Doctrine de la vertu/Deuxième partie

Doctrine de la vertu
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 163-184).














DEUXIÈME PARTIE.




MÉTHODOLOGIE.







PREMIÈRE SECTION.


didactique.


§ 49.


L’idée même de la vertu implique qu’elle doit être acquise (qu’elle n’est point innée), et il n’y a pas besoin, pour s’en assurer, d’invoquer la connaissance anthropologique qui résulte de l’expérience. Car la puissance morale de l’homme ne serait pas de la vertu, s’il n’était appelé à montrer sa force de résolution dans sa lutte contre des penchants contraires si puissants. La vertu est le produit de la raison pure pratique, en tant que celle-ci, qui a conscience de sa supériorité, triomphe, au moyen de la liberté, de la puissance des penchants contraires.

De ce que la vertu n’est pas innée, il suit qu’elle peut et doit être enseignée ; l’enseignement de la vertu[1] est donc une doctrine[2]. Mais, comme la doctrine qui enseigne comment on doit se conduire pour se conformer à l’idée de la vertu, ne donne pas seule la force nécessaire pour mettre les règles en pratique, les stoïciens pensaient que la vertu ne s’apprend pas au moyen d’un simple enseignement du devoir et de certaines exhortations (παραινετιχώς[3]), mais qu’il la faut cultiver et exercer en s’appliquant à combattre l’ennemi intérieur qui est nous (ασχητιχώς[4]) ; car on ne peut pas tout ce que l’on veut, quand on n’a pas d’abord essayé et exercé ses forces. En pareil cas, en effet, il faut prendre tout de suite et complétement sa résolution : autrement la conscience[5] (animus), en capitulant avec le vice pour s’en dégager peu à peu, ne serait pas tout à fait pure ou même serait vicieuse, et par conséquent ne produirait aucune vertu (la vertu reposant sur un seul principe).

§ 50.

La méthode de la doctrine[6] (car toute doctrine scientifique doit être méthodique, autrement elle serait désordonnée[7]) ne saurait être fragmentaire, mais elle doit être systématique, pour que la doctrine de la vertu ait le caractère d’une science. — Or elle peut être, ou bien acroamatique, lorsque ceux à qui l’on s’adresse sont simplement auditeurs, ou érotématique, lorsque le maître interroge ses élèves sur ce qu’il veut leur enseigner ; et cette dernière méthode à son tour est dialogique ou catéchétique, suivant qu’il s’adresse à leur raison ou simplement à leur mémoire. Si, en effet, on veut tirer quelque chose de la raison d’un autre, on ne le pourra qu’au moyen du dialogue, c’est-à-dire de questions et de réponses que le maître et l’élève se feront réciproquement. Par ses questions le maître conduira l’esprit de son élève de façon à développer en lui, au moyen des cas qu’il lui propose, l’aptitude à certaines idées (il sera l’accoucheur de ses pensées) ; et l’élève, s’apercevant qu’il est capable de penser par lui-même, fournira à son maître, par les questions qu’il lui adressera à son tour (sur certaines propositions obscures ou douteuses encore pour lui), l’occasion d’apprendre, suivant le docendo discimus, comment il doit interroger.

C’est en effet une chose à exiger de la logique, bien qu’on ne l’ait pas encore suffisamment prise en considération, que l’indication des règles à suivre pour chercher convenablement[8], c’est-à-dire de règles ne s’appliquant pas seulement aux jugements déterminants, mais encore aux jugements préliminaires (judicia prævia), qui conduisent aux pensées. Ce genre de règles peut même servir à diriger le mathématicien dans ses recherches ; aussi bien les met-il souvent en pratique.

§ 51.

Le premier et le plus indispensable instrument doctrinal pour enseigner la vertu à un élève encore inculte, c’est un catéchisme moral. Ce catéchisme doit précéder le catéchisme religieux, et il ne faut pas le mêler comme une chose incidente[9] à l’enseignement de la religion, mais l’enseigner séparément comme un tout indépendant ; car ce n’est qu’au moyen de principes purement moraux qu’on peut passer de la doctrine de la vertu à la religion, puisque autrement les enseignements de celle-ci manqueraient de pureté. — Aussi les plus dignes et les plus grands théologiens se sont-ils fait scrupule de composer un catéchisme renfermant les statuts de la doctrine religieuse[10] et en même temps de s’en rendre garants, tandis qu’on devait croire que c’était là la moindre chose que l’on pût justement attendre du grand trésor de leur savoir.

Au contraire un catéchisme purement moral, contenant l’esquisse des devoirs de vertu, ne donne lieu à aucun scrupule ni à aucune difficulté de ce genre ; car (quant au fond) il peut être tiré de la raison commune à tous les hommes, et (quant à la forme) il doit se conformer aux règles didactiques du premier enseignement. Le principe formel de ce genre d’instruction ne permet pas d’appliquer à cette fin la méthode socratique ou dialogique[11], parce que l’élève ne sait pas encore comment il doit interroger ; c’est donc le maître seul qui interrogera. Mais la réponse qu’il tire méthodiquement de la raison de son élève, doit être exprimée en des termes précis, qu’il ne soit pas facile de changer, et qui puissent être aisément confiés à sa mémoire : c’est par là que la méthode catéchétique se distingue, soit de la méthode acroamatique (où le maître parle seul), soit de la méthode dialogique (où le maître et l’élève se font réciproquement des demandes et des réponses).

§ 52.

Le moyen (technique) expérimental que le maître doit appliquer à la culture de la vertu, c’est de donner lui-même le bon exemple[Note de l’auteur 1] aux autres (d’avoir une conduite exemplaire) ; car l’imitation est pour l’homme encore inculte le premier mobile qui détermine sa volonté à admettre les maximes qu’il s’approprie dans la suite. — L’habitude consiste à établir en soi un penchant persévérant, non pas au moyen de quelque maxime, mais en lui donnant souvent satisfaction : c’est un mécanisme de la sensibilité et non un principe de l’intelligence ; aussi en pareil cas est-il beaucoup plus difficile de désapprendre ensuite que d’apprendre d’abord. — Mais pour ce qui est de la force de l’exemple (soit du bien, soit du mal) qui s’offre au penchant à l’imitation, ce que les autres nous donnent ne saurait fonder aucune maxime de vertu. La vertu, en effet, consiste uniquement dans l’autonomie subjective de la raison pratique de chaque homme, et par conséquent ce n’est pas la conduite des autres hommes, mais la loi qui doit nous servir de mobile. Le maître ne dira donc pas à un élève vicieux : prends exemple sur ce bon petit garçon (si rangé, si studieux) ! car cela ne servirait qu’à lui faire détester son camarade, relativement auquel il se trouverait ainsi placé dans un jour défavorable. Le bon exemple (la conduite exemplaire) ne doit pas servir de modèle, mais seulement de preuve pour montrer que ce qui est conforme au devoir est praticable ; ce n’est pas en comparant un homme avec un autre (considéré tel qu’il est), mais avec l’idée de ce qu’il doit être (de l’humanité), c’est-à-dire avec la loi, que le maître trouvera une règle d’éducation qui ne trompe jamais.


REMARQUE.
fragment d’un catéchisme moral.


Le maître demande à la raison de son élève ce qu’il veut lui enseigner, et si par hasard celui-ci ne sait pas répondre aux questions qui lui sont faites, il lui suggère la réponse (en dirigeant sa raison).

Le maître. Quel est ton plus grand et même ton seul désir dans la vie ?

L’élève (garde le silence).

Le maître. Que tu réussisses en tout et toujours selon tes désirs et ta volonté. — Comment nomme-t-on un pareil état ?

L’élève (garde le silence).

Le maître. On le nomme le bonheur (c’est-à-dire une prospérité constante, une vie de satisfaction, un parfait contentement de son état). Or, si tu avais entre les mains tout le bonheur (possible dans le monde), le garderais-tu tout entier pour toi, ou en ferais-tu part aussi à tes semblables ?

L’élève. Je leur en ferais part ; je rendrais aussi les autres heureux et contents. Le maître. Cela prouve déjà que tu as un assez bon cœur ; montre maintenant que tu as aussi un bon jugement. — Donnerais-tu bien au paresseux de moelleux coussins, sur lesquels il pût passer sa vie dans une douce oisiveté ? à l’ivrogne, du vin en abondance et tout ce qui peut occasionner l’ivresse ? au fourbe, une figure et des manières prévenantes, pour qu’il trompât plus aisément les autres ? à l’homme violent, de l’audace et un bon poignet, pour qu’il pût terrasser qui bon lui semblerait ? Car ce sont là autant de moyens que désire chacun d’eux pour être heureux à sa manière.

L’élève. Non, certes.

Le maître. Tu vois donc bien que, si tu tenais tout le bonheur entre tes mains, et que tu fusses en outre animé de la meilleure volonté, tu ne le livrerais pas encore sans réflexion à chacun selon ses désirs, mais que tu commencerais par te demander jusqu’à quel point il en est digne. — Mais, pour ce qui te regarde, hésiterais-tu à te procurer d’abord tout ce que tu croirais propre à faire ton bonheur ?

L’élève. Oui.

Le maître. Ne te viendrait-il pas aussi à l’esprit de te demander si tu es bien toi-même digne du bonheur ?

L’élève. Sans doute.

Le maître. Eh bien, ce qui en toi tend au bonheur, c’est le penchant ; mais ce qui soumet ce penchant à cette condition, que tu sois d’abord digne du bonheur, c’est la raison ; et la faculté que tu as de restreindre et de vaincre ton penchant par ta raison, c’est la liberté de ta volonté. Veux-tu savoir maintenant comment tu dois t’y prendre pour participer au bonheur et en même temps n’en être pas indigne, c’est dans ta raison seule qu’il faut chercher une règle et une instruction à cet égard ; ce qui signifie que tu n’as pas besoin de tirer cette règle de conduite de l’expérience ou de l’éducation que tu reçois des autres, mais que ta propre raison t’enseigne et t’ordonne exactement ce que tu as à faire. Par exemple, si tu te trouves dans le cas de te procurer ou de procurer à un de tes amis un grand avantage à l’aide d’un adroit mensonge, sans d’ailleurs faire tort à personne, que dit ta raison à ce sujet ?

L’élève. Que je ne dois pas mentir, quelque grand avantage qui en puisse résulter pour moi ou pour mon ami. Mentir est avilissant et rend l’homme indigne d’être heureux. Il y a là une nécessité absolue que m’impose un ordre (ou une défense) de la raison, et devant laquelle tous mes penchants doivent se taire.

Le maître. Comment nomme-t-on cette nécessité immédiatement imposée à l’homme par la raison, d’agir conformément à la loi de la raison même ?

L’élève. On la nomme devoir.

Le maître. Ainsi, l’observation de notre devoir est la condition générale qui seule nous permet d’être dignes du bonheur ; être digne du bonheur et faire son devoir, c’est tout un. Mais, si nous avons conscience d’une volonté bonne et active, qui nous rend à nos propres yeux dignes d’être heureux (ou du moins ne nous en rend pas indignes), pouvons-nous y fonder l’espoir certain de participer à ce bonheur ?

L’élève. Non ! cela ne suffit pas ; car il n’est pas toujours en notre pouvoir de nous procurer le bonheur, et le cours de la nature ne se règle pas de lui-même sur le mérite, mais le bonheur de la vie (notre bien-être en général) dépend de circonstances qui sont loin d’être toutes au pouvoir de l’homme. Notre bonheur n’est donc toujours qu’un désir, qui ne peut devenir une espérance si une autre puissance n’intervient pas.

Le maître. La raison n’a-t-elle pas pour elle bien des motifs d’admettre comme réelle une puissance qui distribue le bonheur suivant le mérite et le démérite des hommes, qui commande à toute la nature et gouverne le monde avec une sagesse suprême, en un mot, de croire en Dieu ?

L’élève. Oui ; car nous voyons dans les œuvres de la nature, que nous pouvons juger, une sagesse si vaste et si profonde, que nous ne pouvons nous l’expliquer autrement que par l’art merveilleusement grand d’un créateur, de qui nous avons aussi raison d’attendre, dans l’ordre moral, qui fait le plus bel ornement du monde, un gouvernement non moins sage ; ce qui fait que, si nous ne nous rendons pas nous-mêmes indignes du bonheur, en manquant à notre devoir, nous pouvons espérer aussi d’y participer.


Dans cette espèce de catéchisme[12], qui doit embrasser tous les articles de la vertu et du vice, il faut bien se garder d’oublier que l’ordre exprimé par le devoir ne se fonde pas sur les avantages ou les inconvénients qui peuvent résulter de son observation ou de sa violation pour l’homme qu’il oblige, ou même pour les autres, mais uniquement sur le pur principe moral, et qu’on ne doit faire mention de ces avantages ou de ces inconvénients que d’une manière accessoire, comme de choses qui n’ont en soi rien de nécessaire, mais qui peuvent servir de véhicules ou d’ingrédients à l’usage de ceux qui ont le palais naturellement faible. C’est ce qu’il y a de honteux dans le vice, et non ce qu’il peut y avoir de préjudiciable[13] (pour l’agent lui-même) qu’il faut mettre partout en relief. En effet, si l’on n’élève pas par-dessus tout la dignité de la vertu dans les actions, l’idée du devoir disparaît elle-même et se résout en prescriptions purement pragmatiques ; car alors l’homme perd la conscience de sa propre noblesse, et elle devient comme une marchandise qu’il vendra au prix que lui en offrent ses trompeuses inclinations.

Mais, si l’on peut expliquer tout cela d’une manière savante et rigoureuse par la propre raison de l’homme, en tenant compte des différences d’âge, de sexe et d’état, il reste encore quelque chose qui doit former comme la conclusion : c’est de savoir ce qui détermine l’âme intérieurement, et place l’homme dans une telle position qu’il ne peut plus se considérer lui-même sans ressentir la plus grande admiration pour les dispositions primitives qui résident en lui, et sans en recevoir une impression qui ne s’efface jamais. — En effet, si, pour clore son éducation, on énumère encore une fois sommairement (on récapitule) ses devoirs dans leur ordre, et si, à propos de chacun d’eux, on lui fait remarquer que tous les maux, toutes les afflictions et toutes les douleurs de la vie, même le danger de la mort, peuvent fondre sur lui, par cela même qu’il demeurera fidèle à son devoir, mais ne sauraient lui enlever la conscience d’être au-dessus de tous ces maux et d’en être le maître ; aussitôt se présente à lui cette question : qu’est-ce en moi que cette puissance qui ose se mesurer avec toutes les forces de la nature, soit en moi-même, soit au dehors, et qui est capable de les vaincre, lorsqu’elles luttent contre mes principes moraux ? Lorsque cette question, dont la solution dépasse tout à fait la portée de la raison spéculative, et qui pourtant se pose d’elle-même, lorsque cette question s’élève dans le cœur, l’incompréhensibilité même qu’on trouve ici dans la connaissance de soi-même doit donner à l’âme une élévation qui l’exalte d’autant plus à remplir saintement son devoir, qu’elle est plus sollicitée à y manquer.

Dans cet enseignement moral catéchétique, il serait très-utile, pour la culture morale qu’on a en vue, de poser, à propos de l’analyse de chaque espèce de devoirs, quelques questions casuistiques, et de mettre ainsi à l’essai l’intelligence des enfants réunis, en demandant à chacun comment il pense résoudre la question proposée. En effet, outre que c’est là une espèce de culture de la raison parfaitement appropriée à la capacité des esprits qui ne sont pas encore formés (car la raison montre beaucoup plus de facilité dans la solution des questions qui concernent le devoir que dans celle des questions spéculatives), et qu’il n’y a pas en général de meilleur moyen d’exercer l’esprit de la jeunesse ; il est dans la nature de l’homme d’aimer ce qu’il a étudié d’une manière scientifique (ce dont la science ne lui est pas étrangère), et ainsi, par des exercices de ce genre, l’élève sera insensiblement conduit à prendre de l’intérêt à la moralité.

Mais il est extrêmement important, dans l’éducation, de ne point mêler (amalgamer) le catéchisme moral avec le catéchisme religieux, et plus encore de ne le point faire succéder à ce dernier ; il faut toujours commencer par le premier, en ayant soin de lui donner toute la clarté et toute l’étendue désirables. Autrement, la religion ne sera plus que pure hypocrisie : on ne se soumettra au devoir que par crainte, et la moralité, n’étant pas dans le cœur, sera mensongère.




DEUXIÈME SECTION.


ascétique.


§ 53.


Les règles de la pratique de la vertu (exercitiorum virtutis) se rapportent à ces deux dispositions de l’âme : le courage et la sérénité (animus strenuus et hilaris) dans l’accomplissement de ses devoirs. Car la vertu a des obstacles à combattre, qu’elle ne peut vaincre qu’en rassemblant ses forces, et en même temps il lui faut sacrifier bien des joies de la vie, dont la perte peut bien parfois rendre l’âme morose et sombre. Or ce que l’on ne fait pas avec plaisir, mais seulement comme une corvée[14], n’a aucune valeur intérieure pour celui qui remplit son devoir dans cet esprit, et ne saurait être aimé : loin de là il évite autant que possible l’occasion de pratiquer ce devoir.

La culture de la vertu, c’est-à-dire l’ascétique morale a pour principe, en tant qu’il s’agit d’un exercice ferme et courageux de la vertu, cette sentence des stoïciens : accoutume-toi à supporter les maux accidentels de la vie, et à t’abstenir des jouissances superflues (sustine et abstine). C’est une espèce de diététique qui consiste à se conserver sain moralement. Mais la santé n’est qu’un bien-être négatif ; elle ne peut être sentie elle-même. Il faut que quelque chose s’y ajoute, qui procure le sentiment de la jouissance de la vie, et qui pourtant soit purement moral. Or c’est le cœur toujours serein dont parle le vertueux Épicure. En effet, qui pourrait avoir plus de raisons de posséder une âme sereine et qui regardera mieux comme un devoir de se placer dans cet état de sérénité et de s’en faire une habitude, que celui qui n’a conscience d’aucune transgression volontaire de la loi morale et qui est certain de ne tomber dans aucune faute de ce genre (hic murus aheneus esto, etc., Horat.) ? L’ascétisme monacal au contraire, qui, par suite d’une crainte superstitieuse ou d’une hypocrite horreur de soi-même, a pour effet de se mortifier et de torturer son corps, n’a rien de commun avec la vertu, mais c’est une sorte d’expiation fanatique, qui consiste à s’infliger à soi-même certains châtiments, et, au lieu de se repentir moralement (c’est-à-dire en prenant la résolution de s’amender), à croire qu’on rachète[15] ainsi ses fautes. Or un châtiment qu’on choisit soi-même et qu’on s’inflige à soi-même est quelque chose de contradictoire (car le châtiment ne peut jamais être infligé que par un autre) ; et, loin de produire cette sincérité d’âme qui accompagne la vertu, il ne peut avoir lieu sans exciter une secrète haine contre les commandements de la vertu. — La gymnastique morale consiste donc uniquement dans cette lutte contre les penchants de notre nature, qui a pour but de nous en rendre les maîtres dans les cas menaçants pour la moralité qui peuvent se présenter, et par conséquent elle nous donne du courage et cette sérénité que l’on ne manque pas de trouver dans la conscience d’avoir recouvré sa liberté. Se repentir de quelque chose (ce qui est inévitable, quand on se rappelle certaines fautes passées, qu’il est même de notre devoir de ne jamais oublier), et s’infliger une pénitence (par exemple le jeûne), non pas dans un intérêt diététique, mais dans une intention pieuse, sont deux actes fort différents, quoiqu’on leur ait attribué à tous deux un caractère moral ; le dernier, qui a quelque chose de triste, de sombre et de sinistre, rend la vertu même odieuse et éloigne ses partisans. La discipline que l’homme exerce sur lui-même ne peut donc être méritoire et exemplaire que grâce à la sérénité qui l’accompagne.








CONCLUSION.

LA RELIGION,
comme science des devoirs envers dieu, est placée au-delà des limites de la pure philosophie morale.


Protagoras d’Abdère commençait un livre par ces mots : « Y a-t-il des dieux ou n’y en a-t-il point ? C’est ce que je ne saurais dire[Note de l’auteur 2]. » Il fut pour ce fait chassé de la cité et de son territoire par les Athéniens, et ses livres furent brûlés sur la place publique (Quinctiliani Inst. Orat. lib. 3, cap. 1). — Or les juges d’Athènes firent en cela, comme hommes, une chose très-injuste[16] ; mais, comme magistrats[17] et comme juges, ils agirent d’une manière juridique[18] et conséquente ; car, comment aurait-on pu prêter serment, s’il n’avait été décrété publiquement et légalement par le pouvoir souverain (de par le Sénat) qu’il y a des dieux ?[Note de l’auteur 3] Mais cette croyance une fois accordée, si l’on admet que la doctrine religieuse est une partie intégrante de la doctrine générale des devoirs, la question est alors de déterminer les limites de la science à laquelle elle appartient, et de savoir si elle doit être considérée comme une partie de l’éthique (car il ne peut être ici question du droit des hommes entre eux), ou comme étant tout à fait en dehors des limites d’une morale purement philosophique.

La forme[19] de toute religion, si l’on définit la religion « l’ensemble de tous les devoirs conçus comme (instar) des commandements divins » appartient à la morale philosophique ; car on n’y considère que le rapport de la raison à l’idée qu’elle se fait à elle-même de Dieu, et l’on n’y transforme pas encore un devoir religieux en un devoir envers (erga) Dieu, en tant qu’être existant en dehors de notre idée, puisque l’on y fait abstraction de son existence. — Que nous devions soumettre tous les devoirs de l’homme à cette condition formelle (c’est-à-dire les rapporter à une volonté divine, donnée à priori), on n’en peut donner qu’une raison subjectivement logique. C’est à savoir que nous ne saurions nous rendre bien sensible[20] l’obligation (la contrainte morale), sans nous représenter un autre


être et sa volonté (dont la raison n’est que l’interprète dans la législation universelle qu’elle nous prescrit), c’est-à-dire Dieu. —— Mais ce devoir relatif à Dieu (proprement à l’idée que nous nous faisons d’un tel être) est un devoir de l’homme envers lui-même ; c’est-à-dire qu’il n’est point l’obligation objective de rendre certains offices à un autre être, mais seulement l’obligation subjective de fortifier le mobile moral dans notre propre raison législative.

Pour ce qui est de la matière[21] de la religion, ou de l’ensemble des devoirs envers (erga) Dieu ou du culte à lui rendre (ad præstandum), elle ne saurait contenir que des devoirs particuliers, qui ne dériveraient pas de la seule raison, cette source de toute législation universelle, et qui par conséquent ne nous seraient pas connus à priori, mais empiriquement, c’est-à-dire appartiendraient uniquement à la religion révélée, comme commandements de Dieu. Par conséquent aussi cette religion supposerait l’existence de cet être et non pas seulement son idée au point de vue pratique, et elle ne devrait pas la supposer arbitrairement, mais la présenter comme donnée immédiatement, ou médiatement, dans l’expérience. Mais une semblable religion, si bien fondée qu’elle pût être d’ailleurs, ne pourrait plus être considérée comme une partie de la morale purement philosophique.

La religion, comme doctrine des devoirs envers Dieu, réside donc en dehors de toutes les limites de l’éthique purement philosophique, et c’est là ce qui explique pourquoi l’auteur de cet ouvrage n’a point, comme cela se pratiquait ordinairement, fait entrer dans son éthique la religion ainsi entendue.

Il peut être question, il est vrai, d’une « religion considérée dans les limites de la raison, » mais qui ne dérive pas de la seule raison et se fonde aussi sur des témoignages historiques et une doctrine révélée, tout en se trouvant d’accord avec la raison pure pratique (celle-ci ne la contredisant point). Mais alors il ne s’agit pas d’une doctrine religieuse pure ; il s’agit d’une doctrine religieuse appliquée à une histoire donnée, et qui par conséquent ne saurait trouver sa place dans une éthique, en tant que pure philosophie pratique.



remarque finale.



xxToutes les relations morales des êtres raisonnables, contenant un principe d’harmonie entre la volonté de l’un et celle des autres, peuvent se ramener à l’amour et au respect ; et, en tant que ce principe est pratique, le motif de la volonté se rapporte, pour l’amour, à la fin d’autrui, et, pour le respect, à son droit. Si parmi ces êtres il en est un qui n’ait que des droits et pas de devoirs envers les autres (Dieu), et que ceux-ci, par conséquent, n’aient envers lui que des devoirs et pas de droits, le principe de leurs rapports moraux est transcendant, tandis que le rapport réciproque des hommes, dont la volonté se limite réciproquement, a un principe immanent.
xxOn ne peut concevoir la fin de Dieu relativement à l’humanité (à sa création et à sa conservation) autrement que comme une fin d’amour, c’est-à-dire comme étant le bonheur de l’homme. Mais le principe de la volonté divine, au point de vue du respect (de la vénération) qui lui est dû et qui limite les effets de l’amour, c’est-à-dire le principe du droit divin, ne peut être autre que celui de la justice. On pourrait dire aussi (en parlant d’une manière humaine)

que Dieu a créé des êtres raisonnables comme par besoin d’avoir en dehors de lui quelque chose qu’il pût aimer ou même dont il pût être aimé. Mais la justice de Dieu, considéré comme punisseur, lui donne sur nous, au jugement de notre propre raison, un droit qui n’est pas seulement aussi grand que le principe précédent, mais qui lui est même supérieur (car c’est un principe restrictif). — En effet la récompense (præmium, remuneratio gratuita), du côté de l’Être suprême, ne peut être considérée comme émanant de sa justice à l’égard d’êtres qui n’ont que des devoirs et n’ont pas de droits vis-à-vis de lui, mais seulement de l’amour et de la bonté (benignitas) : — à plus forte raison ne peut-il y avoir de droit à une rémunération[22] (merces) de la part d’un tel Être, et une justice rémunératrice (justitia brabeutica) est, dans le rapport de Dieu aux hommes, une contradiction.

xxIl y a pourtant, dans l’idée de la justice exercée par un Être dont les fins sont placées au-dessus de toute atteinte, quelque chose qui ne s’accorde pas bien avec le rapport de l’homme à Dieu : c’est à savoir celle d’une lésion qui pourrait être faite au Maître infini et inaccessible du monde ; car il ne s’agit plus là de ces violations du droit que les hommes commettent entre eux et sur lesquelles Dieu prononce comme un juge chargé de punir, mais d’une atteinte portée à Dieu lui-même et à son droit, c’est-à-dire de quelque chose dont le concept est transcendant, ou placé au-dessus de l’idée de toute justice pénale, telle que nous en pouvons trouver quelque exemple (telle qu’elle existe parmi les hommes), et dont les principes transcendants ne peuvent s’accorder avec ceux que nous appliquons dans les divers cas de la vie, et par conséquent sont tout à fait vides pour notre raison pratique.
xxL’idée d’une justice pénale divine est ici personnifiée. Or ce n’est point un être particulier qui exerce cette justice (car alors il y aurait contradiction entre cet être et les principes du droit) ; mais c’est la Justice en substance, pour ainsi dire (qu’on appelle aussi l’éternelle Justice), laquelle, comme le Fatum (le Destin) des anciens poètes philosophes,

est encore au-dessus de Jupiter. C’est cette Justice même qui prononce, conformément au droit, avec une nécessité inflexible et pour nous inaccessible. — En voici quelques exemples :

xxLa peine (suivant l’expression d’Horace) ne perd pas de vue le coupable qui marche fièrement devant elle ; elle le suit toujours, mais en boitant, jusqu’à ce qu’elle l’atteigne. — Le sang injustement versé crie vengeance. — Le crime ne peut demeurer impuni : si le coupable échappe à la punition, sa postérité payera pour lui ; ou, s’il ne reçoit pas son châtiment dans cette vie, il le recevra dans une autre (après la mort) [Note de l’auteur 4] ; et l’on n’admet cette autre vie, on n’y croit volontiers, que pour donner satisfaction aux droits de l’éternelle justice. — Je ne veux pas, disait un jour un prince fort sage, ouvrir au meurtre la porte de mes États, en faisant grâce au duelliste assassin pour lequel vous me suppliez. — Il faut que la dette du péché soit acquittée, dut un innocent s’offrir en victime expiatoire (quoiqu’on ne puisse donner le nom de punition à la souffrance qui retombe sur lui, puisqu’il n’a point péché lui-même). Tous ces exemples montrent que ce n’est point à une personne administrant la justice que l’on attribue ces sentences de condamnation (car elle ne pourrait prononcer ainsi sans se montrer injuste à l’égard des autres), mais que c’est la seule justice, comme principe transcendant, conçu dans un sujet supra-sensible, qui détermine le droit de cet Être, lequel est, il est vrai, d’accord avec la forme de ce principe, mais

contraire à sa matière, à la fin, qui est toujours le bonheur des hommes. — En effet, à voir le nombre éternellement immense des coupables qui étendent sans cesse le compte de leurs crimes, la justice pénale placerait le but de la création, non dans l’amour du Créateur (comme il faut le concevoir), mais dans la stricte observation du droit (elle ferait du droit même le but qui constitue la gloire de Dieu). Or, comme le droit (ou la justice) n’est que la condition restrictive de l’amour (ou de la bonté), cela semble en contradiction avec les principes de la raison pratique, d’après lesquels n’aurait pas dû avoir lieu la création d’un monde amenant un résultat si opposé au dessein de son auteur, qui ne peut avoir pour principe que l’amour.

xxOn voit par là que dans l’Éthique, comme philosophie pure, fondée sur la législation intérieure, les rapports moraux de l’homme avec l’homme sont les seuls qui soient compréhensibles pour nous ; mais que, pour ce qui regarde le rapport de Dieu et de l’homme, il est tout à fait en dehors des limites de notre nature et nous est absolument incompréhensible. Par où se trouve confirmé ce qui avait été avancé plus haut, à savoir que l’Éthique ne peut s’étendre au delà des bornes des devoirs de l’homme envers lui-même et envers les autres hommes.


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Notes de l'auteur modifier

  1. Le mot allemand Beispiel, que l’on emploie ordinairement comme synonyme d’Exempel, n’a pas le même sens. Prendre un Exempel, et indiquer un Beispiel pour l’intelligence d’une expression sont deux idées fort différentes. L’Exempel est un cas particulier d’une règle pratique, en tant que cette règle représente une action comme praticable ou impraticable. Au contraire un Beispiel n’est que le particulier (concretum) représenté comme contenu dans le général conçu par l’esprit (abstactum), et l’exhibition purement théorique d’un certain concept.
  2. « De diis, neque ut sint, neque ut non sint, habeo dicere. »
  3. Plus tard, il est vrai, un grand sage, dans sa législation morale, a entièrement interdit le serment comme absurde et touchant presque au blasphème ; mais, dans l’ordre politique, on continue toujours de croire qu’il est absolument impossible de ne pas mettre ce moyen mécanique au service de l’administration de la justice publique, et l’on a imaginé de commodes interprétations pour échapper à cette défense. — Comme ce serait une absurdité de jurer d’abord qu’il y a un Dieu (puisqu’il faut l’avoir déjà supposé, pour pouvoir jurer en général), reste la question de savoir si un serment est possible et valable, lorsque l’on ne jure qu’au cas qu’il y ait un Dieu (sans rien décider à cet égard, à l’exemple de Protagoras). — Dans le fait tous les serments qui sont faits honnêtement et avec réflexion peuvent bien n’avoir pas d’autre sens. — Car que quelqu’un s’offre à jurer simplement qu’il y a un Dieu, il ne semble pas courir en cela un grand risque, qu’il y croie ou non. S’il y a un Dieu (dira le trompeur), j’ai rencontré juste ; que s’il n’y en a point, je ne serai point démenti, et je ne cours aucun danger en faisant un tel serment. — Mais, s’il y a un Dieu, ne court-il pas le danger d’être surpris à mentir volontairement, et cela dans l’intention même de tromper Dieu ?
  4. Il n’est pas même nécessaire de faire intervenir ici l’hypothèse d’une vie future pour se représenter dans toute son intégrité l’exécution de cette peine qui menace le coupable. En effet l’homme, considéré dans sa moralité, est jugé comme un objet supra-sensible en présence d’un juge supra-sensible, et non d’après des conditions de temps ; il n’est question ici que de son existence. Sa vie terrestre, qu’elle soit courte ou longue, ou même éternelle, n’est que son existence phénoménale[23] et le concept de la justice n’a pas besoin d’une détermination plus précise. Aussi bien ne commence-t-on point proprement par admettre la croyance en une vie future, où la justice pénale puisse s’accomplir, mais conclut-on bien plutôt cette vie future de la nécessité de la punition.

Notes du traducteur modifier

  1. Tugendlehre.
  2. Eine Doctrin.
  3. Il y a dans le texte : paränetisch, mais je n’ose suivre l’exemple de Kant en donnant une forme française au mot qu’il germanise ainsi.
  4. Le texte porte : ascetisch. Le mot ascétique au moins est français, mais l’adverbe qu’on pourrait tirer de ce mot ne l’est pas.
  5. Gesinnung.
  6. Die doctrinale Methode.
  7. Tumultuarisch.
  8. Zweckmässig suchen.
  9. Als Einschiebsel.
  10. Für die statutarische Religionslehre.
  11. Die socratisch-dialogische Lehrart.
  12. Catechese.
  13. Die schændlichkeit, nicht die schædlichkeit. Il y a ici une sorte de jeu de mots qu’il est impossible de rendre en français.
  14. Als Frohndienst.
  15. Büssen.
  16. Unrecht.
  17. Als Staatsbeamte.
  18. Rechtlich.
  19. Das Formale.
  20. Anschaulich.
  21. Das Materiale.
  22. Anspruch auf Lohn.
  23. Das Daseyn desselben in der Erscheinung.