mensonge peut être extérieur (mendacium externum), ou intérieur. Par le premier, l’homme se rend méprisable aux yeux des autres ; par le second, ce qui est encore pis, il se rend méprisable à ses propres yeux, et offense la dignité de l’humanité dans sa personne. Nous n’avons à tenir compte ni du tort que le mensonge peut causer aux autres hommes, puisque ce n’est pas là ce qui fait le caractère propre de ce vice (autrement il ne serait autre chose que la violation d’un devoir envers autrui), ni de celui que le menteur peut se faire à lui-même, car, considéré comme un défaut de prudence, il serait en contradiction avec les maximes pragmatiques[27] mais non avec les maximes morales, et par conséquent il ne pourrait être considéré comme la transgression d’un devoir. — Le mensonge est l’avilissement et comme l’anéantissement de la dignité humaine. Un homme qui ne croit pas lui-même ce qu’il dit à un autre (fût-ce à une personne idéale), a encore moins de valeur que n’en a une simple chose ; car quelqu’un peut tirer parti de l’utilité de cette chose, puisque c’est un objet réel qui lui est donné, tandis que, si en prétendant communiquer à un autre ses pensées, on se sert de mots qui signifient (à dessein) le contraire de ce que l’on pense, on se propose une fin qui va directement contre la destination naturelle de la faculté de communiquer ses pensées, et par conséquent on abdique sa personnalité ; aussi le menteur est-il moins un homme véritable que l’apparence trompeuse d’un homme. — La véracité dans les déclarations s’appelle aussi loyauté[28] ; quand il s’agit de promesse, probité[29], et en général bonne foi[30].

Le mensonge (dans le sens que l’éthique attache à ce mot[31]), comme fausseté volontaire en général, n’a pas besoin d’être nuisible aux autres pour être déclaré condamnable ; car, à ce point de vue, il serait une violation du droit d’autrui. Il peut bien avoir uniquement pour cause la légèreté, ou un bon naturel ; on peut même s’y proposer une fin réellement bonne ; toujours le moyen qu’on emploie est-il par sa seule forme une offense faite par l’homme à sa propre personne, et une indignité qui le doit rendre méprisable à ses propres yeux.

Il est facile de prouver la réalité de beaucoup de mensonges intérieurs dont les hommes se rendent coupables ; mais il semble plus difficile d’en expliquer la possibilité, parce qu’il semble qu’il faille absolument une seconde personne qu’on ait l’intention de tromper, et que se tromper volontairement soi-même soit une chose contradictoire en soi.

L’homme, en tant qu’être moral (homo noumenon), ne peut se servir de lui-même, en tant qu’être physique (homo phænomenon), comme d’un pur moyen (d’une machine à paroles[32]), qui ne serait point assujetti à la fin intérieure de la faculté de communiquer ses pensées ; il est soumis au contraire à la condition de rester d’accord avec lui-même dans la déclaration (declaratio) de ses pensées, et il est obligé envers lui-même à la véracité. — Il se ment à lui-même, par exemple, lorsqu’il fait semblant de croire à un juge futur du monde, tandis qu’il ne trouve pas réellement en lui cette croyance, mais qu’il se persuade qu’il n’a rien à perdre, mais tout à gagner à professer cette foi en se plaçant par la pensée devant celui qui sonde les cœurs, afin d’obtenir ainsi sa faveur dans tous les cas. Il se ment encore à lui-même lorsque, sans mettre en doute l’existence de ce juge suprême, il se flatte d’obéir à sa loi par respect pour elle, tandis qu’il ne sent en lui d’autre mobile que la crainte du châtiment.

Le défaut de pureté[33] en matière de conscience n’est autre chose qu’un manque de délicatesse de conscience[34], c’est-à-dire de sincérité dans la confession que l’on fait devant son juge intérieur, qu’on se représente comme une autre personne. Par exemple, à traiter les choses à l’extrême rigueur, c’est déjà tomber dans un défaut de ce genre, que de prendre, par amour de soi, un désir pour le fait même, parce qu’il a pour objet une fin bonne en elle-même. Le mensonge intérieur, qui pourtant est contraire au devoir de l’homme envers lui-même, reçoit ici le nom de faiblesse ; elle est semblable à celle d’un amant à qui son désir de ne trouver que des qualités dans la femme qu’il aime rend invisibles les défauts les plus saillants. — Cependant ce manque de sincérité dans les jugements que l’on porte sur soi-même mérite le blâme le plus sévère ; car, dès qu’une fois le principe suprême de la véracité a été ébranlé, le fléau de la dissimulation (qui semble avoir ses racines dans la nature humaine) ne tarde pas à s’étendre jusque dans nos relations avec les autres hommes.

REMARQUE.
Il est digne de remarque que la Bible date le premier crime par lequel le mal est entré dans le monde, non du fratricide (du meurtre de Caïn), mais du premier mensonge (parce que la nature même se soulève contre ce crime), et qu’elle désigne comme l’auteur de tout mal le menteur primitif, le père des mensonges. La raison ne peut d’ailleurs donner aucune autre explication de ce penchant de l’homme à la fourberie[35], qui doit pourtant avoir précédé. C’est qu’on ne saurait déduire et expliquer un acte de la liberté (comme un effet physique) par la loi naturelle de l’enchaînement des effets et des causes, qui sont des phénomènes.


Questions casuistiques.


Peut-on regarder comme un mensonge la fausseté que l’on commet par pure politesse (par exemple, le très-obéissant serviteur que l’on écrit au bas d’une lettre) ? Personne n’est trompé par là. — Un auteur demande à un de ses lecteurs : Que pensez-vous de mon ouvrage ? On pourrait bien faire une réponse illusoire, et l’on se moquerait ainsi d’une question aussi insidieuse, mais qui a toujours la présence d’esprit nécessaire ? La moindre hésitation à répondre est déjà une offense pour l’auteur ; faut-il donc le complimenter de bouche ?

Si je dis une chose fausse dans des affaires importantes, où le mien et le tien sont en jeu, dois-je répondre de toutes les conséquences qui peuvent en résulter ? Par exemple, un maître a ordonné à son domestique de répondre, si quelqu’un venait le demander, qu’il n’est pas à la maison. Le domestique suit cet ordre ; mais il est cause par là que son maître s’étant évadé, commet un grand crime, ce qu’aurait empêché la force armée envoyée pour l’appréhender. Sur qui retombe ici la faute, suivant les principes de l’éthique ? Sans doute aussi sur le domestique, qui a violé ici un devoir envers lui-même par un mensonge, dont sa propre conscience doit lui reprocher les conséquences.



ARTICLE II.
De l’avarice.


§ 10.


J’entends ici par ce mot, non la cupidité[36] (le penchant à étendre ses moyens d’existence au delà des bornes du véritable besoin), car celle-ci peut être considérée comme une simple transgression d’un devoir envers autrui (du devoir de la bienfaisance), mais la parcimonie[37], qui, lorsqu’elle est honteuse, prend le nom de lésinerie ou de ladrerie[38], et je ne la considère point en tant qu’elle est une négligence de notre devoir de charité envers autrui, mais en tant que, restreignant la jouissance personnelle des moyens d’existence jusqu’au-dessous de la mesure du véritable besoin, elle est une violation du devoir envers soi-même. La condamnation de ce vice peut servir d’exemple pour montrer clairement combien il est inexact de définir les vertus ainsi que les vices par le simple degré, et combien est oiseux le principe d’Aristote, que la vertu consiste à tenir le milieu entre deux vices.

Si en effet je considérais la bonne économie domestique[39] comme un juste milieu entre la prodigalité et l’avarice, et que ce milieu fût déterminé par le degré, on ne pourrait aller d’un vice au vice contraire (contrarie opposito) qu’en passant par la vertu ; celle-ci ne serait plus alors qu’un vice diminué ou plutôt un vice défaillant, et la conséquence serait que, dans le cas présent, le véritable devoir de vertu consisterait à ne faire aucun usage des moyens de jouir de la vie.

Ce n’est pas la mesure de la pratique des maximes morales, mais leur principe objectif qu’il faut prendre pour critérium, quand on veut distinguer un vice de la vertu. – La maxime de la cupidité prodigue[40] est de ne se procurer tous les moyens de bien vivre qu’en vue de la jouissance. — Celle de l’avarice[41] est au contraire d’acquérir et de conserver tous ces moyens, en se proposant uniquement pour but la possession et en s’interdisant la jouissance.

Le caractère propre de cette dernière espèce de vice est ce principe arrêté de posséder les moyens d’arriver à toutes sortes de fins, mais à la condition de renoncer à faire usage d’aucun, et de se priver de tout ce qui peut rendre la vie agréable et douce : ce qui est directement contraire au devoir envers soi-même, au point de vue de la fin[Note de l’auteur 2]. La prodigalité et l’avarice ne diffèrent donc pas simplement par le degré, mais spécifiquement, c’est-à-dire par les maximes opposées sur lesquelles elles se fondent.


Questions casuistiques.


Comme il ne s’agit ici que de devoirs envers soi-même, et que la cupidité (le désir insatiable d’acquérir) en vue de la dépense, de même que l’avarice (la crainte la dépense), ont leur fondement dans l’amour de soi (solipsismus), et ne paraissent condamnables que parce qu’elles conduisent à l’indigence, la prodigalité à une indigence inattendue, l’avarice à une indigence volontaire (puisqu’elle suppose la résolution de vivre misérablement), — la question est de savoir si l’une comme l’autre ne mériteraient pas plutôt le titre d’imprudence que celui de vice, et si par conséquent elles ne sont pas tout à fait en dehors de la sphère des devoirs envers soi-même. Mais l’avarice n’est pas seulement une économie mal entendue ; elle est une soumission servile de soi-même aux biens de la fortune, qui ne nous permet plus d’en rester le maître, et qui est une transgression du devoir envers soi-même. Elle est opposée à la libéralité (liberalitas moralis) des sentiments en général[42] (je ne dis pas à la générosité[43], liberalitas sumptuosa, laquelle n’est que l’application de la première à un cas particulier), c’est-à-dire au principe de l’indépendance à l’égard de toute autre chose que la loi, et elle est ainsi une fraude dont l’homme se rend coupable envers lui-même. Mais qu’est-ce qu’une loi que le législateur intérieur ne sait où appliquer ? Dois-je diminuer mes dépenses de table ou mes dépenses extérieures ? dans la vieillesse ou dans la jeunesse ? ou l’économie est-elle en général une vertu ?




ARTICLE III.
De la fausse humilité.


§ 11.


L’homme considéré dans le système de la nature (homo phænomenon, animal rationale) est un être de médiocre importance, et il a une valeur vulgaire (pretium vulgare) qu’il partage avec les autres animaux que produit le sol. En outre, comme il s’élève au-dessus d’eux par l’intelligence et qu’il peut se proposer à lui-même des fins, il en tire une valeur intrinsèque d’utilité (pretium usus), qui fait qu’on préfère sous ce rapport un homme à un autre, c’est-à-dire que, dans les rapports des hommes considérés au point de vue animal ou comme choses, il a un prix analogue à celui d’une marchandise, mais inférieur pourtant à la valeur du moyen général d’échange, de l’argent, dont le prix est pour cette raison considéré comme éminent (pretium eminens).

Mais, considéré comme personne, c’est-à-dire comme sujet d’une raison moralement pratique, l’homme est au-dessus de tout prix ; car, à ce point de vue (homo noumenon), il ne peut être regardé comme un moyen pour les fins d’autrui, ou même pour ses propres fins, mais comme une fin en soi, c’est-à-dire qu’il possède une dignité (une valeur intérieure absolue), par laquelle il force au respect de sa personne toutes les autres créatures raisonnables, et qui lui permet de se mesurer avec chacune d’elles et de s’estimer sur le pied de l’égalité.

L’humanité qui réside en sa personne est l’objet d’un respect qu’il peut exiger de tout autre homme, mais dont il ne doit pas non plus se dépouiller. Il peut et il doit donc s’estimer d’après une mesure qui est à la fois petite et grande, suivant qu’il se considère comme être sensible (dans sa nature animale), ou comme être intelligible (dans sa nature morale). Mais, comme il ne doit pas se considérer seulement comme une personne en général, mais encore comme un homme, c’est-à-dire comme une personne ayant des devoirs envers elle-même, que lui impose sa propre raison, son peu de valeur[44] comme homme animal[45] ne saurait nuire à la conscience de sa dignité comme homme raisonnable[46], et il ne doit pas renoncer à cette estime morale qu’il peut avoir pour lui-même en cette dernière qualité. En d’autres termes, il ne doit pas poursuivre sa fin, qui est un devoir en soi, d’une manière basse et servile (anima servili), comme s’il s’agissait de solliciter une faveur : ce serait abdiquer sa dignité ; mais il doit toujours maintenir en lui la conscience de la noblesse de ses dispositions morales, et cette estime de soi est un devoir de l’homme envers lui-même.

La conscience et le sentiment de notre peu de valeur morale en comparaison de ce qu’exige la loi est l’humilité morale (humilitas moralis). Se persuader au contraire, faute de se comparer à la loi, que l’on possède cette valeur à un très-haut degré, c’est ce que l’on peut appeler l’orgueil de la vertu[47] (arrogantia moralis). — Rejeter toute prétention à quelque valeur morale que ce soit, dans l’espoir d’acquérir par là une valeur cachée, c’est une fausse humilité morale (humilitas moralis spuria) ou une bassesse d’esprit[48].

L’humilité qui consiste à faire peu de cas de soi-même en se comparant avec les autres hommes (même avec tout être fini en général, fût-ce un ange) n’est pas un devoir ; bien au contraire tenter d’égaler les autres, ou même de les surpasser dans ce genre d’humilité, en se persuadant qu’on acquérera ainsi une plus grande valeur morale, c’est là une ambition[49] (ambitio) qui est directement contraire au devoir envers autrui. Mais rabaisser sa propre valeur morale, dans le dessein de se servir de ce moyen pour obtenir la faveur d’un autre (quel qu’il soit), cette action (l’hypocrisie et la flatterie[50]) est une fausse (une feinte) humilité, et, comme elle est un avilissement de la personnalité, elle est contraire au devoir envers soi-même. La véritable humilité doit être nécessairement le fruit d’une comparaison sincère et exacte de soi-même avec la loi morale (avec sa sainteté et sa sévérité) ; mais en même temps de ce que nous sommes capables d’une législation intérieure telle que l’homme (physique) se sent forcé de respecter l’homme (moral) dans sa propre personne, il suit que nous devons nous sentir élevés[51] et nous estimer hautement nous-mêmes, car, nous avons le sentiment d’une valeur intérieure (valor), qui nous met au-dessus de tout prix (pretium), et nous confère une dignité inaliénable (dignitas interna), bien propre à nous inspirer du respect (reverentia) pour nous-mêmes.


§ 12.


Ce devoir relatif à la dignité de l’humanité en nous, et qui par conséquent est un devoir envers nous-mêmes, peut se traduire d’une manière plus ou moins claire dans les préceptes suivants :

Ne soyez point esclaves des hommes. — Ne souffrez pas que vos droits soient impunément foulée aux pieds. – Ne contractez point de dettes, pour lesquelles vous n’offriez pas une entière sécurité. — Ne recevez point de bienfaits dont vous puissiez vous passer, et ne soyez ni parasites, ni flatteurs, ni (ce qui ne diffère du vice précédent que par le degré) mendiants. Soyez donc économes, afin de ne pas tomber dans la misère. — Les plaintes et les gémissements, même un simple cri arraché par une douleur corporelle, c’est déjà chose indigne de vous, à plus forte raison si vous avez conscience d’avoir mérité cette peine. Aussi un coupable ennoblit-il sa mort (en efface-t-il la honte) par la fermeté avec laquelle il meurt. – L’action de se mettre à genoux ou de se prosterner jusqu’à terre, n’eût-elle d’autre but que de représenter d’une manière sensible[52] l’adoration des choses célestes, est contraire à la dignité humaine. Il en est de même de la prière qu’on fait en présence de certaines images ; car alors vous vous humiliez non devant un idéal, que vous présente votre raison, mais devant une idole qui est votre propre ouvrage.

Questions casuistiques.


Le sentiment de la sublimité de notre destination, c’est-à-dire l’élévation d’âme[53] (elatio animi), qui porte si haut l’estime de soi-même, n’est-elle pas en nous trop voisine de la présomption[54] (arrogantia), qui est directement contraire à la véritable humilité (humilitas moralis), pour qu’il soit sage de nous y exciter, ne fissions-nous même que nous comparer avec les autres hommes et non avec la loi ? Ou au contraire l’abnégation de soi-même n’aurait-elle pas pour effet de donner aux autres une très-médiocre opinion de notre valeur personnelle, et n’est-elle pas ainsi contraire au devoir (de respect) envers soi-même ? Il semble dans tous les cas indigne d’un homme de s’humilier et de se courber devant un autre. Les hautes marques de respect dans les paroles et les manières, même à l’égard d’un homme qui n’a point d’autorité dans l’État, — les révérences, les compliments, les phrases de cour, qui indiquent avec une scrupuleuse exactitude la différence des rangs, mais qui n’ont rien de commun avec la politesse (laquelle est nécessaire même entre gens qui s’estiment également), le Toi, le Lui, le Vous, le Très-noble, le Très-haut, le Très-puissant[55] (ohe, jam satis est ! ) – sorte de pédanterie que les Allemands ont poussée plus loin que tous les autres peuples, excepté peut-être les castes indiennes, — tout cela n’est-il pas la preuve que le penchant à la servilité est très répandu parmi les hommes ? (Hæ nugæ in seria ducunt.) Celui qui se fait ver, peut-il ensuite se plaindre d’être écrasé ?




CHAPITRE TROISIÈME.




PREMIÈRE SECTION.


du devoir de l’homme envers lui-même, considéré comme juge naturel de lui-même.


§ 13.


Tout concept de devoir implique celui d’une contrainte objective exercée par la loi (comme par un impératif moral qui restreint notre liberté), et il appartient à l’entendement pratique qui fournit la règle ; mais l’imputabilité intérieure[56] d’un acte, comme cas soumis à la loi (in meritum aut demeritum) appartient au jugement (judicium), lequel, comme principe subjectif de l’imputabilité de l’action, décide au nom de la loi[57] si cette action a eu lieu ou non comme acte imputable[58] (comme action soumise à une loi), après quoi vient la décision de la raison (la sentence), qui joint à l’action son juste effet (la condamnation ou l’absolution). Et c’est ce qui se passe en justice (coram judicio), ou devant ce qu’on appelle le tribunal (forum) qui est comme une personne morale chargée de procurer à la loi son effet. — Ce tribunal intérieur que l’homme sent en lui ( « devant lequel ses pensées s’accusent ou se justifient mutuellement » ) est la conscience[59].

Tout homme a une conscience et se sent observé, menacé et en général tenu en respect (sorte d’estime mêlée de crainte) par un juge intérieur, et cette puissance qui veille en lui à l’exécution des lois n’est pas quelque chose qui soit son ouvrage (volontaire), mais elle est inhérente à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense s’y soustraire. Il a beau s’étourdir ou s’endormir au sein des plaisirs et des distractions ; il ne saurait s’empêcher de faire parfois un retour sur lui-même, ou de se réveiller, dès qu’il entend sa voix terrible. Il peut bien tomber dans un tel degré d’abjection qu’il en vienne à ne plus s’en soucier ; mais il ne peut jamais éviter de l’entendre.

Cette disposition originaire, à la fois intellectuelle et morale (puisqu’elle a rapport au devoir), qu’on appelle la conscience, a cela de particulier que, quoique l’homme y ait affaire avec lui-même, il se voit forcé par sa raison d’agir comme sur l’injonction d’une autre personne. Car il en est ici comme d’une cause judiciaire (causa). Concevoir celui qui est accusé par sa conscience comme ne faisant qu’une seule et même personne avec le juge, c’est une absurde façon de se représenter un tribunal ; car, alors l’accusateur serait toujours sûr de perdre. — C’est pourquoi, dans tous les devoirs, la conscience de l’homme devra concevoir un autre juge de ses actions qu’elle-même, si elle ne veut pas tomber en contradiction avec elle-même. Or cet autre juge peut être une personne réelle, ou seulement une personne idéale, que la raison se donne à elle-même[Note de l’auteur 3]. Cette personne idéale (ce juge légitime de la conscience) doit pouvoir sonder les cœurs[60] ; car il s’agit d’un tribunal établi dans l’intérieur de l’homme. — En même temps elle doit être le principe de toute obligation[61], c’est-à-dire qu’elle doit être une personne, ou conçue comme une personne dont tous nos devoirs en général puissent être considérés comme des ordres ; car la conscience est le juge intérieur de tous les actes libres. — Or, comme un tel être moral doit avoir en même temps toute puissance (dans le ciel et sur la terre), puisqu’il ne pourrait autrement (ce qui est pourtant une attribution nécessaire à sa qualité de juge) assurer à ses lois l’effet qui leur convient, cet être moral et tout puissant ne peut être que Dieu. Il faut donc concevoir la conscience comme le principe subjectif d’un compte à rendre à Dieu de ses actions ; cette dernière idée est toujours impliquée (quoique d’une manière obscure) dans cette conscience morale de soi-même.

Cela ne veut pas dire d’ailleurs que cette idée, à laquelle sa conscience le conduit inévitablement, autorise l’homme, et à plus forte raison l’oblige à admettre comme réel en dehors de lui un tel être suprême ; car elle ne lui est pas donnée objectivement par la raison théorétique, mais seulement d’une manière subjective par la raison pratique qui s’oblige elle-même à agir conformément à cette idée ; et au moyen de cette idée, suivant une simple analogie[62] avec un législateur de tous les êtres raisonnables du monde, l’homme en vient à considérer une pure direction, la délicatesse de conscience (qu’on appelle aussi religion) comme quelque chose dont il doit répondre devant un être saint différent de lui, mais qui lui est intérieurement présent (dans la raison qui lui dicte les lois morales), et à se soumettre à la volonté de cet être comme à la règle de l’honnête. L’idée de la religion en général n’est là pour l’homme « qu’un principe qui lui fait considérer tous ses devoirs comme des commandements divins. »

I. Dans une affaire de conscience (causa conscientiam tangens), l’homme conçoit une conscience qui l’avertit (præmonens) avant qu’il ne se résolve ; et, quand il s’agit d’une idée de devoir (de quelque chose de moral en soi), dans les cas dont la conscience est l’unique juge (casibus conscientiæ) on ne peut traiter l’extrême scrupule[63] (scrupulositas) de minutie (de micrologie), et regarder une véritable transgression comme une bagatelle (peccatillum), que l’on renverrait (suivant le principe : minima non curat prætor) à la décision arbitraire d’un casuiste. Dire de quelqu’un qu’il a une conscience large revient donc à dire qu’il n’a pas de conscience. —

II. Quand l’acte est résolu, un accusateur s’élève aussitôt dans le sein de la conscience, mais en même temps aussi un défenseur (un avocat) ; et l’affaire ne peut être arrangée à l’amiable (per amicabilem compositionem), mais elle doit être décidée suivant la rigueur du droit.

III. La sentence que la conscience prononce en dernier ressort sur l’homme et par laquelle elle l’absout ou le condamne, est l’arrêt qui termine l’affaire. Il faut remarquer que dans le premier cas la sentence ne décrète jamais une récompense (præmium), en ce sens qu’elle ne nous met point en possession de quelque chose que nous n’avions pas auparavant ; seulement elle nous fait sentir la satisfaction[64] d’avoir échappé au danger d’être trouvé coupable. C’est pourquoi le bonheur que nous donne le témoignage consolant de notre conscience n’est pas un bonheur positif (un sentiment de joie), mais seulement un bonheur négatif (c’est le repos qui succède à l’inquiétude) ; et l’on ne peut attribuer cette espèce de bonheur qu’à la vertu, comme à un combat livré à l’influence que le mauvais principe exerce dans l’homme.




DEUXIÈME SECTION.


de la première loi de tous les devoirs envers soi-même.


§ 14.


Cette loi est : connais-toi toi-même (étudie-toi, sonde-toi), non quant à ta perfection physique (à ta capacité ou à ton incapacité relativement à toutes sortes de fins arbitraires ou même ordonnées), mais quant à ta perfection morale, relativement à ton devoir ; — sonde ton cœur, — afin de savoir s’il est bon ou mauvais, si la source de tes actions est pure ou impure, et de pouvoir y faire la part, soit de ce qui appartient originairement à la substance de l’homme, soit de ce qui dérivent de lui (étant acquis ou contracté) peut lui être attribué et constitue ainsi l’état moral.

Cet examen de soi-même, qui cherche à sonder l’abîme du cœur jusque dans ses profondeurs les plus cachées, et la connaissance de soi-même qui en résulte, voilà le commencement de toute sagesse humaine. En effet la sagesse, qui consiste dans l’accord de la volonté d’un être avec son but final, exige de l’homme qu’il commence par se débarrasser des obstacles interieurs (que lui oppose la mauvaise volonté qu’il porte en lui), et qu’ensuite il travaille à développer en lui les dispositions primitives d’une bonne volonté, lesquelles ne peuvent jamais être entièrement étouffées. Il n’y a, dans la connaissance de soi-même, que la descente aux enfers qui puisse conduire à l’apothéose.


§ 15.


Cette connaissance morale de soi-même bannira d’abord le mépris fanatique[65] de soi-même, comme homme, ou de tout le genre humain en général ; car ce mépris est contradictoire. Il peut bien arriver qu’en vertu des excellentes dispositions que nous avons pour le bien et qui nous rendent respectables, nous trouvions dignes de mépris ceux qui agissent contrairement à ces dispositions, mais ce mépris ne peut tomber que sur tel ou tel homme en particulier, et non sur l’humanité en général. — D’un autre côté, cette connaissance de soi-même ne permettra pas non plus cette estime présomptueuse[66] de soi-même, qui va jusqu’à prendre pour des preuves d’un bon cœur de simples désirs, qui peuvent avoir une certaine vivacité, mais qui sont et restent sans effet. La prière n’est aussi qu’un désir intérieur, se déclarant devant celui qui sonde les cœurs. L’impartialité dans les jugements que nous avons à porter sur nous-mêmes, en rapprochant notre conduite de la loi, et la sincérité dans l’aveu de notre valeur morale ou de ce qui nous manque sous ce rapport, sont des devoirs envers soi-même, qui dérivent immédiatement de ce premier précepte : connais-toi toi-même.



SECTION ÉPISODIQUE.


de l’amphibolie des concepts moraux de réflexion, qui consiste à prendre nos devoirs envers nous-mêmes ou envers les autres comme pour des devoirs envers d’autres êtres[67].


§ 16.


À en juger d’après la seule raison, l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme (envers lui-même ou envers les autres hommes). En effet, son devoir envers quelque sujet est la contrainte morale imposée par la volonté de ce sujet. Le sujet qui impose cette contrainte (qui oblige), doit donc être d’abord une personne. Ensuite il faut que cette personne nous soit donnée comme un objet d’expérience ; car nous devons concourir à la fin de sa volonté, et cela n’est possible que dans la relation réciproque de deux êtres existants, puisqu’un être de raison[68] ne saurait être cause de quelque effet arrivant suivant des fins. Or toute notre expérience ne nous fait connaître d’autre être capable d’obligation (active ou passive) que l’homme. L’homme ne peut donc avoir de devoirs envers d’autre être que l’homme même. Que s’il s’en représente d’une autre espèce, ce ne peut être que par une amphibolie des concepts de réflexion : ses prétendus devoirs envers d’autres êtres ne sont que des devoirs envers lui-même. Ce qui le conduit à cette erreur, c’est qu’il prend ses devoirs relativement à d’autres êtres pour des devoirs envers ces êtres.

Ces prétendus devoirs peuvent se rapporter ou à des êtres impersonnels, ou à des êtres personnels, mais absolument invisibles (inaccessibles aux sens extérieurs). — Les premiers (qui sont au dessous de l’homme[69]) peuvent être ou la nature inorganique, ou la nature organique, mais dépourvue de sensibilité, ou celle qui est en même temps douée de sensation et de volonté (les minéraux, les plantes, les animaux) ; les seconds (qui sont au-dessus de l’homme[70]) peuvent être conçus comme des esprits purs (les anges, Dieu). — Or il s’agit de savoir si entre ces deux espèces d’êtres et l’homme il peut y avoir un rapport de devoir, et quel rapport.

§17.


Relativement aux beautés de la nature inanimée, le penchant à la destruction (spiritus destructionis) est contraire au devoir envers soi-même, car il affaiblit ou éteint dans l’homme un sentiment qui, à la vérité, n’est point moral par lui-même, mais qui suppose une disposition de la sensibilité très-favorable à la moralité, ou qui, tout au moins, nous y prépare : je veux parler du plaisir d’aimer une chose même indépendamment de toute considération d’utilité, et de trouver une satisfaction désintéressée dans les belles cristallisations, ou dans les beautés indéfinissables du règne végétal.

Relativement à cette partie de la création qui est animée, mais privée de raison, la violence et la cruauté avec lesquelles on traite les animaux sont très-contraires au devoir de l’homme envers lui-même ; car on émousse ainsi en soi la compassion qu’excitent leurs souffrances, et par conséquent on affaiblit et on éteint peu à peu une disposition naturelle, très-favorable à la moralité de l’homme, dans ses rapports avec ses semblables. Nous avons le droit de les tuer par des moyens expéditifs (sans les torturer), et de les soumettre à un travail qui n’excède point leurs forces (puisque nous sommes nous-mêmes soumis à cette nécessité) ; mais ces expériences douloureuses que l’on fait sur eux, dans un intérêt purement spéculatif, et alors qu’on pourrait arriver au même but par d’autres moyens, sont choses odieuses. – La reconnaissance même pour les longs services d’un vieux cheval ou d’un vieux chien (comme si c’était une personne de la maison), rentre indirectement dans les devoirs de l’homme, si on les considère relativement à ces animaux ; mais, considéré directement, ce devoir n’est toujours qu’un devoir de l’homme envers lui-même.


§ 18.


Relativement à un être qui est placé tout à fait en dehors des limites de notre expérience, mais dont la possibilité s’accorde pourtant avec nos idées, c’est-à-dire relativement à Dieu, nous avons aussi un devoir, que l’on désigne sous le nom de devoir religieux, c’est à savoir de « considérer tous nos devoirs comme (instar) des commandements de Dieu. » Mais ce n’est point là avoir conscience d’un devoir envers Dieu. Car, comme cette idée émane entièrement de notre propre raison, et que nous la produisons nous-mêmes, soit au point de vue théorétique pour expliquer la finalité dans l’univers, soit pour nous en servir comme d’un mobile dans notre conduite, nous n’avons point ainsi devant nous un être donné, envers lequel nous ayons quelque obligation ; il faudrait pour cela que la réalité en fût d’abord prouvée (ou manifestée) par l’expérience. Seulement c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’appliquer à la loi morale cette idée qui se présente irrésistiblement à la raison, et qui est pour nous de la plus grande utilité morale. Dans ce sens (pratique), il peut être vrai de dire que c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’avoir de la religion.



DEUXIÈME DIVISION


DES DEVOIRS ENVERS SOI-MÊME.
DES DEVOIRS IMPARFAITS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME (RELATIVEMENT À SA FIN).




PREMIÈRE SECTION.


du devoir envers soi-même, qui consiste dans le développement et dans l’accroissement de sa perfection naturelle, c’est-à-dire sous le rapport pragmatique.


§ 19.


La culture (cultura) de ses facultés naturelles (des facultés de l’esprit, de l’âme et du corps), comme moyens pour toutes sortes de fins possibles, est un devoir de l’homme envers lui-même. — L’homme se doit à lui-même (en sa qualité d’être raisonnable) de ne pas négliger et laisser en quelque sorte se rouiller les dispositions naturelles et les facultés, dont sa raison peut avoir à faire usage dans la suite ; et, à supposer même qu’il puisse se contenter[71] du degré de puissance qu’il trouve en lui pour satisfaire ses besoins naturels, sa raison doit d’abord l’éclairer, à l’aide de ses principes, au sujet de cette disposition à se contenter d’un médiocre développement de ses facultés, puisque, étant un être capable de se proposer des fins, ou de prendre pour but certains objets, il est redevable de l’usage de ses facultés, non-seulement à l’instinct de la nature, mais encore à la liberté avec laquelle il détermine cette mesure. Il n’est donc pas question des avantages que la culture de nos facultés peut nous procurer (relativement à toutes sortes de fins) ; car, à ce point de vue (suivant les principes de Rousseau), ce serait peut-être à la grossièreté des besoins naturels qu’il faudrait donner la préférence ; mais c’est une loi de la raison moralement pratique et un devoir de l’homme envers lui-même, de cultiver ses facultés (et parmi elles l’une plus que les autres, suivant la nature particulière de ses fins), et de se rendre, sous le rapport pragmatique, propre à la fin de son existence.

Les facultés de l’esprit sont celles dont l’exercice n’est possible qu’au moyen de la raison. Elles sont créatrices, en ce sens que leur usage ne vient pas de l’expérience, mais dérive à priori de certains principes. Telles sont celles auxquelles nous devons les mathématiques, la logique et la métaphysique de la nature. Ces deux dernières se rattachent aussi à la philosophie, je veux dire à la philosophie théorétique ; et, quoique celle-ci ne signifie pas alors, comme son nom l’indique, l’étude de la sagesse, mais seulement la science, elle peut à son tour aider cette étude dans la poursuite de son but.

Les facultés de l’âme sont celles qui sont aux ordres de l’entendement et des règles dont il se sert pour réaliser les desseins qu’il lui plaît de poursuivre ; elles suivent par conséquent le fil de l’expérience. Telles sont la mémoire, l’imagination, et d’autres facultés du même genre, sur lesquelles se fondent l’érudition, le goût (l’embellissement intérieur ou extérieur), etc., et qui fournissent des instruments pour des fins diverses.

Enfin la culture des facultés corporelles (ce que l’on appelle proprement la gymnastique) est le soin de ce qui constitue dans l’homme l’instrument[72] (la matière), sans lequel il ne saurait atteindre aucune de ses fins ; par conséquent veiller sur la vie et sur la durée de l’animal dans l’homme est un devoir de l’homme envers lui-même.


§ 20.


Laquelle de ces perfections naturelles l’homme doit-il préférer, et dans quelle proportion, relativement aux autres, doit-il se la proposer pour fin, s’il veut remplir son devoir envers lui-même ? C’est ce qu’il faut laisser à chacun le soin de décider raisonnablement, suivant qu’il se sent du goût pour tel ou tel genre de vie et les facultés nécessaires pour y réussir, et qu’il fixe son choix en conséquence (soit, par exemple, sur le travail des mains, ou sur le commerce, ou sur la science). Car, pour ne rien dire du besoin de se conserver soi-même, qui ne peut par lui-même fonder aucun devoir, c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’être un membre utile dans le monde, puisque cela fait partie de la valeur de l’humanité qui réside en sa propre personne, et à laquelle il ne doit pas déroger.

Mais les devoirs de l’homme envers lui-même, quant à sa perfection physique, ne sont que des devoirs larges et imparfaite, puisque, s’ils fournissent une loi pour les maximes des actions, ils ne déterminent rien relativement aux actions mêmes, à leur mode et à leur degré, mais qu’ils laissent une certaine latitude au libre arbitre.



DEUXIÈME SECTION.


du devoir envers soi-même relativement à l’accroissement de sa perfection morale, c’est-à-dire sous le rapport purement moral.


§ 21.


Il consiste d’abord, au point de vue subjectif, dans la pureté (puritas moralis) de nos intentions en matière de devoir : c’est-à-dire qu’il faut que la loi soit notre seule mobile, que nous n’y mêlions aucune considération empruntée à la sensibilité, et que nos actions ne soient pas seulement conformes au devoir, mais que nous les fassions par devoir. — « Soyez saints » est ici le commandement à suivre. Ensuite, au point de vue objectif, relativement à toute la fin morale, qui a pour objet la perfection, c’est-à-dire tout le devoir et l’accomplissement absolu de la fin morale à l’égard de soi-même, le devoir peut se formuler ainsi : « Soyez parfaits. » Tendre vers ce but n’est jamais pour l’homme que marcher d’une perfection à une autre ; mais « il y a bien quelque vertu, quelque mérite à y tendre. »


§ 22.


Ce devoir envers soi-même est strict et parfait quant à la qualité, quoiqu’il soit large et imparfait quant au degré, et cela à cause de la fragilité (fragilitas) de la nature humaine.

Cette perfection en effet, que notre devoir est de poursuivre, mais non d’atteindre (dans cette vie), et dont par conséquent l’accomplissement ne peut être autre chose qu’un progrès continu, est, par rapport à l’objet (à l’idée que l’on doit se proposer de réaliser), un devoir envers soi-même strict et parfait ; mais, par rapport au sujet, elle est un devoir large et imparfait.

Les profondeurs du cœur humain sont insondables. Qui se connaît assez pour dire, quand il se sent poussé à faire son devoir, si c’est uniquement la considération de la loi qui le détermine, ou s’il n’est pas influencé par d’autres mobiles sensibles, l’espoir de quelque avantage ou la crainte de quelque dommage, qui, dans une autre occasion, pourraient tout aussi bien le pousser au vice ? — Pour ce qui regarde la perfection, comme fin morale, il n’y a sans doute dans l’idée (objectivement) qu’une seule vertu (je parle de cette force morale qu’exigent les maximes[73]), mais dans le fait (subjectivement) il y a une foule de vertus d’espèce différente, au-dessous desquelles il serait impossible de ne pas trouver, si l’on en voulait faire la recherche, quelque défaut de vertu[74] (quoique, à cause de la nature même de ces vertus, on n’ait pas coutume de lui donner le nom de vice). Mais une somme de vertus, dont la connaissance de nous-mêmes ne peut jamais nous montrer suffisamment la perfection ou le défaut, ne peut fonder que le devoir imparfait d’être parfait.

Tous les devoirs envers soi-même, relativement à la fin de l’humanité dans notre propre personne, ne sont donc que des devoirs imparfaits.








  1. Sinnenwesen.
  2. Vernunftwesen.
  3. Vernünftiges Wesen.
  4. Naturwesen.
  5. Das Formale.
  6. Das Materiale.
  7. Gesundheit.
  8. Wohlhabenheit.
  9. Im Formalen.
  10. Ehrliebe.
  11. Die willkührliche Entleibung seiner selbst.
  12. Selbstmord, littéralement meurtre de soi-même ; notre mot suicide, tiré du latin, traduit mal ici l’expression allemande. J. B.
  13. Naturzweck.
  14. Schändung.
  15. Abwürdigung.
  16. Fleischeslust.
  17. Unkeuschheit.
  18. Keuschheit.
  19. Unnatürlich.
  20. Vernunftbeweis.
  21. Zum Purism.
  22. Das Brünstigseyn.
  23. Behaglichkeit.
  24. Versoffenheit.
  25. Gefrässigkeit.
  26. Narratur et prisci Catonis
      Sæpe mero caluisse virtus.

    Horace, ode 21 du livre III.
  27. Pragmatischen – C’est l’épithète que Kant a adoptée pour qualifier en général les maximes de la prudence, ou de cette sagesse pratique qui n’est pas la moralité, mais l’intérêt bien entendu. J. B.
  28. Ehrlichkeit.
  29. Redlichkeit.
  30. Aufrichtigkeit.
  31. In der ethischen Bedeutung des Worts.
  32. Sprachmaschine.
  33. Unlauterkeit.
  34. Gewissenhaftigkeit.
  35. Gleisnerei. Kant traduit lui-même (entre parenthèses) cette expression allemande par les mots français esprit fourbe.
  36. Den habsüchtigen Geiz.
  37. Den kargen Geiz.
  38. Knickerei oder Knauserei.
  39. Die gute Wirthschaft.
  40. Der verschwenderischen Habsucht.
  41. Des kargen Geizes.
  42. Der Denkungsart.
  43. Freigebigkeit.
  44. Seine Geringfügigkeit.
  45. Als Thiermensch.
  46. Als Vernunftmensch.
  47. Tugendstolz.
  48. Geistliche Kriecherei.
  49. Hochmuth.
  50. Heuchelei und Schmeichelei. Il y a ici sur l’étymologie de ces mots une note qu’on ne saurait traduire en français, à moins de conserver dans la traduction les expressions allemandes sur lesquelles elle porte, et c’est ce que je vais faire, en ayant soin seulement de les expliquer entre parenthèses :
    « Heucheln (proprement häucheln) [en français, faire l’hypocrite] semble dérivé de ächzenden, die Sprache unterbrechenden Hauch (Stoszseufzer) [c’est-à-dire soupir entrecoupé] ; et schmeicheln [flatter], de schmiegen [plier], ce qui, comme habitude, a été appelé schmiegeln, et enfin par le haut allemand schmeicheln. »
  51. Erhebung.
  52. Sich dadurch zu versinnlichen.
  53. Gemüthserhebung.
  54. Eigendünkel.
  55. Das Du, Er, Ihr und Sie, oder Ew. Wohledlen, Hochedlen, Hochedelgeboren, Wohlgeboren.
  56. Innere Zurechnung.
  57. Rechtskräftig.
  58. Als That.
  59. Das Gewissen.
  60. Muss ein Herzenskündiger seyn.
  61. Allverpflichtend.
  62. Nur nach der Analogie mit
  63. Bedenklichkeit.
  64. Frohseyn.
  65. Schwärmerische Verachtung.
  66. Eigenliebige Selbstschätzung.
  67. La première édition portait simplement : « Prendre nos devoirs envers nous-mêmes pour des devoirs envers autrui. » Note de Schubert.
  68. Ein blosses Gedankending.
  69. Aussermenschlichen.
  70. Uebermenschlichen.
  71. Dieses Zufriedenseyn.
  72. Zeug.
  73. Als sittliche Stärke der Maximen.
  74. Irgend eine Untugend.
  1. Aussi dit-on, lorsqu’il s’agit par exemple de sauver son honneur ou sa vie : « Je me dois cela à moi-même. » Et l’on s’exprime encore ainsi même quand il s’agit de devoirs de moindre importance, c’est-à-dire d’actes qui n’ont point pour objet le nécessaire, mais le méritoire dans l’accomplissement du devoir ; je dirai, par exemple, que je me dois à moi-même de développer les dispositions qui me rendent propre à la vie de société, etc. (de me cultiver).
  2. Le principe qu’on ne doit faire en aucune chose ni trop ni trop peu, ne signifie rien, car c’est une proposition tautologique. Qu’est-ce que trop faire ? Réponse : plus qu’il n’est bon. Qu’est-ce que faire trop peu ? Réponse : moins qu’il n’est bon. Que veut dire je dois (faire ou éviter quelque chose) ? Réponse : il n’est pas bon (il est contraire au devoir) de faire plus ou moins qu’il n’est bon. Si c’est là la sagesse pour laquelle il nous faut remonter aux anciens (à Aristote entre autres), comme à des esprits qui étaient plus près de la source, nous avons été fort malavisés en consultant de tels oracles. — Il n’y a pas de milieu entre la véracité et le mensonge (comme contradictorie opposita), mais bien entre cette franchise qui consiste à tout dire [Offenherzigkeit], et cette réserve [Zurückhaltung] qui consiste à ne pas dire, en exprimant sa pensée, toute la vérité, quoique tout ce que l’on dise soit vrai (contrarie opposita). Or il semble tout naturel de demander à la doctrine de la vertu de nous indiquer ce milieu. Mais elle ne le peut pas, car ces deux devoirs de vertu ont une certaine latitude d’application (latitudinem), et ce qu’il faut faire ne peut être déterminé par le jugement que d’après les règles de la prudence (les règles pragmatiques), et non d’après celles de la moralité (les règles morales), c’est-à-dire comme un devoir large (officium latum), et non comme un devoir étroit (officium strictum). C’est pourquoi celui qui suit les principes de la vertu peut bien commettre une faute (peccatum) en faisant plus ou moins que ne le prescrit la prudence ; mais on ne saurait lui reprocher comme un vice de s’attacher fermement à ces principes, et, pris à la lettre, ces vers d’Horace sont radicalement faux :
    Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,
    Ultra quam satis est virtutem si petat ipsam.

    Mais sapiens ne signifie ici qu’un homme prudent (prudens), qui ne rêve pas une perfection de vertu, idéal dont nous devons tendre à nous rapprocher, mais que nous ne pouvons nous flatter d’atteindre, car cela est au-dessus des forces humaines, et il faut bien se garder d’une présomption déraisonnable (fantastique). Autrement, dire qu’on peut être trop vertueux, c’est-à-dire trop attaché à son devoir, reviendrait presque à dire qu’on peut rendre un cercle trop rond ou trop droite une ligne droite.

  3. La double personnalité que l’homme, qui s’accuse et se juge dans sa conscience, doit concevoir en lui-même ; ce double moi, qui d’un côté se voit forcé de comparaître en tremblant devant la barre d’un tribunal, dont la garde lui est confiée à lui-même, et qui, de l’autre, y exerce, en vertu d’une autorité naturelle, la fonction de juge:c’est là une chose qui a besoin d’être expliquée, afin que l’on ne puisse reprocher à la raison de tomber en contradiction avec elle-même. — Moi, accusateur et accusé tout à la fois, je suis bien le même homme (numero idem) ; mais, comme sujet de la législation morale, de celle qui dérive du concept de la liberté, et où l’homme est soumis à une loi qu’il se donne à lui-même (homo noumenon), je dois me considérer comme étant un autre être que l’homme sensible et doué de raison (specie diversus), mais seulement au point de vue pratique ; — car sur la relation causale de l’intelligible avec le sensible, la théorie ne nous apprend rien ; — et cette distinction spécifique est celle des facultés (supérieures et inférieures) qui caractérisent l’homme. C’est le premier homme qui est l’accusateur, et le second qui est juridiquement chargé de la défense de l’accusé (qui est son avocat). Une fois la cause entendue, le juge intérieur, comme une personne investie de la puissance, prononce la sentence sur le bonheur ou le malheur qui doit être la conséquence morale de l’action ; mais sous ce rapport nous ne pouvons, au moyen de notre raison, suivre plus loin la puissance de ce juge interne (considéré comme maître du monde), et nous ne pouvons que respecter son jubeo ou son veto absolu.