Doctrine de la vertu/Première partie

Doctrine de la vertu
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 69-162).


DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE.




LIVRE PREMIER.
DES DEVOIRS ENVERS SOI-MÊME EN GÉNÉRAL.




INTRODUCTION.
§ 1.
Le concept d’un devoir envers soi-même renferme (au premier aspect) une contradiction.


Si l’on entend le moi obligeant dans le même sens que le moi obligé, le concept du devoir envers soi-même est contradictoire. En effet le concept du devoir implique celui d’une contrainte passive (je deviens obligé). Mais d’un autre côté, comme il s’agit ici d’un devoir envers moi-même, je me représente comme obligeant, par conséquent dans une contrainte active (moi, le même sujet, je suis celui qui oblige) ; et la proposition qui exprime un devoir envers soi-même (je dois m’obliger moi-même) renfermerait une obligation d’être obligé (une obligation passive, qui serait en même temps, le rapport étant toujours pris dans le même sens, une obligation active), c’est-à-dire une contradiction. — On peut encore mettre cette contradiction en lumière, en faisant remarquer que l’obligeant (auctor obligationis) peut toujours délier l’obligé (subjectum obligationis) de l’obligation (terminus obligationis), et que, par conséquent, si tous deux sont un seul et même sujet, l’obligeant n’est point lié par un devoir qu’il s’impose à lui-même.


§ 2.


Il y a pourtant des devoirs de l’homme envers lui-même


Supposez en effet qu’il n’y eût pas de devoirs de cette espèce, il n’y en aurait d’aucune espèce, pas même d’extérieurs. — Car je ne puis me reconnaître obligé envers les autres qu’autant que je m’oblige en même temps moi-même, puisque la loi par laquelle je me regarde comme obligé émane dans tous les cas de ma propre raison pratique, par laquelle je suis contraint, et que je suis ainsi par rapport à moi-même celui qui contraint[Note de l’auteur 1].


§ 3.


Solution de cette apparente antinomie.


Dans la conscience d’un devoir envers lui-même, l’homme se considère, en tant que sujet de ce devoir, sous un double point de vue : d’abord comme être sensible[1], c’est-à-dire comme homme (comme être faisant partie de l’espèce animale), et ensuite comme être rationnel[2] (je ne dis pas seulement comme être raisonnable[3], car la raison pourrait bien être aussi, comme faculté théorétique, l’attribut d’un être corporel vivant), c’est-à-dire comme un être qu’aucun sens ne peut atteindre, et qui ne se révèle que dans des rapports pratiques, où l’incompréhensible attribut de la liberté se manifeste par l’influence de la raison sur la volonté à laquelle elle dicte des lois intérieures.

Or l’homme, comme être physique[4] raisonnable (homo phænomenon), peut être déterminé par sa raison, comme par une cause, à produire des actions dans le monde sensible, et ici le concept de l’obligation ne se montre point encore. Mais le même être, considéré dans sa personnalité, c’est-à-dire comme un être doué de liberté intérieure (homo noumenon) est capable d’obligation, et en particulier d’obligation envers lui-même (envers l’humanité dans sa personne). C’est ainsi que l’homme (considéré sous ce double rapport) peut, sans contradiction, reconnaître un devoir envers lui-même, puisque le concept de l’homme n’est pas pris dans un seul et même sens.


§ 4.


Du principe de la division des devoirs envers soi-même.


On ne peut établir cette division que relativement à l’objet du devoir, et non relativement au sujet qui s’oblige. Le sujet obligé aussi bien que le sujet obligeant n’est toujours que l’homme, et quoique, au point de vue théorétique, il soit permis de distinguer dans l’homme l’âme et le corps comme deux qualités différentes de la nature humaine, il n’est point permis pourtant de les considérer comme deux substances différentes obligeant l’homme, et de diviser en conséquence les devoirs de l’homme envers lui-même en devoirs envers son corps, et devoirs envers son âme. — Ni l’expérience, ni aucune conclusion de la raison ne nous apprennent suffisamment s’il y a dans l’homme une âme (c’est-à-dire si en lui réside un principe distinct du corps et capable de penser indépendamment du corps, ce que l’on appelle une substance spirituelle), ou si au contraire la vie n’est pas une propriété de la matière ; et quand même la première hypothèse serait bien établie, on ne concevrait pas encore des devoirs de l’homme envers un corps (comme envers un sujet obligeant), quoique ce corps fût celui de l’homme.

1. Il n’y aura donc qu’une division objective des devoirs envers soi-même, que l’on divisera d’après leur forme[5] et leur matière[6] ; les uns restrictifs (ou négatifs), les autres extensifs (positifs). Les premiers défendent à l’homme d’agir contre la fin de sa nature, et par conséquent ne concernent que la conservation morale de soi-même ; les seconds ordonnent de se proposer pour but un certain objet de la volonté, et tendent au perfectionnement de soi-même. Les uns et les autres, soit comme devoirs d’omission (sustine et abstine), soit comme devoirs d’action (viribus concessis utere), se rattachent à la vertu, car ce sont également des devoirs de vertu. Les premiers se rapportent à la santé[7] morale (ad esse) de l’homme, considéré comme objet des sens extérieurs à la fois et du sens intime, et ont pour but la conservation de sa nature dans toute sa perfection (comme réceptivité). Les seconds tendent à la richesse[8] morale (ad melius esse ; opulentia moralis), qui consiste dans la possession de la faculté de suffire à toutes les fins, en tant que cette faculté peut être acquise, et qu’elle rentre dans la culture de soi-même (comme perfection active). — Le premier principe des devoirs envers soi-même est exprimé par cette sentence : Vis conformément à la nature (naturæ convenienter vive), c’est-à-dire conserve-toi dans la perfection de ta nature ; le second, dans celle-ci : Rends-toi plus parfait que ne t’a fait la nature (perfice te ut finem ; perfice te ut medium).

2. Il y a aussi une division subjective des devoirs de l’homme envers lui-même, c’est-à-dire une division suivant laquelle le sujet du devoir (l’homme) se considère lui-même, soit comme être animal (physique) et en même temps moral, soit simplement comme être moral.

Or, en ce qui concerne l’animalité de l’homme, il faut reconnaître trois espèces de penchants de la nature ; à savoir : A, le penchant par lequel la nature tend à la conservation de soi-même ; B, celui par lequel elle tend à la conservation de l’espèce ; C, le penchant par lequel elle tend à la conservation de notre faculté de faire un usage convenable de nos forces et de nous procurer les jouissances de la vie animale. — Les vices qui sont ici opposés aux devoirs de l’homme envers lui-même sont : le suicide, l’abus de l’appétit du sexe, et celui des jouissances de la table (qui affaiblit en nous la faculté de faire un usage convenable de nos forces).

Quant à ce qui concerne les devoirs de l’homme envers lui-même, considéré comme être purement moral (abstraction faite de son animalité), ils consistent dans une condition formelle[9], dans l’accord des maximes de sa volonté avec la dignité de l’humanité qui réside en sa personne ; par conséquent dans la défense de se dépouiller soi-même de la prérogative d’être moral, c’est-à-dire de la faculté d’agir suivant des principes, c’est-à-dire encore de la liberté intérieure, et de se rendre ainsi le jouet des penchants de la nature, ou de faire de soi une chose. — Les vices opposés à ces devoirs sont le mensonge, l’avarice et la fausse humilité (la bassesse). Ces vices supposent des principes directement contraires (par leur forme même) au caractère de l’homme, comme être moral, c’est-à-dire à la liberté intérieure, à la dignité naturelle de l’homme ; c’est-à-dire que celui s’y livre a pour principe de n’en avoir point, et par conséquent de n’avoir point de caractère, ou de s’avilir et de se rendre un objet de mépris. — La vertu qui est opposée à tous ses vices pourrait s’appeler honneur[10] (honestas interna, justum sui æstimium), sorte de façon de penser qui est entièrement différente de l’ambition (ambitio), laquelle peut aussi être très-vile ; mais nous la retrouverons plus tard, sous ce titre même, d’une manière particulière.




PREMIÈRE DIVISION.


DES DEVOIRS PARFAITS ENVERS SOI-MÊME.




CHAPITRE PREMIER.
des devoirs de l’homme envers lui-même en tant qu’être animal.


§ 5.


Le premier, sinon le plus important devoir de l’homme envers lui-même, au point de vue de son animalité, est la conservation de lui-même, comme être animal.

Le contraire de ce devoir est la destruction volontaire, ou faite de propos délibéré, de sa nature animale, et cette destruction peut être ou entière ou simplement partielle. — Dans le premier cas, elle prend le nom de suicide (autochiria, suicidium) ; dans le second, elle se subdivise en mutilation matérielle, comme lorsqu’on se prive de certaines parties intégrantes, de certains organes, et en abrutissement formel, comme quand on se prive (pour toujours ou pour un temps) de la faculté de faire physiquement (et par là aussi, d’une manière indirecte, moralement) usage de ses forces. Comme dans ce chapitre il ne s’agit que de devoirs négatifs, et par conséquent d’omissions, les articles des devoirs envers soi-même doivent être ici dirigés contre les vices opposés à ces devoirs.




ARTICLE PREMIER.


Du suicide.


§ 6.


La mort volontaire[11] ne peut être appelée suicide[12] (homicidium dolosum) qu’autant qu’on peut prouver qu’elle est en général un crime commis, ou bien simplement sur notre propre personne, ou bien aussi sur la personne d’autrui par le moyen de la nôtre (comme par exemple quand une femme enceinte se donne la mort).

Le suicide est un crime (un meurtre). On peut le considérer aussi comme une transgression de notre devoir envers les autres hommes (comme de celui des époux les uns envers les autres, ou des parents envers les enfants, ou des sujets envers leurs magistrats, ou envers leurs concitoyens ; ou bien encore comme une transgression de notre devoir envers Dieu, en ce sens que l’homme abandonne par là, sans en avoir été relevé, le poste qui lui a été confié en ce monde) ; – mais la question ici est uniquement de savoir si le suicide est une violation du devoir envers soi-même, si, même en laissant de côté toutes les autres considérations, l’homme est obligé de conserver sa vie par cela seul qu’il est une personne, et s’il doit reconnaître là un devoir (et même un devoir strict) envers lui-même.

Il semble absurde que l’homme puisse se faire une offense à lui-même (volenti non fit injuria). Aussi le stoïcien regardait-il comme une prérogative de sa personnalité (de la personnalité du sage) de pouvoir sortir à son gré et tranquillement de la vie (comme on sort d’une chambre pleine de fumée), sans y être poussé par aucun mal présent ou à venir, mais par cette seule raison qu’il ne peut plus être utile à rien en ce monde. — Mais ce courage, cette force d’âme qui nous fait braver la mort et nous révèle quelque chose que l’homme peut estimer encore plus que la vie, aurait dû être pour lui une raison d’autant plus forte de ne pas détruire en lui un être doué d’une puissance si grande, si supérieure aux mobiles sensibles les plus puissants, et par conséquent de ne pas se priver de la vie.

L’homme ne peut abdiquer sa personnalité tant qu’il y a des devoirs pour lui, et par conséquent tant qu’il vit ; et il y a contradiction à lui accorder le droit de s’affranchir de toute obligation, c’est-à-dire d’agir aussi librement que s’il n’avait besoin pour cela d’aucune espèce de droit. Anéantir dans sa propre personne le sujet de la moralité, c’est extirper du monde, autant qu’il dépend de soi, l’existence de la moralité même, laquelle est pourtant une fin en soi ; par conséquent disposer de soi comme d’un pur instrument pour une fin arbitraire, c’est rabaisser l’humanité dans sa personne (homo noumenon), à laquelle pourtant était confiée la conservation de l’homme (homo phænomenon).

Se priver d’une partie intégrante, d’un organe (se mutiler), par exemple donner ou vendre une de ses dents pour qu’elle aille orner les gencives d’un autre, ou se soumettre à la castration pour devenir un chanteur plus recherché, etc., c’est commettre un suicide partiel. Mais il n’en est pas de même de l’amputation d’un membre gangréné, ou qui menace de le devenir et met la vie en danger. On ne peut considérer non plus comme un crime envers sa propre personne l’action de couper quelque partie du corps qui n’est point un organe, comme les cheveux par exemple, quoique cette dernière action ne soit pas tout à fait innocente quand elle a pour but un gain extérieur.

Questions casuistiques.


Est-ce un suicide que de se dévouer (comme Curtius) à une mort certaine pour sauver la patrie ? — D’un autre côté, le martyre volontaire, qui consiste à se sacrifier au salut de l’humanité en général, doit-il être pris aussi, comme l’action précédente, pour un acte héroïque ?

Est-il permis de prévenir par le suicide une injuste condamnation à mort prononcée par son souverain ? — Même dans le cas où celui-ci le permettrait (comme fit Néron pour Sénèque) ?

Peut-on faire un crime à un grand monarque, mort depuis peu, d’avoir porté sur lui un poison très-subtil, sans doute afin de n’être pas obligé, s’il venait à être fait prisonnier dans la guerre qu’il dirigeait en personne, d’accepter pour sa rançon des conditions onéreuses à son pays ? Car on peut lui supposer cette intention, et il n’est pas nécessaire de ne voir là-dessous que de l’orgueil.

Un homme qui a été mordu par un chien enragé, sentant déjà en lui l’hydrophobie et sachant qu’il n’y a pas d’exemple que quelqu’un en soit revenu, s’est tué, afin, comme il le dit dans un écrit trouvé après sa mort, de ne pas causer, dans les transports de la rage (dont il éprouve déjà les premiers accès), le malheur d’autres hommes ; on demande s’il a bien fait d’agir ainsi.

Celui qui se résout à se faire vacciner met sa vie en danger, quoiqu’il agisse ainsi afin de la conserver, et il se met, vis-à-vis de la loi du devoir, dans un cas beaucoup plus embarrassant que le navigateur, qui du moins ne fait pas la tempête à laquelle il s’expose, tandis que lui, il s’attire lui-même la maladie qui le met en danger de mort. La vaccination est-elle donc permise ?


ARTICLE II.
De la souillure de soi-même par la volupté.


§ 7.


De même que l’amour de la vie nous a été donné par la nature pour notre conservation personnelle, de même l’amour du sexe a été mis en nous pour la conservation de l’espèce. Chacun d’eux est une fin de la nature[13], par où l’on entend cette liaison de cause à effet, où, sans attribuer pour cela de l’intelligence à la cause, on la conçoit cependant, par analogie avec une cause intelligente, comme si elle produisait son effet avec intention. Or il s’agit de savoir si l’usage des facultés qui nous ont été données pour la conservation ou pour la reproduction de l’espèce est soumis, relativement à la personne même qui les possède, à une loi du devoir restrictive, ou si nous pouvons, sans manquer à un devoir envers nous-mêmes, nous servir de nos facultés sexuelles pour le seul plaisir physique et sans égard au but pour lequel elles nous ont été données. — On démontre dans la doctrine du droit que l’homme ne peut se servir d’une autre personne pour se procurer ce plaisir, que sous la condition expresse d’un pacte juridique, où deux personnes contractent des obligations réciproques. Mais ici la question est de savoir si, par rapport à cette jouissance, il y a un devoir envers soi-même dont la transgression souille[14] (je ne dis pas seulement ravale[15]) l’humanité dans sa propre personne. Le penchant à ce plaisir s’appelle amour de la chair[16] (ou simplement volupté). Le vice qui en résulte se nomme impudicité[17], et la vertu opposée à ce vice, chasteté[18]. Lorsque l’homme est poussé à la volupté, non par un objet réel, mais par une fantaisie qu’il se crée à lui-même, et qui par conséquent est contraire au but de la nature, on dit alors que la volupté est contre nature[19]. Elle est même contraire à une fin de la nature, qui est encore plus importante que celle même de l’amour de la vie, car celle-ci ne regarde que la conservation de l’individu, tandis que la première regarde celle de l’espèce. —

Que cet usage contre nature (par conséquent cet abus) des organes sexuels soit une violation du devoir envers soi-même, et même un des plus graves manquements à la moralité, c’est ce que chacun reconnaît aussitôt qu’il y songe, et même la seule pensée d’un pareil vice répugne à tel point que l’on regarde comme immoral de l’appeler par son nom, tandis qu’on ne rougit pas de nommer le suicide, et que l’on n’hésite pas le moins du monde à le montrer aux yeux dans toute son horreur (in specie facti). Il semble qu’en général l’homme se sente honteux d’être capable d’une action qui rabaisse sa personne au-dessous de la brute. Bien plus, a-t-on à parler, dans une société honnête, de l’union sexuelle (et en soi purement animale) que le mariage autorise, il y faut mettre une certaine délicatesse et y jeter un voile.

Mais il n’est pas aussi aisé de trouver la preuve rationnelle[20] qui démontre que cet usage contre nature des organes sexuels, et aussi celui qui, sans être contre nature, n’a pas pour fin celle de la nature même, sont inadmissibles, comme étant une violation (et même, dans le premier cas, une violation extrêmement grave) du devoir envers soi-même. — Cette preuve se fonde sans doute sur ce que l’homme rejette ainsi (avec dédain) sa personnalité, en se servant de lui-même comme d’un moyen pour satisfaire un appétit brutal. Mais on n’explique point par là comment le vice contre nature dont il s’agit ici est une si haute violation de l’humanité dans notre propre personne, qu’il semble surpasser, quant à la forme (l’intention), le suicide lui-même. N’est-ce pas que rejeter fièrement sa vie comme un fardeau, ce n’est pas du moins s’abandonner lâchement aux inclinations animales, et que cette action exige un certain courage, où l’homme montre encore du respect pour l’humanité dans sa propre personne, tandis que ce vice qui consiste à se livrer tout entier au penchant animal, fait de l’homme un instrument de jouissance, et par cela même une chose contre nature, c’est-à-dire un objet de dégoût, et lui ôte tout le respect qu’il se doit à lui-même ?


Questions casuistiques.


La fin de la nature dans la cohabitation des sexes est la propagation, c’est-à-dire la conservation de l’espèce ; on ne doit donc pas au moins agir contre cette fin. Mais est-il permis de se livrer à cette cohabitation (même dans le mariage), sans avoir égard à cette fin ?

Par exemple pendant le temps de la grossesse, ou quand (par l’effet de l’âge ou de la maladie) la femme est devenue stérile, ou quand elle ne se sent aucun goût pour l’acte conjugal, n’est-il pas contraire au but de la nature, et par conséquent aussi au devoir envers soi-même, comme cela est vrai du plaisir contre nature, de faire usage de ses organes sexuels ? Ou bien n’y a-t-il pas ici une loi de la raison moralement pratique, qui, dans la collision de ses principes de détermination, permette (par une sorte d’indulgence) quelque chose d’illicite en soi, afin d’empêcher ainsi un mal plus grand encore ? — Sur quoi se fonde-t-on pour traiter de rigorisme[21] (sorte de pédanterie relative à la pratique des devoirs considérés dans ce qu’ils peuvent avoir de large) la limitation d’une obligation large, et pour accorder une certaine latitude aux appétits animaux, au risque de manquer à la loi de la raison ?

L’appétit du sexe s’appelle aussi l’amour (dans le sens le plus étroit de ce mot), et il est dans le fait le plus grand plaisir qui puisse être produit par un objet des sens. – Ce n’est pas simplement un plaisir sensible, comme celui que nous trouvons en des objets qui nous plaisent par la seule réflexion qu’ils occasionnent en nous (la propriété d’éprouver ce plaisir est ce qu’on appelle le goût) ; mais c’est le plaisir de jouir d’une autre personne, et par conséquent c’est un plaisir qui se rattache à la faculté de désirer, et même au plus haut degré de cette faculté, à la passion. On ne saurait d’ailleurs le rapporter ni à l’amour de la bienfaisance ni à celui de la bienveillance, — car tous deux détournent plutôt du plaisir de la chair ; c’est un plaisir d’une espèce particulière (sui generis). Mais l’ardeur[22] qu’il excite n’a proprement rien de commun avec l’amour moral, quoiqu’il puisse s’allier étroitement avec celui-ci, lorsque la raison pratique y intervient avec ses conditions restrictives.


ARTICLE III.


De l’abrutissement de soi-même par l’usage immodéré de la boisson ou de la nourriture.


§ 8.


Le vice qui consiste dans cette sorte d’intempérance n’est point ici jugé d’après le dommage qu’il cause à l’homme, ou d’après les douleurs corporelles et même les maladies qu’il lui attire ; car ce serait alors un principe de bien-être et de commodité[23] (par conséquent de bonheur), qui nous ferait résister à ce vice, et un pareil principe ne peut jamais fonder un devoir, mais seulement une règle de prudence ; du moins ne serait-ce pas le principe d’un devoir direct.

L’intempérance animale dans la jouissance des aliments est un abus de nos moyens de jouissance qui entrave ou épuise la faculté que nous avons d’en faire un usage intellectuel. L’ivrognerie[24] et la gourmandise[25] sont les vices qui se placent sous cette rubrique. Dans l’état d’ivresse l’homme ressemble plutôt à une brute qu’à un homme ; en se gorgeant de nourriture et de boisson, il se rend incapable pour un certain temps d’actions qui exigent de l’adresse et de la réflexion dans l’emploi de ses facultés. — Il est évident que c’est violer un devoir envers soi-même que de se mettre dans un pareil état. Le premier de ces deux états d’abrutissement, qui ravalent l’homme au-dessous même de la nature animale, est ordinairement l’effet de boissons fermentées ou d’autres moyens de s’étourdir, comme l’opium et d’autres produits du règne végétal, et il le séduit en lui apportant pour un moment, avec l’oubli de ses soucis, un rêve de bonheur et même des forces imaginaires ; mais malheureusement l’ivresse amène à sa suite l’abattement et la faiblesse, et, ce qui est le pire, la nécessité d’y recourir de nouveau et toujours davantage. La gourmandise mérite plus encore d’étre mise au rang des jouissances animales, car elle n’occupe que les sens, qu’elle laisse dans un état tout passif, et elle n’excite pas le moins du monde l’imagination comme il arrive dans le cas précédent, où il y a encore place pour un jeu actif de représentations ; elle est donc encore plus voisine de la jouissance brutale.


Questions casuistiques.


Ne saurait-on, sinon à titre de panégyriste du vin, du moins à titre d’apologiste, en permettre un usage voisin de l’ivresse, par cette raison qu’il anime la conversation entre les convives et pousse ainsi les cœurs à s’ouvrir ? — Ou peut-on lui accorder le mérite d’opérer ce qu’Horace vante dans Caton, virtus ejus incaluit mero ?[26] – Mais comment fixer une mesure à celui qui est sur le point de tomber dans un état où ses yeux ne seront plus capables de rien mesurer ? L’usage de l’opium et de l’eau-de-vie, comme moyens de jouissance, est voisin de l’abrutissement ; car, dans ce bien-être imaginaire qu’il leur apporte, il rend les hommes muets, taciturnes, concentrés ; il n’est donc permis qu’à titre de remède. — Le mahométisme, qui interdit absolument le vin, a été par conséquent très-malavisé, en permettant l’opium.

Les banquets, tout en nous invitant formellement à l’intempérance dans les deux espèces de jouissance dont il s’agit ici, ont pourtant, outre l’agrément purement physique qu’ils procurent, quelque chose qui tend à une fin morale, à savoir de retenir ensemble un certain nombre d’hommes et d’entretenir entre eux une longue communication. Toutefois, comme une grande réunion d’hommes (quand elle dépasse le nombre des muses, comme dit Chesterfield) ne permet guère de communiquer entre soi (sinon avec ses plus proches voisins), et que par conséquent les moyens vont ici contre la fin, il y a toujours là une excitation à l’immoralité, c’est-à-dire à l’intempérance et à l’oubli du devoir envers soi-même. Je ne parle pas des incommodités physiques qui pourraient résulter pour nous des excès de la table et dont les médecins nous guériraient peut-être. Jusqu’où s’étend la faculté morale de céder à ces invitations à l’intempérance ?







CHAPITRE SECOND.
DES DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME, EN TANT QU’ÊTRE MORAL.
Ils sont opposés aux vices du mensonge, de l’avarice et de la fausse humilité (de la bassesse).

ARTICLE PREMIER.
Du mensonge.
§ 9.

La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même, considéré simplement comme être moral (envers l’humanité qui réside en sa personne), c’est le contraire de la véracité, c’est-à-dire le mensonge (aliud lingua promptum, aliud pectore inclusum gerere). Il est de soi-même évident que toute fausseté volontaire dans l’expression de ses pensées (qui dans la doctrine du droit ne prend le nom de mensonge que quand elle porte atteinte au droit d’autrui), encourt inévitablement cette dure qualification dans l’éthique, pour qui l’absence de tout dommage ne légitime point une chose mauvaise en soi. Le déshonneur (qui consiste à devenir un objet de mépris moral) suit le mensonge, et accompagne le menteur comme son ombre. — Le mensonge peut être extérieur (mendacium externum), ou intérieur. Par le premier, l’homme se rend méprisable aux yeux des autres ; par le second, ce qui est encore pis, il se rend méprisable à ses propres yeux, et offense la dignité de l’humanité dans sa personne. Nous n’avons à tenir compte ni du tort que le mensonge peut causer aux autres hommes, puisque ce n’est pas là ce qui fait le caractère propre de ce vice (autrement il ne serait autre chose que la violation d’un devoir envers autrui), ni de celui que le menteur peut se faire à lui-même, car, considéré comme un défaut de prudence, il serait en contradiction avec les maximes pragmatiques[27] mais non avec les maximes morales, et par conséquent il ne pourrait être considéré comme la transgression d’un devoir. — Le mensonge est l’avilissement et comme l’anéantissement de la dignité humaine. Un homme qui ne croit pas lui-même ce qu’il dit à un autre (fût-ce à une personne idéale), a encore moins de valeur que n’en a une simple chose ; car quelqu’un peut tirer parti de l’utilité de cette chose, puisque c’est un objet réel qui lui est donné, tandis que, si en prétendant communiquer à un autre ses pensées, on se sert de mots qui signifient (à dessein) le contraire de ce que l’on pense, on se propose une fin qui va directement contre la destination naturelle de la faculté de communiquer ses pensées, et par conséquent on abdique sa personnalité ; aussi le menteur est-il moins un homme véritable que l’apparence trompeuse d’un homme. — La véracité dans les déclarations s’appelle aussi loyauté[28] ; quand il s’agit de promesse, probité[29], et en général bonne foi[30].

Le mensonge (dans le sens que l’éthique attache à ce mot[31]), comme fausseté volontaire en général, n’a pas besoin d’être nuisible aux autres pour être déclaré condamnable ; car, à ce point de vue, il serait une violation du droit d’autrui. Il peut bien avoir uniquement pour cause la légèreté, ou un bon naturel ; on peut même s’y proposer une fin réellement bonne ; toujours le moyen qu’on emploie est-il par sa seule forme une offense faite par l’homme à sa propre personne, et une indignité qui le doit rendre méprisable à ses propres yeux.

Il est facile de prouver la réalité de beaucoup de mensonges intérieurs dont les hommes se rendent coupables ; mais il semble plus difficile d’en expliquer la possibilité, parce qu’il semble qu’il faille absolument une seconde personne qu’on ait l’intention de tromper, et que se tromper volontairement soi-même soit une chose contradictoire en soi.

L’homme, en tant qu’être moral (homo noumenon), ne peut se servir de lui-même, en tant qu’être physique (homo phænomenon), comme d’un pur moyen (d’une machine à paroles[32]), qui ne serait point assujetti à la fin intérieure de la faculté de communiquer ses pensées ; il est soumis au contraire à la condition de rester d’accord avec lui-même dans la déclaration (declaratio) de ses pensées, et il est obligé envers lui-même à la véracité. — Il se ment à lui-même, par exemple, lorsqu’il fait semblant de croire à un juge futur du monde, tandis qu’il ne trouve pas réellement en lui cette croyance, mais qu’il se persuade qu’il n’a rien à perdre, mais tout à gagner à professer cette foi en se plaçant par la pensée devant celui qui sonde les cœurs, afin d’obtenir ainsi sa faveur dans tous les cas. Il se ment encore à lui-même lorsque, sans mettre en doute l’existence de ce juge suprême, il se flatte d’obéir à sa loi par respect pour elle, tandis qu’il ne sent en lui d’autre mobile que la crainte du châtiment.

Le défaut de pureté[33] en matière de conscience n’est autre chose qu’un manque de délicatesse de conscience[34], c’est-à-dire de sincérité dans la confession que l’on fait devant son juge intérieur, qu’on se représente comme une autre personne. Par exemple, à traiter les choses à l’extrême rigueur, c’est déjà tomber dans un défaut de ce genre, que de prendre, par amour de soi, un désir pour le fait même, parce qu’il a pour objet une fin bonne en elle-même. Le mensonge intérieur, qui pourtant est contraire au devoir de l’homme envers lui-même, reçoit ici le nom de faiblesse ; elle est semblable à celle d’un amant à qui son désir de ne trouver que des qualités dans la femme qu’il aime rend invisibles les défauts les plus saillants. — Cependant ce manque de sincérité dans les jugements que l’on porte sur soi-même mérite le blâme le plus sévère ; car, dès qu’une fois le principe suprême de la véracité a été ébranlé, le fléau de la dissimulation (qui semble avoir ses racines dans la nature humaine) ne tarde pas à s’étendre jusque dans nos relations avec les autres hommes.

REMARQUE.
Il est digne de remarque que la Bible date le premier crime par lequel le mal est entré dans le monde, non du fratricide (du meurtre de Caïn), mais du premier mensonge (parce que la nature même se soulève contre ce crime), et qu’elle désigne comme l’auteur de tout mal le menteur primitif, le père des mensonges. La raison ne peut d’ailleurs donner aucune autre explication de ce penchant de l’homme à la fourberie[35], qui doit pourtant avoir précédé. C’est qu’on ne saurait déduire et expliquer un acte de la liberté (comme un effet physique) par la loi naturelle de l’enchaînement des effets et des causes, qui sont des phénomènes.


Questions casuistiques.


Peut-on regarder comme un mensonge la fausseté que l’on commet par pure politesse (par exemple, le très-obéissant serviteur que l’on écrit au bas d’une lettre) ? Personne n’est trompé par là. — Un auteur demande à un de ses lecteurs : Que pensez-vous de mon ouvrage ? On pourrait bien faire une réponse illusoire, et l’on se moquerait ainsi d’une question aussi insidieuse, mais qui a toujours la présence d’esprit nécessaire ? La moindre hésitation à répondre est déjà une offense pour l’auteur ; faut-il donc le complimenter de bouche ?

Si je dis une chose fausse dans des affaires importantes, où le mien et le tien sont en jeu, dois-je répondre de toutes les conséquences qui peuvent en résulter ? Par exemple, un maître a ordonné à son domestique de répondre, si quelqu’un venait le demander, qu’il n’est pas à la maison. Le domestique suit cet ordre ; mais il est cause par là que son maître s’étant évadé, commet un grand crime, ce qu’aurait empêché la force armée envoyée pour l’appréhender. Sur qui retombe ici la faute, suivant les principes de l’éthique ? Sans doute aussi sur le domestique, qui a violé ici un devoir envers lui-même par un mensonge, dont sa propre conscience doit lui reprocher les conséquences.



ARTICLE II.
De l’avarice.


§ 10.


J’entends ici par ce mot, non la cupidité[36] (le penchant à étendre ses moyens d’existence au delà des bornes du véritable besoin), car celle-ci peut être considérée comme une simple transgression d’un devoir envers autrui (du devoir de la bienfaisance), mais la parcimonie[37], qui, lorsqu’elle est honteuse, prend le nom de lésinerie ou de ladrerie[38], et je ne la considère point en tant qu’elle est une négligence de notre devoir de charité envers autrui, mais en tant que, restreignant la jouissance personnelle des moyens d’existence jusqu’au-dessous de la mesure du véritable besoin, elle est une violation du devoir envers soi-même. La condamnation de ce vice peut servir d’exemple pour montrer clairement combien il est inexact de définir les vertus ainsi que les vices par le simple degré, et combien est oiseux le principe d’Aristote, que la vertu consiste à tenir le milieu entre deux vices.

Si en effet je considérais la bonne économie domestique[39] comme un juste milieu entre la prodigalité et l’avarice, et que ce milieu fût déterminé par le degré, on ne pourrait aller d’un vice au vice contraire (contrarie opposito) qu’en passant par la vertu ; celle-ci ne serait plus alors qu’un vice diminué ou plutôt un vice défaillant, et la conséquence serait que, dans le cas présent, le véritable devoir de vertu consisterait à ne faire aucun usage des moyens de jouir de la vie.

Ce n’est pas la mesure de la pratique des maximes morales, mais leur principe objectif qu’il faut prendre pour critérium, quand on veut distinguer un vice de la vertu. – La maxime de la cupidité prodigue[40] est de ne se procurer tous les moyens de bien vivre qu’en vue de la jouissance. — Celle de l’avarice[41] est au contraire d’acquérir et de conserver tous ces moyens, en se proposant uniquement pour but la possession et en s’interdisant la jouissance.

Le caractère propre de cette dernière espèce de vice est ce principe arrêté de posséder les moyens d’arriver à toutes sortes de fins, mais à la condition de renoncer à faire usage d’aucun, et de se priver de tout ce qui peut rendre la vie agréable et douce : ce qui est directement contraire au devoir envers soi-même, au point de vue de la fin[Note de l’auteur 2]. La prodigalité et l’avarice ne diffèrent donc pas simplement par le degré, mais spécifiquement, c’est-à-dire par les maximes opposées sur lesquelles elles se fondent.


Questions casuistiques.


Comme il ne s’agit ici que de devoirs envers soi-même, et que la cupidité (le désir insatiable d’acquérir) en vue de la dépense, de même que l’avarice (la crainte la dépense), ont leur fondement dans l’amour de soi (solipsismus), et ne paraissent condamnables que parce qu’elles conduisent à l’indigence, la prodigalité à une indigence inattendue, l’avarice à une indigence volontaire (puisqu’elle suppose la résolution de vivre misérablement), — la question est de savoir si l’une comme l’autre ne mériteraient pas plutôt le titre d’imprudence que celui de vice, et si par conséquent elles ne sont pas tout à fait en dehors de la sphère des devoirs envers soi-même. Mais l’avarice n’est pas seulement une économie mal entendue ; elle est une soumission servile de soi-même aux biens de la fortune, qui ne nous permet plus d’en rester le maître, et qui est une transgression du devoir envers soi-même. Elle est opposée à la libéralité (liberalitas moralis) des sentiments en général[42] (je ne dis pas à la générosité[43], liberalitas sumptuosa, laquelle n’est que l’application de la première à un cas particulier), c’est-à-dire au principe de l’indépendance à l’égard de toute autre chose que la loi, et elle est ainsi une fraude dont l’homme se rend coupable envers lui-même. Mais qu’est-ce qu’une loi que le législateur intérieur ne sait où appliquer ? Dois-je diminuer mes dépenses de table ou mes dépenses extérieures ? dans la vieillesse ou dans la jeunesse ? ou l’économie est-elle en général une vertu ?




ARTICLE III.
De la fausse humilité.


§ 11.


L’homme considéré dans le système de la nature (homo phænomenon, animal rationale) est un être de médiocre importance, et il a une valeur vulgaire (pretium vulgare) qu’il partage avec les autres animaux que produit le sol. En outre, comme il s’élève au-dessus d’eux par l’intelligence et qu’il peut se proposer à lui-même des fins, il en tire une valeur intrinsèque d’utilité (pretium usus), qui fait qu’on préfère sous ce rapport un homme à un autre, c’est-à-dire que, dans les rapports des hommes considérés au point de vue animal ou comme choses, il a un prix analogue à celui d’une marchandise, mais inférieur pourtant à la valeur du moyen général d’échange, de l’argent, dont le prix est pour cette raison considéré comme éminent (pretium eminens).

Mais, considéré comme personne, c’est-à-dire comme sujet d’une raison moralement pratique, l’homme est au-dessus de tout prix ; car, à ce point de vue (homo noumenon), il ne peut être regardé comme un moyen pour les fins d’autrui, ou même pour ses propres fins, mais comme une fin en soi, c’est-à-dire qu’il possède une dignité (une valeur intérieure absolue), par laquelle il force au respect de sa personne toutes les autres créatures raisonnables, et qui lui permet de se mesurer avec chacune d’elles et de s’estimer sur le pied de l’égalité.

L’humanité qui réside en sa personne est l’objet d’un respect qu’il peut exiger de tout autre homme, mais dont il ne doit pas non plus se dépouiller. Il peut et il doit donc s’estimer d’après une mesure qui est à la fois petite et grande, suivant qu’il se considère comme être sensible (dans sa nature animale), ou comme être intelligible (dans sa nature morale). Mais, comme il ne doit pas se considérer seulement comme une personne en général, mais encore comme un homme, c’est-à-dire comme une personne ayant des devoirs envers elle-même, que lui impose sa propre raison, son peu de valeur[44] comme homme animal[45] ne saurait nuire à la conscience de sa dignité comme homme raisonnable[46], et il ne doit pas renoncer à cette estime morale qu’il peut avoir pour lui-même en cette dernière qualité. En d’autres termes, il ne doit pas poursuivre sa fin, qui est un devoir en soi, d’une manière basse et servile (anima servili), comme s’il s’agissait de solliciter une faveur : ce serait abdiquer sa dignité ; mais il doit toujours maintenir en lui la conscience de la noblesse de ses dispositions morales, et cette estime de soi est un devoir de l’homme envers lui-même.

La conscience et le sentiment de notre peu de valeur morale en comparaison de ce qu’exige la loi est l’humilité morale (humilitas moralis). Se persuader au contraire, faute de se comparer à la loi, que l’on possède cette valeur à un très-haut degré, c’est ce que l’on peut appeler l’orgueil de la vertu[47] (arrogantia moralis). — Rejeter toute prétention à quelque valeur morale que ce soit, dans l’espoir d’acquérir par là une valeur cachée, c’est une fausse humilité morale (humilitas moralis spuria) ou une bassesse d’esprit[48].

L’humilité qui consiste à faire peu de cas de soi-même en se comparant avec les autres hommes (même avec tout être fini en général, fût-ce un ange) n’est pas un devoir ; bien au contraire tenter d’égaler les autres, ou même de les surpasser dans ce genre d’humilité, en se persuadant qu’on acquérera ainsi une plus grande valeur morale, c’est là une ambition[49] (ambitio) qui est directement contraire au devoir envers autrui. Mais rabaisser sa propre valeur morale, dans le dessein de se servir de ce moyen pour obtenir la faveur d’un autre (quel qu’il soit), cette action (l’hypocrisie et la flatterie[50]) est une fausse (une feinte) humilité, et, comme elle est un avilissement de la personnalité, elle est contraire au devoir envers soi-même. La véritable humilité doit être nécessairement le fruit d’une comparaison sincère et exacte de soi-même avec la loi morale (avec sa sainteté et sa sévérité) ; mais en même temps de ce que nous sommes capables d’une législation intérieure telle que l’homme (physique) se sent forcé de respecter l’homme (moral) dans sa propre personne, il suit que nous devons nous sentir élevés[51] et nous estimer hautement nous-mêmes, car, nous avons le sentiment d’une valeur intérieure (valor), qui nous met au-dessus de tout prix (pretium), et nous confère une dignité inaliénable (dignitas interna), bien propre à nous inspirer du respect (reverentia) pour nous-mêmes.


§ 12.


Ce devoir relatif à la dignité de l’humanité en nous, et qui par conséquent est un devoir envers nous-mêmes, peut se traduire d’une manière plus ou moins claire dans les préceptes suivants :

Ne soyez point esclaves des hommes. — Ne souffrez pas que vos droits soient impunément foulée aux pieds. – Ne contractez point de dettes, pour lesquelles vous n’offriez pas une entière sécurité. — Ne recevez point de bienfaits dont vous puissiez vous passer, et ne soyez ni parasites, ni flatteurs, ni (ce qui ne diffère du vice précédent que par le degré) mendiants. Soyez donc économes, afin de ne pas tomber dans la misère. — Les plaintes et les gémissements, même un simple cri arraché par une douleur corporelle, c’est déjà chose indigne de vous, à plus forte raison si vous avez conscience d’avoir mérité cette peine. Aussi un coupable ennoblit-il sa mort (en efface-t-il la honte) par la fermeté avec laquelle il meurt. – L’action de se mettre à genoux ou de se prosterner jusqu’à terre, n’eût-elle d’autre but que de représenter d’une manière sensible[52] l’adoration des choses célestes, est contraire à la dignité humaine. Il en est de même de la prière qu’on fait en présence de certaines images ; car alors vous vous humiliez non devant un idéal, que vous présente votre raison, mais devant une idole qui est votre propre ouvrage.

Questions casuistiques.


Le sentiment de la sublimité de notre destination, c’est-à-dire l’élévation d’âme[53] (elatio animi), qui porte si haut l’estime de soi-même, n’est-elle pas en nous trop voisine de la présomption[54] (arrogantia), qui est directement contraire à la véritable humilité (humilitas moralis), pour qu’il soit sage de nous y exciter, ne fissions-nous même que nous comparer avec les autres hommes et non avec la loi ? Ou au contraire l’abnégation de soi-même n’aurait-elle pas pour effet de donner aux autres une très-médiocre opinion de notre valeur personnelle, et n’est-elle pas ainsi contraire au devoir (de respect) envers soi-même ? Il semble dans tous les cas indigne d’un homme de s’humilier et de se courber devant un autre. Les hautes marques de respect dans les paroles et les manières, même à l’égard d’un homme qui n’a point d’autorité dans l’État, — les révérences, les compliments, les phrases de cour, qui indiquent avec une scrupuleuse exactitude la différence des rangs, mais qui n’ont rien de commun avec la politesse (laquelle est nécessaire même entre gens qui s’estiment également), le Toi, le Lui, le Vous, le Très-noble, le Très-haut, le Très-puissant[55] (ohe, jam satis est ! ) – sorte de pédanterie que les Allemands ont poussée plus loin que tous les autres peuples, excepté peut-être les castes indiennes, — tout cela n’est-il pas la preuve que le penchant à la servilité est très répandu parmi les hommes ? (Hæ nugæ in seria ducunt.) Celui qui se fait ver, peut-il ensuite se plaindre d’être écrasé ?




CHAPITRE TROISIÈME.




PREMIÈRE SECTION.


du devoir de l’homme envers lui-même, considéré comme juge naturel de lui-même.


§ 13.


Tout concept de devoir implique celui d’une contrainte objective exercée par la loi (comme par un impératif moral qui restreint notre liberté), et il appartient à l’entendement pratique qui fournit la règle ; mais l’imputabilité intérieure[56] d’un acte, comme cas soumis à la loi (in meritum aut demeritum) appartient au jugement (judicium), lequel, comme principe subjectif de l’imputabilité de l’action, décide au nom de la loi[57] si cette action a eu lieu ou non comme acte imputable[58] (comme action soumise à une loi), après quoi vient la décision de la raison (la sentence), qui joint à l’action son juste effet (la condamnation ou l’absolution). Et c’est ce qui se passe en justice (coram judicio), ou devant ce qu’on appelle le tribunal (forum) qui est comme une personne morale chargée de procurer à la loi son effet. — Ce tribunal intérieur que l’homme sent en lui ( « devant lequel ses pensées s’accusent ou se justifient mutuellement » ) est la conscience[59].

Tout homme a une conscience et se sent observé, menacé et en général tenu en respect (sorte d’estime mêlée de crainte) par un juge intérieur, et cette puissance qui veille en lui à l’exécution des lois n’est pas quelque chose qui soit son ouvrage (volontaire), mais elle est inhérente à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense s’y soustraire. Il a beau s’étourdir ou s’endormir au sein des plaisirs et des distractions ; il ne saurait s’empêcher de faire parfois un retour sur lui-même, ou de se réveiller, dès qu’il entend sa voix terrible. Il peut bien tomber dans un tel degré d’abjection qu’il en vienne à ne plus s’en soucier ; mais il ne peut jamais éviter de l’entendre.

Cette disposition originaire, à la fois intellectuelle et morale (puisqu’elle a rapport au devoir), qu’on appelle la conscience, a cela de particulier que, quoique l’homme y ait affaire avec lui-même, il se voit forcé par sa raison d’agir comme sur l’injonction d’une autre personne. Car il en est ici comme d’une cause judiciaire (causa). Concevoir celui qui est accusé par sa conscience comme ne faisant qu’une seule et même personne avec le juge, c’est une absurde façon de se représenter un tribunal ; car, alors l’accusateur serait toujours sûr de perdre. — C’est pourquoi, dans tous les devoirs, la conscience de l’homme devra concevoir un autre juge de ses actions qu’elle-même, si elle ne veut pas tomber en contradiction avec elle-même. Or cet autre juge peut être une personne réelle, ou seulement une personne idéale, que la raison se donne à elle-même[Note de l’auteur 3]. Cette personne idéale (ce juge légitime de la conscience) doit pouvoir sonder les cœurs[60] ; car il s’agit d’un tribunal établi dans l’intérieur de l’homme. — En même temps elle doit être le principe de toute obligation[61], c’est-à-dire qu’elle doit être une personne, ou conçue comme une personne dont tous nos devoirs en général puissent être considérés comme des ordres ; car la conscience est le juge intérieur de tous les actes libres. — Or, comme un tel être moral doit avoir en même temps toute puissance (dans le ciel et sur la terre), puisqu’il ne pourrait autrement (ce qui est pourtant une attribution nécessaire à sa qualité de juge) assurer à ses lois l’effet qui leur convient, cet être moral et tout puissant ne peut être que Dieu. Il faut donc concevoir la conscience comme le principe subjectif d’un compte à rendre à Dieu de ses actions ; cette dernière idée est toujours impliquée (quoique d’une manière obscure) dans cette conscience morale de soi-même.

Cela ne veut pas dire d’ailleurs que cette idée, à laquelle sa conscience le conduit inévitablement, autorise l’homme, et à plus forte raison l’oblige à admettre comme réel en dehors de lui un tel être suprême ; car elle ne lui est pas donnée objectivement par la raison théorétique, mais seulement d’une manière subjective par la raison pratique qui s’oblige elle-même à agir conformément à cette idée ; et au moyen de cette idée, suivant une simple analogie[62] avec un législateur de tous les êtres raisonnables du monde, l’homme en vient à considérer une pure direction, la délicatesse de conscience (qu’on appelle aussi religion) comme quelque chose dont il doit répondre devant un être saint différent de lui, mais qui lui est intérieurement présent (dans la raison qui lui dicte les lois morales), et à se soumettre à la volonté de cet être comme à la règle de l’honnête. L’idée de la religion en général n’est là pour l’homme « qu’un principe qui lui fait considérer tous ses devoirs comme des commandements divins. »

I. Dans une affaire de conscience (causa conscientiam tangens), l’homme conçoit une conscience qui l’avertit (præmonens) avant qu’il ne se résolve ; et, quand il s’agit d’une idée de devoir (de quelque chose de moral en soi), dans les cas dont la conscience est l’unique juge (casibus conscientiæ) on ne peut traiter l’extrême scrupule[63] (scrupulositas) de minutie (de micrologie), et regarder une véritable transgression comme une bagatelle (peccatillum), que l’on renverrait (suivant le principe : minima non curat prætor) à la décision arbitraire d’un casuiste. Dire de quelqu’un qu’il a une conscience large revient donc à dire qu’il n’a pas de conscience. —

II. Quand l’acte est résolu, un accusateur s’élève aussitôt dans le sein de la conscience, mais en même temps aussi un défenseur (un avocat) ; et l’affaire ne peut être arrangée à l’amiable (per amicabilem compositionem), mais elle doit être décidée suivant la rigueur du droit.

III. La sentence que la conscience prononce en dernier ressort sur l’homme et par laquelle elle l’absout ou le condamne, est l’arrêt qui termine l’affaire. Il faut remarquer que dans le premier cas la sentence ne décrète jamais une récompense (præmium), en ce sens qu’elle ne nous met point en possession de quelque chose que nous n’avions pas auparavant ; seulement elle nous fait sentir la satisfaction[64] d’avoir échappé au danger d’être trouvé coupable. C’est pourquoi le bonheur que nous donne le témoignage consolant de notre conscience n’est pas un bonheur positif (un sentiment de joie), mais seulement un bonheur négatif (c’est le repos qui succède à l’inquiétude) ; et l’on ne peut attribuer cette espèce de bonheur qu’à la vertu, comme à un combat livré à l’influence que le mauvais principe exerce dans l’homme.




DEUXIÈME SECTION.


de la première loi de tous les devoirs envers soi-même.


§ 14.


Cette loi est : connais-toi toi-même (étudie-toi, sonde-toi), non quant à ta perfection physique (à ta capacité ou à ton incapacité relativement à toutes sortes de fins arbitraires ou même ordonnées), mais quant à ta perfection morale, relativement à ton devoir ; — sonde ton cœur, — afin de savoir s’il est bon ou mauvais, si la source de tes actions est pure ou impure, et de pouvoir y faire la part, soit de ce qui appartient originairement à la substance de l’homme, soit de ce qui dérivent de lui (étant acquis ou contracté) peut lui être attribué et constitue ainsi l’état moral.

Cet examen de soi-même, qui cherche à sonder l’abîme du cœur jusque dans ses profondeurs les plus cachées, et la connaissance de soi-même qui en résulte, voilà le commencement de toute sagesse humaine. En effet la sagesse, qui consiste dans l’accord de la volonté d’un être avec son but final, exige de l’homme qu’il commence par se débarrasser des obstacles interieurs (que lui oppose la mauvaise volonté qu’il porte en lui), et qu’ensuite il travaille à développer en lui les dispositions primitives d’une bonne volonté, lesquelles ne peuvent jamais être entièrement étouffées. Il n’y a, dans la connaissance de soi-même, que la descente aux enfers qui puisse conduire à l’apothéose.


§ 15.


Cette connaissance morale de soi-même bannira d’abord le mépris fanatique[65] de soi-même, comme homme, ou de tout le genre humain en général ; car ce mépris est contradictoire. Il peut bien arriver qu’en vertu des excellentes dispositions que nous avons pour le bien et qui nous rendent respectables, nous trouvions dignes de mépris ceux qui agissent contrairement à ces dispositions, mais ce mépris ne peut tomber que sur tel ou tel homme en particulier, et non sur l’humanité en général. — D’un autre côté, cette connaissance de soi-même ne permettra pas non plus cette estime présomptueuse[66] de soi-même, qui va jusqu’à prendre pour des preuves d’un bon cœur de simples désirs, qui peuvent avoir une certaine vivacité, mais qui sont et restent sans effet. La prière n’est aussi qu’un désir intérieur, se déclarant devant celui qui sonde les cœurs. L’impartialité dans les jugements que nous avons à porter sur nous-mêmes, en rapprochant notre conduite de la loi, et la sincérité dans l’aveu de notre valeur morale ou de ce qui nous manque sous ce rapport, sont des devoirs envers soi-même, qui dérivent immédiatement de ce premier précepte : connais-toi toi-même.



SECTION ÉPISODIQUE.


de l’amphibolie des concepts moraux de réflexion, qui consiste à prendre nos devoirs envers nous-mêmes ou envers les autres comme pour des devoirs envers d’autres êtres[67].


§ 16.


À en juger d’après la seule raison, l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme (envers lui-même ou envers les autres hommes). En effet, son devoir envers quelque sujet est la contrainte morale imposée par la volonté de ce sujet. Le sujet qui impose cette contrainte (qui oblige), doit donc être d’abord une personne. Ensuite il faut que cette personne nous soit donnée comme un objet d’expérience ; car nous devons concourir à la fin de sa volonté, et cela n’est possible que dans la relation réciproque de deux êtres existants, puisqu’un être de raison[68] ne saurait être cause de quelque effet arrivant suivant des fins. Or toute notre expérience ne nous fait connaître d’autre être capable d’obligation (active ou passive) que l’homme. L’homme ne peut donc avoir de devoirs envers d’autre être que l’homme même. Que s’il s’en représente d’une autre espèce, ce ne peut être que par une amphibolie des concepts de réflexion : ses prétendus devoirs envers d’autres êtres ne sont que des devoirs envers lui-même. Ce qui le conduit à cette erreur, c’est qu’il prend ses devoirs relativement à d’autres êtres pour des devoirs envers ces êtres.

Ces prétendus devoirs peuvent se rapporter ou à des êtres impersonnels, ou à des êtres personnels, mais absolument invisibles (inaccessibles aux sens extérieurs). — Les premiers (qui sont au dessous de l’homme[69]) peuvent être ou la nature inorganique, ou la nature organique, mais dépourvue de sensibilité, ou celle qui est en même temps douée de sensation et de volonté (les minéraux, les plantes, les animaux) ; les seconds (qui sont au-dessus de l’homme[70]) peuvent être conçus comme des esprits purs (les anges, Dieu). — Or il s’agit de savoir si entre ces deux espèces d’êtres et l’homme il peut y avoir un rapport de devoir, et quel rapport.

§17.


Relativement aux beautés de la nature inanimée, le penchant à la destruction (spiritus destructionis) est contraire au devoir envers soi-même, car il affaiblit ou éteint dans l’homme un sentiment qui, à la vérité, n’est point moral par lui-même, mais qui suppose une disposition de la sensibilité très-favorable à la moralité, ou qui, tout au moins, nous y prépare : je veux parler du plaisir d’aimer une chose même indépendamment de toute considération d’utilité, et de trouver une satisfaction désintéressée dans les belles cristallisations, ou dans les beautés indéfinissables du règne végétal.

Relativement à cette partie de la création qui est animée, mais privée de raison, la violence et la cruauté avec lesquelles on traite les animaux sont très-contraires au devoir de l’homme envers lui-même ; car on émousse ainsi en soi la compassion qu’excitent leurs souffrances, et par conséquent on affaiblit et on éteint peu à peu une disposition naturelle, très-favorable à la moralité de l’homme, dans ses rapports avec ses semblables. Nous avons le droit de les tuer par des moyens expéditifs (sans les torturer), et de les soumettre à un travail qui n’excède point leurs forces (puisque nous sommes nous-mêmes soumis à cette nécessité) ; mais ces expériences douloureuses que l’on fait sur eux, dans un intérêt purement spéculatif, et alors qu’on pourrait arriver au même but par d’autres moyens, sont choses odieuses. – La reconnaissance même pour les longs services d’un vieux cheval ou d’un vieux chien (comme si c’était une personne de la maison), rentre indirectement dans les devoirs de l’homme, si on les considère relativement à ces animaux ; mais, considéré directement, ce devoir n’est toujours qu’un devoir de l’homme envers lui-même.


§ 18.


Relativement à un être qui est placé tout à fait en dehors des limites de notre expérience, mais dont la possibilité s’accorde pourtant avec nos idées, c’est-à-dire relativement à Dieu, nous avons aussi un devoir, que l’on désigne sous le nom de devoir religieux, c’est à savoir de « considérer tous nos devoirs comme (instar) des commandements de Dieu. » Mais ce n’est point là avoir conscience d’un devoir envers Dieu. Car, comme cette idée émane entièrement de notre propre raison, et que nous la produisons nous-mêmes, soit au point de vue théorétique pour expliquer la finalité dans l’univers, soit pour nous en servir comme d’un mobile dans notre conduite, nous n’avons point ainsi devant nous un être donné, envers lequel nous ayons quelque obligation ; il faudrait pour cela que la réalité en fût d’abord prouvée (ou manifestée) par l’expérience. Seulement c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’appliquer à la loi morale cette idée qui se présente irrésistiblement à la raison, et qui est pour nous de la plus grande utilité morale. Dans ce sens (pratique), il peut être vrai de dire que c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’avoir de la religion.



DEUXIÈME DIVISION


DES DEVOIRS ENVERS SOI-MÊME.
DES DEVOIRS IMPARFAITS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME (RELATIVEMENT À SA FIN).




PREMIÈRE SECTION.


du devoir envers soi-même, qui consiste dans le développement et dans l’accroissement de sa perfection naturelle, c’est-à-dire sous le rapport pragmatique.


§ 19.


La culture (cultura) de ses facultés naturelles (des facultés de l’esprit, de l’âme et du corps), comme moyens pour toutes sortes de fins possibles, est un devoir de l’homme envers lui-même. — L’homme se doit à lui-même (en sa qualité d’être raisonnable) de ne pas négliger et laisser en quelque sorte se rouiller les dispositions naturelles et les facultés, dont sa raison peut avoir à faire usage dans la suite ; et, à supposer même qu’il puisse se contenter[71] du degré de puissance qu’il trouve en lui pour satisfaire ses besoins naturels, sa raison doit d’abord l’éclairer, à l’aide de ses principes, au sujet de cette disposition à se contenter d’un médiocre développement de ses facultés, puisque, étant un être capable de se proposer des fins, ou de prendre pour but certains objets, il est redevable de l’usage de ses facultés, non-seulement à l’instinct de la nature, mais encore à la liberté avec laquelle il détermine cette mesure. Il n’est donc pas question des avantages que la culture de nos facultés peut nous procurer (relativement à toutes sortes de fins) ; car, à ce point de vue (suivant les principes de Rousseau), ce serait peut-être à la grossièreté des besoins naturels qu’il faudrait donner la préférence ; mais c’est une loi de la raison moralement pratique et un devoir de l’homme envers lui-même, de cultiver ses facultés (et parmi elles l’une plus que les autres, suivant la nature particulière de ses fins), et de se rendre, sous le rapport pragmatique, propre à la fin de son existence.

Les facultés de l’esprit sont celles dont l’exercice n’est possible qu’au moyen de la raison. Elles sont créatrices, en ce sens que leur usage ne vient pas de l’expérience, mais dérive à priori de certains principes. Telles sont celles auxquelles nous devons les mathématiques, la logique et la métaphysique de la nature. Ces deux dernières se rattachent aussi à la philosophie, je veux dire à la philosophie théorétique ; et, quoique celle-ci ne signifie pas alors, comme son nom l’indique, l’étude de la sagesse, mais seulement la science, elle peut à son tour aider cette étude dans la poursuite de son but.

Les facultés de l’âme sont celles qui sont aux ordres de l’entendement et des règles dont il se sert pour réaliser les desseins qu’il lui plaît de poursuivre ; elles suivent par conséquent le fil de l’expérience. Telles sont la mémoire, l’imagination, et d’autres facultés du même genre, sur lesquelles se fondent l’érudition, le goût (l’embellissement intérieur ou extérieur), etc., et qui fournissent des instruments pour des fins diverses.

Enfin la culture des facultés corporelles (ce que l’on appelle proprement la gymnastique) est le soin de ce qui constitue dans l’homme l’instrument[72] (la matière), sans lequel il ne saurait atteindre aucune de ses fins ; par conséquent veiller sur la vie et sur la durée de l’animal dans l’homme est un devoir de l’homme envers lui-même.


§ 20.


Laquelle de ces perfections naturelles l’homme doit-il préférer, et dans quelle proportion, relativement aux autres, doit-il se la proposer pour fin, s’il veut remplir son devoir envers lui-même ? C’est ce qu’il faut laisser à chacun le soin de décider raisonnablement, suivant qu’il se sent du goût pour tel ou tel genre de vie et les facultés nécessaires pour y réussir, et qu’il fixe son choix en conséquence (soit, par exemple, sur le travail des mains, ou sur le commerce, ou sur la science). Car, pour ne rien dire du besoin de se conserver soi-même, qui ne peut par lui-même fonder aucun devoir, c’est un devoir de l’homme envers lui-même d’être un membre utile dans le monde, puisque cela fait partie de la valeur de l’humanité qui réside en sa propre personne, et à laquelle il ne doit pas déroger.

Mais les devoirs de l’homme envers lui-même, quant à sa perfection physique, ne sont que des devoirs larges et imparfaite, puisque, s’ils fournissent une loi pour les maximes des actions, ils ne déterminent rien relativement aux actions mêmes, à leur mode et à leur degré, mais qu’ils laissent une certaine latitude au libre arbitre.



DEUXIÈME SECTION.


du devoir envers soi-même relativement à l’accroissement de sa perfection morale, c’est-à-dire sous le rapport purement moral.


§ 21.


Il consiste d’abord, au point de vue subjectif, dans la pureté (puritas moralis) de nos intentions en matière de devoir : c’est-à-dire qu’il faut que la loi soit notre seule mobile, que nous n’y mêlions aucune considération empruntée à la sensibilité, et que nos actions ne soient pas seulement conformes au devoir, mais que nous les fassions par devoir. — « Soyez saints » est ici le commandement à suivre. Ensuite, au point de vue objectif, relativement à toute la fin morale, qui a pour objet la perfection, c’est-à-dire tout le devoir et l’accomplissement absolu de la fin morale à l’égard de soi-même, le devoir peut se formuler ainsi : « Soyez parfaits. » Tendre vers ce but n’est jamais pour l’homme que marcher d’une perfection à une autre ; mais « il y a bien quelque vertu, quelque mérite à y tendre. »


§ 22.


Ce devoir envers soi-même est strict et parfait quant à la qualité, quoiqu’il soit large et imparfait quant au degré, et cela à cause de la fragilité (fragilitas) de la nature humaine.

Cette perfection en effet, que notre devoir est de poursuivre, mais non d’atteindre (dans cette vie), et dont par conséquent l’accomplissement ne peut être autre chose qu’un progrès continu, est, par rapport à l’objet (à l’idée que l’on doit se proposer de réaliser), un devoir envers soi-même strict et parfait ; mais, par rapport au sujet, elle est un devoir large et imparfait.

Les profondeurs du cœur humain sont insondables. Qui se connaît assez pour dire, quand il se sent poussé à faire son devoir, si c’est uniquement la considération de la loi qui le détermine, ou s’il n’est pas influencé par d’autres mobiles sensibles, l’espoir de quelque avantage ou la crainte de quelque dommage, qui, dans une autre occasion, pourraient tout aussi bien le pousser au vice ? — Pour ce qui regarde la perfection, comme fin morale, il n’y a sans doute dans l’idée (objectivement) qu’une seule vertu (je parle de cette force morale qu’exigent les maximes[73]), mais dans le fait (subjectivement) il y a une foule de vertus d’espèce différente, au-dessous desquelles il serait impossible de ne pas trouver, si l’on en voulait faire la recherche, quelque défaut de vertu[74] (quoique, à cause de la nature même de ces vertus, on n’ait pas coutume de lui donner le nom de vice). Mais une somme de vertus, dont la connaissance de nous-mêmes ne peut jamais nous montrer suffisamment la perfection ou le défaut, ne peut fonder que le devoir imparfait d’être parfait.

Tous les devoirs envers soi-même, relativement à la fin de l’humanité dans notre propre personne, ne sont donc que des devoirs imparfaits.








DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE DE L’ÉTHIQUE.

LIVRE SECOND.
DES DEVOIRS DE VERTU ENVERS LES AUTRES HOMMES

CHAPITRE PREMIER.
DES DEVOIRS ENVERS LES AUTRES HOMMES, CONSIDÉRÉS SIMPLEMENT COMME DES HOMMES.

PREMIÈRE SECTION.
du devoir d’amour envers les autres hommes.

DIVISION.


§ 23.


La division la plus générale de nos devoirs envers autrui est celle qui les partage en devoirs ayant pour caractère d’obliger ceux envers qui on les remplit, et devoirs dont la pratique n’a pas pour conséquence de créer une obligation dans autrui. – La première espèce de devoirs est (relativement à autrui) méritoire[75] ; la seconde est obligatoire[76]. — L’amour et le respect sont les sentiments qui accompagnent la pratique de ces devoirs. Ils peuvent être considérés et exister chacun séparément. Ainsi on peut aimer son prochain, quand même celui-ci mériterait peu de respect ; de même on doit respecter tout homme, quand même on le jugerait à peine digne d’amour. Mais en principe, suivant la loi, ils sont toujours unis en un devoir, de telle sorte seulement que c’est tantôt celui-ci et tantôt celui-là qui constitue le principe auquel l’autre se joint accessoirement. — Ainsi nous nous reconnaissons obligés d’être bienfaisants à l’égard d’un pauvre ; mais, comme le bien que je lui fais dépend de ma générosité, et qu’il y a là quelque chose d’humiliant pour lui, c’est un devoir d’épargner cette humiliation à celui à qui l’on donne, en présentant le bienfait soit comme une simple dette, soit comme un faible service d’amitié, et d’éviter ainsi de porter atteinte au respect qu’il a pour lui-même.


§ 24.


Quand il s’agit des lois du devoir (non des lois physiques), et que nous les considérons dans les rapports extérieurs des hommes entre eux, nous nous plaçons par la pensée dans un monde moral (intelligible), où, suivant une loi analogue à celle du monde physique, l’assemblage des êtres raisonnables (sur la terre) se fait par attraction et répulsion. Grâce au principe de l’amour mutuel[77], ils sont portés à se rapprocher continuellement, et grâce à celui du respect, qu’ils se doivent réciproquement, à se tenir à distance les uns des autres ; et, si l’une de ces deux grandes forces morales venait à manquer, alors (si je puis me servir ici des paroles de Haller en les appliquant à mon objet) « le néant (de l’immoralité) engloutirait dans son gouffre tout le règne des êtres (moraux), comme une goutte d’eau. »


§ 25.


Mais l’amour ne doit pas être considéré ici comme un sentiment (au point de vue esthétique), c’est-à-dire comme un plaisir que nous trouvons dans la perfection des autres hommes, comme amour du plaisir[78] de les voir heureux[79], car on ne peut être obligé par autrui à avoir des sentiments ; il y faut voir une maxime de bienveillance (un principe pratique), ayant pour effet la bienfaisance.

Il en est de même du respect que nous devons témoigner aux autres ; il ne s’agit pas en effet ici simplement de ce sentiment qui résulte de la comparaison de notre propre valeur avec celle d’autrui (comme celui qu’éprouve, par pure habitude, un enfant pour ses parents, un élève pour son maître, un inférieur en général pour son supérieur), mais d’une maxime qui consiste à restreindre notre estime de nous-mêmes au moyen de la dignité de l’humanité dans une autre personne, et par conséquent on doit entendre ici le respect dans le sens pratique (observantia aliis præstanda).

En outre le devoir du libre respect envers autrui, n’étant proprement qu’un devoir négatif (celui de ne pas s’élever au-dessus des autres), et étant ainsi analogue au devoir de droit, qui défend de porter atteinte au bien d’autrui, peut être regardé comme un devoir strict, quoique, comme devoir de vertu, il se lie au devoir d’amour, et que celui-ci doive être considéré comme un devoir large.

Le devoir d’aimer son prochain peut donc encore se formuler ainsi : le devoir de faire siennes les fins d’autrui (pourvu qu’elles ne soient pas immorales) ; et le devoir de respecter son prochain est contenu dans la maxime qui me défend de rabaisser aucun autre homme au rang de pur moyen pour mes propres fins, et d’exiger d’un autre qu’il s’abdique lui-même jusqu’à se faire mon esclave.

En pratiquant envers quelqu’un le premier de ces devoirs, je l’oblige, je mérite de lui ; en pratiquant le second, je m’oblige simplement moi-même, et me borne à ne rien ôter à la valeur qu’un autre a le droit de placer en lui-même, en tant qu’homme.

du devoir d’amour en particulier.
§ 26.


L’amour de l’humanité (la philanthropie), étant considéré ici comme une maxime pratique, et non par conséquent comme l’amour du plaisir de voir les autres heureux, doit consister dans une bienveillance active, et par conséquent regarde les maximes des actions. — Celui qui prend plaisir au bonheur (salus) des hommes, en les considérant simplement comme tels, qui est heureux quand les autres le sont, est dans le sens général du mot un philanthrope. Celui qui n’est content que quand tout va mal pour les autres, est un misanthrope[80] (dans le sens pratique). Celui qui est indifférent à tout ce qui peut arriver à autrui, pourvu que tout aille bien pour lui-même, est un égoïste (solipsista). — Mais celui qui fuit les hommes parce qu’il ne peut trouver aucun plaisir dans leur société, quoiqu’il leur veuille du bien à tous, celui-là est un anthropophobe[81] (un misanthrope dans le sens esthétique), et son éloignement pour les hommes mérite le nom d’anthropophobie.


§ 27.


La maxime de la bienveillance (la philanthropie pratique) est le devoir de chacun de nous à l’égard des autres, que nous les trouvions ou non dignes d’amour ; l’éthique nous l’impose au nom de cette loi de la perfection : Aime ton prochain comme toi-même. — En effet, tout rapport moralement pratique entre les hommes est un rapport conçu par la raison pure, c’est-à-dire un rapport d’actions libres se réglant sur des maximes qui ont le caractère d’une législation universelle, et qui, par conséquent, ne peuvent dériver de l’amour de soi (ex solipsismo prodeuntes). Je veux que chacun me témoigne de la bienveillance (benevolentiam) ; je dois donc être bienveillant à l’égard de chacun. Mais, comme sans moi tous les autres ne sont pas tous les hommes, et que, par conséquent, la maxime n’aurait pas le caractère universel d’une loi, sans laquelle pourtant il ne saurait y avoir d’obligation, la loi du devoir de la bienveillance me comprendra moi-même comme objet de cette bienveillance prescrite par la raison pratique. Cela ne veut pas dire que je sois obligé par là de m’aimer moi-même (car cela arrive inévitablement sans cela, et par conséquent il n’y a aucune obligation à cet égard) ; seulement la raison législative, qui, dans l’idée qu’elle se fait de l’humanité en général, renferme toute l’espèce (moi-même par conséquent), me comprend aussi, en tant qu’elle dicte des lois universelles, dans le devoir de la bienveillance réciproque, qui se fonde sur le principe de l’égalité existant entre tous les autres et moi. Elle me permet donc de me vouloir du bien à moi-même, mais à la condition d’en vouloir à tous les autres ; car c’est à cette seule condition que ma maxime (de la bienveillance) pourra revêtir la forme d’une loi universelle, ce qui est le caractère de toute loi du devoir.


§ 28.


La bienveillance, considérée dans la philanthropie générale, est la plus grande quant à l’étendue, mais la plus petite quant au degré ; et, lorsque je dis que je prends part au bien de tel ou tel homme uniquement en vertu de la philanthropie générale, l’intérêt que je prends ici est le plus petit qui puisse être. Tout ce que je puis dire, c’est que je ne suis pas indifférent à son égard. Mais l’un me touche de plus près que l’autre, et celui qui me touche de plus près en fait de bienveillance, c’est moi-même. Or comment cela s’accorde-t-il avec la formule : Aime ton prochain (ton semblable) comme toi-même ? Si l’un me touche de plus près que l’autre (dans le devoir de la bienveillance), je suis donc obligé à une plus grande bienveillance envers l’un qu’envers l’autre ; et, comme je suis continuellement plus près de moi-même (même au point de vue du devoir) que tout autre, je ne puis dire, à ce qu’il semble, sans me contredire, que je dois aimer chaque homme comme moi-même ; car la mesure de l’amour de soi ne laisserait aucune différence dans le degré. — On voit tout de suite qu’il ne s’agit pas ici seulement de cette bienveillance qui se borne au désir de voir les autres heureux et qui n’est proprement que la satisfaction que nous cause le bonheur d’autrui, sans même que nous ayons besoin d’y contribuer (chacun pour soi, Dieu pour tous), mais de cette bienveillance active et pratique, qui consiste à se proposer pour but le bonheur d’autrui (ce qu’on appelle la bienfaisance). En effet, dans le désir, je puis vouloir également du bien à tous ; mais dans l’action, sans violer l’universalité de la maxime, le degré peut être fort différent, suivant la différence des personnes aimées (dont l’une me touche de plus près que l’autre).






DIVISION DES DEVOIRS D’AMOUR.
CE SONT : A, LES DEVOIRS DE LA BIENFAISANCE ; B, CEUX DE LA RECONNAISSANCE ; C, CEUX DE LA SYMPATHIE.


A.
du devoir de bienfaisance
§ 29.

Se faire du bien à soi-même autant qu’il est nécessaire pour trouver du plaisir à vivre (soigner son corps, pourvu que ce soin n’aille pas jusqu’à la mollesse), est un devoir envers soi-même. — Le contraire de ce devoir est de se priver, par avarice (sordidement) ou par une discipline exagérée de ses penchants naturels (par fanatisme), de la jouissance des plaisirs de la vie ; dans l’un et l’autre cas, l’homme viole son devoir envers lui-même.

Mais comment peut-on exiger comme un devoir de tous ceux qui ont les moyens nécessaires pour cela, outre cette bienveillance[82] qui consiste à souhaiter du bien aux autres hommes (et qui ne nous coûte rien), la pratique même de la bienveillance, c’est-à-dire la bienfaisance[83] à l’égard de ceux qui sont dans le besoin ? — La bienveillance est le plaisir que nous trouvons dans le bonheur (dans le bien-être) d’autrui ; la bienfaisance est la maxime qui consiste à se proposer pour but ce bonheur, et le devoir de la bienfaisance est l’obligation que la raison impose au sujet, de prendre cette maxime pour loi générale. Il n’est pas évident de soi-même qu’une telle loi en général réside dans la raison ; la maxime : « Chacun pour soi, Dieu (la fortune) pour tous, » semble être plus naturelle.


§ 30.


C’est le devoir de tout homme d’être bienfaisant, c’est-à-dire d’aider, suivant ses moyens, ceux qui sont dans la misère à en sortir, sans rien espérer en retour.

En effet tout homme qui se trouve dans le besoin souhaite d’être secouru par les autres. Mais, s’il adoptait pour maxime de ne point secourir les autres à son tour lorsqu’ils seront dans le besoin, ou s’il faisait de la bienfaisance une loi générale facultative[84], alors chacun lui refuserait, ou du moins serait autorisé à lui refuser également son assistance dans le besoin. Cette maxime de l’intérêt personnel se contredit donc elle-même lorsqu’on l’érige en loi universelle, c’est-à-dire qu’elle est contraire au devoir. Par conséquent la maxime de l’intérêt commun qui veut qu’on fasse du bien à ceux qui sont dans le besoin est un devoir général pour les hommes ; car, par cela même qu’ils sont des hommes, ils doivent être considérés comme des êtres raisonnables sujets à des besoins et réunis par la nature dans une même demeure pour s’aider réciproquement.

§ 31.


La bienfaisance, lorsque l’on est riche (que l’on trouve dans son superflu, ou dans ce qui n’est pas nécessaire à ses propres besoins, les moyens de faire le bonheur d’autrui), ne doit presque jamais être considérée par le bienfaiteur même comme un devoir méritoire, quoique par là il oblige les autres. La satisfaction qu’il se procure ainsi, et qui ne lui coûte aucun sacrifice, est une manière de s’enivrer de sentiments moraux. – Aussi doit-il éviter soigneusement d’avoir l’air de penser qu’il oblige les autres ; car autrement son bienfait n’en serait plus véritablement un, puisqu’il semblerait vouloir imposer une obligation à celui auquel il l’accorderait (ce qui ne manquerait pas d’humilier celui-ci à ses propres yeux). Il doit au contraire se montrer lui-même comme obligé ou comme honoré par l’acceptation de ses bienfaits, et par conséquent remplir ce devoir comme une dette contractée[85], si (ce qui vaut mieux encore) il ne trouve le moyen de pratiquer la bienfaisance tout à fait en secret. — Cette vertu est plus grande, lorsque les moyens d’être bienfaisant sont restreints, et que le bienfaiteur est assez fort pour se charger lui-même en silence des maux qu’il épargne aux autres : c’est alors qu’il mérite d’être considéré comme très-riche moralement.


Questions casuistiques.


Jusqu’à quel point faut-il consacrer ses moyens à la bienfaisance ? Ce ne doit pas être au moins jusqu’au point de finir par avoir besoin soi-même de la bienfaisance des autres. — Quel est le prix d’un bienfait qui vient d’une main mourante (que lègue par testament un homme qui est sur le point de sortir de ce monde) ? — Celui qui se sert du pouvoir que lui accorde la loi du pays pour enlever à quelqu’un (à un serf de la glèbe) la liberté d’être heureux à sa manière, peut-il se considérer comme son bienfaiteur, lorsqu’il en prend un soin en quelque sorte paternel, d’après ses propres idées sur le bonheur qui lui convient ? Ou plutôt l’injustice qui consiste à priver quelqu’un de sa liberté n’est-elle pas quelque chose de si contraire au devoir de droit en général que celui qui consent librement à se livrer à un maître, en comptant sur sa bienfaisance, abdique au plus haut degré sa dignité d’homme, et que les soins les plus empressés de son maître pour lui ne peuvent passer pour de la bienfaisance ? Ou bien le mérite de ces soins peut-il être si grand qu’il contrebalance la violation du droit de l’humanité ? — Je ne dois point faire du bien aux autres (sinon aux enfants et aux fous), d’après l’idée que je me fais moi-même du bonheur, mais au contraire consulter celles de tous ceux à l’égard desquels je veux me montrer bienfaisant ; ce n’est pas être réellement bienfaisant à l’égard de quelqu’un, que de lui imposer un bienfait.

La faculté d’être bienfaisant, qui dépend des biens de la fortune, est en grande partie une conséquence des priviléges dont jouissent certains hommes, grâce à l’injustice des gouvernements, laquelle introduit dans les conditions d’existence une inégalité qui rend la bienfaisance nécessaire. Dans un tel état de choses, l’assistance que le riche prête au pauvre mérite-t-elle bien en général le nom de bienfaisance, dont on se vante volontiers comme d’une vertu ?


B.
du devoir de reconnaissance


La reconnaissance consiste à honorer une personne pour un bienfait qu’on en a reçu. Le sentiment qui est lié à ce jugement est un sentiment de respect pour le bienfaiteur (pour celui qui oblige), tandis que le sentiment de celui-ci pour son obligé rentre dans celui de l’amour. — Même une simple bienveillance de cœur, ne se manifestant par aucun effet extérieur, mérite dans l’obligé le nom de devoir de vertu ; car il faut faire ici une distinction entre la reconnaissance active[86] et la reconnaissance purement affective[87].

§ 32.


La reconnaissance est un devoir, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement une maxime de prudence, ayant pour but d’exciter chez les autres une plus grande bienveillance par le témoignage de l’obligation qu’on leur doit pour les bienfaits qu’on en a reçus (gratiarum actio est ad plus dandum invitatio) ; car alors nous n’userions de la reconnaissance que comme d’un moyen pour d’autres fins personnelles ; mais elle est une nécessité immédiatement imposée par la loi morale.

En outre, la reconnaissance doit être spécialement considérée comme un devoir saint[88], c’est-à-dire comme un devoir dont la violation (en offrant un exemple scandaleux) peut détruire dans son principe même le mobile moral qui nous invite à la bienfaisance. En effet, on appelle saint tout objet moral à l’égard duquel aucun acte ne saurait acquitter entièrement l’obligation contractée (où l’obligé reste toujours obligé). Tout autre devoir est un devoir ordinaire[89]. — Il n’y a aucun moyen de s’acquitter d’un bienfait reçu, parce que celui qui le reçoit ne peut refuser à celui qui l’accorde le mérite et l’avantage d’avoir été le premier à témoigner sa bienveillance. – Mais aussi, même sans aucun acte extérieur (de bienfaisance), la simple bienveillance de cœur à l’égard d’un bienfaiteur est déjà une espèce de reconnaissance. On appelle gratitude[90] un sentiment de ce genre.

Quant à ce qui est de l’extension de la reconnaissance, cette vertu ne s’applique pas seulement aux contemporains, mais aussi aux ancêtres, même à ceux qu’on ne peut signaler avec certitude. C’est aussi la raison pour laquelle on regarde comme une chose convenable de défendre, autant que possible, les anciens qui peuvent passer pour nos maîtres, contre les attaques, les accusations et les mépris dont ils sont souvent l’objet. En revanche, c’est pure sottise que de leur supposer, à cause de leur ancienneté, une supériorité de talents et de bonne volonté sur les modernes, et de mépriser par comparaison tout ce qui est nouveau, comme si le monde était condamné par les lois de la nature à déchoir sans cesse davantage de sa perfection primitive.


§ 33.


Pour ce qui est de l’intensité[91] de cette vertu, c’est-à-dire du degré d’obligation qu’elle impose, on doit l’estimer d’après l’utilité que l’obligé a retirée du bienfait et d’après le désintéressement du bienfaiteur. Le moindre degré est de rendre au bienfaiteur des services équivalents, s’il est dans le cas de les recevoir (pendant sa vie), ou, à son défaut, aux autres hommes. C’est encore de ne regarder jamais un bienfait reçu comme un fardeau dont on serait bien aise de se débarrasser (sous prétexte que l’obligé est dans une position d’infériorité à l’égard de son bienfaiteur, et que cela blesse son orgueil). Il faut l’accepter au contraire comme un bienfait moral, c’est-à-dire comme nous offrant l’occasion de pratiquer cette vertu qui à la profondeur[92] d’une intention bienveillante joint la tendresse de la bienveillance même (l’attention donnée, en vue du devoir, aux moindres obligations), et de cultiver ainsi la philanthropie.


C.
la sympathie est en général un devoir.


§ 34.


La sympathie pour la joie ou la peine d’autrui[93] (sympathia moralis) est à la vérité le sentiment sensible d’un plaisir ou d’une peine (pouvant justement être appelé esthétique) qui s’attache à l’état de satisfaction ou d’affliction d’autrui, et dont la nature nous a déjà rendus susceptibles. Mais c’est encore un devoir particulier, quoique simplement conditionnel, de se servir de cette sympathie comme d’un moyen en faveur de la bienveillance active que prescrit la raison, et c’est ce devoir que l’on désigne sous le nom d’humanité (humanitas) : on ne considère pas seulement ici l’homme comme un être raisonnable, mais aussi comme un animal doué de raison. Or l’humanité peut être placée dans le pouvoir et la volonté de se communiquer les uns aux autres ses sentiments (humanitas practica), ou dans la capacité que nous avons d’éprouver en commun le sentiment du plaisir ou de la peine, que nous donne la nature même (humanitas æsthetica). La première est libre (communio sentiendi libera), et elle se fonde sur la raison pratique ; la seconde est nécessaire (communio sentiendi necessaria), et elle se communique (comme la chaleur ou les maladies contagieuses), c’est-à-dire qu’elle se répand naturellement parmi les hommes qui vivent les uns à côté des autres. La première seule est obligatoire.

Les stoïciens se faisaient une sublime idée du sage, quand ils lui faisaient dire : Je me souhaite un ami, non pour en être moi-même secouru dans la pauvreté, dans la maladie, dans la captivité, etc., mais pour pouvoir lui venir en aide et sauver un homme. Et pourtant ce même sage se disait à lui-même, quand il ne pouvait sauver son ami : Qu’est-ce que cela me fait ? C’est-à-dire qu’il rejetait la compassion.[94]

En effet, si un autre souffre et que je me laisse (au moyen de l’imagination) gagner par sa douleur, que pourtant je ne puis soulager, nous sommes alors deux à en souffrir, quoique (dans la nature) le mal n’atteigne véritablement qu’une personne. Or ce ne peut être un devoir d’augmenter le mal dans le monde, et par conséquent de faire le bien par compassion[95]. L’espèce de bienfait offensant qu’on appelle la pitié[96], et qui exprime une bienveillance pour des êtres indignes, est encore une chose dont les hommes devraient s’abstenir les uns à l’égard des autres ; car qui peut se flatter d’être lui-même digne du bonheur ?


§ 35.


Mais, quoique ce ne soit pas un devoir en soi de partager la douleur ou la joie d’autrui, c’en est un de prendre une part active[97] à son sort, et ainsi en définitive c’est au moins un devoir indirect de cultiver en nous les sentiments sympathiques (esthétiques) de notre nature, et de nous en servir comme d’autant de moyens qui nous aident à prendre part au sort des autres, en vertu des principes moraux et du sentiment qui y correspond. — Ainsi c’est un devoir de ne pas éviter, mais de rechercher au contraire les lieux où se trouvent des pauvres, auxquels manque le plus strict nécessaire ; de ne pas fuir les hôpitaux, ou les prisons, etc., afin de se soustraire à la compassion dont on ne pourrait se défendre ; car c’est là un mobile que la nature a mis en nous pour faire ce que la considération du devoir ne ferait pas par elle seule.

Questions casuistiques.


Ne vaudrait-il pas mieux pour le bien du monde en général que toute la moralité des hommes fût réduite aux devoirs de droit, — pourvu toutefois qu’ils fussent observés avec la plus grande conscience, — et que la bienveillance fût reléguée parmi les choses indifférentes[98] ? Il n’est pas si aisé de voir quelles conséquences cela aurait sur le bonheur des hommes. Mais le monde serait au moins privé d’un grand ornement moral, s’il n’y avait plus de philanthropie ; celle-ci est en soi, indépendamment même des avantages (du bonheur) qu’elle procure, indispensable pour en faire un bel ensemble moral et lui donner toute sa perfection.

La reconnaissance n’est pas proprement l’amour de l’obligé à l’égard du bienfaiteur, mais le respect[99]. En effet, l’amour général du prochain peut et doit avoir pour fondement l’égalité des devoirs ; mais la reconnaissance place l’obligé un degré au-dessous de son bienfaiteur. Ne serait-ce pas l’orgueil de ne souffrir personne au-dessus de soi, ou le déplaisir de ne pouvoir traiter tout le monde sur le pied de la plus parfaite égalité, qui rendrait l’ingratitude si fréquente ?


DES VICES DE LA MISANTHROPIE,


contraires (contrarie oppositis)


AUX VERTUS DE LA PHILANTHROPIE.


§ 36.


Ces vices forment la détestable famille de l’envie, de l’ingratitude et de la joie du malheur d’autrui[100]. — Mais la haine n’est point ici ouverte et violente : elle est secrète et voilée ; ce qui à l’oubli du devoir envers son prochain ajoute encore la bassesse, et constitue en même temps une violation du devoir envers soi-même.

a. L’envie (livor), si l’on entend par là le penchant à voir avec chagrin le bien qui arrive aux autres, alors même qu’on n’en éprouve soi-même aucun préjudice, penchant qui, quand il se traduit en action (quand il nous pousse à diminuer ce bien), est l’envie qualifiée[101], mais qui autrement n’est que de la jalousie[102] (invidentia), c’est là un sentiment qui n’est qu’indirectement mauvais. C’est le déplaisir que nous éprouvons à voir notre propre bien mis dans l’ombre par le bien d’autrui, parce que nous ne savons pas estimer notre bien d’après sa valeur intrinsèque, mais seulement d’après la comparaison que nous en faisons avec celui d’autrui, et que c’est ainsi seulement que nous pouvons nous en rendre sensible l’estimation. — C’est pourquoi l’on dit aussi en parlant de l’union et du bonheur d’un ménage ou d’une famille, etc., que c’est chose digne d’envie, comme s’il était permis dans certains cas de porter envie à quelqu’un. Les premiers mouvements de l’envie sont donc dans la nature de l’homme, et c’est seulement l’exagération de ce sentiment qui en fait un vice hideux. Cette passion chagrine, qui consiste à se tourmenter soi-même, et qui tend (du moins en espérance) à la ruine du bonheur des autres, est contraire au devoir de l’homme envers soi-même aussi bien qu’à son devoir envers ses semblables.

b. L’ingratitude à l’égard d’un bienfaiteur, qui, lorsqu’elle va jusqu’à la haine, est de l’ingratitude qualifiée, mais autrement n’est qu’un manque de reconnaissance[103], ce vice est, il est vrai, au jugement de chacun, extrêmement détestable ; mais l’homme a si mauvaise réputation sous ce rapport, qu’il ne paraît pas invraisemblable que l’on puisse se faire un ennemi de celui dont on est le bienfaiteur. L’origine[104] de ce vice est dans une fausse interprétation de ce devoir envers soi-même, qui consiste à se passer de la bienfaisance des autres et à ne point la provoquer, afin de ne pas contracter d’obligation envers eux, et à aimer mieux souffrir seul les incommodités de la vie, que d’en faire porter le poids aux autres et de devenir ainsi leur obligé : on craint de tomber par là au rang inférieur du protégé vis-à-vis de son protecteur, ce qui est contraire au vrai respect de soi-même (à la fierté que doit inspirer la dignité de l’humanité dans sa propre personne). Aussi nous montrons-nous volontiers reconnaissants envers ceux qui ont dû inévitablement nous prévenir par leurs bienfaits (envers nos ancêtres ou nos parents), tandis que nous sommes avares de reconnaissance à l’égard de nos contemporains, et que même, pour effacer ce rapport d’inégalité, nous leur témoignous tout le contraire. — Mais nous tombons alors dans un vice qui révolte l’humanité, non-seulement à cause du préjudice qu’un pareil exemple doit en général porter aux hommes en les détournant désormais de toute bienfaisance (car ils peuvent encore, guidés par un sentiment purement moral, attacher à leur bienfaisance une valeur intrinsèque d’autant plus grande qu’ils en sont moins récompensés), mais parce que l’amour des hommes est ici comme anéanti et que le défaut d’amour dégénère en haine de qui nous aime.

c. La joie du malheur d’autrui, qui est précisément l’opposé de la sympathie, n’est pas non plus étrangère à la nature humaine : mais, lorsqu’elle va jusqu’à aider à faire le mal, elle fait de la misanthropie un vice qualifié[105] et la montre dans toute sa laideur. Il est sans doute dans la nature, ou conforme aux lois de l’imagination, que, par l’effet du contraste, nous sentions plus fortement notre bien-être ou même notre bonne conduite, lorsque le malheur des autres ou leur conduite scandaleuse, leur folie, vient faire ressortir notre propre état. Mais se réjouir directement de l’existence de ces énormités qui troublent l’ordre universel[106], et par conséquent aller jusqu’à souhaiter des événements de ce genre, c’est le fait d’une secrète haine des hommes et tout l’opposé de l’amour du prochain, que notre devoir nous oblige de cultiver. — L’arrogance[107] qu’inspire une prospérité constante et la présomption[108] que fait naître la bonne conduite (quand elle n’est en définitive autre chose que le bonheur d’avoir toujours échappé jusque-là à la séduction des vices publics), ces deux sentiments, dont l’homme vaniteux se fait un mérite, produisent cette joie maligne, directement contraire au devoir qui se fonde sur le principe de la sympathie et qu’exprime si bien dans Térence la maxime de l’honnête Chrémès : « Je suis homme ; rien d’humain ne m’est étranger. »

De cette joie maligne, la plus douce est le désir de la vengeance ; celui-ci semble d’ailleurs se fonder sur un droit essentiel et même obéir à une obligation à l’amour du droit en se proposant pour but le mal d’autrui, indépendamment de tout avantage personnel.

Toute action qui blesse le droit d’un homme mérite un châtiment ; et ce châtiment venge le crime dans la personne du coupable (il ne répare pas seulement le préjudice causé). Or ce châtiment n’est pas un acte de l’autorité privée de l’offensé, mais d’un tribunal distinct de lui, qui assure leur effet aux lois d’un pouvoir souverain[109], auquel tous sont soumis ; et, si (comme l’exige l’éthique) nous considérons les hommes dans un état juridique, mais se réglant d’après les seules lois de la raison (et non d’après des lois civiles), nul n’a le droit d’infliger des châtiments et de venger les offenses, si ce n’est le suprême législateur moral (Dieu), qui seul peut dire : « La vengeance m’appartient ; je vengerai. » C’est donc un devoir de vertu, non-seulement de ne pas répondre par la haine à l’inimitié des autres, dans un pur esprit de vengeance, mais même de ne pas prier le juge du monde de nous venger ; car chacun de nous a de son côté commis assez de fautes pour avoir lui-même grand besoin de pardon ; et surtout le châtiment ne doit jamais être, en quoi que ce soit, dicté par la haine. — Le pardon[110] (placabilitas) est donc un devoir de l’homme ; mais il ne faut pas le confondre avec cette lâche disposition à supporter les offenses[111] (ignava injuriarum patientia), c’est-à-dire avec cet abandon des moyens rigoureux (rigorosa) d’en prévenir le retour ; car ce serait jeter ses droits aux pieds des autres, et manquer à ce que l’homme se doit à lui-même.


remarque.


xxxTous les vices, qui rendraient la nature humaine odieuse si on les considérait (en tant que vices qualifiés), comme des principes, ne sont pas humains[112] au point de vue objectif, mais ils le sont au point de vue subjectif, c’est-à-dire au point de vue de notre nature, telle que nous la montre

l’expérience. Si donc, pour exprimer toute l’horreur qu’ils inspirent, on peut appeler certains d’entre eux des vices diaboliques, de même que l’on pourrait nommer leurs contraires des vertus angéliques, ces deux expressions ne désignent que des idées d’un maximum que nous concevons comme une mesure propre à nous guider dans l’appréciation du degré de notre moralité, en nous montrant notre place dans le ciel ou dans l’enfer, au lieu de faire de l’homme une sorte d’être intermédiaire qui n’habite ni l’un ni l’autre de ces lieux. Il n’est pas ici nécessaire de décider si Haller n’a pas mieux rencontré en faisant de l’homme « un intermédiaire équivoque entre l’ange et la bête. » Mais le fait de partager en deux[113] un assemblage de choses hétérogènes ne conduit à aucune idée déterminée, et rien, dans l’ordre des êtres dont la différence spécifique nous est inconnue, ne peut nous conduire à une idée de ce genre. La première opposition (des vertus angéliques et des vices diaboliques) est une exagération. La seconde, quoiqu’il soit malheureusement trop vrai que les hommes tombent dans des vices brutaux, ne nous autorise pourtant pas à leur attribuer sur ce point des dispositions inhérentes à leur espèce, pas plus que la forme rabougrie de certains arbres dans une forêt n’est pour nous une raison d’en faire une espèce particulière de végétaux.



DEUXIÈME SECTION.


des devoirs de vertu envers les autres hommes, concernant le respect qui leur est dû.


§ 37.


Modérer ses prétentions en général, c’est-à-dire restreindre volontairement son amour de soi-même, en tenant compte aussi de l’amour de soi chez les autres, c’est ce qu’on appelle la modestie. L’absence de cette modération, ou le défaut de modestie est, dans la prétention d’être aimé des autres, l’amour-propre[114] (philautio), et dans celle d’en être estimé, la présomption[115] (arrogantia). Le respect que je porte à autrui ou qu’il peut exiger de moi (observantia aliis præstanda) consiste à reconnaître la dignité des autres hommes, c’est-à-dire une valeur qui n’a pas de prix, pas d’équivalent contre lequel on puisse échanger l’objet de l’estimation (æstimii). — Le mépris au contraire consiste à regarder une chose comme n’ayant pas de valeur.


§ 38.


Tout homme a le droit de prétendre au respect de ses semblables, et réciproquement il est obligé lui-même au respect à l’égard de chacun d’eux.

L’humanité est par elle-même une dignité : l’homme ne peut être traité par l’homme (soit par un autre, soit par lui-même) comme un simple moyen, mais il doit toujours être traité comme étant aussi une fin ; c’est précisément en cela que consiste sa dignité (la personnalité), et c’est par là qu’il s’élève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne sont pas des hommes et peuvent lui servir d’instruments, c’est-à-dire au-dessus de toutes les choses. Tout de même donc qu’il ne peut s’aliéner lui-même pour aucun prix (ce qui serait contraire au devoir du respect de soi-même), de même il ne peut agir contrairement au respect que les autres se doivent aussi nécessairement comme hommes, c’est-à-dire qu’il est obligé de reconnaître pratiquement la dignité de l’humanité dans tout autre homme, et que par conséquent c’est pour lui un devoir de montrer du respect à chacun de ses semblables.


§ 39.


Mépriser (contemnere) les autres, c’est-à-dire leur refuser le respect que l’on doit à l’homme en général, est dans tous les cas contraire au devoir ; car ce sont des hommes. Leur accorder intérieurement peu d’estime[116] (despicatui habere) en les comparant avec d’autres, est parfois, il est vrai, chose inévitable ; mais le témoignage extérieur de ce défaut d’estime est une offense. — Ce qui est dangereux n’est point un objet de mépris, et ce n’est pas en ce sens que l’homme vicieux est méprisable : que si je me sens assez fort contre ses attaques pour dire que je le méprise, cela signifie tout simplement que je n’ai aucun danger à craindre de sa part, alors même que je ne songerais point à me défendre contre lui, parce qu’il se montre lui-même dans toute sa bassesse. Mais il n’en reste pas moins que je ne puis refuser tout respect à l’homme vicieux lui-même, comme homme ; car, en cette qualité du moins, il n’en peut être privé, quoiqu’il s’en rende indigne par sa conduite. Aussi faut-il rejeter ces peines infamantes qui dégradent l’humanité même (comme d’écarteler un criminel, de le livrer aux chiens, de lui couper le nez et les oreilles), et qui non-seulement, à cause de cette dégradation, sont plus douloureuses pour le patient (qui prétend encore au respect des autres, comme chacun doit le faire) que la perte de ses biens ou de sa vie, mais encore font rougir le spectateur d’appartenir à une espèce qu’on puisse traiter de la sorte.


remarque.


Là est le fondement du devoir de respecter les hommes même dans l’usage logique de leur raison. Ainsi on ne flétrira pas leurs erreurs sous le nom d’absurdités, de jugements ineptes, etc., mais on supposera plutôt qu’il doit y avoir dans leurs opinions quelque chose de vrai, et on l’y cherchera ; en même temps aussi on s’appliquera à découvrir l’apparence qui les trompe (le principe subjectif des raisons déterminantes de leurs jugements, qu’ils prennent par mégarde pour quelque chose d’objectif), et, en expliquant ainsi la possibilité de leurs erreurs, on saura garder encore un certain respect pour leur intelligence. Si au contraire on refuse toute intelligence à son adversaire, en traitant ses jugements d’absurdes ou d’ineptes, comment veut-on lui faire comprendre qu’il s’est trompé ? — Il en est de même des reproches à l’endroit du vice : il ne faut pas les pousser jusqu’à mépriser absolument l’homme vicieux et à lui refuser toute valeur morale ; car, dans cette hypothèse, il ne saurait donc plus jamais devenir meilleur, ce qui ne s’accorde point avec l’idée de l’homme, lequel, à ce titre (comme être moral), ne peut jamais perdre toutes ses dispositions pour le bien.


§ 40.


Le respect de la loi, lequel considéré subjectivement s’appelle sentiment moral, se confond avec la conscience du devoir. C’est pour cela que le témoignage du respect que l’homme se doit, en tant qu’être moral (estimant son devoir), est lui-même un devoir que les autres ont envers lui, et un droit auquel il ne peut renoncer. — De là l’amour de l’honneur[117], qui, se manifestant dans la conduite extérieure, devient l’honneteté[118] (honestas externa), et dont le mépris s’appelle scandale. En effet, l’exemple de ce mépris peut produire des imitateurs, et il est souverainement contraire au devoir de donner un pareil exemple. Mais prendre scandale d’une chose qui n’est insolite que parce qu’elle s’écarte de l’opinion vulgaire (paradoxon), mais qui en soi est bonne, c’est une erreur (qui consiste à tenir pour illégitime tout ce qui n’est pas usité), c’est une faute dangereuse et funeste pour la vertu. — En effet, le respect qu’on doit aux autres hommes qui nous donnent un exemple ne peut pas aller jusqu’à une aveugle imitation (car on élèverait ainsi l’usage [mos] à la dignité de loi) ; et ce genre de tyrannie de la coutume populaire serait contraire au devoir de l’homme envers lui-même.


§ 41.


L’omission des simples devoirs d’amour est un manque de vertu[119] (peccatum). Mais celle du devoir concernant le respect dû à chaque homme en général, est un vice (vitium). En effet, par la première on n’offense personne ; mais par la seconde on porte atteinte à une légitime prétention de l’homme. — La première transgression est l’opposé de la vertu (contrarie oppositum virtutis) ; mais ce qui, loin d’ajouter quelque chose à la moralité, lui enlève même la valeur que sans cela le sujet pourrait revendiquer, est un vice.

C’est pourquoi les devoirs envers le prochain concernant le respect qui lui est dû ont une expression négative, c’est-à-dire qu’on ne désigne ces devoirs de vertu que sous une forme indirecte (par la défense du contraire).



DES VICES QUI PORTENT ATTEINTE AU DEVOIR DU RESPECT ENVERS LES AUTRES HOMMES.
CES VICES SONT : A, L’ORGUEIL ; B, LA MÉDISANCE ; C, LA RAILLERIE.
A.
l’orgueil.
§ 42.

L’orgueil[120] (superbia, ou, comme ce mot l’exprime, le penchant à s’élever toujours au-dessus des autres) est une espèce d’ambition[121] (ambitio), par laquelle nous demandons aux autres hommes de faire peu de cas d’eux-mêmes en comparaison de nous ; et par conséquent c’est un vice contraire au respect auquel tout homme a le droit de prétendre.

Il diffère de la fierté[122] (animus elatus), qui est une sorte d’amour de l’honneur[123], où le soin de ne rien céder de sa dignité d’homme dans la comparaison avec les autres (aussi a-t-on coutume de la caractériser par l’épithète de noble) ; car il exige des autres un respect que pourtant il leur refuse. — Mais cette fierté elle-même devient une faute et une offense, lorsqu’elle ne fait aussi qu’exiger des autres qu’ils s’occupent de notre importance.

L’orgueil, qui est comme la passion de l’ambitieux voulant voir marcher derrière lui des gens qu’il se croit permis de traiter avec dédain, est injuste et contraire au respect dû aux hommes en général. C’est une folie[124], c’est-à-dire une frivole dépense de moyens pour une chose qui sous un certain rapport ne mérite pas d’être regardée comme une fin. C’est même une sottise[125], c’est-à-dire une absurdité choquante, consistant à se servir de moyens qui doivent produire chez les autres justement tout le contraire de ce qu’on se propose ; car plus l’orgueilleux se montre empressé d’obtenir le respect des autres, et plus chacun le lui refuse. Tout cela est évident de soi. Mais on n’a pas assez remarqué que l’orgueilleux a toujours au fond une âme basse. Car il n’exigerait pas que les autres fissent peu de cas d’eux-mêmes, en se mesurant à lui, s’il ne se jugeait capable, dans le cas où la fortune lui serait contraire, de ramper à son tour et de renoncer à tout respect de la part d’autrui.


B.
la médisance
§ 43.

Les propos malveillants ou la médisance[126] (obtrectatio), par où je n’entends pas la calomnie[127] (contumelia) ou ces faux rapports qu’on peut déférer aux tribunaux, mais seulement ce penchant immédiat à divulguer, sans aucun but particulier, ce qui est préjudiciable à la considération d’autrui, c’est là quelque chose de contraire au respect dû à l’humanité en général, puisque tout scandale donné affaiblit ce respect, qui est pourtant le mobile du bien moral, et nous rend, autant que possible, incrédules à ce sujet.

Propager de propos délibéré (propalatio) une chose qui attaque l’honneur d’autrui, mais qui n’est pas justiciable des tribunaux, quand même cette chose serait vraie d’ailleurs, c’est affaiblir le respect dû à l’humanité en général, de façon à jeter à la fin sur notre espèce même l’ombre du discrédit, et à faire de la misanthropie (de la haine des hommes) ou du mépris la façon de penser dominante, ou à émousser le sens moral par le spectacle fréquent du vice, auquel on finit par s’accoutumer. Au lieu donc de prendre un malin plaisir à dévoiler les fautes d’autrui, afin de s’assurer ainsi la réputation d’un homme de bien, ou du moins d’un homme qui n’est pas pire que les autres, c’est un devoir de vertu de jeter sur les fautes d’autrui le voile de la philanthropie, non-seulement en atténuant nos jugements, mais même en ne les exprimant pas ; car l’exemple du respect que nous accordons aux autres peut les exciter à s’efforcer d’en devenir dignes. — C’est pourquoi l’espionnage des mœurs d’autrui (allotrio-episcopia) est par lui-même une curiosité blessante, à laquelle chacun a le droit de s’opposer, comme à une violation du respect qui lui est dû.


C.
la raillerie[128].
§ 44.


La manie de blâmer à tort et à travers[129] et le penchant à tourner les autres en ridicule, ou l’humeur moqueuse[130], qui consiste à se faire des fautes d’autrui un objet immédiat de divertissement, sont de la méchanceté, et il faut bien les distinguer de la plaisanterie[131], ou de cette familiarité, qui consiste à rire entre amis (mais non d’une manière offensante[132]) de certaines particularités qui ne sont des fautes qu’en apparence, mais qui dans le fait dénotent une supériorité d’esprit, ou qui n’ont parfois d’autre tort que celui d’être en dehors des règles de la mode. Mais le penchant à tourner en ridicule des fautes réelles, ou des fautes imaginaires qu’on présente comme réelles, afin d’enlever à une personne le respect qu’elle mérite, ce qu’on nomme enfin l’esprit caustique[133] (spiritus causticus), annonce un plaisir qui a en soi quelque chose de diabolique, et c’est par conséquent une très-grave violation du devoir de respect envers les autres hommes.

Il faut encore distinguer de ce vice cette manière plaisante, mais railleuse, de renvoyer avec mépris à un adversaire des attaques offensantes (retorsio jocosa), qui fait que le moqueur (ou en général un adversaire méchant, mais faible) est moqué à son tour, et qui est une légitime défense du respect qu’on a le droit d’en attendre. Mais, si l’objet ne prête pas proprement à la plaisanterie, si c’est quelque chose à quoi la raison attache nécessairement un intérêt moral, alors, quelque raillerie que l’adversaire y ait mise de son côté, et quoiqu’il prête lui-même le flanc au ridicule, il est plus conforme à la dignité de l’objet et au respect de l’humanité, ou bien de ne point répondre à l’attaque, ou bien de lui opposer une défense sérieuse et grave.


REMARQUE.


xxOn remarquera que, sous le titre précédent, on a moins vanté les vertus que blamé les vices opposés ; la raison en est dans l’idée du respect, tel que nous sommes obligés de le témoigner aux autres hommes, et qui n’est qu’un devoir négatif. — Je ne suis pas obligé de vénérer[134] les autres (considérés simplement comme hommes), c’est-à-dire de leur témoigner un respect positif. Tout le respect auquel je suis naturellement obligé est celui de la loi en général (revereri legem) ; suivre cette loi, même relativement aux autres hommes, je ne dis pas vénérer les autres hommes en général (reverentia adversus hominem), ou leur prêter en cela quelque chose, c’est là un devoir universel et absolu envers les autres, que l’on peut exiger de chacun, comme le respect qui leur est dû originairement (observantia debita).
xxLes différentes espèces de respect qu’il faut témoigner aux autres suivant la différence de leurs qualités ou de leurs rapports accidentels, c’est-à-dire de l’âge, du sexe, de la naissance, de la force ou de la faiblesse, ou même de l’état et de la dignité, choses qui, en grande partie, reposent sur des institutions arbitraires ; tout cela ne peut être complétement exposé et classé dans des éléments

métaphysiques de la doctrine de la vertu, puisqu’il ne s’agit ici que des principes purement rationnels de cette science.



CHAPITRE SECOND.
DES DEVOIRS DE VERTU DES HOMMES ENTRE EUX, AU POINT DE VUE DE LEUR ÉTAT.
§ 45.


Ces devoirs de vertu ne peuvent, à la vérité, dans l’éthique pure, donner lieu à un chapitre spécial qui les réduise en système ; car ils ne contiennent pas de principes d’obligation des hommes entre eux comme tels, et par conséquent ils ne sauraient former proprement une partie des éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu : ce ne sont que les règles de l’application du principe (formel) de la vertu aux cas que présente l’expérience (au matériel), modifiées suivant la différence des sujets ; et c’est pourquoi, comme toutes les divisions empiriques, ils ne permettent point de classification rigoureusement parfaite. Cependant, de même que l’on veut un passage qui conduise de la métaphysique de la nature à la physique au moyen de règles particulières, on demande avec raison à la métaphysique des mœurs de fournir un passage analogue : à savoir de schématiser en quelque sorte les principes purs du devoir, en les appliquant aux cas de l’expérience, et de les tenir tout prêts pour l’usage moralement pratique qu’on en doit faire. — Quelle conduite faut-il donc tenir à l’égard des hommes, quand par exemple ils sont dans un état de pureté morale, ou dans un état de dépravation ? Quand ils sont cultivés ou incultes ? Quelle manière d’être convient au savant ou à l’ignorant ? Quelle fait du savant un homme sociable (poli) dans l’emploi de sa science, ou un pédant de profession ? Quelle sied au praticien ou à celui qui cultive davantage l’esprit et le goût ? Comment enfin doit-on se conduire suivant la différence de la position, de l’âge, du sexe, de l’état de santé, de la richesse ou de l’indigence, etc. ? Ce ne sont pas là pour l’éthique des espèces différentes d’obligation (car il n’y en a qu’une, à savoir celle de la vertu en général), mais seulement des modes d’application (πορίσματα[135]) ; et par conséquent on n’en saurait faire des sections de l’éthique et des membres de la division d’un système (lequel doit dériver à priori d’un concept rationnel), mais seulement les y ajouter sous forme d’appendice. — Mais cette application même suppose une exposition complète du système.






CONCLUSION DE LA DOCTRINE ÉLÉMENTAIRE.
de l’union intime de l’amour et du respect dans l’amitié.
§ 46.


L’amitié (considérée dans sa perfection) est l’union de deux personnes liées par un amour réciproque et un égal respect. — On voit aisément qu’elle est l’idéal de la sympathie et de la bienveillance entre des hommes unis par une volonté moralement bonne, et que, si elle ne produit pas tout le bonheur de la vie, les deux sentiments qui la composent rendent l’homme digne d’être heureux ; d’où il suit que c’est pour nous un devoir de cultiver l’amitié. — Mais, si c’est un devoir imposé par la raison, sinon un devoir commun, du moins un devoir méritoire[136], de tendre à l’amitié comme au maximum des bons sentiments des hommes les uns à l’égard des autres, il est aisé de voir que l’amitié parfaite est une pure idée qu’il est impossible de réaliser absolument, quoiqu’elle soit pratiquement nécessaire. En effet, comment, dans l’union de deux personnes, s’assurer que chacun des deux éléments qui constituent le devoir de l’amitié (par exemple celui de la bienveillance réciproque) est égal de part et d’autre ? Ou, ce qu’il est encore plus important de savoir, comment découvrir quel est dans la même personne le rapport des deux sentiments constitutifs de l’amitié (la bienveillance et le respect), et si, lorsque l’une des deux personnes montre trop d’ardeur dans son amour, elle ne perd point par là même dans le respect de l’autre ? Comment donc espérer que des deux côtés l’amour et le respect s’équilibreront parfaitement, ce qui pourtant est nécessaire à l’amitié ? — On peut en effet regarder l’amour comme une sorte d’attraction, et le respect comme une sorte de répulsion, de telle sorte que le principe du premier veut que l’on se rapproche, tandis que celui du second exige qu’on se tienne l’un vis-à-vis de l’autre à une distance convenable. Cette réserve dans l’intimité, que l’on exprime par cette règle : que les meilleurs amis eux-mêmes ne doivent pas se traiter trop familièrement, est une maxime qui ne s’applique pas simplement au supérieur par rapport à son inférieur, mais réciproquement aussi à l’inférieur par rapport à son supérieur. En effet le supérieur sent, avant qu’on s’en aperçoive, son orgueil offensé ; et, s’il veut bien que l’inférieur suspende un instant les effets du respect qu’il lui doit, il ne veut pas qu’il l’oublie : car, dès qu’il est une fois altéré, le respect intérieur est perdu sans retour, encore que, dans les signes extérieurs (le cérémonial) il reprenne son ancienne allure.

L’amitié, dans sa pureté ou dans sa perfection, conçue comme réalisable (par exemple l’amitié d’Oreste et de Pylade, de Thésée et de Pirithoüs), est le grand cheval de bataille des romanciers. Aristote disait au contraire : Mes chers amis, il n’y a point d’amis ! Les observations suivantes feront encore mieux ressortir les difficultés que présente l’amitié.

À considérer les choses moralement, c’est sans doute un devoir de faire remarquer à un ami les fautes qu’il peut commettre ; car c’est agir pour son bien, et par conséquent c’est un devoir d’amour. Mais l’ami ainsi averti ne voit là qu’un manque d’estime auquel il ne s’attendait pas : il croit avoir déjà baissé dans votre esprit, ou du moins, se voyant ainsi observé et secrètement critiqué, il craint toujours de perdre votre estime. D’ailleurs le seul fait d’être observé et censuré lui paraîtra déjà une chose offensante par elle-même.

Combien dans l’adversité ne souhaite-t-on pas un ami, surtout un ami effectif et trouvant abondamment dans ses propres ressources les moyens de vous secourir ? Mais aussi c’est un bien lourd fardeau, que de se sentir enchaîné à la fortune d’un autre, et chargé de pourvoir à ses nécessités. — L’amitié ne peut donc pas être une union fondée sur des avantages réciproques, mais il faut que cette union soit purement morale. L’assistance sur laquelle chacun croit pouvoir compter de la part de l’autre en cas de besoin, ne doit pas être considérée par lui comme le but et la raison déterminante de l’amitié, — car il perdrait ainsi l’estime de son ami, — mais seulement comme la marque extérieure de cette bienveillance intérieure que chacun suppose dans le cœur de l’autre, sans pourtant vouloir la mettre à l’épreuve, chose toujours dangereuse. Chacun des deux amis a la générosité de vouloir épargner à l’autre ce fardeau, en le portant seul, et il a même soin de le lui cacher entièrement, mais il se flatte toujours de pouvoir compter sûrement, en cas de besoin, sur l’assistance de son ami. Que si l’un reçoit de l’autre un bienfait, peut-être a-t-il encore sujet d’espérer une parfaite égalité d’amour, mais il ne saurait plus compter sur l’égalité du respect ; car, étant obligé par quelqu’un qu’il ne peut obliger à son tour, il se voit manifestement inférieur d’un degré. — Ce sentiment si doux d’une possession réciproque qui va presque jusqu’à fondre deux personnes en une seule, l’amitié en un mot est d’ailleurs quelque chose de si tendre (teneritas amicitiæ) que, si on ne la fait reposer que sur des sentiments, et que l’on ne soumette point cette communication et cet abandon réciproques à des principes, ou à des règles fixes, qui empêchent la trop grande familiarité et donnent pour limites à l’amour réciproque les exigences du respect, elle se verra à chaque instant menacée de quelque interruption, comme celles qui ont lieu souvent parmi les hommes sans éducation, bien qu’elles n’aillent pas toujours jusqu’à la rupture (entre gens du peuple on se bat et l’on se raccommode[137]). Ces sortes de personnes ne peuvent pas se quitter, mais elles ne peuvent pas non plus s’entendre, car elles ont besoin de se chercher querelle pour goûter dans la réconciliation la douceur de leur union. — Dans tous les cas l’amour dans l’amitié ne saurait être une passion[138], car la passion est aveugle dans son choix et elle s’évapore avec le temps.


§ 47.


L’amitié morale (qu’il faut bien distinguer de l’amitié esthétique) est l’entière confiance que deux personnes se montrent l’une à l’autre, en se communiquant réciproquement leurs plus secrètes pensées et leurs plus secrets sentiments, autant que cela se peut concilier avec le respect qu’elles ont l’une pour l’autre.

L’homme est un être destiné à la vie de société, quoiqu’en revanche il soit peu sociable : en cultivant la vie de société, il sent vivement le besoin de s’ouvrir aux autres, même sans songer à en retirer aucun avantage ; mais, d’un autre côté, il est retenu et averti par la crainte de l’abus qu’on peut faire de cette révélation de ses pensées, et il se voit forcé par là de renfermer en lui-même une bonne partie de ses jugements, surtout ceux qu’il porte sur les autres hommes. Il entretiendrait bien volontiers quelqu’un de ce qu’il pense sur les personnes qu’il fréquente, sur le gouvernement, sur la religion, etc. ; mais il n’ose le faire, de peur que les autres, gardant prudemment pour eux leur façon de penser, ne tournent ses paroles contre lui. Il consentirait bien aussi à révéler à un autre ses défauts ou ses fautes ; mais peut-être cet autre lui cachera-t-il les siens, et alors il doit craindre de baisser dans son estime, en lui ouvrant tout son cœur.

Que s’il trouve un homme d’un sens et d’un esprit droits, dans le sein duquel il puisse épancher son cœur en toute confiance et sans avoir rien à craindre, et qui en outre soit d’accord avec lui dans la manière de juger les choses, il peut donner cours à ses pensées ; il n’est plus entièrement seul avec elles, comme dans une prison, mais il jouit d’une liberté dont il se voit privé dans le monde, où il est forcé de se renfermer en lui-même. Chaque homme a ses secrets, et il ne peut les confier aveuglément aux autres, soit à cause de l’indélicatesse de la plupart des hommes, qui ne manqueraient pas d’en faire un usage préjudiciable pour lui, soit à cause de ce défaut d’intelligence qui fait que bien des gens ne savent pas juger et discerner ce qui peut ou non se répéter, soit enfin à cause de l’indiscrétion. Or il est extrêmement rare de rencontrer toutes les qualités opposées à ces défauts, réunies dans une même personne (rara avis in terris, nigroque simillima cygno) ; surtout lorsqu’une étroite amitié exige de cet ami intelligent et discret, qu’il se regarde comme obligé de garder vis-à-vis d’un autre ami, qui passe aussi pour très-discret, le secret qui lui a été confié, à moins que celui qui le lui a confié ne lui en donne expressément la permission.

Pourtant l’amitié purement morale n’est pas un idéal, et ce cygne noir se montre bien réellement de temps à autre dans toute sa perfection. Mais pour cette autre amitié (pragmatique) qui se charge, par amour, des frais d’autrui, elle ne peut avoir ni la pureté ni la perfection désirée, celle qu’exige toute maxime exactement déterminée, et elle n’est que l’idéal d’un vœu, qui dans l’idée de la raison ne connaît point de limites, mais qui dans l’expérience est toujours très-borné.

L’ami des hommes[139] en général (c’est-à-dire l’ami de toute l’espèce) est celui qui prend part esthétiquement au bien de tous les hommes (qui partage leur joie), et qui ne le troublera jamais sans un profond regret. Mais l’expression d’ami des hommes signifie quelque chose de plus strict encore que celle de philanthrope. Car elle exprime aussi la pensée et la juste considération de l’égalité entre les hommes, c’est-à-dire l’idée, que tout en obligeant les autres par des bienfaits, nous sommes nous-mêmes obligés par l’égalité qui existe entre nous ; nous nous représentons ainsi tous les hommes comme des frères réunis sous un père commun qui veut le bonheur de tous. — C’est qu’en effet le rapport du protecteur ou du bienfaiteur au protégé ou à l’obligé est bien un rapport d’amour réciproque, mais non pas d’amitié, puisque le respect qui est dû n’est point égal des deux côtés. Le devoir de vouloir du bien aux hommes comme un ami (l’affabilité nécessaire), et la juste considération de ce devoir servent à prémunir les hommes contre l’orgueil, auquel s’abandonnent ordinairement les heureux, qui possèdent les moyens d’être bienfaisants.



APPENDICE.

DES VERTUS DE SOCIÉTÉ.
(virtutes homileticæ.)
§ 48.


C’est un devoir, aussi bien envers soi-même qu’envers les autres, de pousser le commerce de la vie jusqu’à son plus haut degré de perfection morale (officium, commercii sociabilitas) ; de ne pas s’isoler (separatistam agere) ; de ne pas oublier, tout en plaçant en soi-même le point central et fixe de ses principes, de considérer ce cercle que l’on trace autour de soi comme étant lui-même inscrit dans un cercle qui embrasse tout, c’est-à-dire dans le cercle du sentiment cosmopolitique ; de ne pas seulement se proposer pour but le bonheur du monde, mais de cultiver les moyens qui y conduisent indirectement : l’urbanité dans les relations sociales, la douceur, l’amour et le respect réciproques (l’affabilité et la bienséance) (humanitas æsthetica, et decorum), et d’ajouter ainsi les grâces à la vertu, car cela même est un devoir de vertu.

Ce ne sont là, il est vrai, que des œuvres extérieures[140] ou accessoires[141] (parerga) offrant une belle apparence de vertu, qui d’ailleurs ne trompe personne, parce que chacun sait quel cas il en doit faire. Ce n’est qu’une sorte de petite monnaie ; mais l’effort même que nous sommes obligés de faire pour rapprocher, autant que possible, de la vérité cette apparence ne laisse pas de seconder beaucoup le sentiment de la vertu. Un abord facile[142], un langage prévenant[143], la politesse[144], l’hospitalité[145], cette douceur dans la controverse[146] qui écarte toute dispute, toutes ces formes de la sociabilité sont des obligations extérieures qui obligent aussi les autres, et qui favorisent le sentiment de la vertu, en la rendant au moins aimable.

Ici s’élève la question de savoir si l’on peut entretenir des relations avec des hommes vicieux ? On ne saurait éviter de les rencontrer, car il faudrait pour cela quitter le monde, et nous ne sommes pas nous-mêmes des juges compétents à leur égard. — Mais quand le vice devient un scandale, c’est-à-dire un exemple public du mépris des strictes lois du devoir, et qu’il entraîne ainsi l’opprobre, alors, quand même les lois du pays ne le puniraient pas, on doit cesser les relations qu’on a pu avoir jusque-là avec le coupable, ou du moins les éviter autant que possible ; car la continuation de ce commerce ôterait à la vertu tout honneur, et en ferait une marchandise à l’usage de quiconque serait assez riche pour corrompre ses parasites par les délices de la bonne chair.

Notes du traducteur

modifier
  1. Sinnenwesen.
  2. Vernunftwesen.
  3. Vernünftiges Wesen.
  4. Naturwesen.
  5. Das Formale.
  6. Das Materiale.
  7. Gesundheit.
  8. Wohlhabenheit.
  9. Im Formalen.
  10. Ehrliebe.
  11. Die willkührliche Entleibung seiner selbst.
  12. Selbstmord, littéralement meurtre de soi-même ; notre mot suicide, tiré du latin, traduit mal ici l’expression allemande. J. B.
  13. Naturzweck.
  14. Schändung.
  15. Abwürdigung.
  16. Fleischeslust.
  17. Unkeuschheit.
  18. Keuschheit.
  19. Unnatürlich.
  20. Vernunftbeweis.
  21. Zum Purism.
  22. Das Brünstigseyn.
  23. Behaglichkeit.
  24. Versoffenheit.
  25. Gefrässigkeit.
  26. Narratur et prisci Catonis
      Sæpe mero caluisse virtus.

    Horace, ode 21 du livre III.
  27. Pragmatischen – C’est l’épithète que Kant a adoptée pour qualifier en général les maximes de la prudence, ou de cette sagesse pratique qui n’est pas la moralité, mais l’intérêt bien entendu. J. B.
  28. Ehrlichkeit.
  29. Redlichkeit.
  30. Aufrichtigkeit.
  31. In der ethischen Bedeutung des Worts.
  32. Sprachmaschine.
  33. Unlauterkeit.
  34. Gewissenhaftigkeit.
  35. Gleisnerei. Kant traduit lui-même (entre parenthèses) cette expression allemande par les mots français esprit fourbe.
  36. Den habsüchtigen Geiz.
  37. Den kargen Geiz.
  38. Knickerei oder Knauserei.
  39. Die gute Wirthschaft.
  40. Der verschwenderischen Habsucht.
  41. Des kargen Geizes.
  42. Der Denkungsart.
  43. Freigebigkeit.
  44. Seine Geringfügigkeit.
  45. Als Thiermensch.
  46. Als Vernunftmensch.
  47. Tugendstolz.
  48. Geistliche Kriecherei.
  49. Hochmuth.
  50. Heuchelei und Schmeichelei. Il y a ici sur l’étymologie de ces mots une note qu’on ne saurait traduire en français, à moins de conserver dans la traduction les expressions allemandes sur lesquelles elle porte, et c’est ce que je vais faire, en ayant soin seulement de les expliquer entre parenthèses :
    « Heucheln (proprement häucheln) [en français, faire l’hypocrite] semble dérivé de ächzenden, die Sprache unterbrechenden Hauch (Stoszseufzer) [c’est-à-dire soupir entrecoupé] ; et schmeicheln [flatter], de schmiegen [plier], ce qui, comme habitude, a été appelé schmiegeln, et enfin par le haut allemand schmeicheln. »
  51. Erhebung.
  52. Sich dadurch zu versinnlichen.
  53. Gemüthserhebung.
  54. Eigendünkel.
  55. Das Du, Er, Ihr und Sie, oder Ew. Wohledlen, Hochedlen, Hochedelgeboren, Wohlgeboren.
  56. Innere Zurechnung.
  57. Rechtskräftig.
  58. Als That.
  59. Das Gewissen.
  60. Muss ein Herzenskündiger seyn.
  61. Allverpflichtend.
  62. Nur nach der Analogie mit
  63. Bedenklichkeit.
  64. Frohseyn.
  65. Schwärmerische Verachtung.
  66. Eigenliebige Selbstschätzung.
  67. La première édition portait simplement : « Prendre nos devoirs envers nous-mêmes pour des devoirs envers autrui. » Note de Schubert.
  68. Ein blosses Gedankending.
  69. Aussermenschlichen.
  70. Uebermenschlichen.
  71. Dieses Zufriedenseyn.
  72. Zeug.
  73. Als sittliche Stärke der Maximen.
  74. Irgend eine Untugend.
  75. Verdienstliche.
  76. Schuldige.
  77. Wechselliebe.
  78. Liebe des Wohlgefallens.
  79. J’ajoute ces mots pour plus de clarté.
  80. Menschenfeind.
  81. Menschenscheu.
  82. Wohlwollen.
  83. Wohlthun.
  84. Zum allgemeinen Erlaubnissgesetz.
  85. Als seine Schuldigkeit.
  86. Thätige.
  87. Affectionnelle.
  88. Heilige.
  89. Gemeine.
  90. Erkenntlichkeit.
  91. Intension.
  92. Innigkeit.
  93. Mitfreude und Mitleid.
  94. Mitleidenschaft.
  95. Aus Mitleid.
  96. Barmherzigkeit.
  97. Thätige Theilnehmung.
  98. Unter die Adiaphora.
  99. Achtung.
  100. Schadenfreude.
  101. Qualificirter Neid.
  102. Missgunst.
  103. Unerkenntlichkeit.
  104. Der Grund der Möglichkeit.
  105. Qualificirte Schadenfreude.
  106. Das allgemeine Weltbeste.
  107. Uebermuth.
  108. Eigendünkel.
  109. Eines Oberen Ueber alle.
  110. Versöhnlichkeit.
  111. Schlaffe Duldsamkeit der Beleidigungen.
  112. Sind inhuman.
  113. Das Halbiren.
  114. Eigenliebe.
  115. Eigendünkel.
  116. Geringschätzen.
  117. Ehrliebe.
  118. Ehrbarkeit.
  119. Untugend.
  120. Hochmut.
  121. Ehrbegierde.
  122. Stolz.
  123. Ehrliebe.
  124. Thorheit.
  125. Narrheit.
  126. Die üble Nachrede oder das Afterreden.
  127. Verläumdung.
  128. Die Verhöhnung.
  129. Die leichtfertige Tadelsucht.
  130. Spottsucht.
  131. Scherz.
  132. Welches dann kein Hohnlachen ist.
  133. Die bittere Spottsucht.
  134. Zu verehren.
  135. Des corollaires. Dans le texte, le mot grec que je rétablis est habillé à l’allemande : Porismen.
  136. Ehrenvolle Pflicht.
  137. Pöbel schlägt sich und Pöbel verträgt sich.
  138. Affect.
  139. Menschenfreund.
  140. Aussenwerke, proprement des ouvrages avancés.
  141. Beiwerke.
  142. Zugänglichkeit.
  143. Gesprächigkeit.
  144. Höflichkeit.
  145. Gastfreiheit.
  146. Gelindigkeit im Widersprechen.

Notes de l’auteur

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  1. Aussi dit-on, lorsqu’il s’agit par exemple de sauver son honneur ou sa vie : « Je me dois cela à moi-même. » Et l’on s’exprime encore ainsi même quand il s’agit de devoirs de moindre importance, c’est-à-dire d’actes qui n’ont point pour objet le nécessaire, mais le méritoire dans l’accomplissement du devoir ; je dirai, par exemple, que je me dois à moi-même de développer les dispositions qui me rendent propre à la vie de société, etc. (de me cultiver).
  2. Le principe qu’on ne doit faire en aucune chose ni trop ni trop peu, ne signifie rien, car c’est une proposition tautologique. Qu’est-ce que trop faire ? Réponse : plus qu’il n’est bon. Qu’est-ce que faire trop peu ? Réponse : moins qu’il n’est bon. Que veut dire je dois (faire ou éviter quelque chose) ? Réponse : il n’est pas bon (il est contraire au devoir) de faire plus ou moins qu’il n’est bon. Si c’est là la sagesse pour laquelle il nous faut remonter aux anciens (à Aristote entre autres), comme à des esprits qui étaient plus près de la source, nous avons été fort malavisés en consultant de tels oracles. — Il n’y a pas de milieu entre la véracité et le mensonge (comme contradictorie opposita), mais bien entre cette franchise qui consiste à tout dire [Offenherzigkeit], et cette réserve [Zurückhaltung] qui consiste à ne pas dire, en exprimant sa pensée, toute la vérité, quoique tout ce que l’on dise soit vrai (contrarie opposita). Or il semble tout naturel de demander à la doctrine de la vertu de nous indiquer ce milieu. Mais elle ne le peut pas, car ces deux devoirs de vertu ont une certaine latitude d’application (latitudinem), et ce qu’il faut faire ne peut être déterminé par le jugement que d’après les règles de la prudence (les règles pragmatiques), et non d’après celles de la moralité (les règles morales), c’est-à-dire comme un devoir large (officium latum), et non comme un devoir étroit (officium strictum). C’est pourquoi celui qui suit les principes de la vertu peut bien commettre une faute (peccatum) en faisant plus ou moins que ne le prescrit la prudence ; mais on ne saurait lui reprocher comme un vice de s’attacher fermement à ces principes, et, pris à la lettre, ces vers d’Horace sont radicalement faux :
    Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,
    Ultra quam satis est virtutem si petat ipsam.

    Mais sapiens ne signifie ici qu’un homme prudent (prudens), qui ne rêve pas une perfection de vertu, idéal dont nous devons tendre à nous rapprocher, mais que nous ne pouvons nous flatter d’atteindre, car cela est au-dessus des forces humaines, et il faut bien se garder d’une présomption déraisonnable (fantastique). Autrement, dire qu’on peut être trop vertueux, c’est-à-dire trop attaché à son devoir, reviendrait presque à dire qu’on peut rendre un cercle trop rond ou trop droite une ligne droite.

  3. La double personnalité que l’homme, qui s’accuse et se juge dans sa conscience, doit concevoir en lui-même ; ce double moi, qui d’un côté se voit forcé de comparaître en tremblant devant la barre d’un tribunal, dont la garde lui est confiée à lui-même, et qui, de l’autre, y exerce, en vertu d’une autorité naturelle, la fonction de juge:c’est là une chose qui a besoin d’être expliquée, afin que l’on ne puisse reprocher à la raison de tomber en contradiction avec elle-même. — Moi, accusateur et accusé tout à la fois, je suis bien le même homme (numero idem) ; mais, comme sujet de la législation morale, de celle qui dérive du concept de la liberté, et où l’homme est soumis à une loi qu’il se donne à lui-même (homo noumenon), je dois me considérer comme étant un autre être que l’homme sensible et doué de raison (specie diversus), mais seulement au point de vue pratique ; — car sur la relation causale de l’intelligible avec le sensible, la théorie ne nous apprend rien ; — et cette distinction spécifique est celle des facultés (supérieures et inférieures) qui caractérisent l’homme. C’est le premier homme qui est l’accusateur, et le second qui est juridiquement chargé de la défense de l’accusé (qui est son avocat). Une fois la cause entendue, le juge intérieur, comme une personne investie de la puissance, prononce la sentence sur le bonheur ou le malheur qui doit être la conséquence morale de l’action ; mais sous ce rapport nous ne pouvons, au moyen de notre raison, suivre plus loin la puissance de ce juge interne (considéré comme maître du monde), et nous ne pouvons que respecter son jubeo ou son veto absolu.